Le libéralisme est-il intrinsèquement l’adversaire des frontières ?

Le libéralisme est-il intrinsèquement l’adversaire des frontières ?

Les frontières se rapportent à plusieurs questions, selon la forme qu’elles prennent et ce qu’elles arrêtent.

Quand ce sont des produits, c’est la grande question du libre-échange et du protectionnisme qui se trouve en jeu. Au XVIIIe siècle et au XIXe siècle, les penseurs libéraux français ont balayé les sophismes fondés sur le travail national, sur la concurrence déloyale, sur l’infériorité ou l’insalubrité des produits étrangers. Ils ont eu en vue le consommateur, qui représente l’intérêt général de la société, et ils ont demandé la liberté du commerce. Seule est restée en débat l’alternative d’une liberté immédiate ou d’une période de transition.

Quand les frontières arrêtent les hommes, elles prennent la forme de poste-frontières, de passeports, de lois restrictives sur l’immigration, la naturalisation ou le travail des étrangers. Toutes questions diverses, que les libéraux français ont traité avec étendue, et dans une perspective plutôt unanime.

Il serait bien hasardeux d’affirmer qu’ils furent les adversaires des frontières, car ils les admettaient sans contestation. Quoiqu’ardent cosmopolite, le physiocrate Le Trosne disait bien, en 1766, que « les limites des différentes sociétés politiques » sont « utiles et nécessaires pour déterminer dans chaque lieu quelle est l’autorité tutélaire à laquelle on doit avoir recours pour le maintien du droit de propriété » (Physiocratie, t. IV, 1768, p. 30.) Ce n’est donc pas la frontière en tant que telle, mais son utilisation dans un sens protectionniste, que les auteurs libéraux ont repoussée.

L’idéal de la liberté de déplacement

Le despotisme a toujours et partout soupiré après l’isolement des hommes, et attisé leurs haines réciproques. Dans la plus haute antiquité, les prêtres indiens et égyptiens inculquent une même haine de la mer et de l’étranger, car le sacerdoce a besoin d’isoler les peuples qu’il gouverne. (Œuvres complètes de Benjamin Constant, t. XVII, p. 478) De même, le servage se nourrit de l’attachement des peuples à leur espace de vie, et au besoin il l’organise ; car ceux qui se plaisent sur le coin de terre qui les a vu naître ne risquent pas de remuer leurs chaînes. (Gustave de Molinari, Le mouvement socialiste, etc., 1872, p. 256)

Contre cet héritage de compression, les grands noms du libéralisme français reconnaissent et affirment la liberté de déplacement. « Chercher ailleurs un ciel plus propice et des circonstances plus favorables », dit Constant, est une liberté fondamentale, et il s’offusque de la voir entamée par des lois prohibitives. (O. C., t. XVI, p. 230) Jean-Baptiste Say renchérit encore sur cette idée dans son grand cours, et explique que cette liberté est essentiellement une conséquence du respect pour le droit de propriété : chaque individu s’appartient, et peut employer ses facultés là où elles seront demandées. (Cours complet d’économie politique pratique, 1828, t. III, p. 211-212)

Diverses conclusions pratiques découlaient de ces doctrines.

Les passeports, d’abord, étaient universellement blâmés, et ils le furent dès leur instauration ou plutôt leur généralisation. Se rappelant son escapade de jeunesse en Angleterre, Benjamin Constant écrit qu’il avait pu alors franchir le Détroit sans passeport, car cet « heureux temps » était encore un temps de liberté. (Œuvres complètes, t. III, p. 333) Il put jouir, précise-t-il, de « cette liberté complète d’aller et de venir, sans qu’âme qui vive s’occupe de vous, et sans que rien rappelle cette police dont les coupables sont le prétexte, et les innocents le but ». (Idem, p. 346). De même, dans son grand tableau historique et géographique, Charles Comte pointait du doigt cette monstrueuse innovation, et il vantait ces pays de l’Orient où la liberté de voyager est totale, et où les voyageurs ne portent pas comme chez nous dans leur poche la marque de leur esclavage. (Traité de législation, 1827, t. III, p. 44) C’était une protestation, une conviction nourrie par l’émotion, mais elle n’a jamais abandonné les libéraux de ce siècle. En 1888 Gustave de Molinari parle encore de l’abolition pure et simple des passeports comme une mesure qui fait partie du programme du libéralisme. (Chronique du Journal des économistes, juin 1888, p. 466)

Le spectre de l’immigration

Sur la question de l’immigration étrangère, l’opinion des libéraux français ne fut pas différente, car elle tenait aux mêmes principes structurants. Quand un étranger vient se fixer en France, dit Jean-Baptiste Say, et a quelques capitaux et des compétences à apporter, il est indéniablement une source d’enrichissement. (Traité d’économie politique, 1803, t. I, p. 187) Arrivant généralement en adulte prêt à œuvrer à la production, l’immigrant fait encore économiser à la collectivité les frais nécessaires à l’éducation des enfants. Qu’il retourne ensuite dans son pays d’origine ou qu’il reste dans celui qui l’a vu arriver, il a accompli une œuvre productive et a accru la richesse nationale : aussi Molinari dit-il de l’immigration qu’elle est « toujours avantageuse ». (La Viriculture, 1897, p. 94 et 97)

Nos craintes, esthétiques et culturelles, sur la transformation du caractère national, sont balayées par ces auteurs avec une nonchalance qui nous ferait presque rougir. La synthèse des races est une loi du progrès de l’humanité, affirme Joseph Garnier devant la Société d’économie politique. « Les peuples actuellement plus civilisés sont le résultat de nombreux croisements, dit-il. On compte sept races bien distinctes comme facteurs de l’Angleterre actuelle. On en compterait au moins autant en France, etc. Cette pénétration mutuelle et réciproque est un des procédés de la civilisation que la science politique ne peut méconnaître. Il faut laisser faire les peuples. Leur nationalité est appelée à se transformer sans cesse par les effets du progrès universel et d’une constante immigration. » (Discussion de la Société d’économie politique du 5 mai 1880) Son collègue et ami, Gustave de Molinari, ne croit pas non plus que le mélange des races soit une cause de détérioration. (La Viriculture, 1897, 210) Il l’a d’ailleurs observé de visu, lors de ses nombreux voyages : la population de races mélangées est plus saine et plus belle que celle qui s’attroupe au sortir des églises de la Normandie profonde, par exemple, et qui présente une uniformité morose. (Lettres sur la Russie, 1861, p. 255-256) Benjamin Constant jugeait aussi que la rencontre des peuples était facteur d’épanouissement et de progrès ; mais il remarquait aussi que quand un flot de barbares s’assimilait dans une société civilisée, il lui faisait faire plusieurs pas en arrière. (O. C., t. XVIII, p. 64, et t. IV, p. 488)

L’agglomération de populations étrangères dans des quartiers et des villes distinctes, où ils conservent leur langage et leurs mœurs, n’est pas sans poser des difficultés. (Paul Leroy-Beaulieu, La question de la population, 1913, p. 373) Dans de nombreux cas, les étrangers immigrés se révèlent même dangereux : les libéraux ne se font aucune illusion là-dessus. Les prisons américaines visitées par Tocqueville et par Beaumont abondent d’étrangers, et en France la criminalité des étrangers est quadruple du reste de la population. Mais tout ceci, ce sont des prétextes, que ces auteurs balayent d’habitude d’un revers de main. (Yves Guyot, La tyrannie socialiste, 1893, p. 136 ; Gustave de Molinari, « La criminalité des étrangers en France », Journal des économistes, avril 1890, p. 95) Tout cela s’avère aussi pour eux une question de mesure : car si l’État n’a pas de légitimité pour empêcher un étranger d’acquérir une propriété, de prendre un emploi qu’on lui propose, de fonder une famille et de s’installer, l’État peut tout à fait, dit Paul Leroy-Beaulieu, repousser « les bandes de mendiants ou de bohémiens, de saltimbanques et de vagabonds » qui voudraient s’introduire sur le sol national. (« Les devoirs et les droits des nations envers les étrangers, L’Économiste Français, 30 juillet 1887.)

Loin de rejeter l’afflux de l’immigration, les libéraux français soutiennent qu’on doit ouvrir largement la porte aux naturalisations. Certains en font même un cheval de bataille personnel, tel Anselme Batbie, au Sénat. La naturalisation était conçue comme le meilleur moyen d’assimilation, et elle semblait d’autant plus nécessaire que les Français avaient la réputation de pratiquer l’assimilation en sens inverse. Au Canada, et ailleurs, il s’en était fallu de peu que nos colons se fissent sauvage. (Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, 1874, p. 154) Édouard Laboulaye, reprenant sur l’Algérie cette demande d’une ouverture plus grande des portes de la naturalisation des étrangers, faisait même cette sombre prédiction : « Qu’on mette en présence, sur un même territoire, des Français et des Arabes, ce ne sont pas les Arabes qui deviendront Français, ce sont les Français qui deviendront Arabes. » (Histoire politique des États-Unis, 1867, t. III, p. 53)

Dans n’importe quelle configuration, il est certain que l’immigration a de nombreux désavantages. Pour qu’un individu donne toute la mesure de ses forces dans une nation donnée, il faut qu’il en ait bien compris les codes et qu’il se soit pour ainsi dire assimilé ses valeurs. Celui qui veut subsister dans une société et qui y offre des services qui ne sont pas estimés, souffre et dépérit ; s’il est incapable de comprendre en quoi sa faute consiste, son dénuement n’a pas de terme. Or bien comprendre la société qui l’entoure, est ce qui n’est pas permis, en général, à l’immigrant. En outre, si l’héritage des générations passées est une ressource précieuse pour faire de nouveaux progrès, l’immigrant est peu curieux de savoir ce que les hommes ont fait avant lui sur la terre qu’il vient de rejoindre ; la grandeur nationale ne le touche pas, les héros du pays ne sont pas les siens. Il a quitté une patrie dont il savait la langue, et il bégaye maintenant comme un nourrisson ; il n’est peut-être pas adapté au climat ; il ne sera pas aimé des populations au sein desquelles il s’installe, et qui le voient comme un concurrent, un ennemi, peut-être un espion. Etc., etc.

Il ne faut pas se bercer d’illusions, ni proposer des chimères. L’immigration a ses inconvénients, si elle a ses avantages. Mais défendre la liberté de déplacement fait partie de notre héritage, et doit faire notre fierté. Sa reformulation au XXIe siècle doit faire l’objet de nos vœux et de nos travaux. C’est un drapeau que nous ne devons pas abandonner, quand déjà tous l’abandonnent.

Benoît Malbranque

A propos de l'auteur

Benoît Malbranque est le directeur des éditions de l'Institut Coppet. Il est l'auteur de plusieurs livres, dont le dernier est intitulé : Les origines chinoises du libéralisme (2021).

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