Leçons d’histoire données à l’École Normale (1795)

Nommé à l’École Normale, Volney trace devant son auditoire ses réflexions sur l’écriture de l’histoire, l’influence des récits historiques, les divers degrés de croyance qu’on doit leur accorder selon les auteurs et les évènements. Dans une démarche prudente et sceptique, il met en garde contre les dangers d’une éducation historique bâclée, des projets évasifs d’histoire universelle, et présente ses plans pour améliorer la production historique portant sur le monde entier.


Leçons d’histoire données à l’École Normale (1795)

par Volney

 

AVERTISSEMENT

Les leçons d’histoire que je présente au public, sont les mêmes qui, l’an III, obtinrent son suffrage à l’École normale. J’aurais désiré de les en rendre plus dignes par plus de corrections et de développement ; mais j’ai éprouvé qu’un nouveau travail gâtait le mérite original de l’ancien, celui d’une composition de premier jet, en quelque sorte improvisée. D’ailleurs, dans nos circonstances, il s’agit moins de gloire littéraire, que d’utilité sociale, et dans le sujet présent, cette utilité est plus grande qu’elle ne le semble au premier coup d’œil : depuis que j’y ai attaché mes idées, plus j’ai analysé l’influence journalière qu’exerce l’Histoire sur les actions et les opinions des hommes, plus je me suis convaincu qu’elle était l’une des sources les plus fécondes de leurs préjugés et de leurs erreurs. C’est de l’Histoire que dérive la presque totalité des opinions religieuses ; et en accordant à l’orgueil de chaque secte d’excepter les siennes, il n’en est pas moins évident que, là où la religion est fausse, l’immense quantité d’actions et de jugements dont elle est la base porte aussi à faux et croule avec elle. C’est encore de l’Histoire que dérivent la plupart des maximes et des principes politiques qui dirigent les gouvernements, les renversent ou les consolident ; et l’on sent quelle sphère d’actes civils et d’opinions embrasse dans une nation ce second mobile. Enfin ce sont les récits, que nous entendons chaque jour, et qui sont une branche réelle de l’Histoire, qui deviennent la cause plus ou moins médiate d’une foule d’idées et de démarches erronées ; de manière que, si l’on soumettait au calcul les erreurs des hommes, j’oserais assurer que sur milles articles, neuf cent quatre-vingt appartiennent à l’Histoire ; et je poserais volontiers en principe que ce que chaque homme possède de préjugés et d’idées fausses vient d’autrui, par la crédule confiance accordée aux récits ; tandis que ce qu’il possède de vérités et d’idées exactes vient de lui-même et de son expérience personnelle.

Je croirais donc avoir rendu un service éminent, si mon livre pouvait ébranler le respect pour l’Histoire, passé en dogme dans le système d’éducation de l’Europe ; si, devenant l’avis préliminaire, la préface universelle de toutes les histoires, il prémunissait chaque lecteur contre l’empirisme des écrivains, et contre ses propres illusions ; s’il engageait tout homme pensant à soumettre tout homme raconteur à un interrogatoire sévère sur ses moyens d’information, et sur la source première des ouï-dire ; s’il habituait chacun à se rendre compte de ses motifs de croyance, à se demander :

Si, lorsque nous avons tant d’insouciance habituelle à vérifier les faits ; si, lorsque l’entreprenant nous y trouvons tant de difficultés, il est raisonnable d’exiger d’autrui plus de diligence et de succès, que de nous-mêmes ;

Si, lorsque nous avons des notions si imparfaites ou si fausses de ce qui se passe sous nos yeux, nous pouvons espérer être mieux instruits de ce qui se passe ou s’est passé à de grandes distances de lieux ou de temps ;

Si, lorsque nous avons plus d’un exemple présent de faits équivoques ou faux, envoyés à la postérité avec tous les passeports de la vérité, nous pouvons espérer que les hommes des siècles antérieurs aient eu moins d’audace ou plus de conscience ;

Si, lorsqu’au milieu des factions chaque parti menace l’historien qui écrirait ce qui le blesse, la postérité ou l’âge présent ont le droit d’exiger un dévouement qui n’attirerait pour salaire, que l’accusation d’imprudence, ou l’honneur stérile d’une pompe funèbre ;

Si, lorsqu’il serait imprudent et presque impossible à tout général d’écrire ses campagnes, à tout diplomate ses négociations, à tout homme public ses mémoires en face des acteurs et des témoins qui pourraient le démentir ou le perdre, la postérité peut se flatter, quand les témoins et les acteurs morts ne pourront plus réclamer, que l’amour-propre, l’animosité, la honte, l’éloignement du temps et le défaut de mémoire lui transmettront plus fidèlement l’exacte vérité ;

Si la prétendue information et l’impartialité, attribuées à la postérité, ne sont pas la consolation trompeuse de l’innocence, ou la flatterie de la séduction ou de la peur ;

S’il n’est pas vrai que souvent la postérité reçoit et consacre les dépositions du fort survivant, qui étouffe les réclamations du faible écrasé ;

Et si en morale il n’est pas aussi ridicule de prétendre que les faits s’éclaircissent en vieillissant, qu’en physique de soutenir que les objets, à force de s’éloigner, deviennent plus distincts.

Je serais satisfait si les imperfections même de mon travail en provoquaient un meilleur, et déterminaient quelqu’esprit philosophique à traiter à fond toutes les questions que je n’ai fait qu’indiquer, particulièrement celles de l’autorité des témoignages, et des conditions requises pour la certitude, sur lesquelles nous n’avons rien de péremptoire et qui sont cependant le pivot de la plupart de nos connaissances, ou, selon le mot d’Helvétius, de notre ignorance acquise. Pour moi, que la comparaison des préjugés et des habitudes d’hommes et de peuples divers a convaincu et presque dépouillé de ceux de mon éducation et de ma propre nation ; qui, voyageant d’un pays à l’autre, ai suivi les nuances, et les altérations de rumeurs et de faits que je vis naître ; qui, par exemple, ai trouvé accréditées aux États-Unis des notions très fausses d’événements de la Révolution française dont je fus témoin, de même que j’ai reconnu l’erreur de celles que nous avons en France sur beaucoup de détails de la Révolution américaine, déjà dissimulés par l’égoïsme national ou l’esprit de parti, je ne puis m’empêcher d’avouer que chaque jour je suis plus porté à refuser ma confiance aux historiens et à l’histoire ; que chaque jour je ne sais de quoi m’étonner le plus, ou de la légèreté avec laquelle les hommes, même réfléchis, croient sur les plus frivoles motifs ; ou de leur tenace véhémence à agir d’après ce premier mobile adopté ; qu’enfin, chaque jour, je suis plus convaincu que la disposition d’esprit la plus favorable à l’instruction, à la découverte de la vérité, à la paix et au bonheur des individus et des nations, c’est de croire difficilement : aussi, en me prévalant du titre d’instituteur dont m’honora le gouvernement, si j’ose recommander un précepte aux instituteurs de tout ordre, aux parents instituteurs-nés de leurs enfants, c’est de ne pas subjuguer leur croyance par une autorité magistrale ; c’est de ne pas les habituer à croire sur parole, à croire ce qu’ils ne conçoivent pas ; c’est, au contraire, de les prémunir contre ce double penchant à la crédulité et à la certitude, d’autant plus puissant, qu’il dérive de l’ignorance, de la paresse et de l’orgueil, naturels à l’homme ; c’est enfin d’asseoir le système de l’instruction et de l’éducation, non sur les faits du monde idéal, toujours susceptibles d’aspects divers et de controverses, mais sur les faits du monde physique dont la connaissance, toujours réductible à la démonstration et à l’évidence, offre une base fixe au jugement ou à l’opinion, et mérite seule le nom de philosophie et de science.

Programme

L’histoire, si on la considère comme une science, diffère essentiellement des sciences exactes et naturelles : dans celles-ci, les faits subsistent encore, ils sont vivants, et l’on peut les représenter au spectateur et au témoin ; dans celles-là les faits ne subsistent plus ; ils sont morts, et l’on ne peut les ressusciter devant l’auditeur, ou les confronter au témoin. Les sciences naturelles s’adressent immédiatement aux sens ; l’histoire ne s’adresse qu’à l’imagination et à la mémoire : d’où il résulte une différence essentielle entre la certitude des faits historiques et la certitude des faits naturels ; ceux-ci se laissant voir en personne dans le tableau constant de l’univers ; ceux-là n’apparaissant, pour ainsi dire, qu’en fantômes dans le miroir magique de l’entendement humain, où ils se plient aux projections les plus bizarres. Pour s’en faire une idée raisonnable, il est donc nécessaire de les considérer sous un double rapport : 1° sous le rapport de leur propre essence, c’est-à-dire, d’après l’analogie ou l’opposition qu’ils ont avec des faits de même espèce, encore subsistants et connus ; ce qui constitue la probabilité ou l’invraisemblance ; 2° sous le rapport de leur narrateur et de leurs témoins examinés dans leurs facultés morales, dans leurs moyens d’instruction, d’information, et dans leur impartialité ; c’est le jugement d’une double réfraction, que sa complication et sa délicatesse rendent possible, et sujet à beaucoup d’erreurs.

Appliquant ces observations aux principaux historiens anciens et modernes, l’on examinera quel caractère présente l’histoire chez différents peuples ; quel caractère surtout elle a pris en Europe depuis environ un siècle. L’on fera sentir la différence notable qui se trouve dans le génie historique d’une même nation, selon les progrès de sa civilisation, selon la gradation de ses connaissances exactes ; et de ces recherches sortiront plusieurs questions importantes.

Quel degré de certitude, quel degré de confiance doit-on attacher aux récits de l’histoire en général, ou dans certains cas particuliers ?

Quelle importance doit-on attribuer aux faits historiques, et quels avantages ou quels inconvénients résultent de l’opinion de cette importance ?

Quelle utilité sociale et pratique doit-on se proposer, soit dans l’enseignement, soit dans l’étude de l’histoire ?

Pour développer les moyens de remplir ce but d’utilité, l’on recherchera dans quel degré de l’instruction publique doit être placée l’étude de l’histoire ; si cette étude convient aux écoles primaires, et quelles parties de l’histoire peuvent convenir, selon l’âge et l’état des citoyens.

L’on examinera quels hommes doivent se livrer et quels hommes l’on doit appeler à l’enseignement de l’histoire ; quelle méthode paraît préférable pour cet enseignement ; dans quelles sources l’on doit puiser la connaissance de l’histoire, ou en rechercher les matériaux ; avec quelles précautions, avec quels moyens on doit l’écrire ; quelles sont les diverses manières de l’écrire, selon ses sujets ; quelles sont les diverses distributions de ces sujets ; enfin quelle est l’influence que les historiens exercent sur le jugement de la postérité, sur les opérations des gouvernements, sur le sort des peuples.

Après avoir envisagé l’histoire comme narration de faits, envisageant les faits eux-mêmes comme un cours d’expériences que le genre humain subit sur lui-même, l’on essayera de tracer un tableau sommaire de l’histoire générale, pour en recueillir les vérités les plus intéressantes. L’on suivra chez les peuples les plus célèbres la marche et les progrès :

Des arts, tels que l’agriculture, le commerce, la navigation.

De diverses sciences, telles que l’astronomie, la géographie, la physique.

De la morale privée et publique ; et l’on examinera quelles idées on s’en est fait à diverses époques.

Enfin l’on suivra la marche et les progrès de la législation ; l’on considérera la naissance des codes civils et religieux les plus remarquables ; l’on recherchera quel ordre de transmissions ces codes ont suivi de peuple à peuple, de génération à génération ; quels effets ils ont produit dans les habitudes, dans les mœurs, dans le caractère des nations ; quelle analogie les mœurs et le caractère des nations observent avec leur climat, et avec l’état physique du sol qu’elles habitent ; quels changements produisent dans ces mœurs les mélanges des races, et les transmigrations ; et jetant un coup d’œil général sur l’état actuel du globe, nous terminerons par proposer l’examen de ces deux questions :

À quel degré de sa civilisation peut-on estimer que soit arrivé le genre humain ?

Quelles indications générales résultent de l’histoire, pour le perfectionnement de la civilisation, et l’amélioration du sort de l’espèce ?

Première leçon

Nous venons de mesurer d’un coup d’œil rapide la carrière que nous avons à parcourir ; elle est belle sans doute par son étendue, par son but ; mais il ne faut pas nous dissimuler qu’elle ne soit en même temps difficile. Cette difficulté consiste en trois points principaux. D’abord la nouveauté du sujet ; car ce sera une manière neuve de traiter l’histoire que de ne plus la borner à un ou à quelques peuples, sur qui l’on accumule tout l’intérêt pour en déshériter les autres, sans que l’on puisse rendre d’autre raison de cette conduite, que de ne les avoir pas étudiés ou connus.

2° La complication qui naît naturellement de l’étendue même et de la grandeur du sujet qui embrasse tant de faits et d’événements ; qui considère le genre humain entier comme une seule société, les peuples comme des individus ; et qui, retraçant la vie de ces individus et de ces sociétés, y cherche des faits nombreux et répétés, dont les résultats constituent ce qu’on appelle des principes, des règles : car les principes ne sont pas des choses abstraites, existantes indépendamment de l’humanité ; les principes sont des faits sommaires et généraux résultant de l’addition des faits particuliers et devenant par là, non pas des règles tyranniques de conduite, mais des bases de calculs approximatifs de vraisemblances et de probabilités.

3° Enfin la nature même du sujet ; car, ainsi que nous l’avons dit dans le prospectus, les faits historiques ne pouvant se représenter aux sens, mais seulement à la mémoire, ils n’entraînent pas avec eux cette conviction qui ne permet pas de réplique : ils laissent toujours un retranchement d’incertitude à l’opinion, l’on traite d’une chose délicate sur laquelle l’amour-propre est prompt à s’armer. À cet égard nous observerons les règles de la décence jointe au droit d’égalité et à la liberté ; car lorsque même nous n’adopterons pas, lorsque même nous serons obligés de froisser les opinions des autres, nous rappelant qu’ils ont un droit égal à les défendre, qu’ils ne les ont comme nous adoptées que par persuasion, nous leur porterons le respect et la tolérance que nous leur demanderons pour les nôtres.

Dans les autres sciences qui se traitent ici, la route est tracée ; elle ne l’est pas dans l’histoire. L’on a fait quelques livres avec le titre d’histoires universelles : mais la vérité est que l’on n’a fait que des histoires de familles, l’on n’a parlé que des Grecs, que des Romains, que des Juifs, parce que nous sommes, sinon leurs descendants, du moins leurs héritiers pour les lois civiles et religieuses, pour le langage, pour les sciences, pour le territoire ; en sorte qu’il ne me semble pas que l’histoire ait encore été traitée avec cette universalité qu’elle comporte, surtout quand une nation comme la nôtre s’est élevée à un assez haut degré de connaissance et de philosophie pour se dépouiller de cet égoïsme sauvage et féroce qui, chez les anciens, concentrant l’univers dans une cité, dans une peuplade, y consacrait la haine des autres sous le nom d’amour de la patrie, au lieu de jeter sur elles un regard de fraternité, qui, sans détruire une juste défense de soi-même, laisse cependant subsister tous les sentiments de famille et de parenté.

Les difficultés dont nous venons de parler, nous rendant l’ordre et la méthode infiniment nécessaires, ce sera pour nous un motif d’en tenir soigneusement le fil dans un si vaste sujet. Pour assurer notre premier pas, examinons ce que l’on doit entendre par ce mot histoire : car les mots étant les signes des idées, ils ont plus d’importance qu’on ne veut croire. Ce sont des étiquettes apposées sur des boîtes qui souvent ne contiennent pas les mêmes objets pour chacun ; il est toujours sage de les ouvrir pour s’en assurer.

Le mot histoire paraît avoir été employé chez les anciens, dans une acception assez différente de celle des modernes : les Grecs, ses auteurs, désignaient par lui une perquisition, une recherche faite avec soin. C’est dans ce sens que l’emploi Hérodote. Chez les modernes au contraire, le mot histoire a pris le sens de narration, de récit, même avec la prétention de la vérité : les anciens la cherchaient, les modernes ont prétendu la tenir ; prétention hardie, quand on considère combien dans les faits, surtout les faits politiques, elle est difficile à trouver. Sans doute, c’était pour l’avoir senti, que les anciens avaient adopté un terme si modeste ; et c’est avec le même sentiment, que pour nous le mot histoire sera toujours synonyme à recherche, examen, étude des faits.

En effet, l’histoire n’est qu’une véritable enquête de faits ; et ces faits ne nous parvenant que par intermédiaires, supposent un interrogatoire, une audition de témoins. L’historien qui a le sentiment de ses devoirs, doit se regarder comme un juge qui appelle devant lui les narrateurs et les témoins des faits, les confronte, les questionne, et tâche d’arriver à la vérité, c’est-à-dire, à l’existence du fait, tel qu’il a été. Or, ne pouvant jamais voir le fait par lui même, ne pouvant en convaincre ses sens, il est incontestable qu’il ne peut jamais en acquérir de certitude au premier degré ; qu’il n’en peut juger que par analogie : et de là, cette nécessité de considérer ces faits sous un double rapport, 1° sous le rapport de leur propre essence ; 2° sous le rapport de leurs témoins.

Sous le rapport de leur essence, les faits n’ont dans la nature qu’une manière d’être, manière constante, similaire ; et, à cet égard, la règle de jugement est facile et invariable. Si les faits racontés ressemblent à l’ordre connu de la nature, s’ils sont dans l’ordre des existants ou des possibles, ils acquièrent déjà pour l’historien la vraisemblance et la probabilité : mais ceci même introduit différence dans les jugements qui peuvent en être portés, chacun jugeant de la probabilité et de la vraisemblance, selon l’étendue et l’espèce de ses connaissances ; car pour appliquer l’analogie d’un fait non connu, il faut connaître le fait à qui l’on doit le comparer, il faut en avoir la mesure : en sorte que la sphère des analogies est étendue ou resserrée, en raison des connaissances exactes déjà acquises, ce qui ne laisse pas de resserrer le rayon du jugement, et par conséquent de la certitude dans beaucoup de cas. Mais à cela même, il n’y a pas un grand inconvénient ; car un très sage proverbe arabe dit : « Qui croit beaucoup, beaucoup se trompe ». S’il est un droit, c’est sans doute celui de ne pas livrer sa conscience à ce qui la repousse, c’est de douter de ce qu’on ne conçoit pas. Hérodote nous en donne un exemple digne d’être cité, lorsque parlant du voyage d’un vaisseau phénicien que Néchos, roi d’Égypte, fit partir par la mer Rouge, et qui, trois ans après, revint par la Méditerranée, il dit : « Les Phéniciens racontèrent qu’en tournant la Lybie ils avaient eu le soleil à droite. Cela ne me paraît pas croyable, peut-être le paraîtra-t-il à d’autres ». Cette circonstance nous devient la preuve la plus forte du fait ; mais Hérodote ne me paraît que plus louable, 1° de l’avoir rapportée sans altération, et 2° de n’avoir pas excédé la mesure de ses connaissances, en ne croyant pas sur parole ce qu’il ne concevait point par ses sens. D’autres historiens et géographes anciens plus présomptueux ont nié tout le fait, à cause de la circonstance ; et leur erreur aujourd’hui démontrée est pour nous un avis utile contre les prétentions du demi savoir : mais il n’en résulte pas moins qu’il est sage et raisonnable de refuser son assentiment à ce que l’on ne conçoit pas ; parce que si l’on excédait la mesure de sa conviction, règle unique de tout jugement, on se trouverait porté d’inconnu en invraisemblable, et d’invraisemblance en extravagance et en absurdités.

Le second rapport sous lequel les faits doivent être examinés est celui de leurs témoins ; et celui-là est bien plus compliqué et bien plus difficile que l’autre : car ici les règles ne sont pas fixes et constantes comme celles de la nature ; elles sont au contraire variables comme l’entendement humain. Je l’ai comparé (dans le programme) au miroir magique, qui, dans les leçons de physique, modifiant les tableaux bizarres que l’on lui soumet, en forme des figures régulières : sous ce rapport, ma comparaison pèche ; mais elle est juste dans cet autre sens que les tableaux que la nature offre à notre entendement sont réguliers, et que c’est nous qui les défigurons ; c’est nous qui leur donnons ces projections singulières, que présente souvent l’histoire, et ce n’est qu’en les ramenant au miroir magique de la raison que nous les redressons.

Par lui-même, l’entendement est une onde mobile où les objets se défigurent par des ondulations de plus d’un genre ; d’abord, et le plus souvent, par celles des passions, et encore par la négligence, par l’impuissance de voir mieux, et par l’ignorance. Ce sont là autant d’articles sur lesquels l’investigateur de la vérité, l’historien doit interroger sans cesse les témoins… Et lui-même est-il exempt de leurs défauts ? N’est-il pas homme comme eux ? Et n’est-ce pas un apanage constant de l’humanité, que la négligence, le défaut de lumières et le préjugé ? Or, examinez, je vous prie, ce qui arrive dans les récits qui ne nous parviennent que de troisième ou quatrième bouche. Ne vous semble-t-il pas voir un objet naturel qui, réfléchi par une première glace, est par elle réfléchi à une autre ; ainsi, de glace en glace, recevant les teintes, les déviations, les ondulations de toutes, pensez-vous qu’il arrive exact ? La seule traduction d’une langue en une autre n’est-elle pas déjà une forte altération des pensées, de leurs teintes, sans compter les erreurs des mots ? Mais dans une même langue, dans un même pays, sous vos propres yeux, voyez ce qui se passe tous les jours : un événement arrive près de nous, dans la même ville, dans la même enceinte : entendez-en le récit par divers témoins ; souvent pas un seul ne s’accordera sur les circonstances, quelquefois sur le fond. On en fait une expérience assez piquante en voyageant. Un fait se sera passé dans une ville, soi-même on l’aura vu ; eh bien ! à dix lieues de là, on l’entend raconter d’une autre manière, et de ville en ville, d’écho en écho, on finit par ne plus le reconnaître ; et en voyant la confiance des autres, on serait tenté de douter de la sienne.

Or, s’il est difficile de constater l’existence précise, c’est-à-dire la vérité des faits parmi nous, combien cette difficulté n’a-t-elle pas été plus grande chez les anciens, qui n’avaient pas les mêmes moyens de certitude que nous ? Je n’entrerai pas aujourd’hui dans les détails intéressants que comporte cette matière, me proposant de l’approfondir dans une autre leçon ; mais après avoir parlé des difficultés naturelles de connaître la vérité, j’insisterai sur celle qui tient aux passions du narrateur et des témoins, à ce qu’on appelle partialité ; je la divise en deux branches, partialité volontaire et partialité forcée. — Cette dernière, inspirée par la crainte, se rencontre nécessairement dans tous les États despotiques, où la manifestation des faits serait la censure presque perpétuelle du gouvernement. Dans de tels États, qu’un homme ait le courage d’écrire ce qu’il y a de plus notoire, ce que l’opinion publique constate le plus, son livre ne pourra s’imprimer ; s’il s’imprime, il ne pourra souvent se divulguer, et par une suite de l’ordre établi, personne n’osera écrire, on écrira avec déviation, dissimulation, ou mensonge : et tel est le caractère de la plus grande partie des histoires.

D’autre part, la partialité volontaire a des effets encore plus étendus ; car ayant pour parler les motifs que l’autre a pour se taire, elle envisage son bien-être dans le mensonge et l’erreur. Les tyrans menacent l’autre ; ils flattent celle-là : ils paient ses louanges, suscitent ses passions ; et après avoir menti à leur siècle par des actions, ils mentent à la postérité par des récits salariés.

Je ne parle point d’une autre partialité involontaire, mais non moins puissante, celle des préjugés civils ou religieux dans lesquels nous naissons, dans lesquels nous sommes élevés. En jetant un coup d’œil général sur les narrateurs, à peine en voit-on quelques-uns qui s’en soient montrés dégagés. Chez les anciens même, les préjugés ont eu de grandes influences ; et quand on considère que dès l’âge le plus tendre, tout ce qui nous environne conspire à nous en imprégner ; que l’on nous infuse nos opinions, nos pensées par nos habitudes, par nos affections, par la force, par la persuasion, par les menaces et par les promesses ; que l’on enveloppe notre raison de barrières au-delà desquelles il lui est défendu de regarder, l’on sent qu’il est impossible que par l’organisation même de l’être humain, il ne devienne pas une fabrique d’erreur : et lorsque, par un retour sur nous-mêmes, nous penserons qu’en de telles circonstances, nous en eussions été également atteints ; que si nous possédons la vérité, nous ne la devons peut-être qu’à l’erreur de ceux qui nous ont précédé, loin d’en retirer un sentiment d’orgueil et de mépris, nous remercierons les jours de liberté où il nous a été permis de sentir d’après la nature, de penser d’après notre conscience ; et craignant, par l’exemple d’autrui que cette conscience même ne fût en erreur, nous ne ferons point de cette liberté un usage contradictoirement tyrannique, et nous fonderons, sinon sur l’unité d’opinions, du moins sur leur tolérance, l’utilité commune de la paix.

Dans la prochaine leçon nous examinerons quels ont été, chez les peuples anciens, les matériaux de l’histoire et les moyens d’information ; et comparant leur état civil et moral à celui des modernes, nous ferons sentir l’espèce de révolution que l’imprimerie a introduit dans cette branche de nos études et de nos connaissances.

Deuxième leçon

Nous avons vu, dans notre première séance, que pour apprécier la certitude des faits historiques, l’on devait peser, dans les narrateurs et dans les témoins, 1° les moyens d’instruction et d’information ; 2° l’étendue des facultés morales, qui sont la sagacité, le discernement ; 3° les intérêts et les affections, d’où peuvent résulter trois espèces de partialité ; celle de la contrainte, celle de la séduction et celle des préjugés de naissance et d’éducation ; cette dernière, pour être excusable, n’en est que plus puissante et plus pernicieuse, en ce qu’elle dérive et qu’elle s’autorise des passions même et des intérêts des nations entières, qui, dans leurs erreurs, non moins opiniâtres et plus orgueilleuses que les individus, exercent sur leurs membres le plus arbitraire et le plus accablant des despotismes, celui des préjugés nationaux, civils ou religieux.

Nous aurons plus d’une occasion de revenir sur ces diverses conditions de la valeur des témoignages. Aujourd’hui, continuant de développer la même question, nous allons examiner les divers degrés d’autorité qui résultent de leur éloignement plus ou moins grand, plus ou moins médiat, des faits et des événements.

En examinant les divers témoins ou narrateurs de l’histoire, on les voit se ranger en plusieurs classes graduelles et successives, qui ont plus ou moins de titres à notre croyance : la première est celle de l’historien acteur et auteur, et de ce genre sont la plupart des écrivains de mémoires personnels, d’actes civils, de voyages, etc. Les faits, en passant immédiatement d’eux à nous, n’ont subi que la moindre altération possible. Le récit a son plus grand degré d’authenticité ; mais ensuite la croyance en est soumise à toutes les conditions morales, d’intérêt, d’affection et de sagacité dont nous avons parlé, et son poids en reçoit des défalcations toujours assez nombreuses, parce que là se trouve agir au premier degré l’intérêt de la personnalité.

Aussi les écrivains autographes n’ont-ils droit à notre croyance, qu’autant que leurs récits ont, 1° de la vraisemblance, et il faut avouer qu’en quelques cas, ils portent un concours si naturel d’événements et de circonstances, une série si bien liée de causes et d’effets, que notre confiance en est involontairement saisie, et y reconnaît, comme l’on dit, le cachet de la vérité, qui est encore plus celui de la conscience ; 2° qu’ils sont appuyés par d’autres témoignages, également soumis à la loi des vraisemblances ; d’où il suit que, même en leur plus haut degré de crédibilité, les récits historiques sont soumis à toutes les formalités judiciaires d’examen et d’audition de témoins, qu’une expérience longue et multipliée a introduites dans la jurisprudence des nations ; que par conséquent, un seul écrivain, un seul témoignage, n’ont pas le droit de nous astreindre à les croire ; et que c’est même une erreur de regarder comme constant un fait qui n’a qu’un seul témoignage, puisque, si l’on pouvait appeler plusieurs témoins, il pourrait y survenir contradiction ou modification. Ainsi l’on regarde vulgairement les commentaires de César comme un morceau d’histoire qui, par la qualité de son auteur et parce qu’il n’a pas été contrarié, porte un caractère éminent de certitude. Cependant Suétone nous apprend qu’Asinius Pollion avait observé dans ses annales, qu’un grand nombre de faits cités par César n’étaient pas exactement tels qu’il les avait représentés, parce que, très souvent, il avait été induit en erreur par les rapports de ses officiers ; et Pollion, homme croyable par sa qualité d’homme consulaire et d’ami d’Horace et de Virgile, indique plusieurs cas où César avait eu des intérêts personnels de déguiser la vérité.

La seconde classe est celle des témoins immédiats, et présents à l’action, ne portant pas l’apparence d’un intérêt personnel, comme l’auteur-acteur ; leur témoignage inspire, en général, une plus grande confiance, et prend un plus haut degré de crédibilité, toujours avec la condition de vraisemblance, 1° selon le nombre de leurs témoignages ; 2° selon la concordance de ces témoignages ; 3° selon les règles dominantes que nous avons établies de jugement sain, d’observation exacte et d’impartialité. Or, si l’expérience journalière de ce qui se passe autour de nous et sous nos yeux, prouve que l’opération de constater un fait, même notoire, avec évidence et précision, est une opération délicate, il en résulte, pour quiconque étudie l’histoire, un conseil puissant de ne pas admettre légèrement, comme irrécusable, tout ce qui n’a pas subi l’épreuve rigoureuse des témoignages suffisants en qualité et en nombre.

La troisième classe est celle des auditeurs des témoins, c’est-à-dire, de ceux qui ont entendu les faits de la première main ; ils sont encore bien près, et là cependant s’introduit tout à coup une différence extrême dans l’exactitude du récit et la précision des tableaux. Les témoins ont vu et entendu les faits, leurs sens en ont été frappés ; mais en les peignant dans leur entendement, ils leur ont déjà imprimé, même contre leur gré, des modifications qui en ont altéré les formes ; elles s’altèrent bien plus, lorsque, de cette première glace ondulante et mobile, ils sont réfléchis dans une seconde aussi variable ; là, devenu non plus un être fixe et positif, comme il l’était dans la nature, mais une image fantastique, le fait prend d’esprit en esprit, de bouche en bouche, toutes les altérations qu’introduisent l’omission, la confusion, l’addition des circonstances ; il est commenté, discuté, interprété, traduit : toutes opérations qui altèrent sa pureté native, mais qui exigent que nous fassions ici une distinction importante entre les deux moyens employés à le transmettre : celui de la parole, et celui de l’écriture.

Si le fait est transmis par l’écriture, son état est, dès ce moment, fixé, et conserve, d’une manière immuable, le genre d’autorité qui dérive du caractère de son narrateur ; il peut bien déjà être défiguré, mais tel qu’il est écrit, tel il demeure ; et si, comme il arrive, divers esprits lui donnent diverses acceptions, il n’en est pas moins vrai qu’ils sont obligés de se raccorder sur ce type, sinon original, du moins positif ; et tel est l’avantage que procure toute pièce écrite, qu’elle transmet immédiatement, malgré les intervalles des temps et des lieux, l’existence quelconque des faits ; elle rend présent le narrateur, elle le ressuscite, et à des milliers d’années de distance, elle fait converser, tête à tête, avec Cicéron, Homère, Confucius, etc. Il ne s’agit plus que de constater que la pièce n’est point apocryphe, et qu’elle est réellement leur ouvrage. Si la pièce est anonyme, elle perd un degré d’authenticité, et son témoignage, par cela qu’il est masqué, est soumis à toutes les perquisitions d’une sévère critique ; si la pièce a été traduite, elle ne perd rien de son authenticité ; mais dans ce passage par une glace nouvelle, les faits s’éloignent encore d’un degré de leur origine ; ils reçoivent des teintes plus faibles ou plus fortes, selon l’habileté du traducteur ; mais du moins a-t-on la ressource de les vérifier et de les redresser.

Il n’en est pas ainsi de la transmission des faits par parole, ou de la tradition. Là se déploient tous les caprices, toutes les divagations volontaires ou forcées de l’entendement ; et jugez quelles doivent être les altérations des faits transmis de bouche en bouche, de génération en génération, lorsque nous voyons souvent dans une même personne le récit des mêmes faits varier selon les époques, selon le changement des intérêts et des affections. Aussi l’exactitude de la tradition est-elle en général décriée, et elle le devient d’autant plus, qu’elle s’éloigne de sa source primitive à un plus grand intervalle de temps et de lieux. Nous en avons les preuves irrécusables sous nos propres yeux ; que l’on aille dans les campagnes et même dans les villes, recueillir les traditions des anciens sur les événements du siècle de Louis XIV, et même des premières années de ce siècle (je suppose que l’on mette à part tous les moyens d’instruction provenant de pièces écrites), l’on verra quelle altération, quelle confusion se sont introduites, quelle différence s’établit de témoins à témoins, de conteurs à conteurs ! Nous en avons une preuve évidente dans l’histoire de la bataille de Fontenoy, sur laquelle il y a quantité de variantes. Or, si un tel état d’oubli, de confusion, d’altération a lieu dans des temps d’ailleurs éclairés, au sein d’une nation déjà policée, et qui, par d’autres moyens, trouve le secret de le corriger et de s’en garantir, concluez ce qui doit être arrivé chez les peuples où les arts sont dans l’enfance ou l’abâtardissement ; chez qui le désordre règne dans l’ordre social, l’ignorance dans l’ordre moral, l’indifférence dans tout ce qui excède les premiers besoins. Aussi, le témoignage des voyageurs exacts nous présente-t-il encore en ce moment chez les peuples sauvages, la preuve de cette incohérence de récits, de cette absurdité de traditions dont nous parlons ; et ces traditions sont nulles, à beaucoup d’égards, même dans le pays de l’Asie, où l’on en place plus particulièrement le foyer et la source ; la preuve s’en tire de l’ignorance où les naturels vivent des faits et des dates qui les intéressent le plus, puisque les Indiens, les Arabes et les Tartares ne savent pas même rendre compte de leur âge, de l’année de leur naissance, ni de celle de leurs parents.

Cependant, citoyens, c’est par des traditions, c’est par des récits transmis de bouche en bouche, de générations en générations qu’a dû commencer, qu’a nécessairement commencé l’histoire ; et cette nécessité est démontrée par les faits de la nature, encore subsistants, par la propre organisation de l’homme, par le mécanisme de la formation des sociétés.

En effet, de ce qu’il est prouvé que l’homme naît complètement ignorant et sans art ; que toutes ses idées sont le fruit de ses sensations, toutes ses connaissances l’acquisition de son expérience personnelle, et de l’expérience accumulée des générations antérieures ; de ce qu’il est prouvé que l’écriture est un art extrêmement compliqué dans les principes de son invention, que la parole même est un autre art qui l’a précédé, et qui seule a exigé une immense série de générations. Il en conclut, avec certitude physique, que l’empire de la tradition s’est étendu sur toute la durée des siècles qui ont précédé l’invention de l’écriture ; j’ajoute même de l’écriture alphabétique ; car elle seule a su peindre toutes les nuances des faits, toutes les modifications des pensées ; au lieu que les autres écritures qui peignent les figures, et non les sens, telles que les hiéroglyphes des Égyptiens, les nœuds ou quippos des Péruviens, les tableaux des Mexicains, n’ont pu peindre que le canevas et le noyau des faits, et ont laissé dans le vague les circonstances et les liaisons. Or, puisqu’il est démontré, par les faits et le raisonnement, que tous ces arts d’écriture et de langage sont le résultat de l’état social, qui, lui-même n’a été que le produit des circonstances et des besoins ; il est évident que tout cet édifice de besoins, de circonstances, d’arts et d’état social, a précédé l’empire de l’histoire écrite.

Maintenant remarquez que la contre-preuve de ces faits physiques se trouve dans la nature même des premiers récits offerts par l’histoire. En effet, si, comme nous le disons, il est dans la constitution de l’entendement humain de ne pas toujours recevoir l’image des faits parfaitement semblable à ce qu’ils sont ; de les altérer d’autant plus qu’il est moins exercé et plus ignorant, qu’il en comprend moins les causes, les effets, et toute l’action : il s’en suit, par une conséquence directe, que plus les peuples ont été grossiers, et les générations novices et barbares, plus leurs commencements d’histoire, c’est-à-dire leurs traditions, doivent être déraisonnables, contraires à la véritable nature, au sain entendement. Or, veuillez jeter un coup d’œil sur toutes les histoires, et considérez s’il n’est pas vrai que toutes débutent par un état de choses tel que je vous le désigne ; que leurs récits sont d’autant plus chimériques, représentent un état d’autant plus bizarre, qu’ils s’éloignent plus dans les temps anciens ; qu’ils tiennent plus à l’origine de la nation de qui ils proviennent ; qu’au contraire, plus ils se rapprochent des temps connus, des siècles où les arts, la police, et tout le système moral ont fait des progrès, plus ces récits reprennent le caractère de la vraisemblance, et peignent un état de choses physique et moral, analogue à celui que nous voyons : de manière que l’histoire de tous les peuples comparée, nous offre ce résultat général, que ses tableaux sont d’autant plus éloignés de l’ordre de la nature et de la raison, que les peuples sont plus rapprochés de l’état sauvage, qui est pour tous l’état primitif ; et qu’au contraire ses tableaux sont d’autant plus analogues à l’ordre que nous connaissons, que ces mêmes peuples s’éclairent, se policent, se civilisent : en sorte que, lorsqu’ils arrivent aux siècles où se développent les sciences et les arts, on voit la foule des événements merveilleux, des prodiges et des monstres de tout genre disparaître devant leur lumière, comme les fantômes, les larves et les spectres dont les imaginations peureuses et malades peuplent les ténèbres et le silence de la nuit, disparaissent devant les rayons de l’aurore.

Posons donc cette maxime féconde en résultats dans l’étude de l’histoire, que l’on peut calculer, avec une sorte de justesse, le degré de lumière et de civilisation d’un peuple, par la nature même de ses récits historiques ; ou bien en termes plus généraux, que l’histoire prend le caractère des époques et des temps où elle a été composée.

Et ici se présente à notre examen la comparaison de deux grandes périodes où l’histoire a été composée avec des circonstances de moyens et de secours très différents : je veux parler de la période des manuscrits et de la période des imprimés. Vous savez que jusque vers la fin du quinzième siècle, il n’avait existé de livres et de monuments qu’écrits à la main ; que ce fût seulement vers 1440 que parurent les premiers essais de Jean Gutenberg, d’immortelle mémoire, puis de ses associés Fuchs et Scheffer, pour écrire avec des caractères, d’abord de bois, ensuite de métal, et par cet art simple et ingénieux obtenir instantanément un nombre infini de répétitions ou de copies d’un premier modèle ordonné. Cette heureuse innovation apporta, dans le sujet que nous traitons, des changements qu’il est important de bien remarquer.

Lorsque les écrits, actes ou livres se traçaient tous à la main, la lenteur de ce pénible travail, les soins qu’il renouvelait sans cesse, les frais qu’il multipliait, en rendant les livres chers, les rendaient plus rares, plus difficiles à créer, plus faciles à anéantir. Un copiste produisait lentement un individu livre ; l’imprimerie en produit rapidement une génération : il en résultait pour les consultations, et par conséquent pour toute instruction, un concours rebutant de difficultés. Ne pouvant travailler que sur des originaux, et ces originaux n’existant qu’en petit nombre dans les mains de quelques particuliers et dans des dépôts publics ; les uns jaloux, les autres avares, le nombre des hommes qui pouvaient s’occuper d’écrire l’histoire, était nécessairement très borné ; ils avaient moins de contradicteurs ; ils pouvaient plus impunément ou négliger ou altérer ; le cercle des lecteurs étant très étroit, ils avaient moins de juges, moins de censeurs ; ce n’était point l’opinion publique, mais un esprit de coterie qui prononçait ; et alors c’était bien moins le fond des choses, que le caractère de la personne qui déterminait le jugement.

Au contraire, depuis l’imprimerie, les monuments originaux, une fois constatés, pouvant, par la multiplication de leurs copies, être soumis à l’examen, à la discussion d’un grand nombre de lecteurs, il n’a plus été possible ou facile d’en atténuer, d’en dévier le sens, ni même d’en altérer le manuscrit, par l’extrême publicité des réclamations, et de ce côté la certitude historique a réellement acquis et gagné.

Il est vrai que chez les anciens, par cela même qu’un livre exigeait plusieurs années pour être composé, et davantage encore pour se répandre, sans que pour cela on pût dire qu’il fût divulgué, il était possible d’y déposer des vérités plus hardies, parce que le temps avait détruit ou éloigné les intéressés, et ainsi la clandestinité favorisait la véracité de l’historien ; mais elle favorisait aussi sa partialité : s’il établissait des erreurs, il était moins facile de les réfuter, il y avait moins de ressource à la réclamation. Or, ce même moyen de clandestinité étant également à la disposition des modernes, avec le moyen d’en combattre les inconvénients, l’avantage paraît être entièrement pour eux de ce côté.

Chez les anciens, la nature des circonstances dont je viens de parler, soit dans l’étude, soit dans la composition de l’histoire, la concentrait presque nécessairement dans un cercle étroit d’hommes riches, puisque les livres étaient très coûteux, et d’hommes publics, et de magistrats, puisqu’il fallait avoir manié les affaires pour connaître les faits ; et en effet, nous aurons l’occasion fréquente d’observer que la plupart des historiens grecs et romains ont été des généraux, des magistrats, des hommes d’une fortune ou d’un rang distingué. Chez les Orientaux c’était presqu’exclusivement les prêtres, c’est-à-dire la classe qui s’était attribué le plus puissant des monopoles, celui des lumières et de l’instruction. Et de là, ce caractère d’élévation et de dignité dont on a fait de tous temps la remarque chez les historiens de l’antiquité, et qui fut le produit naturel et même nécessaire de l’éducation cultivée qu’ils avaient reçue.

Chez les modernes, l’imprimerie ayant multiplié et facilité les moyens de lecture et de composition, cette composition même étant devenue un objet de commerce, une marchandise, il en est résulté pour les écrivains une hardiesse mercantile, une confiance téméraire qui a trop souvent ravalé ce genre d’ouvrage, et profané la sainteté de son but.

Il est vrai que l’antiquité a eu aussi ses compilateurs et ses charlatans ; mais la fatigue et l’ennui de copier leurs ouvrages en ont délivré les âges suivants, et l’on peut dire à cet égard que les difficultés ont servi la science.

Mais d’autre part cet avantage des anciens se compense par un inconvénient grave, le soupçon fondé d’une partialité presque nécessitée, 1° par l’esprit de personnalité dont les ramifications étaient d’autant plus étendues, que l’écrivain acteur ou témoin avait eu plus de rapports d’intérêts et de passions dans la chose publique ; 2° par l’esprit de famille et de parenté, qui chez les anciens et surtout dans la Grèce et dans l’Italie, constituait un esprit de faction général et indélébile. Et remarquez qu’un ouvrage composé par l’individu d’une famille en devenait la commune propriété ; qu’elle en épousait les opinions par là même, que l’auteur avait sucé ses propres préjugés. Ainsi un manuscrit de la famille des Fabius, des Scipions, se transmettait d’âge en âge et par héritage ; et si un manuscrit contradictoire existait dans une autre famille, la plus puissante saisissait comme une victoire l’occasion de l’anéantir : c’était, en petit, l’esprit des nations en grand ; cet esprit d’égoïsme orgueilleux et intolérant, par lequel les Romains et les Grecs ennemis de l’univers ont anéanti les livres des autres peuples, et par lequel nous privant du plaidoyer de leurs parties adverses dans la cause célèbre de leurs rapines, ils nous ont rendu presque complices de leur tyrannie, par l’admiration éclatante et par l’émulation secrète que nous portons à leurs triomphes criminels.

Chez les modernes au contraire, en vain un ouvrage historique s’environnerait-il des moyens de la clandestinité, du crédit de la richesse, du pouvoir de l’autorité, de l’esprit de faction ou de famille, un seul jour, une seule réclamation suffisent à renverser un édifice de mensonge combiné pendant des années ; et tel est le service signalé que la liberté de la presse a rendu à la vérité, que le plus faible individu, s’il a les vertus et le talent de l’historien, pourrait censurer les erreurs des nations jusque sous leurs yeux, fronder même leurs préjugés malgré leur colère, si d’ailleurs il n’était pas vrai que ces erreurs, ces préjugés, cette colère que l’on attribue aux nations, n’appartiennent bien plus souvent qu’à leurs gouvernements.

Dans l’habitude où nous sommes de vivre sous l’influence de l’imprimerie, nous ne sentons point assez fortement tout ce que la publicité qui en dérive nous procure d’avantages politiques et moraux ; il faut avoir vécu dans les pays où n’existe point l’art libérateur de la presse pour concevoir tous les effets de sa privation, pour imaginer tout ce que la disette de livres et de papiers-nouvelles jette de confusion dans les récits, d’absurdités dans les ouï-dire, d’incertitude dans les opinions, d’obstacles dans l’instruction, d’ignorance dans tous les esprits. L’histoire doit des bénédictions à celui qui le premier, dans Venise, s’avisa de donner à lire des bulletins de nouvelles, moyennant la petite pièce de monnaie appelée gazetta, dont ils ont retenu le nom ; et en effet les gazettes sont des monuments instructifs et précieux jusque dans leurs écarts, puisqu’elles peignent l’esprit dominant du temps qui les a vu naître, et que leurs contradictions présentent des bases fixes à la discussion des faits. Aussi lorsque l’on nous dit que dans leurs nouveaux établissements, les Américains tracent d’abord un chemin, et portent une presse pour avoir un papier-nouvelle, me paraissent-ils dans cette double opération avoir atteint le but, et fait l’analyse de tout bon système social, puisque la société n’est autre chose que la communication facile et libre des personnes, des pensées et des choses, et que tout l’art du gouvernement se réduit à empêcher les frottements violents capables de détruire. Et quand par inverse à ce peuple déjà civilisé au berceau, les États de l’Asie arrivent à leur décrépitude sans avoir cessé d’être barbares, sans doute c’est parce qu’ils n’ont eu ni imprimerie, ni chemins de terre ou d’eau ; telle est la puissance de l’imprimerie, telle est son influence sur la civilisation, c’est-à-dire sur le développement de toutes les facultés de l’homme dans le sens le plus utile à la société, que l’époque de son invention divise en deux systèmes distincts et divers, l’état politique et moral des peuples antérieurs et des peuples postérieurs, ainsi que de leurs historiens, et son existence caractérise à tel point les lumières, que pour s’informer si un peuple est policé ou barbare, l’on peut se réduire à demander : a-t-il l’usage de l’imprimerie ? A-t-il la liberté de la presse ?

Or, si, comme il est vrai, l’état de l’antiquité à cet égard fut infiniment semblable à l’état actuel de l’Asie, si même chez les peuples regardés comme libres, les gouvernements eurent presque toujours un esprit mystérieux de corps et de faction, et des intérêts privilégiés qui les isolaient de la nation ; s’ils eurent en main les moyens d’empêcher ou de paralyser les écrits qui les auraient censurés, il en rejaillit un soupçon raisonnable de partialité, soit volontaire, soit forcée, sur les écrivains. Comment Tite-Live, par exemple, aurait-il osé peindre dans tout son odieux la politique perverse de ce sénat romain, qui pour distraire le peuple de ses demandes longtemps justes et mesurées, fomenta l’incendie des guerres qui, pendant cinq cents ans, dévorèrent les générations, et qui, après que les dépouilles du monde furent entassées dans Rome comme dans un antre, n’aboutirent qu’à offrir le spectacle de brigands enivrés de jouissances, et toujours insatiables, qui s’entr’égorgèrent pour le partage du butin. Parcourez Polybe et Tacite lui-même, vous n’y citerez pas un de ces mouvements d’indignation que devait arracher le tableau de tant d’horreurs qu’ils nous ont transmises ; et malheur à l’historien qui n’a pas de ces mouvements, ou malheur à son siècle, s’il se les refuse !

De toutes ces considérations, je conclus que, dans l’étude de l’histoire, le point précis de la vérité est délicat à saisir, difficile à poser, et que la certitude que nous pouvons nous permettre, a besoin, pour être raisonnable, d’un calcul de probabilités, qu’à juste titre l’on a classé au rang des sciences les plus importantes qui vous seront démontrées dans l’École normale. Si j’ai insisté sur ce premier article, c’est parce que j’ai senti son importance, non point abstraite et, spéculative, mais usuelle et applicable à tout le cours de la vie : la vie est pour chacun de nous son histoire personnelle où le jour d’hier devient la matière du récit d’aujourd’hui et de la résolution de demain ; si comme il est vrai, le bonheur dépend de ces résolutions, et si ces résolutions dépendent de l’exactitude des récits, c’est donc une affaire importante que la disposition d’esprit propre à les bien juger : et trois alternatives se présentent dans cette opération ; tout croire, ne rien croire, ou croire avec poids et mesure. Entre ces trois partis, chacun choisit selon son goût, je devrais dire selon ses habitudes et son tempérament. Quelques-uns, mais en très petit nombre, arrivent à force d’abstractions à douter même du rapport de leurs sens ; et tel fut, dit-on, Pyrrhon, dont la célébrité en ce genre d’erreur a servi à la désigner sous le nom de pyrrhonisme. Mais si Pyrrhon qui doutait de son existence au point de se voir submerger sans pâlir, et qui regardait la mort et la vie comme si égales et si équivoques, qu’il ne se tuait pas, disait-il, faute de pouvoir choisir ; si, dis-je, Pyrrhon a reçu des Grecs le nom de philosophe, il reçoit des philosophes celui d’insensé, et des médecins celui de malade ; la saine médecine apprend en effet que cette apathie et ce travers d’esprit sont le produit physique d’un genre nerveux usé ou obtus, soit par les excès d’une vie trop contemplative, dénuée de sensations, soit par les excès de toutes les passions qui ne laissent que la cendre d’une sensibilité consumée.

Si douter de tout est une maladie chronique, rare et seulement ridicule, par inverse, ne douter de rien est une maladie plus commune et beaucoup plus dangereuse, en ce qu’elle est du genre des fièvres ardentes qui finissent par le délire et la frénésie ; telles sont les périodes de sa marche fondée sur la nature du cœur et de l’entendement humain, qu’une opinion ayant d’abord été admise par paresse, par négligence de l’examiner, on s’y attache, l’on s’en tient certain par habitude, on la défend par amour-propre, par opiniâtreté, et de la défense passant à l’attaque, bientôt l’on veut imposer sa croyance, par cette estime de soi appelée orgueil, et par ce désir de domination qui dans l’exercice du pouvoir aperçoit le libre contentement de toutes ses passions. Il y a cette remarque singulière à faire sur le fanatisme et le pyrrhonisme, qu’étant l’un et l’autre deux termes extrêmes diamétralement opposés, ils ont néanmoins une source commune, l’ignorance, avec cette simple différence que le pyrrhonisme est l’ignorance faible qui ne juge jamais, et le fanatisme l’ignorance robuste qui juge toujours, qui a tout jugé.

Entre ces excès il est un terme moyen ; celui d’asseoir son jugement lorsque l’on a pesé et examiné les raisons qui le déterminent, de le tenir en suspens tant qu’il n’y a pas de motif suffisant à le poser, et de mesurer son degré de croyance et de certitude sur les degrés de preuves et d’évidence, dont chaque fait est accompagné. Si c’est là ce qu’on nomme scepticisme, selon la valeur du mot qui signifie examiner, voir autour d’un objet avec attention, et si l’on me demande, comme on l’a déjà fait, si mon dessein est de vous conduire au scepticisme, je dirai d’abord qu’en vous présentant mes réflexions je ne prêche pas une doctrine, mais que si j’avais à en prêcher une, ce serait la doctrine du doute tel que je le peins ; et je croirais servir en ce point, comme en tout autre, la cause réunie de la liberté et de la philosophie, puisque le caractère spécial de la philosophie est de laisser à chacun la faculté de juger selon la mesure de sa sensation, et de sa conviction ; je prêcherais le doute examinateur, parce que l’histoire entière m’a appris que la certitude est la doctrine de l’erreur ou du mensonge, et l’arme constante de la tyrannie ; le plus célèbre des imposteurs et le plus audacieux des tyrans a commencé son livre par ces mots : il n’y a point de doute dans ce livre ; il conduit droit celui qui marche aveuglement, celui qui reçoit sans discussion ma parole qui sauve le simple, et confond le savant ; par ce seul début, l’homme est dépouillé du libre usage de sa volonté, de ses sens ; il est dévoué à l’esclavage, mais en récompense, d’esclave le vrai croyant devient ministre de Mahomet ; et recevant de lui le Coran et le sabre, il dit à son tour : Il n’y a point de doute en ce livre ; y croire, c’est-à-dire, penser comme moi ou la mort : doctrine commode, il est vrai, puisqu’elle dispense celui qui la prêche des peines de l’étude : elle a même cet avantage que, tandis que l’homme douteux calcule et examine, le croyant fanatique exécute et agit : le premier apercevant plusieurs routes à la fois, est obligé de s’arrêter pour examiner où elles conduisent ; le second ne voyant que celle qui est devant lui, n’hésite pas. Il la suit, semblable à ces animaux opiniâtres dont on borne la vue par des cuirs latéraux pour les empêcher de s’écarter à droite ou à gauche, et surtout pour les empêcher de voir le fouet qui les morigène ; mais malheur au guide s’ils se mutinent, car dans leur fureur, déjà demi-aveugles, ils poussent toujours devant eux, et finissent par le jeter avec eux dans les précipices.

Tel est, citoyens, le sort que prépare la certitude présomptueuse, à l’ignorance crédule ; par inverse, l’avantage qui résulte du doute circonspect et observateur est tel que, réservant toujours dans l’esprit une place pour de nouvelles preuves, il le tient sans cesse disposé à redresser un premier jugement, à en confesser l’erreur. De manière que si, comme il faut s’y attendre, soit dans cette matière, soit dans toute autre je viens en énoncer quelqu’une, les principes que je professe me laissent la ressource ou me donneront le courage de dire sans trop de confusion : Je suis homme, et rien de l’homme ne m’est étranger.

La prochaine séance étant destinée à une conférence je vous invite, citoyens, à rechercher et à rassembler les meilleures observations qui ont été faites sur cette matière ; malheureusement elles sont éparses dans une foule de livres, où elles sont noyées de questions futiles ou paradoxales. Presque tous les auteurs qui ont traité de la certitude historique, en ont traité avec cette partialité de préjugés dont je vous ai parlé ; et ils ont exagéré cette certitude et son importance, parce que c’est sur elle que presque tous les systèmes religieux ont eu l’imprudence de fonder les questions de dogme, au lieu de les fonder sur des faits naturels, capables de procurer l’évidence ; il serait à désirer que quelqu’un traitât de nouveau et méthodiquement cet objet : il rendrait un véritable service aux lettres, et à la vérité.

Troisième leçon

Jusqu’ici nous nous sommes occupés de la certitude de l’histoire, et nos recherches, à cet égard, peuvent se résumer dans les propositions suivantes :

Que les faits historiques, c’est-à-dire, les faits racontés, ne nous parvenant que par l’intermède de sens d’autrui, ne peuvent avoir ce degré d’évidence, ni nous procurer cette conviction qui naissent du témoignage de nos propres sens.

Que si, comme il est vrai, nos propres sens peuvent nous induire en erreur, et si leur témoignage a quelquefois besoin d’examen, il serait inconséquent et attentatoire à notre liberté, à notre propriété d’opinions, d’attribuer aux sensations d’autrui une autorité plus forte qu’aux nôtres.

Que, par conséquent, les faits historiques ne peuvent jamais atteindre aux deux premiers degrés de notre certitude, qui sont la sensation physique et le souvenir de cette sensation ; qu’ils se placent seulement au troisième degré, qui est celui de l’analogie, ou comparaison des sensations d’autrui aux nôtres ; et que là, leur certitude se distribue en diverses classes, décroissantes selon le plus ou le moins de vraisemblance des faits, selon le nombre et les facultés morales des témoins, et selon la distance qu’établit entre le fait et son narrateur le passage d’une main à l’autre. Les mathématiques étant parvenues à soumettre toutes ces conditions à des règles précises et à en former une branche particulière de connaissances sous le nom de calcul des probabilités, c’est à elles que nous remettons le soin de compléter vos idées sur la question de la certitude de l’histoire. Venons maintenant à la question de l’utilité ; et la traitant selon qu’elle est posée dans le programme, considérons quelle utilité sociale et pratique l’on doit se proposer soit dans l’étude, soit dans l’enseignement de l’histoire. Je sens bien que cette manière de présenter la question n’est point la plus méthodique, puisqu’elle suppose le fait principal déjà établi et prouvé ; mais elle est la plus économique de temps, par conséquent, elle-même la plus utile, en ce qu’elle abrège beaucoup la discussion ; car si je parviens à spécifier le genre d’utilité que l’on peut retirer de l’histoire, j’aurai prouvé que cette utilité existe ; au lieu que, si j’eusse mis en question l’existence de cette utilité, il eût d’abord fallu faire la distinction de l’histoire, telle qu’on l’a traitée ou telle qu’elle pourrait l’être, puis la distinction entre tels et tels livres d’histoire ; et peut-être eussé-je été embarrassé de prouver quelle utilité résulte de quelques-uns, même très accrédités et très influents que l’on eût pu citer ; et par là j’eusse donné lieu d’élever et de soutenir une thèse assez piquante, savoir si l’histoire n’a pas été plus nuisible qu’utile, n’a pas causé plus de mal que de bien, soit aux nations, soit aux particuliers, par les idées fausses, par les notions erronées, par les préjugés de toute espèce qu’elle a transmis et comme consacrés ; et cette thèse aurait eu sur la nôtre l’avantage de s’emparer de nos propres faits, pour prouver que l’utilité n’a pas même été le but ni l’objet primitif de l’histoire ; que le premier mobile des traditions grossières, de qui elle est née, fût d’une part dans les raconteurs, ce besoin mécanique qu’éprouvent tous les hommes de répéter leurs sensations, d’en retentir comme un instrument retentit de ses sons, d’en rappeler l’image, quand la réalité est absente ou perdue, besoin qui, par cette raison, est la passion spéciale de la vieillesse qui ne jouit plus, et constitue l’unique genre de conversation des gens qui ne pensent point ; que, d’autre part, dans les auditeurs, ce mobile fut la curiosité, second besoin aussi naturel que nous éprouvons de multiplier nos sensations, de suppléer par des images aux réalités, et qui fait de toute narration, un spectacle, si j’ose le dire, de lanterne magique pour lequel les hommes les plus raisonnables n’ont pas moins de goût que les enfants ; cette thèse nous rappellerait que les premiers tableaux de l’histoire, composés sans art et sans goût, ont été recueillis sans discernement et sans but, qu’elle ne fût d’abord qu’un ramas confus d’événements incohérents et surtout merveilleux, par là même fixant davantage l’attention ; que ce ne fut qu’après avoir été fixés par l’écriture et être déjà devenus nombreux, que les faits, plus exacts et plus naturels, donnèrent lieu à des réflexions et à des comparaisons, dont les résultats furent applicables à des situations ressemblantes ; et qu’enfin, ce n’est que dans des temps modernes, et presque seulement depuis un siècle, que l’histoire a pris ce caractère de philosophie qui, dans la série des événements, cherche un ordre généalogique de causes et d’effets pour en déduire une théorie de règles et de principes propres à diriger les particuliers et les peuples vers le but de leur conservation ou de leur perfection.

Mais en ouvrant la carrière à de semblables questions, j’aurais craint de trop donner lieu à envisager l’histoire sous le rapport de ses inconvénients et de ses défauts ; et puisqu’une critique trop approfondie peut quelquefois être prise pour de la satyre ; puisque l’instruction a un caractère si saint qu’elle ne doit pas se permettre même les jeux du paradoxe, j’ai dû en écarter jusqu’à l’apparence, et j’ai dû me borner à la considération d’une utilité déjà existante, ou du moins d’une utilité possible à trouver.

Je dis donc qu’en étudiant l’histoire, avec l’intention et le désir d’en retirer une utilité pratique, il m’a paru en voir naître trois espèces : l’une applicable aux individus, et je la nomme utilité morale ; l’autre applicable aux sciences et aux arts, je l’appelle utilité scientifique ; la troisième, applicable aux peuples et à leurs gouvernements, je l’appelle utilité politique.

En effet, si l’on analyse les faits dont se compose l’histoire, on les voit se diviser comme d’eux-mêmes en trois classes ; l’une de faits individuels, ou actions des particuliers ; l’autre de faits publics, ou d’ordre social et de gouvernement ; et la troisième de faits d’arts et de sciences, ou d’opérations de l’esprit.

Relativement à la première classe, chacun a pu remarquer que, lorsque l’on se livre à la lecture de l’histoire, et que l’on y cherche, soit l’amusement qui naît de la variété mobile des tableaux, soit les connaissances qui naissent de l’expérience des temps antérieurs, il arrive constamment que l’on se fait l’application des actions individuelles qui sont racontées ; que l’on s’identifie, en quelque sorte, aux personnages, et que l’on exerce son jugement ou sa sensibilité sur tout ce qui leur arrive, pour en déduire des conséquences qui influent sur notre propre conduite : ainsi, en lisant les faits de la Grèce et de l’Italie, il n’est point de lecteur qui n’attache un intérêt particulier à certains hommes qui y figurent, qui ne suive avec attention la vie privée ou publique d’Aristide, de Thémistocle, de Socrate, d’Épaminondas, de Scipion, de Catilina, de César, et qui, de la comparaison de leur conduite et de leur destinée, ne retire des réflexions, des préceptes qui influent sur ses propres actions ; et ce genre d’influence et, si j’ose le dire, de préceptorat de l’histoire, a surtout lieu dans la partie appelée biographique, ou description de la vie des hommes, soit publics, soit particuliers, telles que Plutarque et Cornelius Nepos nous en offrent des exemples dans leurs Hommes illustres : mais il faut convenir que, dans cette partie, l’histoire est soumise à plus d’une difficulté, et que d’abord on peut l’accuser de se rapprocher souvent du roman ; car on sent que rien n’est plus difficile que de constater avec certitude, et de retracer avec vérité les actions et le caractère d’un homme quelconque. Pour obtenir cet effet, il faudrait l’avoir habituellement suivi, étudié, connu, et même lui avoir été lié ; et dans toute liaison l’on sait combien il est difficile qu’il ne soit pas survenu, qu’il ne se soit pas mêlé des passions d’amitié ou de haine, qui dès lors altèrent l’impartialité ; aussi les ouvrages de ce genre ne sont-ils presque jamais que des panégyriques ou des satires ; et cette assertion trouverait au besoin ses preuves et son appui dans ceux de nos jours, dont nous pouvons parler comme témoins bien informés sur plusieurs articles. En général, les histoires individuelles ne sauraient avoir d’exactitude et de vérité, qu’autant qu’un homme écrirait lui-même sa vie, et l’écrirait avec conscience et fidélité. Or, si l’on considère les conditions nécessaires à cet effet, on les trouve difficiles à réunir, et presque contradictoires ; car, si c’est un homme immoral et méchant, comment consentira-t-il à publier sa honte, et quel motif aura-t-on de lui croire la probité qu’exige cet acte ? Si c’est un homme très vertueux, comment s’exposera-t-il aux inculpations d’orgueil et de mensonge, que ne manqueront pas de lui adresser le vice et l’envie ? Si l’on a les faiblesses vulgaires, ces faiblesses n’excluent-elles pas le courage nécessaire à les révéler ? Quand on recherche tous les motifs que les hommes peuvent avoir de publier leur vie, on les voit se réduire, ou à l’amour-propre blessé qui défend l’existence physique ou morale contre les attaques de la malveillance et de la calomnie, et ce cas est le plus raisonnable ; ou à l’amour-propre ambitieux de gloire et de considération, qui veut manifester les titres auxquels il en est, ou il s’en croit digne. Telle est la puissance de ce sentiment de vanité que, se repliant sous toutes les formes, il se cache même en ces actes d’humilité religieuse et cénobite, où l’aveu des erreurs passées est l’éloge indirect et tacite de la sagesse présente, et où l’effort que suppose cet aveu devient un moyen nécessaire et intéressé d’obtenir pardon, grâce ou récompense, ainsi que nous en voyons un exemple saillant dans les confessions de l’évêque Augustin : il était réservé à notre siècle de nous en montrer un autre, où l’amour-propre s’immolerait lui-même, uniquement par l’orgueil d’exécuter une entreprise qui n’eut jamais de modèle ; de montrer à ses semblables un homme qui ne ressemble à aucun d’eux, et qui, étant unique en son genre, se dit pourtant l’homme de la nature ; comme si le sort eût voulu qu’une vie passée dans le paradoxe, se terminât par l’idée contradictoire d’arriver à l’admiration, et presqu’au culte, par le tableau d’une suite continue d’illusions d’esprit et d’égarements de cœur.

Ceci nous mène à une seconde considération de notre sujet, qui est qu’en admettant la véracité dans de tels récits, il serait possible que par là même l’histoire fut inférieure en utilité au roman ; et ce cas arriverait, si des aventures véritables offraient le spectacle immoral de la vertu plus malheureuse que le vice, puisque l’on n’estime dans les aventures supposées que l’art qui présente le vice comme plus éloigné du bonheur que la vertu ; si donc il existait un livre où un homme regardé comme vertueux, et presqu’érigé en patron de secte, se fut peint comme très malheureux ; si cet homme confessant sa vie, citait de lui un grand nombre de traits d’avilissement, d’infidélité, d’ingratitude ; s’il nous donnait de lui l’idée d’un caractère chagrin, orgueilleux, jaloux ; si non content de révéler ses fautes, qui lui appartiennent, il révélait celles d’autrui qui ne lui appartiennent pas ; si cet homme d’ailleurs doué de talent, comme orateur et comme écrivain, avait acquis une autorité comme philosophe ; s’il n’avait usé de l’un et de l’autre que pour prêcher l’ignorance et ramener l’homme à l’état de brute, et si une secte renouvelée d’Omar ou du Vieux de la montagne, se fut saisie de son nom pour appuyer son nouveau Coran, et jeter un manteau de vertu sur la personne du crime, peut-être serait-il difficile, dans cette trop véridique histoire, de trouver un coin d’utilité ; peut-être conviendrait-on que c’est apprendre à trop haut prix que dans un individu organisé d’une certaine manière, la sensibilité poussée à l’excès peut dégénérer en égarement physique ; et l’on regretterait sans doute que l’auteur d’Émile, après avoir tant parlé de la nature, n’ait pas imité sa sagesse, qui montrant au dehors toutes les formes qui flattent nos sens, a caché dans nos entrailles et couvert de voiles épais tout ce qui menaçait de les choquer. Ma conclusion sur cet article est que l’utilité morale que l’on peut retirer de l’histoire n’est point une utilité spontanée qui s’offre d’elle-même ; mais qu’elle est le produit d’un art soumis à des principes et à des règles dont nous traiterons à l’occasion des écoles primaires.

Le second genre d’utilité, celui qui est relatif aux sciences et aux arts, a une sphère beaucoup plus variée, beaucoup plus étendue, et sujette à bien moins d’inconvénients que celui dont nous venons de parler. L’histoire, étudiée sous ce point de vue, est une mine féconde où chaque particulier peut chercher et prendre à son gré les matériaux convenables à la science ou à l’art qu’il affectionne, qu’il cultive ou veut cultiver : les recherches de ce genre ont le précieux avantage de jeter toujours une véritable lumière sur l’objet que l’on traite ; soit par la confrontation des divers procédés ou méthodes, employés à des époques différentes chez des peuples divers ; soit par la vue des erreurs commises et par la contradiction même des expériences, qu’il est toujours possible de répéter ; soit enfin par la seule connaissance de la marche qu’a suivie l’esprit humain, tant dans l’invention que dans les progrès de l’art ou de la science : marche qui indique par analogie celle à suivre pour les perfectionner.

C’est à de telles recherches que nous devons des découvertes nombreuses, tantôt nouvelles, tantôt seulement renouvelées, mais qui méritent toujours à leurs auteurs des remerciements : c’est par elles que la médecine nous a procuré des méthodes, des remèdes ; la chirurgie des instruments ; la mécanique des outils, des machines ; l’architecture des décorations, des ameublements. Il serait à désirer que ce dernier art s’occupât d’un genre de construction à l’ordre du jour, et d’une véritable importance, la construction des salles d’assemblées, soit délibérantes, soit professantes. Novices à cet égard, nous n’avons encore obtenu depuis cinq ans que les essais les plus imparfaits, que les tâtonnements les plus vicieux ; je n’entends pas néanmoins y comprendre le vaisseau où nous sommes rassemblés, qui quoique trop petit pour nous, à qui il ne fut point destiné, remplit bien d’ailleurs le but de son institution ; mais je désigne ces salles où l’on voit l’ignorance de toutes les règles de l’art, où le local n’a aucune proportion avec le nombre des délibérants qu’il doit contenir ; où ces délibérants sont disséminés sur une vaste surface, quand tout invite, quand tout impose la loi de les resserrer dans le plus petit espace ; où les lois de l’acoustique sont tellement méconnues que l’on a donné aux vaisseaux des formes carrées et barlongues, quand la forme circulaire se présentait comme la plus simple et la seule propre aux effets d’audition demandés ; où, par ce double vice de trop d’étendue et de figure carrée, il faut des voix de stentor pour être entendu, et par conséquent où toute voix faible est exclue de fait, est privée de son droit de conseil et d’influence, encore qu’une voix faible et une poitrine frêle soient souvent les résultats de l’étude et de l’application, et par suite les signes présumés de l’instruction ; tandis qu’une voix trop éclatante et de forts poumons sont ordinairement l’indice d’un tempérament puissant, qui ne s’accorde guère de la vie sédentaire du cabinet et qui invite, ou plutôt qui entraîne malgré soit à cultiver ses passions plus que sa raison : j’entends ces salles enfin où par la nécessité de faire du bruit pour être entendu, l’on provoque le bruit qui empêche d’entendre ; de manière que par une série de conséquences étroitement liées, la construction du vaisseau favorisant et même nécessitant le tumulte, et le tumulte empêchant la régularité et le calme de la délibération, il arrive que les lois qui dépendent de cette délibération, et que le sort d’un peuple qui dépend de ces lois, dépendent réellement de la disposition physique d’une salle. Il est donc d’une véritable importance de s’occuper activement des recherches à cet égard, et nous avons tout à gagner, en consultant, sur cette matière, l’histoire et les monuments de la Grèce et de l’Italie ; nous apprendrons de leurs anciens peuples qui avaient une expérience longue et multipliée des grandes assemblées sur quels principes étaient bâtis ces cirques et ces amphithéâtres, dans lesquels cinquante mille âmes entendaient commodément la voix d’un acteur, ainsi qu’on en a fait l’épreuve, il y a quelques années, dans l’amphithéâtre restauré de Vérone. Nous connaîtrons l’usage de ces conques qu’ils pratiquaient dans certaines parties des murailles, de ces vases d’airain qui gonflaient les sons dans l’immense cirque de Caracalla, de ces bassins à fond de cuve, soit en métal, soit en brique, dont le moderne opéra de Rome a fait un usage si heureux, que dans une salle plus grande qu’aucune des nôtres, un orchestre de onze instruments seulement produit autant d’effet que nos cinquante instruments de l’opéra ; nous imiterons ces vomitoires qui facilitent l’entrée et la sortie individuelle, et même l’évacuation totale du vaisseau, sans bruit et sans confusion ; enfin nous pourrons rechercher tout ce que l’art des anciens a imaginé en ce genre, et en faire des applications immédiates ou des modifications heureuses, selon les indications et les convenances de notre sujet. Il y a quelques mois que j’avais entrepris un travail sur cette intéressante matière, et j’avais d’autant plus lieu d’en attendre quelque succès que je dirigeais mes idées de concert avec un artiste qui joint, à l’habileté de la pratique, les lumières de la théorie : mais le travail qui m’occupe près de vous me laisse désormais peu de moyens d’achever et de compléter celui-là ; et malheureusement il viendra trop tard pour remédier aux inconvénients des constructions déjà commencées.

Le troisième genre d’utilité que l’on peut retirer de l’histoire, celui que j’appelle d’utilité politique ou sociale, consiste à recueillir et à méditer tous les faits relatifs à l’organisation des sociétés, au mécanisme des gouvernements, pour en induire des résultats généraux ou particuliers, propres à servir de termes de comparaison, et de règles de conduite en des cas analogues ou semblables ; sous ce rapport, l’histoire, prise dans son universalité, est un immense recueil d’expériences morales et sociales, que le genre humain fait involontairement et très dispendieusement sur lui-même ; dans lesquelles chaque peuple, offrant des combinaisons variées d’événements, de passions, de causes et d’effets développe, aux yeux de l’observateur attentif, tous les ressorts et tout le mécanisme de la nature humaine : de manière que si l’on avait un tableau exact du jeu réciproque de toutes les parties de chaque machine sociale, c’est-à-dire des habitudes, des mœurs, des opinions, des lois, du régime intérieur et extérieur de chaque nation, il serait possible d’établir une théorie générale de l’art de les composer, et de poser des principes fixes et déterminés de législation, d’économie politique, et de gouvernement. Il n’est pas besoin de faire sentir toute l’utilité d’un pareil travail. Malheureusement il est soumis à beaucoup de difficultés ; d’abord, parce que la plupart des histoires, surtout les anciennes, n’offrent que des matériaux incomplets ; ensuite, parce que l’usage que l’on peut en faire, les raisonnements dont ils sont le sujet, ne sont justes qu’autant que les faits sont représentés exactement, et nous avons vu combien l’exactitude et la précision sont épineuses à obtenir, surtout dans les faits accessoires ; or, il est remarquable que dans l’histoire, ce ne sont pas tant les faits majeurs et marquants qui sont instructifs, que les faits accessoires, que les circonstances qui les ont préparés et produits ; car ce n’est qu’en connaissant ces circonstances préparatoires que l’on peut parvenir à éviter ou à obtenir de semblables résultats ; ainsi dans une bataille, ce n’est pas son issue qui est instructive, ce sont les divers mouvements qui en ont décidé le sort, et qui, quoique moins saillants, sont pourtant les causes, tandis que l’événement n’est que l’effet. Telle est l’importance de ces notions de détail que, sans elles, le terme de comparaison se trouve vicieux, n’a plus d’analogie avec l’objet auquel on veut en faire l’application ; et cette faute, si grave dans ses conséquences, est pourtant habituelle et presque générale en histoire : on accepte des faits sans discussion, on les combine sans rapports certains ; on dresse des hypothèses qui manquent de fondement ; on en fait des applications qui manquent de justesse ; et de là, des erreurs d’administration et de gouvernement qui entraînent quelquefois les plus grands malheurs : c’est donc un art et un art profond que d’étudier l’histoire sous ce grand point de vue ; et si, comme il est vrai, l’utilité qui en peut résulter est du genre le plus vaste, l’art qui la procure est du genre le plus élevé ; c’est la partie transcendante et, s’il m’est permis de le dire, les hautes mathématiques de l’histoire.

Ces diverses considérations, loin de faire digression à mon sujet, m’ont au contraire préparé une solution facile de la plupart des questions qui y sont relatives. Demande-t-on si l’enseignement de l’histoire peut s’appliquer aux écoles primaires ? Il est bien évident que ces écoles, étant composées d’enfants dont l’intelligence n’est point encore développée, qui n’ont aucune idée, aucun moyen de juger des faits de l’ordre social, ce genre de connaissances ne leur convient point ; qu’il n’est propre qu’à leur donner des préjugés, des idées fausses et erronées, qu’à en faire des babillards et des perroquets, ainsi que l’a trop prouvé, depuis deux siècles, le système vicieux de l’éducation dans toute l’Europe. Qu’entendions-nous dans notre jeunesse à cette Histoire de Tite-Live, à ces Commentaires de César, à ces Annales de Tacite que l’on nous forçait d’expliquer ? Quel fruit, quelle leçon en avons-nous tiré ? D’habiles instituteurs avaient si bien senti ce vice que, malgré leur désir d’introduire dans l’éducation la lecture des livres hébreux, ils n’osèrent jamais le tenter, et furent obligés de leur donner la forme du roman connu sous le nom d’Histoire du peuple de Dieu ; d’ailleurs, si la majeure partie des enfants des écoles primaires est destinée à la pratique des arts et métiers, qui absorberont tout leur temps pour fournir à leur subsistance, pourquoi leur donner des notions qu’ils ne pourront cultiver, qu’il sera indispensable d’oublier, et qui ne laisseront qu’une prétention de faux savoir, pire que l’ignorance ? Les écoles primaires rejettent donc l’histoire sous son rapport politique ; elles l’admettraient d’avantage sous le rapport des arts, parce qu’il en est plusieurs qui se rapprochent de l’intelligence du jeune âge, et que le tableau de leur origine et de leurs progrès pourrait leur insinuer l’esprit d’analyse ; mais il faudrait composer, en ce genre, des ouvrages exprès, et le fruit que l’on en obtiendrait ne vaudrait ni le soin, ni les frais.

Le seul genre d’histoire qui me paraisse convenable aux enfants est le genre biographique, ou celui des vies d’hommes privés ou publics ; l’expérience a prouvé que cette sorte de lecture, pratiquée dans les veillées, au sein des familles, produisait un effet puissant sur ces jeunes cerveaux, et excitait en eux ce désir d’imitation qui est un attribut physique de notre nature, et qui détermine le plus nos actions. Ce sont souvent des traits reçus dans de telles lectures qui ont décidé de la vocation et du penchant de toute la vie ; et ces traits sont d’autant plus efficaces qu’ils sont moins préparés par l’art, et que l’enfant, qui fait une réflexion et porte un jugement, a plus le sentiment de sa liberté, en ne se croyant ni dominé ni influencé par une autorité supérieure. Nos anciens l’avaient bien senti, lorsque pour accréditer leurs opinions dogmatiques ils imaginèrent ce genre d’ouvrage que l’on appelle Vie des saints ; il ne faut pas croire que toutes ces compositions soient dépourvues de mérite et de talent. Plusieurs sont faites avec beaucoup d’art, et une grande connaissance du cœur humain : et la preuve en est qu’elles ont bien rempli leur objet, celui d’imprimer aux âmes un mouvement dans le sens et la direction qu’elles avaient en vue.

À mesure que les esprits se sont dégagés des idées du genre religieux, on a passé aux ouvrages du genre philosophique et politique, et les hommes illustres de Plutarque et de Cornélius Népos, ont obtenu la préférence sur les martyrs et les saints pères du désert : et du moins ne pourra-ton nier que ces modèles, quoique dits profanes, ne soient plus à l’usage des hommes vivants en société ; mais encore ont-ils l’inconvénient de nous éloigner de nos mœurs, et de donner lieu à des comparaisons vicieuses et capables d’induire en de graves erreurs. Il faudrait que ces modèles fussent pris chez nous, dans nos mœurs, et s’ils n’existaient pas il faudrait les créer ; car c’est surtout ici le cas d’appliquer le principe que j’ai avancé, que le roman peut être supérieur à l’histoire en utilité. Il est à désirer que le gouvernement encourage des livres élémentaires de ce genre ; et comme ils appartiennent moins à l’histoire qu’à la morale, je me bornerai à rappeler à leurs compositeurs deux préceptes fondamentaux de l’art, dont ils ne doivent point s’écarter : concision et clarté. La multitude des mots fatigue les enfants et les rend babillards ; les traits concis les frappent, les rendent penseurs ; et ce sont moins les réflexions qu’on leur fait que celles qu’ils se font, qui leur profitent.

Quatrième Leçon

Nous avons vu que que les faits historiques fournissaient matière à trois genres d’utilité : l’une relative aux particuliers, l’autre relative aux gouvernements et aux sociétés, et la troisième applicable aux sciences et aux arts. Mais, parce que cette utilité quelconque ne s’offre point d’elle-même, ni sans le mélange d’inconvénients et de difficultés ; parce que, pour être recueillie, elle exige des précautions et un art, nous avons commencé l’examen des principes et des règles de cet art ; et nous allons continuer aujourd’hui de les développer, en les divisant en deux branches : art d’étudier l’histoire ; art de composer et d’écrire l’histoire.

J’ai déjà indiqué que, sous aucun rapport, l’étude de l’histoire ne me paraissait convenir aux enfants, parce que les faits dont elle se compose exigent une expérience déjà acquise et une maturité de jugement incompatible avec leur âge ; que par conséquent elle devait être bannie des écoles primaires, avec d’autant plus de raison que la très grande majorité des citoyens y est destinée aux métiers et aux arts, dont elle doit tirer sa subsistance, et dont la pratique absorbant tout son temps, lui fera oublier et lui rendra nécessairement inutile toute notion purement savante et spéculative ; j’ajoute qu’obligée de croire sur parole et sur autorité magistrale, elle y pourrait contracter des erreurs et des préjugés, dont l’influence s’étendrait sur toute la vie. Il ne s’agit pas de savoir beaucoup, mais de savoir bien ; car le demi-savoir est un savoir faux, cent fois pire que l’ignorance. Ce qu’on peut se permettre d’histoire avec les enfants, et j’étends ce nom à tous les hommes simples et sans instruction, doit se réduire à la morale, c’est-à-dire aux préceptes de conduite à leur usage ; et, parce que ces préceptes, tirés des faits et des exemples, deviennent plus saillants, l’on peut se permettre d’employer des anecdotes et des récits d’actions vertueuses, surtout si l’on en use sobrement ; car l’abondance est indigeste et, pour le dire en passant, un vice majeur de l’éducation française est de vouloir trop dire et trop faire. On apprend aux hommes à parler ; on devrait leur apprendre à se taire : la parole dissipe la pensée, la méditation l’accumule : le partage né de l’étourderie engendre la discorde ; le silence, enfant de la sagesse, est l’ami de la paix. Athènes éloquente ne fut qu’un peuple de brouillons : Sparte silencieuse fut un peuple d’hommes posés et graves ; et ce fut, sans doute, pour avoir érigé le silence en vertu, que Pythagore reçut des deux Grèces le titre de sage.

Au-dessus des écoles primaires, et dans le second degré de l’instruction, l’esprit des jeunes gens, plus développé, devient plus capable de recevoir celle qui naît de l’histoire. Cependant, si vous vous rappelez les impressions de notre jeune âge, vous vous ressouviendrez que, pendant longtemps, la partie qui, dans nos lectures, excita le plus notre intérêt, qui l’attacha presque exclusivement, fut celle des combats et des anecdotes militaires. Vous observerez qu’en lisant l’Histoire ancienne, par Rollin, ou l’Histoire de France, par Velly, nous glissions rapidement, ou nous nous traînions languissamment sur les articles de mœurs, de lois, de politique, pour arriver aux sièges, aux batailles, ou aux aventures particulières ; et dans ces aventures, et dans les histoires personnelles, nous préférions ordinairement celles des guerriers à grands mouvements, à la vie paisible des législateurs et des philosophes ; ce qui m’amène à deux réflexions : l’une, que l’étude de l’histoire ne devient que très tardivement utile aux jeunes gens, à qui elle offre peu de points de contact ; l’autre, que ne les touchant que par le côté moral, et surtout par celui des passions, il serait dangereux de les y livrer d’eux-mêmes et sans guide. L’on ne peut leur mettre en main que des histoires préparées, ou choisies dans une intention : or, en un tel cas, est-ce bien l’histoire qu’on leur enseigne ? Sont-ce les faits tels qu’ils sont qu’on leur montre, ou n’est-ce pas plutôt les faits tels qu’on les voit, tels qu’on veut les faire voire ? Et alors n’est-ce pas un roman et un mode d’éducation ? Sans doute, et je l’ai déjà dit, ce mode à des avantages ; mais il peut avoir des inconvénients : car, de même que nos ancêtres du Moyen-âge se sont trompés en adoptant une morale qui contrarie tous les penchants de la nature, au lieu de les diriger, de même il est à craindre que l’âge présent ne se trompe aussi en en prenant une qui ne tend qu’à exalter les passions au lieu de les modérer ; de manière que, passant d’un excès à l’autre, d’une crédulité aveugle à une incrédulité farouche, d’une apathie misanthropique à une cupidité dévorante, d’une patience servile à un orgueil oppresseur et insociable, nous n’aurions fait que changer de fanatisme, et quittant celui des Goths du neuvième siècle, nous retournerions à celui des enfants d’Odin, les Francs et les Celtes nos premiers aïeux ; et tels seraient les effets de cette moderne doctrine, qui ne tend qu’à exalter les courages, qu’à les pousser au-delà du but de défense et de conservation qu’indique la nature, qui ne prêche que mœurs et vertus guerrières, comme si l’idée de la vertu, dont l’essence est de conserver, pouvait s’allier à l’idée de la guerre, dont l’essence est de détruire ; qui appelle patriotisme une haine farouche de toute autre nation ; comme si l’amour exclusif des siens n’était pas la vertu spéciale des loups et des tigres ; comme si dans la société générale du genre humain, il y avait une autre justice, d’autres vertus pour les peuples que pour les individus ; comme si un peuple guerrier et conquérant différait d’un individu perturbateur et méchant qui s’empare du bien de son voisin parce qu’il est le plus fort ; une doctrine enfin qui ne tend qu’à ramener l’Europe aux siècles et aux mœurs féroces des Cimbres et des Teutons : et cette doctrine est d’autant plus dangereuse que l’esprit de la jeunesse, ami du mouvement et porté à l’enthousiasme militaire, adopte avidement ses préceptes. Instituteurs de la nation, pesez bien un fait qui est sous vos yeux : si vous, si votre actuelle génération élevée dans des mœurs douces, et qui, pour objet de son enfance, ne connut que les poupées et les petites chapelles ; si cette génération a pris en si peu de temps un tel essor de mœurs sanguinaires, que sera-ce de celle qui s’élève dans la rapine et le carnage, et qui fait les jeux de son bas âge, des horreurs que nous inventons ? Encore un pas, et l’on ressuscitera parmi nous les étranges effets de démence et de frénésie que la doctrine d’Odin produisit jadis en Europe, et dont, au dixième siècle, l’école danoise du gouverneur de Iomsbourg offrait un exemple digne d’être cité : je le tire de l’un des meilleurs ouvrages de ce siècle, l’histoire de Danemark, par le professeur Mallet ; après avoir parlé, dans son introduction, livre 4, de la passion que les Scandinaves, comme tous les Celtes, avaient pour la guerre ; après en avoir montré la cause dans leurs lois, dans leur éducation et dans leur religion, il raconte le fait suivant :

L’histoire nous apprend que Harald, roi de Danemark, qui vivait dans le milieu du Xe siècle, avait fondé, sur la côte de Poméranie, une ville, nommée Julin, ou Jomsbourg : qu’il y avait envoyé une colonie de jeunes Danois, et en avait donné le gouvernement à un nommé Palnatocko. Ce nouveau Lycurgue avait fait de sa ville une seconde Lacédémone ; tout y était uniquement dirigé vers le but de former des soldats ; il avait défendu, dit l’auteur de l’histoire de cette colonie, d’y prononcer seulement le nom de la peur, même dans les dangers les plus imminents. Jamais un citoyen de Julin ne devait céder au nombre, quelque grand qu’il fût, mais se battre intrépidement, sans prendre la fuite, même devant une multitude très supérieure. La vue d’une mort présente n’eût pas même été une excuse pour lui. Il paraît que ce législateur parvint en effet à détruire dans le plus grand nombre de ses élèves, jusqu’au dernier reste de ce sentiment si profond et si naturel qui nous fait redouter notre destruction ; rien ne le prouve mieux qu’un trait de leur histoire qui mérite d’avoir place ici par sa singularité.

Quelques-uns d’entre eux, ayant fait une irruption dans les États d’un puissant seigneur norvégien, nommé Haquin, furent vaincus, malgré l’opiniâtreté de leur résistance ; et les plus distingués ayant été fait prisonniers, les vainqueurs les condamnèrent à mort conformément à l’usage du temps. Cette nouvelle, au lieu de les affliger, fut pour eux un sujet de joie ; le premier se contenta de dire, sans changer de visage, et sans donner le moindre signe d’effroi : Pourquoi ne m’arriverait-il pas la même chose qu’à mon père ; il est mort, et je mourrai. Un guerrier, nommé Torchill, qui leur tranchait la tête, ayant demandé au second ce qu’il pensait, il répondit qu’il se souvenait trop bien des lois de Julin pour prononcer quelque parole qui marquât la peur. À la même question, le troisième répondit qu’il se réjouissait de mourir avec sa gloire, et qu’il la préférait à une vie infâme, comme celle de Torchill. Le quatrième fit une réponse plus longue et plus singulière : « Je souffre, dit-il, la mort de bon cœur, et cette heure m’est agréable ; je te prie seulement, ajouta-t-il en s’adressant à Torchill, de me trancher la tête le plus prestement qu’il sera possible, car c’est une question que nous avons souvent agitée à Julin, de savoir si l’on conserve quelque sentiment après avoir été décapité ; c’est pourquoi je vais prendre ce couteau d’une main, et si, après avoir été décapité, je le porte contre toi, ce sera une marque que je n’ai pas entièrement perdu le sentiment ; si je le laisse tomber, ce sera une preuve du contraire, hâte toi de décider cette question ». Torchill, ajoute l’historien, se hâta de lui trancher la tête, et le couteau tomba. Le cinquième montra la même tranquillité, et mourut en raillant ses ennemis. Le sixième recommanda à Torchill de le frapper au visage ; « je me tiendrai, dit-il, immobile, tu observeras si je ferme seulement les yeux ; car nous sommes habitués à Jomsbourg à ne pas remuer, même quand on nous donne le coup de la mort ; nous nous sommes exercés à cela les uns les autres ». Il mourut en tenant sa promesse, et en présence de tous les spectateurs. Le septième était, dit l’historien, un jeune homme d’une grande beauté, et à la fleur de l’âge, sa longue chevelure blonde semblait de soie, et flottait en boucles sur ses épaules : Torchill lui ayant demandé s’il redoutait la mort, « je la reçois volontiers, dit-il, puisque j’ai rempli le plus grand devoir de la vie, et que j’ai vu mourir tous ceux à qui je ne puis survivre : je te prie seulement qu’aucun esclave ne touche mes cheveux, et que mon sang ne les salisse point ».

Ce trait vous prouve quelle est la puissance des préceptes de l’éducation, dans un genre même aussi contraire à la nature ; et il peut en même temps prouver l’abus qu’il serait possible de faire de l’histoire, puisqu’un tel exemple, il y a plusieurs mois, n’eût pas manqué de servir à autoriser le fanatisme ; et tel est le danger qu’en effet je trouve à l’histoire, d’offrir presqu’éternellement des scènes de folie, de vice et de crime, et par conséquent des modèles et des encouragements aux écarts les plus monstrueux.

En vain dira-t-on que les maux qui en résultent suffisent pour en détourner. Il est en morale une vérité profonde à laquelle on ne fait point d’attention ; c’est que le spectacle du désordre et du vice laisse toujours de dangereuses impressions ; qu’ils sert moins à en détourner qu’à y accoutumer par la vue, et en y enhardir par l’excuse que fournit l’exemple ; c’est le même mécanisme physique qui fait qu’un récit obscène jette le trouble dans l’âme même la plus chaste, et que le meilleur moyen de maintenir la vertu, c’est de ne pas lui présenter les images du vice.

Dans le genre dont je parle, je dirai volontiers que les meilleurs ouvrages sont les moins mauvais, et que le parti le plus sage serait d’attendre que les jeunes gens eussent déjà un jugement à eux, et libre de l’influence magistrale, pour les introduire à la lecture de l’histoire ; leur esprit neuf, mais non pas ignorant, n’en serait que plus propre à saisir des points de vues nouveaux, et à ne point fléchir devant les préjugés qu’inspire une éducation routinière. Si j’avais à tracer un plan d’études en ce genre, après avoir requis ces conditions, voici la marche qui me paraîtrait la plus convenable.

D’abord, j’exigerais que mes élèves eussent des notions préliminaires dans les sciences exactes, telles que les mathématiques, la physique, l’état du ciel et du globe terrestre ; c’est-à-dire qu’ils eussent l’esprit muni de moyens et de termes de comparaison, pour juger des faits qui leur seront racontés : j’ai dit l’état du ciel et du globe terrestre, parce que, sans quelques idées d’astronomie, l’on ne conçoit rien en géographie, et que sans un aperçu de géographie, l’on ne sait où placer les scènes de l’histoire, qui flottent dans l’esprit comme les nuages dans l’air. Je ne trouverais point nécessaire qu’ils eussent approfondi les détails de ces deux sciences : l’histoire les leur fournira ; et je ne demanderais point qu’ils fussent exempts de préjugés, soit en morale, soit en idées religieuses : il suffirait qu’ils ne fussent entêtés de rien, qu’ils eussent l’esprit ouvert à l’observation ; et je ne doute pas que le spectacle varié de tous les contrastes de l’histoire ne redressât leurs idées en les étendant. C’est pour ne connaître que soi et les siens qu’on est opiniâtre ; c’est pour n’avoir vu que son clocher, qu’on est intolérant ; parce que l’opiniâtreté et l’intolérance ne sont que les fruits d’un égoïsme ignorant ; et que quand on a vu beaucoup d’hommes, quand on a comparé beaucoup d’opinions, on s’aperçoit que chaque homme a son prix, que chaque opinion à ses raisons, et l’on émousse les angles tranchants d’une vanité neuve, pour rouler doucement dans le torrent de la société ; ce fruit de sagesse et d’utilité que l’on recueille des voyages, l’histoire le procure aussi ; car l’histoire est un voyage qui se fait avec cet agrément, que sans péril ni fatigue, et sans changer de place, on parcourt l’univers des temps et des lieux. Or, de même qu’un voyageur ne commence pas par s’aller placer en ballon dans les terres australes, ni dans les pays inaccessibles et inconnus, pour prendre de là sa course vers la terre habitée ; de même si j’en suis cru de mes élèves en histoire, ils ne se jetteront point d’abord dans la nuit de l’antiquité, ni dans les siècles incommensurables, pour de là tomber, sans savoir comment, dans des âges contigus au nôtre, qui n’ont aucune ressemblance avec les premiers : ils éviteront donc tous ces livres d’histoire qui, d’un seul bond, vous transportent à l’origine du monde, qui vous en calculent l’époque, comme du jour d’hier, et qui vous déclarent que là, il n’y a point à raisonner, et que là il faut croire sans contester. Or, comme les contestations sont une mauvaise chose, et que cependant le raisonnement est une boussole que l’on ne peut quitter, il faut laisser ces habitants des antipodes dans leur pôle austral ; et imitant les navigateurs prudents, partir d’abord de chez nous, voguer terre à terre, et n’avancer qu’à mesure que le pays nous devient connu. Je serais donc d’avis que l’on étudiât d’abord l’histoire du pays où l’on est né, où l’on doit vivre, et où l’on peut acquérir la preuve matérielle des faits, et voir les objets de comparaison. Et cependant je ne prétendrais pas blâmer une méthode qui commencerait par un pays étranger ; car cet aspect d’un ordre de choses, de coutumes, de mœurs qui ne sont pas les nôtres, a un effet puissant pour rompre le cours de nos préjugés, et pour nous faire voir nous-mêmes sous un jour nouveau, qui produit en nous le désintéressement et l’impartialité : l’unique condition que je tienne pour indispensable, est que ce soit une histoire de temps et de pays bien connus, et possibles à vérifier. Que ce soit l’histoire d’Espagne, d’Angleterre, de Turquie ou de Perse, tout est égal, avec cette seule différence qu’il paraît que jusqu’ici nos meilleures histoires ont été faites sur les pays d’Europe, parce que c’est eux que nous connaissons le mieux. D’abord nos élèves prendraient une idée générale d’un pays et d’une nation donnés, dans l’écrivain principal le plus estimé qui en a traité. Par là, ils acquerraient une première échelle de temps, à laquelle tout viendrait et tout devrait se rapporter. S’ils voulaient approfondir les détails ils auraient déjà trouvé dans ce premier ouvrage l’indication des originaux, et ils pourraient les consulter et les compulser. Ils le devraient même sur les articles où leur auteur aurait témoigné de l’incertitude et de l’embarras. D’une première nation, ou d’une première période connue, ils passeraient à une voisine qui les aurait plus intéressés, qui aurait le plus de connexion avec des points nécessaires à éclairer ou à développer. Ainsi, de proche en proche, ils prendraient une connaissance suffisante de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et du Nouveau-Monde ; car, suivant toujours mon principe de ne procéder que du connu à l’inconnu, et du voisin à l’éloigné, je ne voudrais pas qu’ils remontassent dans les temps reculés, avant d’avoir une idée complète de l’état présent ; cette idée acquise, nous nous embarquerions pour l’antiquité, mais avec prudence, et gagnant d’échelle en échelle, de peur de nous perdre sur une mer privée de rivages et d’étoiles ; arrivés aux confins extrêmes des temps historiques, et là trouvant quelques époques certaines, nous nous y placerions comme sur des promontoires, et nous tâcherions d’apercevoir dans l’océan ténébreux de l’antiquité, quelques-uns de ces points saillants, qui, comme des îles, surnagent aux flots des événements. Sans quitter terre, nous essayerions de connaître par divers rapports, comme par des triangles, la distance de quelques-uns ; et elle deviendrait une base chronologique pour nous, qui servirait à mesurer la distance des autres. Tant que nous verrions de tels points certains, et que nous pourrions en mesurer l’intervalle, nous avancerions, le fil à la main ; mais alors que nous ne verrions plus que des brouillards et des nuages, et que les faiseurs de cosmogonies et de mythologies viendraient pour nous conduire aux pays des prodiges et des fées, nous retournerions sur nos pas ; car ordinairement ces guides imposent pour condition de mettre un bandeau sur les yeux, et alors on ne sait où l’on va ; de plus ils se disputent entre eux à qui vous aura, et il faut éviter les querelles ; ce serait payer trop cher un peu de science, que de l’acheter au prix de la paix. À la vérité, mes élèves reviendraient l’esprit plein de doutes sur la chronologie des Assyriens et des Égyptiens ; ils ne seraient pas sûrs de savoir, à cent ans près, l’époque de la guerre de Troie, et seraient même très portés à douter et de l’existence humaine de tous les demi-dieux, et du déluge de Deucalion, et du vaisseau des Argonautes, et des 115 ans de règne de Fohi le Chinois, et de tous les prodiges indiens, chaldéens, arabes, plus ressemblants aux mille et une nuits qu’à l’histoire ; mais pour se consoler, ils auraient acquis des idées saines sur une période d’environ trois mille ans, qui est tout ce que nous connaissons de vraiment historique. Et en compulsant leurs notes et tous les extraits de lecture qu’ils auraient soigneusement faits, ils auraient acquis les moyens de retirer de l’histoire toute l’utilité dont elle est susceptible. Je sens que l’on me dira qu’un tel plan d’études exige des années pour son exécution, et qu’il est capable d’absorber le temps et les facultés d’un individu ; que par conséquent il ne peut convenir qu’à un petit nombre d’hommes qui, soit par leurs moyens personnels, soit par ceux que leur fournirait la société, pourraient y consacrer tout ce temps et toutes ces facultés. Je conviens de la vérité de cette observation, et j’en conviens d’autant plus aisément, qu’elle est mon propre résultat. Plus je considère la nature de l’histoire, moins je la trouve propre à devenir le sujet d’études vulgaires et répandues dans toutes les classes. Je conçois comment et pourquoi tous les citoyens doivent être instruits dans l’art de lire, d’écrire, de compter, de dessiner ; comment et pourquoi l’on doit leur donner des notions des mathématiques, qui calculent les corps ; de la géométrie qui les mesure ; de la physique qui rend sensibles leurs qualités ; de la médecine élémentaire qui nous apprend à conduire notre propre machine, à maintenir notre santé ; de la géographie même qui nous fait connaître le coin de l’univers où nous sommes placés, où il nous faut vivre : dans toutes ces notions, je vois des besoins usuels, pratiques, communs à tous les temps de la vie, à tous les instants du jour, à tous les états de la société ; j’y vois des objets d’autant plus utiles que sans cesse présents à l’homme, sans cesse agissants sur lui, il ne peut ni se soustraire à leurs lois par sa volonté, ni éluder leur puissance par des raisonnements et par des sophismes ; le fait est là, il est sous son doigt, il le touche, il ne peut le nier. Mais dans l’histoire, dans ce tableau fantastique de faits évanouis dont il ne reste que l’ombre, quelle est la nécessité de connaître ces formes fugaces qui ont péri, qui ne renaîtront plus ? Qu’importe au laboureur, à l’artisan, au marchand, au négociant, qu’il ait existé un Alexandre, un Attila, un Tamerlan, un empire d’Assyrie, un royaume de Bactriane, une république de Carthage, de Sparte ou de Rome ? Qu’ont de commun ces fantômes avec son existence ? Qu’ajoutent-ils de nécessaire à sa conduite, d’utile à son bonheur ? En serait-il moins sain, moins content pour ignorer qu’il ait vécu de grands philosophes, même de grands législateurs, appelés Pythagore, Platon, Zoroastre, Confucius, Mahomet ? Les hommes sont passés, les maximes restent ; et ce sont les maximes qui importent et qu’il faut juger, sans égard au moule qui les produisit, et que sans doute pour nous instruire, la nature elle-même a brisé : elle n’a pas brisé les modèles, et si la maxime intéresse l’existence réelle, il faut la confronter aux faits naturels ; leur identité, ou leur dissonance décidera de l’erreur ou de la vérité. Mais, je le répète, je ne conçois point la nécessité de connaître tant de faits qui ne sont plus, et j’aperçois plus d’un inconvénient à en faire le sujet d’une occupation générale et classique : c’en est un que d’y employer un temps et d’y consumer une attention qui seraient bien plus utilement appliqués à des sciences exactes et de premier besoin ; c’en est une autre que cette difficulté de constater la vérité et la certitude des faits, difficulté qui ouvre la porte aux débats, aux chicanes d’argumentation ; qui à la démonstration palpable des sens, substitue des sentiments vagues de conscience intime, et de persuasion ; raisons de ceux qui ne raisonnent point, et qui s’appliquant à l’erreur comme à la vérité, ne sont que l’expression de l’amour-propre, toujours prêt à s’exaspérer par la moindre contradiction, et à engendrer l’esprit de parti, l’enthousiasme et le fanatisme. C’est encore un inconvénient de l’histoire de n’être utile que par des résultats dont les éléments sont si compliqués, si mobiles, si capables d’induire en erreur, que l’on n’a presque jamais une certitude complète de s’en trouver exempt. Aussi persisté-je à regarder l’histoire, non point comme une science, parce que ce nom ne me paraît applicable qu’à des connaissances démontrables, telles que celles des mathématiques, de la physique, de la géographie ; mais comme un art systématique de calculs, qui ne sont que probables, tel qu’est l’art de la médecine : or, quoiqu’il soit vrai que dans le corps humain les éléments aient des propriétés fixes, et que leurs combinaisons aient un jeu déterminé et constant ; cependant, parce que ces combinaisons sont nombreuses et variables, qu’elles ne se manifestent aux sens que par leurs effets, il en résulte pour l’art de guérir un état vague et conjectural, qui forme sa difficulté, et l’élève au-dessus de la sphère de nos connaissances vulgaires. De même, en histoire, quoiqu’il soit certain que des faits ont produit tels événements et telles conséquences ; cependant, comme l’état positif de ces faits, comme leurs rapports et leurs réactions ne sont pas déterminés ou connus, il en résulte une possibilité d’erreur, qui rend leurs applications, leur comparaison à d’autres faits, une opération délicate, qui exige des esprits très exercés dans ce genre d’étude, et doués d’une grande finesse de tact. Il est vrai que dans cette dernière considération, je désigne particulièrement l’utilité politique de l’histoire, et j’avoue qu’à mes yeux cette utilité est son propre et unique but ; la morale individuelle, le perfectionnement des sciences et des arts ne me paraissent que des épisodes et des accessoires ; l’objet principal, l’art fondamental, c’est l’application de l’histoire au gouvernement, à la législation, à toute l’économie politique des sociétés ; de manière que j’appellerais volontiers l’histoire, la science physiologique des gouvernements, parce qu’en effet elle apprend à connaître, par la comparaison des états passés, la marche des corps politiques, futurs et présents, les symptômes de leurs maladies, les indications de leur santé, les pronostics de leurs agitations et de leurs crises, enfin les remèdes que l’on y peut apporter. Sans doute ce fut pour avoir senti sa difficulté sous ce point de vue immense, que chez les anciens, l’étude de l’histoire était particulièrement affectée aux hommes qui se destinaient aux affaires publiques ; que chez eux, comme chez les modernes, les meilleurs historiens furent ce que l’on appelle des hommes d’État ; et que dans un empire célèbre, pour plus d’un genre d’institutions sages, à la Chine, l’on a, depuis des siècles, formé un collège spécial d’historiens. Les Chinois ont pensé, non sans raison, que le soin de recueillir et de transmettre les faits qui constituent la vie d’un gouvernement et d’une nation, ne devaient point être abandonné au hasard ni aux caprices des particuliers ; ils ont senti qu’écrire l’histoire était une magistrature qui pouvait exercer la plus grande influence sur la conduite des nations et de leurs gouvernements ; en conséquence, ils ont voulu que des hommes choisis, pour leurs lumières et pour leurs vertus, fussent chargés de recueillir les événements de chaque règne, et d’en jeter les notes, sans se communiquer, dans des boites scellées, qui ne sont ouvertes qu’à la mort du prince ou de sa dynastie. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner cette institution, il me suffit d’indiquer combien elle appuie l’idée élevée que je me fais de l’histoire. Je viens à l’art de la composer.

Deux écrivains distingués ont traité spécialement de la manière d’écrire l’histoire. Le premier, Lucien, né à Samosate, sous le règne de Trajan, a divisé son traité en critique et en préceptes ; dans la première partie, il persifle, avec cette gaieté piquante qui lui est propre, le mauvais goût d’un essaim d’historiens, que la guerre de Marc-Aurèle contre les Parthes fit subitement éclore, et vit périr de même, comme un essaim de papillons après un orage. Parmi les défauts qu’il leur reproche, l’on remarque surtout, l’ampoulure du style, l’affectation des grands mots, la surcharge des épithètes, et, par une suite naturelle de ce défaut de goût, la chute dans l’excès contraire, l’emploi d’expressions triviales, les détails bas et dégoûtants, le mensonge hardi, la lâche flatterie ; de manière que l’épidémie, dont furent attaqués sur la fin du second siècle les écrivains romains, eut les mêmes symptômes que celles qui, par périodes, renaissent chez les autres peuples.

Dans la seconde partie, Lucien expose les qualités et les devoirs d’un bon historien. Il veut qu’il soit doué de sagacité ; qu’il ait le sentiment des convenances ; qu’il sache penser et rendre ses pensées ; qu’il soit versé dans les affaires politiques et militaires ; qu’il soit libre de crainte et d’ambition, inaccessible à la séduction ou à la menace ; qu’il dise la vérité sans faiblesse et sans amertume ; qu’il soit juste sans dureté, censeur sans acreté et sans calomnie ; qu’il n’ait ni esprit de parti, ni même esprit national ; je le veux, dit-il, citoyen du monde, sans maître, sans loi, sans égard pour l’opinion de son temps, et n’écrivant que pour l’estime des hommes sensés, et pour le suffrage de la postérité.

Quant au style, Lucien recommande qu’il soit facile, pur, clair, proportionné au sujet, habituellement simple comme narratif, quelquefois noble, agrandi, presque poétique, comme les scènes qu’il peint, rarement oratoire, jamais déclamateur ; que les réflexions soient courtes ; que la matière soit bien distribuée, les témoignages bien scrutés, bien pesés, pour distinguer le bon du mauvais aloi ; en un mot que l’esprit de l’historien, dit-il, soit une glace fidèle où soient réfléchis, sans altération, les faits ; s’il rapporte un fait merveilleux, qu’il l’expose nuement, sans affirmer ni nier, pour ne point se rendre responsable ; qu’en un mot, il n’ait pour but que la vérité, pour mobile que le désir d’être utile, pour récompense que l’estime, toute stérile qu’elle puisse être, des gens de bien et de la postérité : tel est le précis des 94 pages du traité de Lucien, traduit par Massieu.

Le second écrivain, Mably, a donné à son ouvrage la forme du dialogue, et l’a divisé en deux entretiens. On est d’abord assez surpris de voir trois interlocuteurs grecs parler de la guerre des Insurgents contre les Anglais : Lucien eût raillé ce mélange ; mais Mably n’entend pas raillerie. Dans le premier entretien, il parle des différents genres d’histoire, et d’abord des histoires universelles, et de leurs études préliminaires. Dans le second, il traite des histoires particulières, de leur objet, et de quelques observations communes à tout genre.

En ouvrant le premier, l’on trouve pour précepte qu’il faut être né historien : l’on est étonné d’une semblable phrase dans le frère de Condillac ; mais Condillac, aimable et doux, analysait ; Mably, sévère et âpre, jugeait et tranchait. Il veut ensuite, avec plus de raison, que ses disciples aient étudié la politique, dont il distingue deux espèces : l’une, fondée sur les lois que la nature a établies, pour procurer aux hommes le bonheur, c’est-à-dire le véritable droit naturel ; l’autre, ouvrage des hommes, droit variable et conventionnel, produit des passions, de l’injustice, de la force, dont il ne résulte que de faux biens, et de grands revers. La première donnera à l’historien des idées saines de la justice, des rapports des hommes, des moyens de les rendre heureux ; la seconde lui fera connaître la marche habituelle des affaires humaines ; il apprendra à calculer leurs mouvements, à prévoir les effets et à éviter les revers : dans ces préceptes et dans quelques autres semblables, Mably est plus développé, plus instructif que Lucien ; mais il est fâcheux qu’il n’en ait imité ni l’ordre ni la clarté, ni surtout la gaieté. Tout son ouvrage respire une morosité sombre et mécontente ; aucun moderne ne trouve grâce devant lui : il n’y a de parfait que les anciens, il se passionne pour eux, et cependant il préfère Grotius, dans son Histoire des Pays-Bas, à Tacite. Tacite, dit-il, n’a tiré aucune leçon du règne de Tibère : son pinceau est fort, son instruction nulle ; à sa manière de peindre la conduite des Romains envers les peuples dits barbares, l’on a de justes raisons de douter de sa philosophie. Mably ne voit, ne connaît de beau, d’admirable que l’histoire romaine et Tite-Live ; et cependant il voudrait en retrancher une foule de morceaux qui le chagrinent. Il aime les harangues que les acteurs de l’histoire n’ont jamais faites ; il vante Bossuet pour avoir présenté un grand tableau dramatique, et il maltraite Voltaire jusqu’à l’indécence, pour avoir dit que l’histoire n’était qu’un roman probable, bon seulement quand il peut devenir utile. L’on ne peut le dissimuler : l’ouvrage de Mably, diffus et redondant, écrit sans style, sans méthode, n’est point digne de l’auteur des Observations sur l’histoire de France : il n’a point cette concision didactique qui devait être son principal mérite, et qui, à la vérité, manque aussi à Lucien. Les cent quatre-vingt pages de Mably se réduiraient facilement à vingt bonnes pages de préceptes : l’on gagnerait huit-neuvièmes de temps, et l’on s’épargnerait tout le chagrin de la satire. Ne lui en faisons cependant pas un crime, puisqu’elle faisait son tourment. On ne naît pas historien ; mais on naît gai ou morose, et malheureusement la culture des lettres, la vie sédentaire, les études opiniâtres, les travaux d’esprit ne sont propres qu’à épaissir la bile, qu’à obstruer les entrailles, qu’à troubler les fonctions de l’estomac, sièges immuables de toute gaité et de tout chagrin. On blâme les gens de lettres, on devrait les plaindre ; on leur reproche des passions ; elles font leur talent, et l’on en recueille les fruits : ils n’ont qu’un tort, celui de s’occuper plus des autres que d’eux-mêmes, d’avoir jusqu’à ce jour trop négligé la connaissance physique de leur corps, de cette machine animée par laquelle ils vivent, et d’avoir méconnu les lois de la physiologie et de la diététique, sciences fondamentales de nos affections. Cette étude conviendrait surtout aux écrivains d’histoires personnelles, et leur donnerait un genre d’utilité aussi important que nouveau ; car si un observateur, à la fois moraliste et physiologiste, étudiait les rapports qui existent entre les dispositions de son corps et les situations de son esprit ; s’il examinait avec soin, à quels jours, à quelles heures il a de l’activité dans la pensée ou de la langueur, de la chaleur dans le sentiment ou de la raideur et de la dureté, de la verve ou de l’abattement, il s’apercevrait que ces phases ordinairement périodiques de l’esprit correspondent à des phases également périodiques du corps, à des digestions lentes ou faciles, bonnes ou mauvaises, à des aliments doux ou âcres, stimulants ou calmants, dont certaines liqueurs en particulier, telles que le vin et le café, offrent des exemples frappants ; à des transpirations arrêtées ou précipitées ; il se convaincrait, en un mot, que le jeu bien ou mal réglé de la machine corporelle est le puissant régulateur du jeu de l’organe pensant ; que, par conséquent, ce qu’on appelle vice d’esprit ou de caractère n’est bien souvent que vice de tempérament ou de fonction qui, pour être corrigé, n’aurait quelquefois besoin que d’un bon régime ; et il résulterait d’un tel travail, bien fait et bien présenté, cette utilité que, nous montrant dans des habitudes physiques la cause de bien des vices et de bien des vertus, il nous fournirait des règles précieuses de conduite, applicables selon les tempéraments, et qu’il nous porterait à un esprit d’indulgence qui, dans ces hommes que l’on appelle acariâtres et malveillants, ne nous ferait voir ordinairement que des hommes malades ou mal constitués, qu’il faut envoyer aux eaux minérales.

Cinquième Leçon

Lucien a traité des qualités nécessaires à l’historien et du style convenable à l’histoire ; Mably a ajouté des observations sur les connaissances accessoires et préparatoires qu’exige ce genre de composition, et il les a presque réduites au droit des gens, soit naturel, soit factice et conventionnel, dont il faisait son étude favorite et spéciale. Le sujet ne me paraissant pas à beaucoup près épuisé, je vais joindre aux préceptes de ces deux auteurs, quelques aperçus sur l’art de recueillir et de présenter les faits de l’histoire.

Je conçois quatre manières différentes de traiter et de composer l’histoire : la première par ordre de temps que j’appelle méthode didactique ou annaliste ; la seconde par liaison et corrélation de faits, que j’appelle méthode dramatique ou systématique ; la troisième par ordre de matières ; et la quatrième par l’exposition analytique de tout le système physique et moral d’un peuple : je l’appelle méthode analytique et philosophique ; je m’explique.

La première méthode, par ordre de temps, consiste à rassembler et à classer les événements selon leurs dates, en ne mêlant à un narré pur et simple, que peu ou point de réflexions. Ceux qui appellent naturel tout ce qui est brut et sans art, pourront donner ce nom à cette méthode ; mais ceux qui, dans toute production, voient toujours la main de la nature, avec la seule différence du plus ou du moins de combinaison, ceux-là diront que cette méthode est la plus simple, la moins compliquée, exigeant le moins de soin de composition ; aussi paraît-elle être la première usitée chez toutes les nations, sous le nom d’annales et de chroniques ; et cependant, sous cette forme modeste, elle s’est quelquefois élevée à un assez haut degré de mérite, lorsque les écrivains ont su, comme Tacite dans ses Annales, et comme Thucydide dans sa Guerre du Péloponnèse, choisir des faits intéressants, et joindre à la correction du tableau les couleurs brillantes et fermes de l’expression ; si, au contraire, les écrivains admettant des faits sans critique, les entassent pêle-mêle et sans goût, s’ils les réduisent à des événements sommaires et stériles, de règnes de princes, de morts, de guerres, de combats, de pestes, de famines, comme l’ont fait presque tous les historiens de l’Asie ancienne et moderne, et ceux du bas et moyen âge de l’Europe, il faut convenir qu’alors ce genre de composition, privé d’instruction et de vie, a toute la fadeur, et comporte l’idée de mépris qu’on attache vulgairement au nom de chroniques. Ce n’est plus qu’un canevas grossier à qui manque toute sa broderie ; et dans tous les cas, même lorsque les matériaux sont bien choisis et complets, ce travail n’est que le premier pas à tous les autres genres d’histoire, dont il est seulement le porte-feuille et le magasin.

La seconde méthode, celle que j’appelle dramatique ou systématique, consiste à faire entrer, dans un cours de narration prédominant et fondamental, toutes les narrations accessoires, tous les événements latéraux qui viennent se lier et se confondre au principal événement. Nous avons un exemple caractérisé de cette méthode dans l’histoire d’Hérodote qui, ayant pris pour base de son texte la guerre des Perses contre les Grecs, en a tellement compassé les incidents, que, remontant d’abord à l’origine des deux peuples acteurs principaux, il suit la formation graduée de leur puissance dans tous les rameaux qui vinrent s’y confondre, comme un géographe suit et reprend à leur origine tous les cours d’eau qui se rendent dans un principal torrent ; par une série habile d’incidents, Hérodote fait connaître à son lecteur les Lydiens, les Mèdes, les Babyloniens soumis par Cyrus au joug des montagnards perses ; puis les Égyptiens conquis par Cambyse, puis les Scythes attaqués par Darius, puis les Indiens, et à l’occasion des Indiens, il jette un coup d’œil général sur les extrémités du monde connu de son temps ; enfin il revient à son objet dominant, qu’il termine par l’événement capital, la glorieuse victoire des petits peuples grecs combattant à Salamine et aux Thermopyles contre l’immense cohue de Xerxès. Dans cette méthode de composition, tout est à la disposition de l’auteur ; tout dépend de son art et de son talent à lier, à suspendre, à combiner ses sujets, à en faire un tout correspondant en toutes ses parties, c’est ce que je désigne par le terme de systématique ; et si l’historien borne sa course à un événement qui est la solution de tout ce qui a précédé et qui en termine la série, l’accroissement graduel d’intérêt que ses épisodes et ses suspensions ont su ménager, donne réellement à son sujet le caractère dramatique. Ces avantages divers et variés de liberté dans la marche, de hardiesse dans l’exécution, d’agrément dans les détails, d’attrait de curiosité dans les résultats, paraissent avoir mérité la préférence à cette méthode auprès de la plupart des écrivains, surtout les modernes : il est fâcheux que par compensation elle ait l’inconvénient d’être sujette à erreur, en laissant trop de carrière aux hypothèses et aux écarts de l’imagination.

La troisième méthode, celle par ordre de matières, consiste à suivre un sujet quelconque d’art, de science, depuis son origine ou depuis une époque donnée, pour le considérer sans distraction dans sa marche et dans ses progrès. Tel a voulu être l’ouvrage de Goguet, intitulé De l’origine des lois, des arts et des sciences. Le choix du sujet ne pouvait pas être plus philosophique ; malheureusement la manière de le traiter ne pouvait pas l’être moins. Avant d’établir l’origine des lois, des arts, des sciences et de toute société au déluge de Noé, raconté par la Genèse, il eût fallu bien examiner si, par cette base même, on ne renversait pas tout l’édifice de l’histoire ; si, en admettant des faits primitifs contraires à toute probabilité, à toute physique et à la concordance des meilleurs monuments de l’antiquité, l’on ne s’ôtait pas la faculté d’invoquer ces mêmes règles de physique et de probabilité, qui constituent l’art de la critique et de l’analyse ; il eût fallu constater que la Genèse n’est pas une compilation de main inconnue, faite au retour de la captivité, où l’on a mêlé aux chroniques nationales une cosmogonie purement chaldéenne, dont Bérose cite l’équivalent : une véritable mythologie de la nature de celles de toutes les nations, où des faits astronomiques défigurés, sont pris pour des faits politiques, physiques ; et où la prétendue histoire de la terre n’est que l’histoire du calendrier. Cela même eût-il été prouvé, il serait encore ridicule de prendre pour texte la période hébraïque du déluge à Jacob, et de n’user, pour la remplir, que de faits égyptiens, syriens, chaldéens, grecs, indiens et chinois, qui, s’ils étaient bien analysés et bien comparés, prouveraient que les bois sacrés, que les hauts lieux plantés de chênes à Mambré, que les sacrifices humains, dont Isaac faillit d’être victime, que les petites idoles des femmes de Jacob étaient autant d’usages du culte druidique et tartare, dès lors répandu des colonnes d’Hercule jusqu’à la Sérique ; culte qui n’est que le système du Buddisme, ancien ou moderne lamisme, dont le siège était dès lors au Tibet, chez ces Brachmanes réputés de toute l’antiquité les pères de la théologie asiatique ; avec plus de critique et plus de profondeur, un ouvrage du genre qui nous occupe, a traité de ces antiquités ; je parle de l’Histoire de l’astronomie ancienne par Bailly, dont les talents et la vertu ont reçu de la Révolution un salaire qui ne sera pas une des moindres tâches de cette époque. Je citerai encore comme histoire par ordre de matières propres à servir de modèle, les recherches de Robertson sur le commerce de l’Inde, l’Histoire des finances de France par Forbonnais, l’Histoire du fatalisme par Pluquet qui, avec son Dictionnaire des hérésies, a préparé le plus beau sujet d’une autre histoire de même genre, l’histoire du fanatisme. De tous les sujets que l’on puisse traiter, il n’en est point qui réunisse plus éminemment le caractère historique à celui de la philosophie, puisque, dans ses causes et dans ses effets, le fanatisme embrasse d’une part, la théorie des sensations, des jugements, de la certitude, de la persuasion commune à l’erreur comme à la vérité, de cette double disposition de l’esprit, qui, tantôt passif et crédule, reçoit le joug en esclave, et tantôt actif et convertisseur, impose le joug en tyran ; et que d’autre part, il offre à considérer chez toutes les nations les symptômes effrayants d’une maladie de l’esprit qui, s’appliquant tantôt aux opinions, tantôt aux personnes, et prenant tour à tour des noms religieux, politiques et moraux, est toujours la même dans sa nature, comme dans ses résultats, qui sont la fureur des discordes civiles, le carnage des guerres intestines ou étrangères, la dissolution de l’ordre social par l’esprit de faction, et le renversement des empires par le délire de l’ignorance et de la présomption.

La quatrième méthode que j’appelle analytique ou philosophique, est la même que la précédente, quant à la manière de procéder ; mais elle en diffère, en ce qu’au lieu de traiter un sujet d’art, de science ou de passion, etc., elle embrasse un corps politique dans toutes ses parties ; c’est-à-dire que, s’attachant à un peuple, à une nation, considérés comme individus identiques, elle les suit pas à pas dans toute la durée de leur existence physique et morale avec cette circonstance caractéristique, que d’abord elle pose en ordre tous les faits de cette existence, pour chercher ensuite à déduire de leur action réciproque les causes et les effets de l’origine, des progrès, et de la décadence de ce genre de combinaison morale que l’on appelle corps politique et gouvernement ; c’est en quelque sorte l’histoire biographique d’un peuple, et l’étude physiologique des lois d’accroissement et de décroissement de son corps social. Je ne puis citer aucun modèle de mon idée, parce que je ne connais aucun ouvrage qui ait été fait et dirigé sur le plan que je conçois. C’est un genre neuf dont moi-même je n’ai acquis l’idée bien complète que depuis quelques années. Obligé de chercher une méthode pour rédiger mon voyage en Syrie, je fus conduit, comme par instinct, à établir d’abord l’état physique du pays, à faire connaître ces circonstances de sol et de climat si différents du nôtre, sans lesquels l’on ne pouvait bien entendre une foule d’usages, de coutumes et de lois. Sur cette base, comme sur un canevas, vint se ranger la population, dont j’eus à considérer les diverses espèces, à rappeler l’origine et à suivre la distribution : cette distribution amena l’état politique considéré dans la forme du gouvernement, dans l’ordre d’administration, dans la source des lois, dans leurs instruments et moyens d’exécution. Arrivé aux articles des mœurs, du caractère, des opinions religieuses et civiles, je m’aperçus que, sur un même sol, il existait tantôt des contrastes de secte à secte et de race à race, et tantôt des points de ressemblance communs. Le problème se compliquait, et plus je le sondai, plus j’en aperçus l’étendue et la profondeur. L’autorité de Montesquieu vint se montrer pour le résoudre par une règle générale de climat, qui associait constamment la chaleur, la mollesse et la servilité d’une part ; et de l’autre, le froid, l’énergie et la liberté : mais l’autorité de Montesquieu fut contrariée par une foule de faits passés, et par des faits existants qui m’offraient sous un même ciel, dans un espace de moins de quatre degrés, trois caractères entièrement opposés. Je résistai donc à l’empire d’un grand nom, et j’y pus résister d’autant mieux que déjà je trouvais Buffon visiblement en erreur sur les prétendus épuisements du sol à qui je voyais toute la fertilité qu’il a jamais pu avoir ; à l’égard de Montesquieu il me devint évident par le vague de ses expressions, qu’il n’avait fait qu’adopter, et même qu’altérer une opinion que des philosophes anciens, et particulièrement Hippocrate, avaient énoncée dans un sens beaucoup plus précis et plus vrai. Je connaissais le célèbre traité de cet observateur sur les airs, les lieux et les eaux. J’avais constaté la justesse de ses assertions à l’égard de l’influence qu’exercent ces trois éléments sur la constitution et le tempérament. Je m’étais aperçu qu’une quantité d’habitudes physiques et morales des peuples que j’étudiais étaient calquées sur l’état d’un sol aride ou marécageux, plane ou montueux, désert ou fertile ; sur la qualité, la quantité de leurs aliments : je conçus que toutes ces circonstances entraient, comme autant de données, dans la solution du problème, et depuis ce temps je n’ai cessé de m’occuper de cette importante question : « Quelle influence exercent sur les mœurs et le caractère d’un peuple, l’état physique de son sol, considéré dans toutes les circonstances de froid ou de chaud, de sec ou d’humide, de plaine ou de montagne, de fertile ou de stérile, et dans la qualité de ses productions. » Si c’est-là ce que Montesquieu a entendu par climat, il aurait dû le dire, et alors il n’existerait plus de débat : car chaque jour de nouveaux faits s’accumulent pour démontrer que ce sont ces circonstances qui modifient d’une manière puissante et variée la constitution physique et morale des nations ; qui font que sans égard aux zones et aux latitudes, tantôt des peuples éloignés se ressemblent, et tantôt des peuples voisins sont contrastants ; que dans leurs migrations, des peuples conservent longtemps des habitudes discordantes avec leur nouveau séjour, parce que ces habitudes agissent d’après un mécanisme d’organisation persistant ; qui font enfin que dans un même corps de nation, et sous un même climat, le tempérament et les mœurs se modifient selon le genre des habitudes, des exercices, du régime et des aliments ; d’où il suit que la connaissance de ces lois physiques devient un élément nécessaire de la science de gouverner, d’organiser un corps social, de le constituer en rapport avec le mouvement de la nature ; c’est-à-dire que la législation politique n’est autre chose que l’application des lois de la nature ; que les lois factices et conventionnelles ne doivent être que l’expression des lois physiques et naturelles, et non l’expression d’une volonté capricieuse d’individu, de corps ou de nation ; volonté qui étendue même à l’universalité du genre humain peut être en erreur : or, comme dans ce genre de recherches, et dans cette science pour ainsi dire naissante, il importe surtout de n’admettre rien de systématique, je vais exposer la marche qui ne semble la plus propre à conduire à des résultats de vérité.

Prenant un peuple et un pays déterminés, il faut d’abord décrire son climat, et par climat, j’entends l’état du ciel sous lequel il vit, sa latitude, sa température, selon les saisons ; le système annuel des vents, les qualités humides ou sèches, froides ou chaudes de chaque rumb ; la durée, et les retours périodiques ou irréguliers ; la quantité d’eau qui tombe par an ; les météores, les orages, les brouillards et les ouragans ; ensuite, passant à la constitution physique du sol, il faut faire connaître l’aspect et la configuration du terrain, le calculer en surfaces planes ou montueuses, boisées ou découvertes, sèches ou aqueuses, soit marais, soit rivières et lacs ; déterminer l’élévation générale, et les niveaux partiels au-dessus du niveau de la mer, ainsi que les pentes des grandes masses de terre vers les diverses régions du ciel ; puis examiner la nature des diverses bandes et couches du terrain, sa qualité argileuse ou calcaire, sabloneuse, rocailleuse, luteuse ou végétale ; ses bancs de pierres schisteuses, ses granits, ses marbres, ses mines, ses salines, ses volcans, ses eaux, ses productions végétales de toute espèce, arbres, plantes, grains, fruits ; ses animaux volatiles, quadrupèdes, poissons et reptiles ; enfin, tout ce qui compose l’état physique du pays. Ce premier canevas établi, on arrive à considérer l’espèce humaine, le tempérament général des habitants, puis les modifications locales, l’espèce et la quantité des aliments, les qualités physiques et morales les plus saillantes ; alors, embrassant la masse de la population sous le rapport politique, on considère sa distribution en habitants des campagnes et habitants des villes, en laboureurs, artisans, marchands, militaires, en agents du gouvernement : l’on détaille chacune de ces parties sous le double aspect, et de l’art en lui-même, et de la condition des hommes qui l’exercent. Enfin, l’on développe le système général du gouvernement, la nature et la gestion du pouvoir dans les diverses branches de confection des lois, de leur exécution, d’administration de police, de justice, d’instruction publique, de balance de revenus et de dépenses, de relations extérieures, d’état militaire sur terre et sur mer, de balance de commerce, et tout ce qui s’ensuit.

D’un tel tableau de faits bien positifs et bien constatés résulteraient d’abord toutes les données nécessaires à bien connaître la constitution morale et politique d’une nation. Et alors ce jeu d’action et de réaction de toutes ses parties les unes sur les autres, deviendrait le sujet non équivoque des réflexions et des combinaisons les plus utiles à la théorie de l’art profond de gouverner et de faire des lois.

De tels tableaux seraient surtout instructifs, s’ils étaient dressés sur des peuples et des pays divers et dissemblants, parce que les contrastes même dans les résultats feraient mieux ressortir la puissance des faits physiques agissant comme causes ; il ne resterait plus qu’une opération, celle de comparer ces tableaux d’un même peuple, d’une même nation à diverses époques, pour connaître l’action successive et l’ordre généalogique qu’ont suivi les faits, tant moraux que physiques, pour en déduire les lois de combinaison et les règles de probabilités raisonnables ; et, en effet, quand on étudie dans cette intention ce que nous avons déjà d’histoires anciennes et modernes, l’on s’aperçoit qu’il existe dans la marche, et si j’ose dire dans la vie des corps politiques, un mécanisme qui indique l’existence de lois plus générales et plus constantes qu’on ne le croit vulgairement. Ce n’est pas que cette pensée n’ait déjà été exprimée par la comparaison que l’on a faite de cette vie des corps politiques à la vie des individus, en prétendant trouver les phases de la jeunesse, de la maturité, et de la vieillesse dans les périodes d’accroissement, de splendeur et de décadence des empires ; mais cette comparaison, vicieuse à tous égards, a jeté dans une erreur d’autant plus fâcheuse, qu’elle a fait considérer comme une nécessité naturelle, la destruction des corps politiques, de quelques manière qu’ils fussent organisés ; tandis que cette destruction n’est que l’effet d’un vice radical des législations, qui, toutes jusqu’à ce jour, n’ont été dressées que dans l’une de ces trois intentions, ou d’accroître, ou de maintenir, ou de renverser, c’est-à-dire qu’elles n’ont embrassé que l’une des trois périodes, dont se compose l’existence de toute chose ; et ce serait une science également neuve et importante que de déterminer les phénomènes concomitants de chacune de ces trois périodes, afin d’en tirer une théorie générale de législation qui embrassât tous les cas d’un corps politique dans ses diverses phases de force et de plénitude, de faiblesse ou de vacuité, et tracât tous les genres de régime convenables au regorgement ou au manque de population. Voilà quel doit être le but de l’histoire ; mais il faut avouer que ce but ne se peut bien remplir qu’à l’égard des peuples existants et des temps modernes, chez qui tous les faits analogues peuvent se recueillir ; et ceci m’a fait plus d’une fois penser que des voyages entrepris et exécutés sous ce point de vue seraient les meilleurs matériaux d’histoire que nous pussions désirer, non seulement pour les temps présents, mais encore pour les temps passés ; car ils serviraient à recueillir et à constater une foule de faits épars, qui sont des monuments vivants de l’antiquité : et ces monuments sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le pense ; car, outre les débris, les ruines, les inscriptions, les médailles, et souvent même les manuscrits que l’on découvre, l’on trouve encore les usages, les mœurs, les rites, les religions, et surtout les langues, dont la construction est elle seule une histoire complète de chaque peuple, et dont la filiation et les analogies sont le fil d’Ariane dans le labyrinthe des origines. L’on s’est trop pressé de faire des histoires universelles ; avant de vouloir élever de si vastes édifices, il eut fallu en avoir préparé tous les détails, avoir éclairci chacune des parties dont ils doivent se composer ; il eut fallu avoir une bonne histoire complète de chaque peuple, ou du moins avoir rassemblé et mis en ordre tout ce que nous avons de fragments pour en tirer les inductions raisonnables. On ne s’est occupé que des Grecs et des Romains, en suivant servilement une méthode étroite et exclusive, qui rapporte tout au système d’un petit peuple d’Asie inconnu dans l’Antiquité ; et au système d’Hérodote, dont les limites sont infiniment resserrées ; l’on n’a voulu voir que l’Égypte, la Grèce, l’Italie, comme si l’univers était dans ce petit espace, et comme si l’histoire de ces petits peuples était autre chose qu’un faible et tardif rameau de l’histoire de toute l’espèce. L’on n’a osé sortir de ce sentier que depuis moins de cent ans ; et déjà l’horizon s’agrandit, au point que la borne la plus reculée de nos histoires classiques se trouve n’être que l’entrée d’une carrière de temps antérieurs, où s’exécutent dans la haute Égypte, la chute d’un royaume de Thèbes, qui précéda tous ceux de l’Égypte ; dans la haute Asie, la chute de plusieurs États bactriens, indiens, thibétans, déjà vieillis par le laps des siècles ; et les migrations immenses de hordes scythes qui, des sources du Gange et du Sanpou, se portent aux îles du Danemark et de la Grande-Bretagne ; et des systèmes religieux du bramisme, du lamisme ou buddisme, encore plus antique, et enfin tous les événements d’une période qui nous montre l’ancien continent, depuis les bouts de l’Espagne jusqu’aux confins de la Tartarie, couvert d’une même forêt, et peuplé d’une même espèce de sauvages nomades, sous les noms divers de Celtes, de Germains, de Cimbres, de Scythes, de Massagètes. Lorsque l’on s’enfonce dans ces profondeurs à la suite des écrivains anglais, qui nous ont fait connaître les livres sacrés des Indiens, les Vèdes, les Pourans, les Chastrans ; lorsque l’on étudie les antiquités du Tibet et de la Tartarie, avec Géorgi, Pallas, Strahlenberg, et celles de la Germanie et de la Scandinavie, avec Hornius, Elichman, Jablonski, Masov, Gebhard et Ihre, l’on se convainc que nous ne faisons que d’ouvrir la mine de l’histoire ancienne ; et qu’avant un siècle, toutes nos compilations gréco-romaines, toutes ces prétendues histoires universelles de Rollin, de Bossuet, de Condillac, et même de la société des gens de lettres anglais, seront des livres à refaire, dont il ne restera pas même sur plusieurs parties les réflexions, dont les bases auront écroulé. En prévoyant cette révolution, qui déjà s’effectue, j’ai quelquefois pensé aux moyens qui seraient les plus propres à la diriger ; et je vais émettre mes idées, à cet égard, avec d’autant plus de confiance qu’un meilleur tableau de l’Antiquité aurait l’utilité morale de désabuser de beaucoup de préjugés civils et religieux, dont la source n’est sacrée que parce qu’elle est inconnue ; et cette autre utilité politique de faire regarder les peuples comme réellement frères, en leur produisant des titres de généalogie qui prouvent les époques et le degré de leur parenté.

D’abord il est évident qu’un travail de ce genre ne peut être exécuté par un seul individu, et qu’il exige le concours d’une foule de collaborateurs. Il faudrait une société nombreuse, et qui, partagée en sections, suivit méthodiquement chaque branche d’un plan identique de recherches. Les éléments de cette société existent à mes yeux dans les diverses académies de l’Europe, qui soit par elles-mêmes, soit par l’émulation qu’elles ont produite, ont été, quoi en puisse dire, le grand mobile de toute instruction et de toute science. Chacune de ces académies, considérée comme une section de la grande société historico-philosophique, s’occuperait spécialement de l’histoire et des monuments de son pays, comme l’ont fait des savants de Pétersbourg pour la Russie et la Tartarie, comme le fait la société anglaise de Calcutta, pour l’Inde, la Chine et le Tibet ; comme l’a fait une société de savants allemands pour l’ancienne Germanie et la Sarmatie : et déjà nous devons à cette masse récente de travaux des ouvrages qui honoreront auprès de la postérité, et les particuliers qui les ont exécutés, et les gouvernements qui les ont favorisés et encouragés. Dans le plan que je conçois, les recherches se partageraient en sept principales sections : la première sous le nom de celtique, s’occuperait de toutes les langues et de toutes les nations qui, avec des caractères d’affinité de jour en jour plus sentis, paraissent avoir occupé la Gaule, la Grande-Bretagne, l’Italie même et toute l’Allemagne, jusqu’aux déserts de la Cimbrique et de la Sarmatie ; à cette branche s’attacheraient le bas breton, le gallois, le vieux germain, conservé dans l’allemand, le hollandais, l’anglais issus du gothique, dont les dialectes s’étendaient depuis la Scandinavie jusqu’à la Thrace, et au continent de la Grèce. Des savants de Suède et d’Allemagne ont rendu sensible, depuis trente années, que tous les peuples aborigènes de l’Europe et de la Grèce n’étaient qu’une race identique de sauvages, ayant le même genre de vie, chasseur, pasteur et nomade, et usant d’un même fonds de langage, varié seulement dans ses accessoires et ses ramifications. Chaque jour il devient prouvé de plus en plus que les Gaulois ou Keltes, qui ne sont qu’un même nom, parlaient une langue qui, dans le nord, s’appelait langue gothique, teutonique dans la Germanie, scythique dans la Thrace et dans la Grèce et l’Italie, langue pélasgique. Ces fameux Pelasges, souche première d’Athènes et de Rome, étaient de vrais Scythes, parents de ceux de la Thrace, dont Hérodote insinue qu’ils parlaient le langaged, et par conséquent une race géthique ou gothique ; car Gete, Goth et Scythe étaient pour les anciens un même mot. Ce n’est pas leur faute si cette identité est masquée pour nous dans le mot scythe ; elle était manifeste pour eux qui le prononçaient S-Kouth, terme composé de l’article s, qui vaut en gothique notre article le, et de gouth ou gæth, c’est-à-dire de goth ou gæth, qui dans une foule de dialectes antiques et modernes signifie un guerrier, un homme vaillant, et par transition, un homme brave, bon et riche, un optimate, good en anglais, gut en allemand : et cela parce que le guerrier, vaillant et fort est aussi l’homme riche, généreux et bon, dans le sens opposé au mal de la pauvreté et de la faiblesse. Le glossaire mœsogothique du docteur Jean Ihre, publié à Upsal en 1769 offre, sur ce sujet, des détails auxquels les remarques de Gatterer et de Schlœzer n’ont fait qu’ajouter de nouvelles lumières. Il est prouvé que la langue grecque a la plus étroite affinité avec l’ancienne langue gothique, tant pour les mots que pour la syntaxe, et les enthousiastes des Grecs vont se trouver dans l’alternative d’accorder une partie de leur admiration aux Thraces et aux Scythes, ou de la retirer aux Grecs reconnus pour frères utérins des Vandales et des Ostrogoths.

Cette parenté est un point de contact où se forme une seconde section, que j’appellerai section hellénique, laquelle embrasserait les langues grecque et latine qui ont pour rameaux descendants tous les idiomes du midi de notre moderne Europe, le portugais, l’espagnol, le français, l’italien, et tous les termes de science des peuples du nord chez qui, comme chez nous, ces deux langues se sont mêlées au vieux goth ; tandis que leurs rameaux ascendants sont un mélange de l’idiome pélasgique avec les mots phéniciens, égyptiens, lydiens et ioniques qu’apportèrent les colonies asiatiques, désignées sous le nom de l’égyptien Danaus et du sidonien Cadmus. Il paraît que ces colonies furent pour la Grèce et pour l’Italie, ce que les Européens ont été pour l’Amérique ; qu’elles apportèrent les arts et les sciences de l’Asie policée, et qu’elles y devinrent une souche de population qui tantôt s’identifia, et tantôt détruisit totalement la race autochtone. Leur trace est évidente dans l’alphabet et les lettres grecques à qui, lors du siège de Troie, l’on ajouta deux ou trois caractères lydiens et troyens, dont l’un, celui du ph, se trouve encore dans l’alphabet arménien. Les éclaircissements nécessaires à cette seconde section se tireraient d’une troisième qui, sous le nom de phénicienne, embrasserait les idiomes, hébreu ancien ou samaritain, hébreu du second âge ou kaldéen, hébreu du bas âge ou syriaque, et de plus le copte ou égyptien, mélange de grec et de vieil égyptien, l’arabe et l’éthiopien qui n’en diffère que par la figure : à cette section appartiendraient les recherches sur Carthage et ses colonies, tant en Espagne et en Sicile, qu’en Afrique, où l’on commence à en retrouver des traces singulières dans les pays de Fezzan et de Mourzouq ; ce serait elle qui nous apprendrait à quelle branche appartient l’idiome singulier des Basques qui paraît avoir jadis occupé toute l’Espagne, et qui n’a aucune analogie avec le Celte ; et à quel peuple il faut rapporter le langage des montagnards de l’atlas, dit Berbères, qui ne ressemble à rien de connu ; à cette occasion, je remarquerai que c’est dans les montagnes que les dialectes anciens se sont généralement le plus conservé. Je possède un vocabulaire Berbère ; mais je n’ai point encore eu le temps de l’examiner : seulement j’y ai remarqué un fréquent usage de l’r grasseyé, qui est le gamma des Grecs, le gain des Arabes, que l’on trouve dans tout le midi de l’Asie, exclusivement aux peuples du Nord. Je crois ce dialecte l’ancien Numide. Cette même section, par la langue arabe, serait en contact avec plusieurs dialectes de l’Inde et de l’Afrique, et avec le persan et le turc modernes, dont la base est tartare et scythe ancien. Sur cette base se formerait une quatrième section que j’appellerais tatarique, qui serait spécialement chargée d’examiner les nombreux dialectes qui ont des branches d’analogie, depuis la Chine jusqu’en Angleterre ; elle nous dirait pourquoi l’anglo-saxon a la même syntaxe que le persan moderne, issu de l’ancien parthe, peuple scythe ; pourquoi une foule de mots de premier besoin sont entièrement semblables entre ces deux idiomes. Elle nous apprendrait pourquoi la Suède et le Danemark ont une quantité de noms géographiques que l’on retrouve chez les Mogols et, dans l’Inde ; pourquoi le Tartare de Crimée, cité par Busbecq, ambassadeur de l’empereur, près Soliman II, ressemble au mcesogotique d’Ulphilas, c’est-à-dire un dialecte des tribus mogoles de Tchinguiz Kan, à un dialecte de l’ancien scythe ou goth, dont j’ai déjà parlé. C’est à cette section que serait réservée la solution d’une foule de problèmes piquants, dont nous ne faisons encore qu’entrevoir les premières données ; en considérant ces analogies de langages, en recueillant et confrontant les similitudes qui existent dans les usages, les coutumes, les mœurs, les rites, et même dans la constitution physique des peuples ; en considérant que les Cimbres, les Teutons, les Germains, les Saxons, les Danois, les Suédois, donnent tous les mêmes caractères de physionomie que cette race appelée jadis Massagètes ou grands gètes, et de nos jours éleutes et mongols, c’est-à-dire hommes blancs et occidentaux ; qu’ils ont tous également la taille haute, le teint blanc, les yeux bleus, les cheveux blonds, on sent bien que cette similitude de constitution a pour cause première une similitude de genre de vie et de climat ; mais l’on s’aperçoit aussi que les autres analogies sont dues à des migrations opérées par les guerres et par les conquêtes, si rapides et si faciles pour les peuples pasteurs. L’on voudrait connaître les détails de ces migrations et de ces conquêtes ; on voudrait savoir à quelle époque, par exemple, se répandit jusqu’au fond du Nord cette horde terrible et puissante des Ases qui y porta le nom de Voden et son affreuse religion : des idées systématiques veulent la trouver au temps de Mithridate qui, fuyant devant Pompée, poussa devant lui les riverains de l’Euxin, qui à leur tour, se poussèrent sur et à travers les Sarmates ; mais on a de solides raisons de s’élever au-dessus de cette date, et surtout de nier pour chef de cette invasion un prétendu homme Odin ou Voden, qui est la divinité présentée sous les noms divers de Budd, Bedda, Boutta, Fôt, Taut qui est Mercure, comme le prouve le nom de Voden, conservé dans le mercredi des peuples du Nord, appelle Vonsdag et Vodendag, jour de Vodene : ce qui d’une part lie ce système à celui des druides adorateurs de Teutates ; de l’autre à celui des gètes adorateurs de Zomolxis aujourd’hui le Lama des Thibétans et des Tatars. Quand on considère que le Tibet ou Bud-Tan pays de Budd, est l’ancien pays des Brachmanes ; que dès le temps d’Alexandre ces brachmannes ou gymnosophistes étaient la caste la plus savante et la plus vénérée des peuples indiens ; que leur chef-lieu Lah-sa et Poutala, est le plus ancien pèlerinage de toute l’Asie ; que de temps immémorial, les hordes scythes ou gètes s’y rendaient en foule : qu’aujourd’hui leurs races continuées sous le nom de Tatars, en ont conservé les dogmes et les rites, et que ce culte a tantôt causé entre eux des guerres de schismes, tantôt les a armés contre les étrangers incroyants, l’on sent que ce durent être des hordes émigrées des déserts du Cha-mo et de la Boucharie, qui de proche en proche, furent poussées jusqu’à la Chersonèse Cimbrique, par un mouvement semblable à celui qui a amené les Turcs actuels des monts Altaï et des sources de l’Irtich aux rives du Bosphore, et alors une chronique suédoise citée dans l’Histoire de Tchinguizkan, page 145, aurait eu raison de dire que les suédois sont venus de Kasgar. L’on sent encore qu’à cette même section appartiendraient les anciennes langues de la Perse, le zend et le pehlevé, et peut-être le mède ; mais il n’y a que des travaux ultérieurs qui puissent déterminer s’il est vrai que l’esclavon parlé en Bohême, en Pologne, en Moscovie, soit réellement venu du Caucase et du pays des Mosques, ainsi que le font croire les mœurs asiatiques des nations qui les parlent. C’est encore à des travaux ultérieurs, de faire distinguer de la branche mongole, la branche calmouque et hunnique, dont les dialectes se parlent en Finlande, Laponie, Hongrie ; de déterminer si l’ancienne langue de l’Inde, le sanscrit, n’est pas le dialecte primitif du Tibet et de l’Indostan, et la souche d’une foule de dialectes de l’Asie moyenne ; de découvrir à quelle langue se rapportent la langue chinoise, et l’idiome malais, qui s’est étendu dans toutes les îles de l’Inde, et dans l’océan Pacifique. Ce seraient là les travaux de deux autres sections, qui seraient les cinquième et sixième, tandis qu’une dernière s’occuperait de la confrontation des langues de l’Est de l’Asie, avec celles de l’Ouest de l’Amérique, pour constater la communication de leurs peuples.

Pour tous ces travaux, les meilleurs monuments seront les dictionnaires des langues et leurs grammaires ; je dirais presque que chaque langue est une histoire complète, puisqu’elle est le tableau de toutes les idées d’un peuple, et par conséquent des faits dont ce tableau s’est composé. Aussi suis-je persuadé que c’est par cette voie que l’on remontera le plus haut dans la généalogie des nations, puisque la soustraction successive de ce que chacune a emprunté ou fourni, conduira à une ou à plusieurs masses primitives et originelles, dont l’analyse découvrira même l’invention de l’art du langage. L’on ne peut donc rien faire de plus utile en recherches historiques que de recueillir des vocabulaires et des grammaires ; et l’alphabet universel dont j’ai conçu le projet et dont je vous ai entretenu dans une conférence, sera pour cet effet d’une utilité véritable, en ce que ramenant toutes les langues à un même tableau de signes, il réduira leur étude au plus grand degré de simplicité, et rendra palpable la ressemblance ou la différence des mots dont elles sont composées.

Il me reste à parler de l’influence qu’exercent en général les livres d’histoire sur les opinions des générations suivantes, et sur la conduite des peuples et de leurs gouvernements. Quelques exemples vont rendre sensible la puissance de ce genre de récits, et de la manière de les présenter. Tout le monde connaît l’effet qu’avait produit sur l’âme d’Alexandre l’Iliade d’Homère, qui est une histoire en vers ; effet tel que le fils de Philippe, enthousiasmé de la valeur d’Achille, en fit son modèle, et que portant le poème-histoire dans une cassette d’or il alimentait, par cette lecture, ses guerrières fureurs. En remontant des effets aux causes, il n’est point absurde de supposer que la conquête de l’Asie a dépendu de ce simple fait, la lecture d’Homère par Alexandre. Ma conjecture n’est que probable ; mais un autre trait non moins célèbre, et qui est certain, c’est que l’histoire de ce même Alexandre, écrite par Quinte-Curce, est devenue le principe moteur des guerres terribles, qui sur la fin du dernier siècle et le commencement de celui-ci, ont agité tout le nord de l’Europe. Vous avez tous lu l’Histoire de Charles XII, roi de Suède, et vous savez que ce fut l’ouvrage de Quinte-Curce qui lui imprima cette manie d’imitation d’Alexandre, dont l’ébranlement de quatre grands États fut la suite. Je dis quatre États ; car après le Danemark, la Pologne et la Russie, ce fut la Suède qui reçut les plus violentes secousses. Que si l’historien et le poète eussent accompagné leurs récits de réflexions judicieuses sur tous les maux produits par la manie des conquêtes, et qu’au lieu de blasphémer le nom de la vertu, en l’appliquant aux fureurs guerrières, ils en eussent fait sentir l’extravagance et le crime, il est très probable que l’esprit des deux jeunes princes en eût reçu une autre direction, et qu’ils eussent tourné leur activité vers une gloire solide, dont le Tsar Pierre eut un sentiment infiniment plus noble et plus vrai.

Je viens de citer des exemples individuels, je vais produire des exemples populaires et nationaux. Quiconque a lu avec attention l’histoire du bas empire d’Occident et d’Orient, ainsi que celle de l’Europe moderne, a pu remarquer que dans tous les mouvements des peuples depuis quinze cents ans, dans les guerres, dans les traités de paix ou d’alliance, les citations et les applications de traits historiques des livres hébreux sont perpétuelles ; si les papes prétendent oindre et sacrer les rois, c’est à l’imitation de Melchisedech et de Samuel ; si les empereurs pleurent leurs péchés aux pieds des pontifes, c’est à l’imitation de David et d’Ézéchias ; c’est à l’imitation des Juifs, que les Européens font la guerre aux infidèles ; c’est à l’imitation d’Ahod, d’Églon et de Judith, que des particuliers tuent les princes, et obtiennent la palme du martyre. Lorsqu’au quinzième siècle l’imprimerie divulgua ces livres jusqu’alors manuscrits et en fit des livres vulgaires et presque classiques, ce fut un redoublement d’influence et une sorte d’épidémie d’imitation : vous en connaissez les funestes effets dans les guerres d’Allemagne, promues par Luther ; dans celles d’Angleterre, conduites par Cromwell ; et dans celles de la ligue terminées par Henri IV. De nos jours même, ces effets ont été puissants dans la guerre d’Amérique, et les passages de la Bible, où Moïse et Samuel exposent les abus de la royauté, n’ont pas peu servi à déterminer l’insurgence comme ils avaient servi à renverser le trône de Jacques et de Charles. Ainsi le principe moteur du destin de l’univers, la règle normale d’une immensité de générations ont été puisés dans l’histoire d’un petit peuple presqu’inconnu de l’antiquité, dont les 12 tribus, mélange d’Arabes et de Phéniciens, n’occupaient que 275 lieues carrées, de manière que Salomon, dans toute sa gloire, n’en posséda jamais plus de 400 à moitié désertes, et ne commande jamais à 800 000 âmes, ni par conséquent à 200 000 soldats. Supposez la non-existence de ces livres, tout le système de Mahomet, singé sur celui de Moïse, n’eût point existé : et tout le mouvement du monde romain depuis dix siècles, eût pris une direction différente. Supposez encore que les premières imprimeries eussent répandu à leur place de bons ouvrages de morale et de politique, ou qu’eux-mêmes en eussent contenu les préceptes, l’esprit des nations et des gouvernements en eût reçu une autre impulsion, et l’on peut dire que l’insuffisance de ces livres, à cet égard, a été une cause, sinon radicale, du moins subsidiaire des maux qui ont désolé les nations.

Enfin la philosophie avait amorti ce ferment, et le dix-huitième siècle, ami de la paix et de la tolérance universelles, croyait toucher à la plus belle époque de l’humanité, lorsqu’une tempête nouvelle, emportant les esprits dans un sens contraire, a renversé l’édifice naissant de la raison, et nous a fourni un nouvel exemple de l’influence de l’histoire, et de l’abus de ses comparaisons. Vous sentez que je veux parler de cette manie de citations et d’imitation grecques et romaines qui, depuis quatre ans, nous ont frappé d’un véritable vertige. Nous reprochions à nos aïeux l’adoration superstitieuse des Juifs, et nous sommes tombés dans une adoration non moins superstitieuse des Romains et des Grecs ; nos ancêtres juraient par Jérusalem et la Bible, et une secte nouvelle a juré par Sparte, Athènes et Tite-Live. Ce qu’il y a de bizarre dans ce nouveau genre de religion, c’est que ses apôtres n’ont pas même eu une juste idée de la doctrine qu’ils prêchent, et que les modèles qu’ils nous ont proposés sont diamétralement contraires à leur énoncé ou à leur intention ; ils nous ont vanté la liberté de Rome et de la Grèce, et ils ont oublié qu’à Sparte une aristocratie de trente mille nobles tenait, sous un joug affreux, six cent mille serfs ; que pour empêcher la trop grande population de ce genre de nègres, les jeunes Lacédémoniens allaient de nuit à la chasse des Ilotes, comme de bêtes fauves ; qu’à Athènes, ce sanctuaire de toute liberté, il y avait quatre têtes esclaves contre une tête libre ; qu’il n’y avait pas une maison où le régime despotique de nos colons d’Amérique, ne fût exercé par ces prétendus démocrates ; que sur environ cinq millions de têtes, qui peuplaient la totalité de la Grèce, plus de trois millions cinq cent mille étaient esclaves ; que l’inégalité politique et civile des hommes était le dogme des peuples, des législateurs ; qu’il était consacré par Lycurgue, par Solon, professé par Aristote, par le divin Platon, par les généraux et les ambassadeurs d’Athènes, de Sparte et de Rome, qui, dans Thucydide et dans Tite-Live, parlent comme les ambassadeurs d’Attila et de Tchinguizkan ; ils ont oublié que chez les Romains ces mêmes mœurs, ce même régime, régnèrent dans ce que l’on appelle les plus beaux temps de la république ; que cette prétendue république, diverse selon les époques, fut toujours une oligarchie, composée d’un ordre de noblesse et de sacerdoce, maître presque exclusif des terres et des emplois, et d’une masse plébéienne grevée d’usure, n’ayant pas quatre arpents par tête, et ne différant de ses propres esclaves que par le droit de les fustiger, de vendre son suffrage et d’aller vieillir ou périr sous le sarment des centurions, dans l’esclavage des camps et les rapines militaires ; que dans ces prétendus états d’égalité et de liberté, tous les droits politiques étaient concentrés aux mains des habitants oisifs et factieux des métropoles qui, dans les alliés et associés, ne voyaient que des tributaires ; oui, plus j’ai étudié l’antiquité et ses gouvernements si vantés, plus j’ai conçu que celui des Mamlouks d’Égypte et du Dey d’Alger, ne différaient point essentiellement de ceux de Sparte et de Rome ; et qu’il ne manque à ces Grecs et à ces Romains tant prônés que le nom de Huns et de Vandales, pour nous en retracer tous les caractères. Guerres éternelles, égorgements de prisonniers, massacres de femmes et d’enfants, perfidies, factions intérieures, tyrannie domestique, oppression étrangère : voilà le tableau de la Grèce et de l’Italie pendant cinq cent ans, tels que nous le tracent Thucydide, Polybe et Tite-Live. À peine la guerre, la seule guerre juste et honorable contre Xerxès est-elle finie, que commencent les vexations d’Athènes sur la mer, puis l’horrible guerre du Peloponnèse ; puis celle des Thébains, puis celles d’Alexandre et de ses successeurs, puis celles des Romains, sans que jamais l’âme puisse trouver pour se reposer une demi-génération de paix.

On vante les législations des anciens : quel a été leur but, quels furent leurs effets, sinon d’exercer les hommes dans le sens de ces animaux féroces, que l’on dresse au combat du lion et du taureau ? On admire leurs constitutions. Quelle était donc cette constitution de Sparte qui, coulée dans un moule d’airain, était une vraie règle de moines de la Trappe, et qui condamnait absurdement une nation de 30 mille hommes à ne jamais s’accroître en population et en terrain ? L’on a voulu nous donner des modèles grecs ou romains, mais quelle analogie existe entre un État qui, comme la France, contient 27 mille lieues carrées, et 25 millions de têtes de population, et cette Grèce, où le Péloponnèse contenait 17 à 18 États indépendants, dans onze cent cinquante lieues carrées ; où cette fameuse Laconie n’en contenait que deux cent trente ; où l’Attique, y compris les vingt lieues de la Mégaride, n’était composée que de cent soixante-cinq lieues ; où tout le continent grec n’avait pas 4 800 lieues carrées, y compris la Macédoine, qui en a 2 500, c’est-à-dire le sixième de la France, et cela en terrain pour la grande partie peu fertile. Quelle comparaison établira-t-on entre les mœurs et les habitudes de petits peuples à demi-sauvages, pauvres et pirates, divisés et ennemis par naissance et par préjugé, et un grand corps de nation qui, le premier, offre dans l’histoire une masse de 25 millions d’hommes, parlant la même langue, ayant les mêmes habitudes, et dont tous les frottements, depuis quinze cent ans, n’ont abouti qu’à produire plus d’unité dans ces habitudes et le gouvernement. De modernes Lycurgues nous ont parlé de pain et de fer ; le fer des piques ne produit que du sang ; le pain ne s’acquiert qu’avec la charrue : ils appellent les poètes pour célébrer ce qu’ils nomment les vertus guerrières ; pour répondre aux poètes, appelons les loups et les oiseaux de proie qui dévorent l’affreuse moisson des batailles, ou montrons-leur les veuves et les orphelins pleurant dans la disette la mort des hommes qui les faisaient vivre. On a voulu nous éblouir de la gloire des combats ; malheur aux peuples qui remplissent les pages de l’histoire. Tels que les héros dramatiques, ils payent leur célébrité du prix de leur bonheur. On a séduit les amis des arts par l’éclat de leurs chefs-d’œuvres et l’on a oublié que ce sont ces édifices et ces temples d’Athènes qui ont été la première cause de sa ruine, le premier symptôme de sa décadence, parce que ces masses de pierres, quoique bien comparties, sont un emploi stérile du travail et un absorbement ruineux de la richesse. Ce sont les palais du Louvre, de Versailles et la multitude des temples dont est surchargée la France qui ont aggravé nos impôts, et jeté le désordre dans nos finances : si Louis XIV eût employé en chemins et en canaux les deux milliards de numéraire qu’a coûté son château qui croule, la France n’eût vu ni la banqueroute de Law, ni ses conséquences. Ah ! Cessons d’admirer les anciens qui nous ont peu appris en morale, et rien en économie politique, seuls résultats vraiment utiles de l’histoire. Cessons de haïr nos contemporains, nos voisins, qui, les premiers nous ont enseigné les vraies théories du gouvernement, en démontrant, par une série évidente et simple de faits et de raisonnements, qu’il n’y a de richesses que dans les produits de la terre, qui alimentent, vêtissent et logent les hommes ; que l’on n’obtient ces produits que par le travail ; que le travail étant une peine, il n’est excité chez les peuples libres que par l’attrait des jouissances, c’est-à-dire par la sécurité des propriétés ; que, pour maintenir cette sécurité, il faut une force publique que l’on appelle le gouvernement, en sorte que le gouvernement peut se définir une banque d’assurance, à la conservation de laquelle chacun est intéressé en raison des actions qu’il y possède, et que ceux qui n’y en ont aucune peuvent désirer naturellement de briser : cessons d’admettre une doctrine sauvage qui, par la guerre, conduit toute nation victorieuse ou vaincue à une ruine certaine, parce que l’abandon des cultures et des ateliers, effet des guerres extérieures, mène à la disette, aux troubles, aux guerres civiles, et au pouvoir final du plus fort. Après nous être affranchis du fanatisme juif, repoussons ce fanatisme romain ou vandale, qui place l’assassinat même au rang des vertus, quand toute l’histoire s’accorde à prouver que les assassinats n’ont jamais causé que de plus grands désastres, parce qu’où se montrent les poignards, là s’éclipsent les lois ; et quand, parmi nous, l’assassinat même de son plus vil apôtre n’a servi qu’à fonder la tyrannie, et à faire périr cent mille des plus honnêtes citoyens. On tue les hommes, on ne tue point les choses, ni les circonstances dont ils sont le produit : Brutus et Casca poignardent César, et la tyrannie se consolide ; pourquoi cela ? Parce que, depuis les tribuns, il n’y avait plus d’équilibre de pouvoirs ; parce que les volontés du peuple de Rome étaient devenues la loi ; parce que, depuis la prise de Corinthe et de Carthage, ce peuple oisif, pauvre et débauché, était à l’encan des généraux, des proconsuls, des questeurs, gorgés de richesses. Brutus et Casca sont devenus, pour notre âge, ce qu’étaient Ahod et les Macchabées pour l’âge antérieur ; ainsi, sous des noms divers, un même fanatisme ravage les nations ; les acteurs changent sur la scène ; les passions ne changent pas, et l’histoire n’est que la rotation d’un même cercle de calamités et d’erreurs. Plus on la lit, plus on la médite, et plus l’on s’aperçoit de la vérité de cette assertion ; en sorte que, considérant combien la conduite des nations et des gouvernements, dans des circonstances analogues, se ressemble, et combien la série de ces circonstances suit un ordre généalogique ressemblant, je suis, de plus en plus, porté à croire que les affaires humaines sont gouvernées par un mouvement automatique et machinal, dont le moteur réside dans l’organisation physique de l’espèce.

Désormais, j’ai complété mes observations préliminaires sur l’histoire ; il faudrait maintenant en faire l’application à quelques ouvrages remarquables modernes ou anciens, et vérifier par expérience les règles de critique que je vous ai proposées ; mais le travail précipité et exagéré, auquel j’ai été soumis depuis deux mois, ne me permet pas de courir cette seconde carrière, sans reprendre haleine ; et après avoir fait acte de dévouement, en fournissant la première sans une préparation de plus de quinze jours, et privé de tous mes manuscrits, il me devient indispensable de suspendre mes leçons, ne fût-ce que pour reposer mes forces, et avoir le temps d’assembler de nouveaux matériaux. Cela n’empêchera pas néanmoins que je ne puisse vaquer aux conférences, et celle du 8 prochain aura lieu à l’ordinaire.

A propos de l'auteur

Au sein du groupe des Idéologues, ces philosophes libéraux moqués et proscrits par Napoléon, Volney a brillé par son attachement à une démarche philosophique au contact des faits et des réalités de terrain. Grand savant, il fut un aussi un voyageur, et il a publié des ouvrages sur l'Égypte et la Syrie (1787), et sur les États-Unis (1803). Son curieux livre des Ruines (1791) fut un grand succès à l'époque, et Thomas Jefferson lui-même le traduisit en anglais.

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