Les défauts de l’intervention de l’État dans l’énergie nucléaire

L’État, par sa culture du secret, ses restrictions sans fin et ses subventions déraisonnables, a fait plus de mal que de bien sur le secteur de l’énergie nucléaire. Seul un développement de la technologie nucléaire sur le marché libre et sous la loi de la concurrence peut permettre de tirer le meilleur parti de cette énergie, à moindres frais et à moindres risques pour le public consommateur.


Les défauts de l’intervention de l’État dans l’énergie nucléaire

par Murray Rothbard

(extrait de Science, technology and government [1959], Ludwig von Mises Institute, 2015, p. 85-97.)

Traduit par Benoît Malbranque

 

Nous nous sommes abstenus jusqu’à présent d’examiner l’énergie atomique. L’avènement de l’ère nucléaire forme aujourd’hui l’argument principal de ceux qui considèrent que le contrôle de l’État et le pilotage de la science sont nécessaires dans le monde moderne — a minima dans le domaine de l’énergie atomique. La fabrication de la bombe atomique a impliqué un effort collaboratif, sous la conduite de l’État, qui a été glorifié comme le modèle devant être imité par la science dans les années à venir.

Toutefois, Jewkes, Sawers et Stillerman ont analysé cette opinion commune et soulignent, primo, que les découvertes atomiques fondamentales ont été réalisées par des scientifiques universitaires employant un équipement rudimentaire. Parmi eux, l’un des plus notables a livré le commentaire suivant : « nous ne pouvions pas nous offrir un équipement sophistiqué, donc nous avons dû utiliser nos méninges. »[1]

De plus, la presque totalité de l’effort de recherche élémentaire portant sur l’énergie atomique, c’est-à-dire jusqu’à la fin de 1940, fut financé par des fondations privées et des universités. [2] Développer une bombe atomique fut, en temps de paix, un processus extrêmement coûteux. Les frictions entre scientifiques et administrateurs qui peuvent émerger sur un projet, ainsi que les grandes difficultés de la gouvernance, ont été souvent mis en évidence. [3] Jewkes, Sawers et Stillerman suggèrent au surplus que le chaperonnage étatique sur la recherche a plutôt ralenti qu’accéléré le développement atomique en temps de paix, notamment à cause d’une culture excessive du secret et de restrictions. Ils préviennent également que les dernières estimations indiquent que, même en l’an 2000, moins de la moitié de la production totale d’électricité proviendra de l’énergie atomique (laquelle est son utilisation principale en temps de paix), et que l’optimisme à l’endroit de l’énergie atomique a déjà drainé les scientifiques et les ingénieurs, les éloignant d’autres domaines et diminuant l’offre de recherche qui s’avèrerait nécessaire ailleurs. Et le professeur Bornemann signale que :

« La pression en faveur d’une exploitation à des fins militaires a épuisé le stock de connaissances scientifiques de base et ce, d’ailleurs, dans un environnement qui n’a pas favorisé de nouvelles découvertes dans ce domaine. » [4]

John Nef, un éminent historien de l’économie, souligne que certaines inventions qui furent employées pour la guerre, comme la nitroglycérine et la dynamite, sont des fruits, non de la guerre, mais de l’évolution de l’industrie minière. Nef remarque que les deux guerres mondiales n’ont pas stimulé le développement scientifique, mais qu’elles l’ont plutôt détourné vers des tâches purement militaires — qu’elles ont ralenti le véritable progrès scientifique. Et tandis que par de vastes sommes l’État accélérait le développement de la bombe atomique, « il est impossible de soutenir que la guerre ait rapproché l’heure de l’utilisation générale de cette force pour le bénéfice matériel de l’humanité. » Un ingénieur américain éminent note encore que, technologiquement parlant, les armées ont stagné entre les deux guerres, et que :

« Les progrès technologiques qu’il est possible d’accomplir durant une guerre sont bien maigres, si l’on excepte ceux qui se font sous la pression des évènements et qui sont forcés et superficiels. Tout progrès réalisé dans la technologie militaire est le résultat de progrès scientifiques et industriels plus globaux. » [5]

Bornemann avance en outre que le monopole étatique sur l’atome, privé des incitations produites par le système des profits et des pertes, a rendu l’énergie atomique inefficace et exagérément coûteuse. La culture du secret entretenue par l’État a ralenti dans une large mesure le processus d’apprentissage par lequel les ingénieurs de l’industrie de l’énergie auraient pu se tenir à la page de la technologie moderne, ce qui, par suite, a ralenti le développement scientifique.

Comme nous l’avons vu précédemment, le Dr John R. Baker n’est pas davantage impressionné par les réalisations soviétiques telles que spoutnik et il se garde bien de les présenter comme un modèle de recherche scientifique. La direction de la recherche scientifique en vue de la réalisation d’une fin spécifique, au-delà d’amener les autres dangers liés au contrôle public, prive également la recherche fondamentale des ressources scientifiques nécessaires. [6]

Le fait que l’émergence de la science nucléaire moderne n’ait pas rendu obsolète l’inventeur individuel, l’esprit libre et non régenté (voir les vues de Jewkes et al., analysées ci-avant) a récemment été confirmé de manière saisissante par le cas du « foufou Grec », Nicholas Christofilos, qui, travaillant comme ingénieur et superviseur dans un atelier de réparation de camions, a appris la physique nucléaire en parfait autodidacte et a développé des théories si complexes que les experts de l’atome se sont moqués de lui et l’ont ignoré jusqu’à ce qu’ils soient contraints d’abdiquer devant ses résultats. Le Dr Edward Teller et nombreux autres, y compris Christofilos lui-même, ont noté que, dans son cas, le manque de formation avait été un avantage positif lui permettant de sauvegarder le caractère original de son esprit. [7]

Si, par conséquent, l’avènement de l’énergie atomique ne remet pas en cause nos conclusions fondamentales, à savoir que toute la recherche et développement civile doit être effectuée par le marché libre, et que le plus grand nombre possible de travaux scientifiques militaires doivent être redirigés vers des opérations privées plutôt que publiques, qu’en est-il de la conquête de l’espace ? Comment allons-nous financer nos futures explorations dans l’espace ? La réponse est simple : dans la mesure où les explorations spatiales sont un sous-produit d’un travail militaire nécessaire (comme c’est le cas pour les missiles guidés) et seulement dans cette mesure, l’exploration spatiale doit procéder sur la même base que n’importe quelle autre recherche militaire. Cependant, dans la mesure où les militaires n’en ont pas besoin et que cette recherche n’est qu’un penchant romantique pour l’exploration spatiale, alors ce penchant, comme tout autre chose, doit avancer à ses risques et périls sur le marché libre. On peut s’enthousiasmer à l’idée de s’engager dans l’exploration de l’espace, mais l’opération est aussi prodigieusement coûteuse et gaspille des ressources qui pourraient être utilisées pour améliorer la vie sur cette terre. Dans la mesure où des fonds volontaires sont utilisés dans de telles opérations, tout va bien ; mais lever des impôts sur des fonds privés dans le but de s’engager dans de telles entreprises ne peut être autre chose qu’un énième gaspillage étatique de grande ampleur. [8]

Si nous passons du général au particulier, nous constatons que, ces dernières années, le gouvernement fédéral a commencé à admettre l’efficacité supérieure de l’entreprise privée, même dans le développement atomique. Le groupe de travail Hoover a constaté que les centrales nucléaires de la Commission de l’énergie atomique étaient toutes exploitées sous la forme d’installations contractuelles, soit par des entreprises privées, soit par des universités. En 1954, la Commission de l’énergie atomique a signé près de 18 000 contrats principaux avec plus de 5 000 entreprises, qui ont à leur tour passé plus de 375 000 contrats de sous-traitance. En conséquence, toutes les principales installations productives du programme d’énergie atomique ont été conçues, construites, équipées et exploitées par des entreprises privées. [9] En outre, la loi de 1954 sur l’énergie atomique a sensiblement assoupli le monopole fédéral sur l’atome, permettant ainsi une bien plus grande participation de la sphère privée dans le développement atomique. Dès que la loi a été adoptée, l’industrie privée a commencé à prendre place avec succès dans le domaine atomique. Consolidated Edison a fait état de ses plans pour la construction d’une centrale atomique de 200 000 kilowatts à Indian Point, dans l’État de New York, et ce sans recevoir aucune aide publique au-delà de la permission accordée à l’entreprise d’acheter du combustible atomique. Les autres entreprises intéressées par une participation à différents niveaux de l’industrie de l’énergie atomique sont : les fabricants d’équipement électrique et les entreprises de certaines industries (avions, locomotives, machines-outils, pétrole, etc.) qui recherchent des canaux de diversification ; c’est en outre les universités, les entreprises de la santé et autres organismes de recherche, qui ont l’espoir de faire l’acquisition de petits réacteurs atomiques.

Il reste cependant beaucoup à faire, et les restrictions et les règlements qui subsistent empêchent encore un large segment de l’industrie de faire progresser le secteur de l’atome. Le Comité de l’énergie atomique de l’Association des chimistes de l’industrie réclame instamment une libéralisation plus poussée de la réglementation en matière de sécurité et de brevets. [10] Le Comité de l’énergie atomique devrait se voir retirer ses pouvoirs d’autorisation et de réglementation subséquente. La Commission de l’énergie atomique devrait limiter ses activités à l’énergie atomique militaire ; en subventionnant et en réglementant l’énergie atomique civile, elle fausse l’allocation des ressources par le marché et fait obstacle à la rentabilité des opérations. Les subventions que l’État fédéral accorde aux centrales nucléaires empêchent les centrales concurrentes d’offrir des sources d’énergie alternatives, ce qui donne lieu à une utilisation inopportune des ressources.

Il existe un autre moyen important par lequel l’État pourrait encourager le développement atomique civil d’une manière compatible avec le marché libre : ce serait en le libérant des entraves étatiques, en éliminant la réglementation des prix des services publics (ce que peuvent faire les élus locaux). Les services publics sont les principaux utilisateurs potentiels de l’énergie atomique, mais ils peuvent difficilement s’acquitter du travail dont ils sont chargés avec leurs tarifications et leurs méthodes d’exploitation, toutes deux fixées par les autorités de l’État. Le gouvernement fédéral pourrait en outre stimuler l’exploration spatiale de manière compatible avec le marché libre, en permettant aux entreprises privées ou aux organisations qui pourraient atterrir sur d’autres planètes de devenir propriétaire du sol et des ressources qu’ils commenceraient à exploiter, et ce à la façon de la loi Homestead, bien que sans les restrictions que cette loi contient quant à la superficie ou à l’utilisation des terres. Le fait que l’État accorde la propriété automatique sur toute nouvelle terre dans l’espace serait un stimulant considérable pour l’exploration et le développement par la sphère privée.

Ces dernières années, les entreprises qui ambitionnaient une entrée sur le secteur de l’énergie atomique (notamment les constructeurs de réacteurs nucléaires) ont fait pression pour obtenir que des subventions fédérales complètent l’assurance de responsabilité civile qui leur est proposée par les compagnies d’assurance privées pour couvrir les cas d’accidents dans les usines atomiques où des tiers se trouvent impactés. [11] Il convient de résister fermement à cette pression. Si une entreprise privée, en utilisant ses propres fonds, n’est pas en mesure de s’acquitter de la totalité de ses frais d’assurance, elle ne devrait pas s’établir et se lancer dans les affaires. Comme nous l’avons vu, la promotion de l’énergie atomique civile n’est pas un objectif absolu ; elle doit entrer en concurrence avec les centrales électriques et les autres industries pour l’utilisation des ressources. Toute subvention étatique accordée à une entreprise, que ce soit par l’intermédiaire de subventions d’assurance ou par toute autre méthode, affaiblit le système de l’entreprise privée et son principe fondamental selon lequel chaque entreprise doit se maintenir avec l’aide de ses propres ressources, acquises de manière volontaire. Ces subventions empêchent que, par une allocation efficace des ressources, les désirs des consommateurs se trouvent satisfaits. Toutes les entreprises de ce pays payent leurs frais d’assurance par eux-mêmes et l’industrie atomique ne doit pas s’écarter de cette norme. Les sages paroles du groupe de travail Hoover sur les agences de prêt sont à méditer :

« Les risques qui découlent de la propriété sont indissociablement liés au concept même de propriété privée. Lorsqu’un propriétaire se retrouve exempté de ses risques normaux sans qu’il doive ce soulagement à ses propres efforts et à son industrie, il en est redevable à ceux qui assumeront les risques à sa place. Cela augmente la probabilité qu’il soit également débarrassé des autres attributs de la propriété — du droit, par exemple, de décider comment, quand, où et par qui la propriété devra être utilisée. En fin de compte, il est susceptible d’être déchargé de la propriété elle-même. » [12]

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[1] Jewkes, et al., Sources of Invention, p. 76.

[2] Voir Compton, Atomic Quest, p. 28.

[3] Ibid., p. 113.

[4] Bornemann, “Atomic Energy and Enterprise Economics”, p. 196. Voir également Department of State, Pub. #2702, The International Control of Atomic Energy (Washington, D.C., Chemists’ Association), Impact of Peaceful Uses of Atomic Energy on the Chemical Industry (Washington, D.C., Feb. 1956).

[5] John U. Nef, War and Human Progress (Harvard University Press, 1950), pp. 375–77, 448.

[6] Voir Baker, Science and the Sputniks.

[7] William Trombley, “Triumph is Space for a ‘Crazy Greek’,” Life (March 30, 1959): 31–34.

[8] Voir Frank S. Meyer, “Principles and Heresies,” National Review (November 8, 1958), p. 307.

[9] Voir Council for Technological Advancement, Industrial Participation in Atomic Energy Development (18 octobre, 1954).

[10] Impact of Peaceful Uses …, p. 10.

[11] Voir Paul F. Genachte, Moving Ahead With the Atom (New York, Chase Manhattan Bank, January 1957), p. 12.

[12] Task Force Report, Commission on Organization of the Executive Branch of the Government, Lending Agencies (Washington, D.C., février 1955), p. 9.

 

 

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A propos de l'auteur

(1926-1995)

Élève de Ludwig von Mises, Murray Rothbard a donné de la doctrine de son maître une version plus radicale et plus systématique. Écrivain prolifique et polyvalent, il est l'auteur de nombreux ouvrages qui sont une source continuelle d'inspiration pour les libéraux du monde entier.

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