L’envahissement de l’État dans le domaine de l’assurance et en particulier de l’assurance-incendie

L’envahissement de l’Etat dans le domaine de l’assurance et en particulier de l’assurance-incendie

Réunion de la Société d’économie politique du 6 mars 1905

 

L’ENVAHISSEMENT DE L’ÉTAT DANS LE DOMAINE DE L’ASSURANCE ET EN PARTICULIER DE L’ASSURANCE-INCENDIE. 

M. Daniel Bellet expose ainsi la question. 

Un auteur que je ne comprends guère, dit M. Bellet, Ibsen, a eu pourtant un mot qui m’a réconcilié avec lui : il a dit à peu près : « L’État est la malédiction de l’individu. » Et le fait est, sans être nullement anarchiste, qu’on doit être anxieux de le voir empiéter de plus en plus sur notre activité, notre vie. Il a certaines attributions assurément naturelles, et qu’il ne remplit pas toujours fort bien, et ce n’est pas une raison pour lui confier des attributions nouvelles, dont les particuliers se chargent avantageusement pour tout le monde. Mais il y a là un courant : la foule inconsciente, tel un troupeau de moutons, se laisse faire, et approuve tout ce qu’on propose dans la voie du socialisme d’État, de l’absorption de l’industrie et du commerce par l’Administration. Et le danger est aujourd’hui menaçant dans le domaine de l’Assurance. 

Il y a des années déjà que notre savant collègue, M. Thomereau, avait abordé devant nous ce sujet ; mais les choses se précisent maintenant. Depuis des mois, l’orateur avait fait mettre la question à notre ordre du jour permanent, des renseignements particuliers lui ayant fait savoir que l’État dévorant regardait d’un œil d’envie les bénéfices des Sociétés d’assurance, spécialement contre l’incendie. C’est qu’il y a là, en effet, une tentative d’opération commerciale et financière : c’est ce qu’a bien avoué récemment un de nos ministres, en annonçant qu’il songeait à réaliser la mainmise de l’État en la matière. Jusqu’à présent, on avait fait intervenir l’État pour nous protéger à divers égards (c’est le cas de l’enseignement, de la fabrication des poudres), ce serait le cas partiellement pour l’alcool. Parfois aussi, on affirme qu’il fera mieux que les particuliers, comme pour les chemins de fer ou encore on juge plus simple de créer un monopole (comme pour les allumettes), afin de faciliter la perception d’un impôt. 

Maintenant c’est mieux : à l’instar des municipalités anglaises, l’État prétend se livrer à des entreprises commerciales et industrielles, afin de se procurer des ressources, en évitant de majorer directement les impôts. Ressources destinées du reste à payer les générosités que nos Chambres consentent au profit de certaines classes privilégiées. 

Il faut avouer que l’idée qui vient de se faire pleinement jour n’est pas absolument nouvelle. Il y avait eu en 1848 la proposition de loi de cet idéologue généreux, mais sans bon sens, qu’on nommait Louis Blanc ; la pensée avait été reprise par Garnier-Pagès, par Duclerc ; nous la retrouvons en 1851, en 1879, en 1887, et en 1890 et 1894 avec M. Bourgeois, député du Jura. Rappelons aussi d’un mot le projet tout spécial de M. Viger, datant de 1894, et qui d’ailleurs prévoyait seulement des subventions d’État, au profit de Mutuelles : c’était le germe pathogène ; M. de Rocquigny y sentait avec raison un acheminement vers le socialisme d’État. 

Aussi bien, peu importe la teneur des projets et propositions de loi. Ce qu’il faut combattre, c’est ce que nous nous sommes permis, dit M. Bellet, d’appeler le germe morbide, comme vient de le faire dans de remarquables articles notre vice-président, M. Leroy-Beaulieu. Et pour cela il faut montrer, non pas surtout que chaque individu supporterait lourdement les conséquences de cet état de choses : nous nous adressons à des sourds ou à des moutons, comme le disait déjà l’orateur. Il faut prouver qu’on n’atteindrait pas ce bénéfice pécuniaire qu’on prétend assurer à l’État. Il insistera d’ailleurs surtout sur l’Assurance-incendie, devant se limiter, et comptant sur ses collègues pour développer ce qu’il ne peut qu’indiquer. 

On n’envisage pas encore l’Assurance-accidents, d’abord parce qu’elle ne fait pas miroiter des bénéfices alléchant l’appétit du Trésor. Mais la fameuse loi sur les accidents ne donne pas ce qu’on avait promis ; les victimes d’accidents sont exposées à des procès, les discussions se prolongent, l’ouvrier est mécontent, en même temps que les compagnies ont dû relever leurs primes par suite de l’augmentation des risques. Et si l’ouvrier se plaint trop de ces compagnies qui prétendent ne pas payer à première réquisition et défendre leurs droits, on inaugurera l’assurance d’État. Ce sera, sans doute, l’idéal pour l’assuré, bien que l’État soit fort mauvais payeur. On peut douter que cela rapporte gros au budget comme bénéfices nets. 

Pour les Assurances-vie, nous n’en sommes encore qu’au régime de la surveillance par l’État ; l’orateur sait les régimes très durs existant à ce point de vue en Suisse, en Prusse ; mais il n’a pas foi dans l’efficacité de la surveillance d’État ; elle donnera simplement une illusion de sécurité. Et si des mésaventures se produisent, le public, affolé de socialisme d’État, dira volontiers que la sécurité réside dans la seule prise en main de cette forme d’assurance par la bienfaisante administration. Aussi bien, et sans entrer dans le détail, il semble qu’ici il y a un gros gâteau à dévorer, un appoint important à apporter à notre budget obéré. Si nous nous reportons à une excellente étude de notre collègue. M. Le Chartier, nous voyons que dans le courant du XIXe siècle et jusqu’en 1900, 31 sociétés françaises d’assurances-vie se sont fondées avec un capital de 223 millions ; en 1900, 17 existaient encore avec un capital nominal de 143 millions et 34 millions seulement versés. Et comme elles ont touché 244 millions de bénéfices en dix ans, nos étatistes ou socialistes vont s’indigner en face de ce bénéfice de 81%. Malheureusement il faut tenir compte des capitaux perdus par les sociétés disparues, et l’on retombe alors tout au plus à un dividende de 16%. Néanmoins, il y a là de quoi allécher l’État et ses adorateurs ; mais sans parler de l’armée des compagnies mutuelles que l’État se verrait forcé d’absorber comme les autres, et qui ne lui rapporteraient aucun bénéfice (au contraire), on va voir comment une exploitation d’État se charge de faire fondre les bénéfices d’une entreprise privée. D’ailleurs, l’orateur veut insister spécialement sur l’Assurance-Incendie, le danger immédiat, en réalité, étant là. 

Quels sont les bénéfices des compagnies à primes fixes d’assurance-incendie ; que deviendraient ces bénéfices pour l’État exploitant ? Les évaluations sont délicates, mais il suffira qu’elles soient approximatives pour apporter, sans doute, la conviction. M. Bourgeois (du Jura), avait évalué modestement les bénéfices au profit de l’État à 100 millions. Il ne parlait pas des Mutuelles, qui sont pourtant légion. M. Bellet n’en parlera guère ; et cependant l’État devenant assureur se verra forcé d’étrangler cette forme de mutualité, sous peine de voir tout le monde se diriger vers elle. Il les rachètera au mépris des principes actuels, il ne versera sans doute aucun prix de rachat, mais il ne trouvera aucun bénéfice — au contraire — à cette exploitation, à moins de relever les primes !

Qu’en est-il actuellement des compagnies à primes fixes ? En 1903, celles qui ne sont pas en perte ont eu 18 millions de recettes (sans parler de leurs fonds placés), mais en comprenant les versements de prudence aux réserves ; et il faudrait sur un chiffre moyen de cette valeur retrancher plusieurs millions pour les compagnies en perte. Nous sommes loin des 100 millions de M. Bourgeois (du Jura). Autre élément d’appréciation. D’après M. Le Chartier, sur les 32 sociétés fondées de 1800 à 1900, ayant un capital de 176 millions, 17 existant en 1900 donnent des détails sur elles-mêmes : elles ont 149 millions de capital nominal et 47 versés. Le dividende distribué pendant les dix dernières années atteignait ou paraissait atteindre 62%. Le voilà bien le bénéfice que s’assurerait sans peine l’État avec un modeste capital, qu’il pourrait emprunter au public, à 3%. Mais toujours la même restriction : il ne faut pas négliger les compagnies disparues ou celles qui sont en perte. Et des évaluations, sur lesquelles l’orateur ne peut insister, arrivent à cette conclusion vraisemblable, que les capitaux engagés ont été de 26 millions et plus et ont finalement touché dans l’ensemble un peu plus de 6%. 

L’État ne le retrouvera pas, cet intérêt de 6%, pour toutes sortes de raisons : d’abord parce que c’est un mauvais exploitant. L’exemple des allumettes est là. M. Bellet a jadis analysé cette exploitation dans l’Économiste français : et s’il pouvait exploiter les assurances comme le monopole des allumettes, l’État ne toucherait plus au maximum que 14 millions de bénéfices, simplement par suite de ce qu’on peut appeler son déchet d’exploitation. Mais cela supposerait qu’il n’a pas eu à payer un prix de rachat et qu’il pourrait vendre la marchandise assurance à des prix analogues à ceux des allumettes, autrement dit 8 fois plus cher que l’industrie privée. L’État allumettier vendant en concurrence avec de vulgaires particuliers, serait en déficit de 4 millions ! Voyez ce que cela nous présagerait pour les assurances ! Et nous avons supposé que son exploitation n’est pas chargée d’un prix de rachat. Il est vrai que les exploitations de l’État ne s’embarrassent pas des frais de premier établissement ; et d’ailleurs des députés même teintés d’économie politique qui ont voté la suppression de l’industrie du placement, pourraient bien approuver une spoliation sans formes, et gratuite ! 

On vient nous dire, ajoute l’orateur, que la supériorité et les bénéfices de cette exploitation d’État viendraient d’abord de la suppression des dividendes à distribuer. Nous sommes ici en plein dans l’illusion du capital gratuit. On nous dit que les frais généraux seront réduits, par suite de l’étendue de l’entreprise. Nous renvoyons à ce que nous venons de dire des allumettes, ou encore au fonctionnement des arsenaux, des chemins de fer de l’État, etc. Nous n’insisterons pas sur les impôts dont la suppression des compagnies priverait le Trésor, car si ces impôts atteignent la proportion monstrueuse de 16%, si en 25 ans l’État a reçu 387 millions contre 213 millions de dividendes industriels, il est bien sûr que les assurés payent directement et continueraient de verser une partie de ces impôts. Et d’ailleurs, nous pouvons compter largement. 

Il faut songer que l’État assureur (seul assureur, afin de tuer la concurrence des Mutuelles), est obligé d’assurer les bons comme les mauvais risques ; il ne peut recourir à la réassurance, comme le faisait si bien remarquer M. Leroy-Beaulieu. Et toute grosse perte vient réagir sur le budget. — On dit que l’État n’aura plus à payer de courtages ; mais ce sera aux dépens de la clientèle si l’assurance devient obligatoire, aux dépens des prétendus bénéfices, si l’obligation n’existe pas. — Les recouvrements seront, dit-on, facilités : pas pour le client, à coup sûr, et nous savons, du reste, que les frais effectifs et complets de perception pour le compte de l’État, sont élevés. 

Quant aux avantages résultant de la transformation pour le client-contribuable, on n’en parlera guère. Ce n’est pas ce qu’on envisage, et vraiment (à part nous-mêmes), il n’est guère intéressant ce client qui ne se lasse pas d’être battu, comme Martine ! Les primes qu’il payera ne pourront être que supérieures à celles qu’il paye, puisqu’il est démontré, par un exemple typique, qu’une exploitation d’État ne peut être fructueuse que si elle fait payer ses services démesurément plus cher qu’une industrie privée. Et puis ce sera si facile de hausser les primes pour faire rendre davantage, pour masquer des mécomptes ou augmenter les ressources du budget ! D’ailleurs l’assurance obligatoire étant la fin vers laquelle on marcherait rapidement, plus moyen de discuter la prime, de choisir la compagnie faisant payer le moins cher. Quant aux règlements des sinistres, nous savons tous que l’État est par essence mauvais payeur ; et dernièrement un article de M. Hubert-Valleroux dans l’Économiste français, montrait ce que sont les procès contre l’État, car le pot de terre, pardon ! le contribuable, a toujours le dessous. La fixation de la prime non discutable deviendra un moyen financier. 

Donc suppression d’une industrie en dépit du décret du 2 mars 1791 ; mise en servage du client contribuable. Si l’assurance constitue un monopole d’État sans obligation, c’est la dépression de l’esprit de prévoyance en matière d’assurance, d’autant que, comme le disait le projet Viger lui-même, on « considérerait la prime comme un impôt. » Mais l’obligation arrivera forcément comme complément, puisqu’on prétend poursuivre un gros rendement financier. Ce serait, du reste, un mécompte complet. Et sans rappeler les belles paroles prononcées par M. Magnin en 1881, à propos de l’assurance par l’État des risques agricoles, nous dirons du moins avec lui qu’on irait à de gros embarras financiers. C’est sans doute la seule chose qui puisse toucher ceux qui veulent chercher l’équilibre du budget dans des entreprises industrielles d’État.

M. Mulsant, directeur de la Nationale, Compagnie d’assurance contre l’incendie, fait, à la demande du Président, l’exposé que voici :

Lorsque la France, dit-il, fut sortie de la période troublée qui remplit la fin du XVIIIe siècle et le commencement du XIXe le retour à la vie normale du pays fut aussitôt marqué par les premiers essais de création d’institutions de prévoyance et, parmi elles, de l’assurance contre l’incendie sous ses diverses formes.

De 1816 à 1820, l’on vit apparaître des Sociétés d’assurances mutuelles et des Compagnies d’assurances à primes fixes, en même temps que se fondait une Caisse départementale. 

Les débuts de l’industrie furent difficiles ; il s’agissait, d’abord, de vulgariser une institution jusque-là inconnue en France, et d’en organiser le fonctionnement sur des bases en rapport avec les éléments que fournissait le pays. Rien n’est plus instructif que l’état nécrologique des Compagnies et Sociétés qui, de 1816 à nos jours, ont successivement entrepris l’assurance contre l’incendie. 

Sur 109 Compagnies d’assurances à primes fixes, 88 avaient disparu au mois de juillet 1904 et, sur les 21 qui subsistent, 17 seulement réalisent des bénéfices et donnent des dividendes à leurs actionnaires. Depuis 1882, on a vu liquider 33 Compagnies ayant un ensemble de capital social de 280 millions. 

Sur 200 Sociétés mutuelles, 153 ont cessé d’exister et un certain nombre végètent péniblement. En fait, depuis 1842, aucune Société mutuelle nouvelle n’a réussi à se consolider et à prospérer. 

Telle est l’industrie qui, dès 1848, n’a cessé de provoquer la jalousie et de faire naître, dans l’esprit de certaines individualités et même parfois des pouvoirs publics, le désir de trouver, dans ses opérations, le moyen de faire face à des nécessités budgétaires toujours grandissantes. 

Sans s’arrêter à l’énumération des diverses tentatives faites en ce sens et qui sont toutes suffisamment connues de la Société d’Économie politique, il importe seulement de préciser la situation présente de l’industrie de l’assurance. 

Dans les dix dernières années, les Compagnies à primes fixes ont distribué à leurs actionnaires un chiffre de dividendes de 166 769 000 francs. L’État a perçu (en dehors des impôts personnels payés par les Compagnies, sous différentes formes), 181 220 497 francs d’impôts, dont la perception a été faite gratuitement par les assureurs. 

Pendant cette même période et bien qu’il soit difficile de dégager les résultats industriels obtenus par les Sociétés mutuelles, dont les comptes rendus ne sont, pour la plupart, que trop sommaires, on peut cependant affirmer, d’après certains indices, que le plus grand nombre de ces Sociétés n’ont pas augmenté leurs réserves du montant de leurs revenus financiers ; d’où il résulte que, sans cet apport, ajouté au montant de leurs cotisations, elles se seraient trouvées industriellement en perte. 

Je ne m’arrêterai pas longtemps, dit M. Mulsant, à ce point de vue de la question, qui a été mis en relief par M. Leroy-Beaulieu, d’une façon lumineuse et avec la grande autorité qui lui appartient. 

Puisque, dit-il, c’est l’homme technique que vous avez convié à cette réunion en l’invitant à prendre part à votre discussion, c’est par des considérations techniques que je m’efforcerai de dégager les causes d’un état d’esprit si préjudiciable à une industrie qui, cependant, après bientôt un siècle de labeur obstiné et de services rendus au pays, croyait avoir acquis le droit de poursuivre, en paix, son œuvre salutaire et féconde. 

Et d’abord, il existe plusieurs malentendus à l’égard des Compagnies d’assurances contre l’incendie. 

Les immeubles nombreux, affectés par les Compagnies d’assurances sur la vie, à la consolidation des réserves qui constituent la garantie de leurs obligations, au regard de leurs assurés, sont pour le public un élément de richesse qu’il attribue aussi bien aux Compagnies d’assurances contre l’incendie, alors cependant que, pour la plupart, celles-ci ne sont que de simples locataires des immeubles de leur siège social. 

D’autre part, les pratiques introduites en matière de concurrence par certaines Sociétés étrangères, ont habitué à jongler avec les millions, parfois même avec les milliards et, de là, s’établit bien vite la conviction que le Pactole coule dans la caisse des assureurs que, cette fois encore, on confond naturellement entre eux. 

C’est cette erreur fondamentale qu’il faut renverser et deux chiffres suffiront à l’établir : 

En fait, au cours des 25 années qui viennent de s’écouler, le bénéfice industriel des Compagnies d’assurances à primes fixes contre l’incendie, s’est élevé au maximum annuel de 9 millions, ce qui représente, par rapport aux primes encaissées, un rendement moyen de 6,70%. 

Voilà ces bénéfices exorbitants ! 

Quel commerçant s’en contenterait ? Alors surtout qu’il s’agit d’opérations aussi aléatoires que l’assurance !

C’est ce que constate chaque année le Bureau fédéral des Assurances en Suisse, dont personne ne saurait contester la haute compétence et l’impartialité. 

Dans le dernier de ses comptes rendus (celui de l’exercice 1902, paru en mai 1904), il déclare que « pendant des années le résultat de ce compte spécial (le compte de profits et pertes industriel) a toujours été celui-ci, savoir qu’en dehors des intérêts ordinaires de leurs propres capitaux, les sociétés d’assurance contre l’incendie ne touchent qu’une très modique rémunération, en compensation du risque couru par ces capitaux. » 

Pour gagner, par d’autres arguments, des adhérents à leur cause, les partisans de l’intervention de l’État, en matière d’assurance, ont fait valoir des considérations d’ordre pratique qui ne résistent pas davantage à l’examen. 

On prétend que l’État améliorerait le fonctionnement de l’assurance en le simplifiant. Le percepteur effectuerait aisément le recouvrement des primes et, d’autre part, les contrôleurs des contributions directes seraient tout indiqués pour solutionner les questions que comporte l’établissement des polices. 

Et d’abord, depuis quand avons-nous vu l’État améliorer l’exploitation d’un commerce ou d’une industrie ? La manière dont il gère les monopoles existants suffit à faire entrevoir ce qu’il en serait d’une industrie aussi aléatoire et d’une pratique aussi complexe que l’assurance contre l’Incendie. 

À ce sujet, nous avons le bonheur de pouvoir puiser des arguments décisifs dans un document dont nul ne saurait mettre en doute l’autorité. 

En 1881, M. Magnin, ministre des Finances, saisi par la Chambre des députés d’une pétition ayant pour objet de charger l’État des Assurances contre l’Incendie et contre certains risques agricoles, a résumé, dans une lettre adressée le 24 janvier 1881 à la 3e Commission de la Chambre, les motifs qui, selon lui, s’opposent à la prise de possession des assurances par l’État. 

Tout serait à citer dans ce document (Voir Journal des Assurances, 1881, p.505 et suivantes. 1882, p. 3 et suivantes.) 

En voici une analyse sommaire :

Apres avoir exposé l’historique de la question, le ministre déclare que « les considérations d’ordre supérieur, les difficultés d’application, les dangers pour le Trésor », qui avaient motivé le rejet des projets législatifs de 1848 et de 1851, « ont conservé toute leur force et leur valeur. » 

Il constate ensuite : 

« Que tous ceux qui ont eu à étudier la question si complexe et si délicate des assurances, ont prévu que les règles de notre régime administratif et nuancier se prêteraient mal aux facilités et aux nombreuses combinaisons que la variété des risques à courir impose aux sociétés privées, dont le zèle se trouve encore stimulé par la concurrence et, dès lors, il y aurait à craindre au contraire que confiées aux agents du Trésor, les expertises ne deviennent plus coûteuses, les frais d’administration plus considérables, les délais pour le paiement de l’indemnité plus prolongés ; la prime à payer par l’assuré, ne pouvant, d’ailleurs, être inférieure à celle qu’il supportait précédemment, de volontaire serait devenue forcée. » 

Ainsi parle un ministre des Finances ! Et il ajoute plus loin : « D’un autre côté, si j’examine au point de vue du budget les conséquences financières qu’entraînerait l’adoption de la pétition dont il s’agit, je me trouve amené à me demander si une bonne administration des deniers publics pourrait s’accommoder des différences et des incertitudes que ne manqueraient pas d’occasionner les variations en nombre et en gravité des sinistres à indemniser annuellement. » 

Enfin, M. Magnin développe les motifs pour lesquels il estime que l’administration des Contributions directes ne pourrait entreprendre la gestion d’une entreprise de cette nature et il conclut qu’il faudrait y pourvoir autrement. 

Il est inutile de faire ressortir les conséquences budgétaires d’un pareil état de choses. 

On ne pourrait qu’affaiblir, par des commentaires, l’importance du document que nous venons de citer. 

Maintenant, il reste à faire ressortir à quelles difficultés se heurterait l’État assureur, au point de vue de la réalisation commerciale des contrats d’assurances. 

On ne soupçonne pas ce que comporte de démarches, d’études, de négociations, la confection de la plus simple police. 

Lorsque l’assurable a été convaincu de l’opportunité de se faire garantir et que l’agent a déployé déjà une diplomatie qui est rarement dans les moyens d’un fonctionnaire, il faut rédiger le contrat. Il s’agit d’abord de tenir compte des qualités des parties contractantes (propriétaires, nu-propriétaire, usufruitiers, personnes civiles). 

Les responsabilités édictées par le Code civil à l’encontre des propriétaires, des locataires, des voisins, des dépositaires soulèvent des questions multiples et délicates qui doivent être résolues avant toutes choses, afin de préciser la nature et la portée de la garantie à stipuler. 

La question, souvent entrevue seulement par le sous-agent (un brave homme, parfois peu lettré), doit être soumise à l’agent général qui devra souvent se déplacer au loin pour élucider la situation et qui, la plupart du temps, devra en référer à la Compagnie, d’où l’échange d’une correspondance considérable. 

Ces premiers points résolus, on en arrive à l’application du tarif. C’est alors qu’on se trouve en présence d’un vrai dédale. Les données statistiques résultant de plus de 80 ans de pratique ont amené les compagnies, dans un but d’équité, au regard de leur clientèle, à proportionner le tarif au risque couru par elles, c’est-à-dire au pourcentage des sinistres éprouvés dans telle région, dans telle localité, parfois même dans telle section de commune : de là une diversité incroyable dans la répartition des tarifs-types. 

Puis, la nature des constructions, des couvertures, les continuités, les voisinages par rapport à tel risque plus spécialement dangereux, viennent encore soulever des questions multiples, parfois des difficultés d’interprétation que la Compagnie résoudra, non point inflexiblement, comme s’il s’agissait d’un rôle d’impôt, mais avec les concessions que motive l’intérêt commercial bien entendu. 

Il ne s’agit ici que du risque ordinaire ; combien sont plus compliquées encore les questions que motive l’application du tarif industriel ! tarif variable, parfois pour la même industrie, suivant la région où elle s’exerce, car les procédés et les usages de fabrication peuvent être de nature a modifier le danger d’incendie. Avec les progrès de la science, l’amélioration dans l’aménagement des usines, principalement dans le but de diminuer les chances d’incendie total en divisant le risque ; avec l’introduction de procédés d’extinction automatique, les assureurs en sont arrivés à collaborer avec leur clientèle et à lui signaler les conditions d’installation qui justifieraient une réduction de tarif. Ne suffit-il pas d’indiquer cette manière de procéder pour faire comprendre les avantages économiques inappréciables qui en résultent au profit de tous ? 

Comment le fonctionnaire le mieux intentionné, le plus obligeant, pourrait-il procéder de la sorte ? Jamais l’organisme d’État ne pourrait avoir la souplesse et l’initiative nécessaires à une semblable exploitation. 

Le tarif annexé au budget annuel de l’État créerait forcément quelques catégories sommaires ; mais, pour éviter les mécomptes, les moyennes à adopter pour ces tarifs seraient certainement les plus élevées. 

Il en résulterait nécessairement ainsi, que les meilleurs risques paieraient plus que de raison, d’où une injustice sociale flagrante, contraire aux principes qui ont toujours servi de base à l’établissement de l’impôt, et, d’autre part, l’absence d’intérêt de la part de l’industriel à l’amélioration de son usine, entraînerait, par la force des choses, une aggravation du risque couru par l’État assureur. 

Que ne pourrait-on dire encore au point de vue des énormes agglomérations (celles des docks et entrepôts du Havre, par exemple, dont les capitaux ont atteint récemment le chiffre de 950 millions) qui, sous peine de désastre pour les finances de l’État, ne sauraient être prises intégralement sous sa garantie. 

Alors ce même État, après avoir brisé entre les mains d’une Industrie nationale un instrument, perfectionné, au prix de tant de travaux et de sacrifices, en serait réduit (comme la Suisse), à recourir à l’intervention des réassureurs étrangers, dans des opérations qu’il n’aurait pas la possibilité de maintenir dans des conditions qui donnent actuellement satisfaction aux intérêts de tous. 

Pour conclure, dit M. Mulsant, j’en appelle encore à M. Magnin, ministre des Finances : 

« Au lieu d’ouvrir au Trésor, une source de revenus, le changement proposé multiplierait, sans profit pour personne, le nombre des fonctionnaires publics, accroîtrait les dépenses, occasionnerait des embarras administratifs et financiers et augmenterait peut-être le nombre des sinistres. » 

Dans ces conditions, l’État n’aurait même pas le prétexte d’un intérêt appréciable et indiscutable pour violer, à l’encontre d’une industrie qui n’a cessé de rendre service au pays, le grand principe de la liberté commerciale. 

M. Paul Leroy Beaulieu voit deux choses, à l’origine des projets relatifs à l’assurance par l’État : 1° la jalousie ; 2° une illusion. 

La jalousie est causée par le succès énorme obtenu par l’Assurance, après ses 85 ans d’existence. Mais ce succès n’est nullement une raison pour que l’État mette la main sur une industrie qui a réussi, après avoir couru tous les risques d’une entreprise nouvelle lors de sa création. C’est, du reste une tendance de l’État et des municipalités, aujourd’hui, à prendre pour eux, dans une exploitation nouvelle, toutes les bonnes chances, en laissant les mauvaises aux exploitants. 

Il y a une illusion : l’on se figure, en effet, que, parce qu’il y a eu succès, l’État va encaisser désormais, automatiquement, des bénéfices assurés. D’abord, ces bénéfices, en réalité, ne dépassent pas 9 à 10 millions par an, et non 18, car il faut déduire les profits provenant des terrains et des maisons que les compagnies, avec beaucoup de flair, ont su acquérir aux bons moments. 

On compte sur les bénéfices des assurances pour couvrir les frais des retraites ouvrières, qui s’élèveraient dans une trentaine d’années à 200 ou 330 millions Mais l’État ne percevrait rien de ces fameux bénéfices ! 

Indemniserait-on vraiment les compagnies expropriées ? Rien n’est moins sûr. L’État, dirait-on sans doute, n’est pas tenu de les indemniser. Il ne leur prend rien, il use seulement d’un droit « régalien », laissant les compagnies continuer les polices en cours (ces polices de dix ans dont la durée moyenne est de 6 ou 7 ans), sans qu’elles puissent pourtant en signer de nouvelles. 

Même si l’État prend les assurances sans indemnité, il fera encore une affaire détestable. 

Le caractère d’une administration d’État, c’est la passivité et l’uniformité ; or, l’assurance n’est pas une combinaison automatique ; les compagnies s’ingénient sans cesse à chercher de nouvelles formes, de nouvelles économies, de nouveaux genres de contrats accommodés à toutes les nécessités si variables de la clientèle. 

Il y a deux choses, dans l’assurance : le contrat et le règlement du sinistre, qui nécessitent une grande souplesse d’organisation, à laquelle on ne verra jamais se plier ni le percepteur ni le contrôleur, ni aucun agent d’État. 

On parle d’assurance obligatoire. Pour les immeubles, à la rigueur, c’est possible. Mais pour les meubles, avec l’infinie variété des fortunes, des situations ? …

Que de raisons qui font considérer ce monopole comme dangereux pour l’État et pour le public ! Faut-il faire de discrètes allusions à l’ingérence de la politique dans les contrats et dans le règlement des sinistres, aux retards invraisemblables auxquels expose tout conflit d’intérêts avec l’État, etc., etc. ? 

M. Colson ajoute quelques très brèves observations au sujet même de ces règlements de comptes et des formalités si longues imposées par le droit administratif. 

M. Ch. Lavollée croit devoir rappeler tout d’abord que, d’après les doctrines et les précédents de la Société d’Économie politique, toute proposition tendant à opérer la mainmise de l’État sur les affaires qui peuvent être organisées et gérées par l’industrie privée, doit être repoussée. Cette fin de non-recevoir est absolue ; elle suffirait pour déterminer le rejet du projet, que l’on prête à l’État, de créer à son profit le monopole de l’industrie des assurances contre l’incendie, exercé depuis trois quarts de siècle par les Compagnies à primes fixes et par les Sociétés mutuelles. Que l’État doive gagner ou perdre au monopole de ces assurances, l’objection fondamentale subsiste, et l’on pourrait s’y tenir.

Mais il y a plus ; les articles publiés par M. Paul Leroy-Beaulieu dans l’Économiste français, prouvent surabondamment que l’État, à supposer qu’il réalisât les bénéfices recueillis par les Compagnies et Sociétés existantes, n’obtiendrait qu’une recette très inférieure à ce que l’on espère ; 10 millions à peine, et les explications qui viennent d’être données par M. le Directeur de la Nationale, prouvent que l’exploitation du monopole des assurances contre l’incendie serait loin d’être profitable, soit pour le Trésor public, soit pour les assurés. Au point de vue technique, l’industrie des assurances exige des conditions particulières, nombreuses et très complexes, auxquelles ne pourraient satisfaire les fonctionnaires, opérant pour le compte du Trésor public. 

Par conséquent, indépendamment de la question de principe, le monopole des assurances par l’État est tout à fait inapplicable. 

M. Mulsant complète les indications données par M. Lavollée au sujet, des Mutuelles, et répète que, là encore, l’État ferait sûrement une perte, et non un bénéfice. 

M. E. Le Chartier fait remarquer que les Compagnies sont quelque peu responsables des tentatives faites contre elles. En effet, on peut leur reprocher de se montrer parfois trop exclusives dans le choix des risques, de proscrire, par exemple, des industries qui leur semblent trop dangereuses, les scieries mécaniques, entre autres, industries qui, au moins, avec le monopole de l’État, obligé d’admettre tous les risques, pourraient bénéficier de l’assurance, fût-ce à des conditions très coûteuses. 

M. Frédéric Passy, président, en se refusant à rien ajouter pour son compte à la discussion qui vient d’avoir lieu, se permet seulement de rappeler un souvenir. 

Il y a à peu près exactement cinquante ans, dit-il, dans la première période du second Empire, l’idée de l’absorption de l’assurance par l’État avait paru un instant sur le point de triompher. Le souverain, disait-on, lui était acquis, et les courtisans ne manquaient pas de la prôner. Une séance solennelle du Conseil d’État fut tenue ce sujet aux Tuileries, sous la présidence même du monarque. On pensait généralement qu’elle ferait pencher la balance en faveur de l’assurance officielle. Un conseiller d’État qui avait antérieurement fait preuve d’un grand courage et encouru de ce fait une disgrâce heureusement passagère, M. Cornudet, ne craignit pas de se faire hautement l’adversaire du projet. Il en démontra les dangers avec une telle évidence et une telle force qu’au moment où il termina son discours, l’Empereur, à l’étonnement et au désappointement de beaucoup, se borna à clore la discussion en lui disant simplement : « Je vous remercie, Monsieur, vous m’avez absolument converti. »

Souhaitons, dit M. Passy, que le souverain d’aujourd’hui ne soit pas plus incapable d’entendre et de comprendre la vérité que le souverain d’autrefois. 

La séance est levée à onze heures trente-cinq. 

A propos de l'auteur

Institution centrale dans le débat des idées économiques au XIXe siècle, la Société d’économie politique comptait comme membres toute la fine fleur de l’école libérale française, dont elle permettait le renouvellement et à qui elle offrait des opportunités de discussions engagées.

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