La critique impartiale de l’histoire

Dans l’avis au lecteur de sa traduction de l’abrégé de l’Histoire de Dion Cassius de Nicée, par Xiphilin, Boisguilbert expose quelques-uns des principes qui guideront son travail littéraire subséquent et notamment celui-ici : l’impartialité du jugement quant aux faits et aux personnes.


HISTOIRE DE DION CASSIUS DE NICÉE, ABREGÉE PAR XIPHILIN.

PAR B. G. ** [Boisguilbert] 

 

AVIS AU LECTEUR

J’avais dessein, mon cher Lecteur, de vous donner le Dion Cassius tout entier traduit en Français ; mais ayant remarqué que les grands Livres étaient aujourd’hui peu à la mode, j’ai cru qu’il suffisait de vous donner d’abord l’Abrégé ; après quoi selon qu’il serait reçu, je verrais ce que j’aurais à faire sur l’autre. D’ailleurs, aux Harangues et à quelques Descriptions près, celui-ci n’est pas un Abrégé ; tous les événements, pour peu remarquables qu’ils soient, s’y rencontrent, et Xiphilin qui est l’Abréviateur, n’a rien omis de ce qui faisait pour l’Histoire. Au reste, afin de toucher un mot de cet Auteur, il faut demeurer d’accord qu’il a écrit en homme de qualité comme il était, c’est à dire, sans passion, et sans qu’on puisse dire qu’il ait été gagé de personne pour déguiser les choses[1] ; il ne soutient ni la cause de César, ni celle de Pompée ; mais il déclare avec la plus saine partie des Auteurs, ou que tous deux avaient tort, ou que tous deux avaient raison[2], un même objet les animant, à savoir la passion de dominer. Il en fait de même de Cicéron et d’Antoine, quoi qu’ait pu dire un grand homme de nos jours ; et s’il prend quelque partie dans cette occasion, c’est plutôt celui de Cicéron que d’Antoine : Il représente ce dernier comme un emporté, et rejette sur lui tous les malheurs arrivés dans la Proscription des Triumvirs ; au lieu qu’il loue souvent les bonnes intentions de l’autre, et son zèle pour le bien de la République, quoi qu’il blâme son imprudence à parler, et la grande opinion qu’il avait de lui-même. Quant à ce que notre Auteur dit de Sénèque, comme c’est dans une vie dont nous n’avons que l’Abrégé, on peut croire que c’est Xiphilin qui a avancé cela par une certaine haine que les premiers Chrétiens portaient aux Philosophes Païens, d’autant plus que le même Dion assure dans un autre endroit, que Sénèque était le plus sage homme de son temps. D’ailleurs comme ce sont choses de fait, elles en doivent paraître moins odieuses, et moins contraires aux Écrits de Sénèque, qui ne défend pas de jouir de toutes les commodités de la vie, mais seulement d’y avoir de l’attache. Au reste, nous devons à cet historien la connaissance de quantité d’événements remarquables, comme la Défaite de Varus, et les Entretiens d’Auguste et de Livie au lit, que les autres avaient passé sous silence et que lui seul a rapporté. De plus, on peut dire que son Histoire comprend le plus beau de ce qui s’est passé chez les Romains. Elle commence (à cause du malheur du temps qui nous a privé du reste) à ces deux grands hommes César et Pompée, qui fondèrent sur les ruines de la plus belle République qui fut jamais, le plus florissant Empire du Monde et finit à Alexandre fils de Mammée, c’est à dire peu avant la division de cette grande Monarchie. Les préceptes de Morale et de Politique s’y rencontrent d’une façon judicieuse ; il n’affecte la défense ni la condamnation de personnes ; il dit le bien du bien, et le mal du mal[3] ; et ce qui est rare aux Écrivains, il ne se met point en tête de justifier ou de blâmer quelque règne entier[4]. Quant à moi, je l’ai traduit avec toute la fidélité possible, et ai tâché autant que mon peu de capacité m’a pu permettre, de lui rendre une partie de la beauté qu’il a dans sa langue naturelle, qui est assurément très grande. Si l’effet n’a pas secondé mon dessein, je vous prie, mon cher Lecteur, d’user de quelque indulgence envers celui qui n’a eu autre intention que de vous rendre service : mon âge encore rempli de peu d’expérience, vous la demande, et je m’y attends d’autant plus, que je suis persuadé que la critique s’exerce rarement sur ceux qui ne présument point d’eux ni de leurs ouvrages, desquels je suis, si je n’ai autre meilleure qualité.

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Notes de l’éditeur :

[1] Même attitude que Boisguilbert dans tous ses écrits futurs sur l’économie.

[2] Même attitude que Boisguilbert dans son histoire de Marie Stuart Reine d’Ecosse

[3] Même attitude que Boisguilbert dans son histoire de Marie Stuart Reine d’Ecosse

[4] Attitude que Boisguilbert ne conserva pas : cf. La France ruinée sous le règne de Louis XIV

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