Les devoirs et les droits des nations envers les étrangers

En 1887, Paul Leroy-Beaulieu témoigne dans son journal l’Économiste français de son désarroi et de sa désapprobation face à la tendance croissante des nations les plus riches à se barricader et à rejeter l’immigration étrangère. À part le cas des individus dangereux, comme des mendiants, des bohémiens et des saltimbanques, qu’on peut avec justice vouloir proscrire, les frontières nationales doivent être ouvertes, soutient-il, et il faut simplifier grandement la voie de la naturalisation.

Paul Leroy-Beaulieu. Les devoirs et les droits des nations envers les étrangers, L’Économiste Français, 30 juillet 1887


LES DEVOIRS ET LES DROITS DES NATIONS ENVERS LES ÉTRANGERS.

La vieille maxime que l’étranger est l’ennemi tend à ressusciter dans presque tous les pays du monde, tellement il est vrai que les progrès dont se targue le genre humain dans l’ordre moral ne sont jamais définitivement acquis, qu’il faut sans cesse les défendre, et qu’un retour offensif de la barbarie primitive menace toujours notre précaire et fragile civilisation.

Que deux nations, par suite de circonstances historiques, de démêlés antérieurs, de contestations de territoires, aient entre elles des rapports qui, même en temps de paix, se ressentent d’une vieille et constante animosité, c’est le train habituel du monde et l’on ne peut s’en étonner. Mais que presque tous les peuples tendent à s’écarter de plus en plus de la pratique d’une noble et loyale hospitalité, c’est ce qui tourne à la confusion de notre XIXe siècle expirant.

Le retour à la politique d’isolement national est malheureusement le trait le plus caractéristique des dix dernières années. On commence par prohiber les produits ; l’on finit par vouloir prohiber les personnes. Quand on n’interdit pas à l’étranger de résider dans le pays, on lui défend d’y devenir propriétaire. Les procédés de la Prusse il y a deux ou trois ans à l’égard des Polonais de ses provinces orientales ; les mesures récentes de la Russie envers les Allemands auxquels on ne permet plus d’acquérir des terres, de les recevoir par héritage, d’en affermer même ; la conduite analogue des Américains qui s’effraient des achats de terres incultes par les capitalistes anglais et qui, après avoir réduit à sa plus simple expression l’immigration chinoise, commencent à vouloir réglementer aussi et restreindre l’immigration européenne ; enfin, chez nous, les propositions de loi pour la taxation des étrangers, pour leur exclusion de tous les chantiers publics : voilà un ensemble de faits précis, bien concordants, provenant des peuples les plus divers ; ils témoignent que le genre humain, aujourd’hui, est en proie, dans chacune des sociétés qui le composent, à une véritable manie d’exclusivisme.

Si nous dénonçons cette tendance, c’est qu’elle nous paraît conduire à des embarras économiques et, un jour plus ou moins éloigné, à des catastrophes politiques. Rien n’est plus opposé au droit des gens, ou du moins à son interprétation moderne.

La maxime de chacun chez soi et de chacun pour soi est, sans doute, fort séduisante. Elle se trouve, il est vrai, en opposition flagrante avec toutes les découvertes de la science contemporaine. Car à quoi bon les incessants perfectionnements de la navigation à vapeur, les câbles transatlantiques, à quoi bon les voyages, la propagation de l’enseignement des langues vivantes, si le résultat de tous ces prodigieux changements doit être de claquemurer davantage chaque peuple dans sa maison ? Cette furieuse réaction de l’esprit d’isolement, au milieu de tout un appareil de découvertes qui tendent à multiplier les relations internationales, est un des phénomènes les plus curieux de ce temps.

Nous tenons, quant à nous, qu’un peuple n’a ni intérêt ni droit à proscrire en masse de son territoire les étrangers ou à leur y rendre par des taxes spéciales la résidence impossible ; qu’un peuple n’a également ni intérêt ni droit à interdire aux étrangers l’achat de propriétés. Nous soutenons, en outre, qu’un peuple est suffisamment armé quand il impose aux étrangers qui sont sur son territoire la reconnaissance de toutes les lois du pays, et qu’il les naturalise à partir de la seconde génération. L’usage habile et résolu de la naturalisation suffit pour qu’un peuple tourne à son profit l’immigration des étrangers.

L’histoire témoigne que c’est bien là la vraie doctrine. Toujours l’arrivée d’étrangers, soit industriels et capitalistes, soit simples ouvriers, a été pour un peuple un élément de prospérité ; toujours, au contraire, la proscription d’un groupe quelconque d’habitants a été pour une nation une cause de décadence. La Prusse et même l’Angleterre, mais la Prusse surtout, ont singulièrement profité de l’arrivée des huguenots que la révocation de l’édit de Nantes en 1685 chassait de France. De nos jours, il est incontestable que les étrangers ont notablement contribué à créer des manufactures en Russie, à y perfectionner les méthodes agricoles et les méthodes industrielles. Au contraire, l’expulsion des Mores d’Espagne a été considérée avec raison par tous les historiens comme l’une des causes de la décadence de ce pays.

C’est un phénomène naturel que celui de l’immigration d’étrangers soit dans les pays encore primitifs, peu peuplés et insuffisamment exploités, soit dans les pays très riches où les salaires sont élevés et où la population, un peu gâtée par une vieille aisance, ne veut pas se charger des besognes les plus dures et les plus rebutantes de la civilisation. Les deux causes opposées produisent le même effet : seulement, ce n’est pas la même qualité d’étrangers qui va dans les pays primitifs et pauvres comme la Russie, ou dans les vieux et riches pays comme la France. En Russie, ce sont des capitalistes, ou des ingénieurs, ou des contremaîtres, ou des maîtres artisans. En France, ce sont surtout des manœuvres, des commis, dont un certain nombre, parmi ces derniers, finissent par devenir des négociants plus ou moins importants.

Quand on examine les choses d’un peu près, on voit qu’un État gagne à cette immigration. Un étranger qui vient acheter dans un pays une propriété y apporte des capitaux jusqu’à concurrence de la valeur de cette propriété et des améliorations qu’il y fera. Un État se fait donc du mal à lui-même quand il empêche les étrangers de devenir chez lui propriétaires, puisque cette mesure prohibitive correspond en réalité à l’interdiction d’apporter du capital. Quand au lieu de capitalistes ce sont des ouvriers qui affluent, on ne voit pas, non plus, que l’État en souffre : les ouvriers produisent toujours plus que ce qu’ils consomment ; ils font des œuvres productives qui restent ; ils contribuent à donner à l’industrie et au commerce de l’animation ; ils rendent possibles beaucoup d’entreprises qui, sans eux, ne le seraient pas ; ils sont un élément utile de concurrence qui empêche l’ouvrier national de tomber dans l’infatuation et l’ignorance.

Il est facile de se plaindre qu’il y ait en France 1 150 000 à 1 200 000 étrangers, soit 3% environ de notre population ; mais il est assez aisé de voir que si nous pouvions les proscrire en masse, leur départ nous causerait un grand détriment. Nous avons déjà une population insuffisante, des prix de revient trop élevés pour une foule de produits. Si toute la légion d’Italiens qui se trouvent à Marseille, au nombre d’une cinquantaine de mille, venaient à quitter ce port, les travaux des docks, ceux des sucreries, des huileries, des savonneries, où ils font toutes les besognes pénibles, seraient singulièrement entravés. Les prix de revient de nos produits se trouveraient relevés, ce qui serait un malheur pour les consommateurs et un grave préjudice pour nos exportations. Si Paris perdait les deux cent mille étrangers qui se trouvent dans ses murs et dont les uns sont des capitalistes et les autres, le plus grand nombre, ou des commerçants ou plus encore des ouvriers, il est clair que son animation, sa richesse et son attrait en seraient prodigieusement amoindris.

Si nous nous mettions à taxer soit directement, soit indirectement les étrangers résidant sur notre sol, nous aurions, certes, au point de vue de la courtoisie des rapports internationaux, beaucoup d’arguments à répliquer aux reproches qui nous seraient adressés par nos voisins. Nous invoquerions leurs propres mauvais exemples, ceux de l’Allemagne dans ses provinces orientales et en Alsace-Lorraine, de la Russie en Pologne et en Livonie. Nous pourrions même nous abriter derrière la sévérité des Américains du Nord à l’endroit des Chinois et, depuis quelque temps, de l’immigration européenne. Mais si nous pourrions ainsi nous couvrir au point de vue du droit des gens nouveau, il n’en est pas moins vrai que nous porterions préjudice à nous-mêmes.

Qu’on remonte dans le passé, les étrangers qui ont fait souche en France ont fini par devenir Français et par apporter chez nous un élément utile et vivifiant, un alliage qui modifie heureusement le tempérament français. Qu’on jette les yeux sur les listes des membres de nos Chambres de commerce, on verra que les noms étrangers, surtout dans les ports et les principales villes commerciales, y tiennent une grande place. Nous ne parlons pas ici de notre Parlement qui est émaillé de noms étrangers ; car une immigration qui est pour nous tout à fait superflue, c’est celle des politiciens.

On a inventé différents moyens de taxer chez nous les étrangers : les uns réclament qu’on mette sur eux un impôt direct particulier, 10 à 20 fr. par tête ou un surcroît de 10, 20 ou 30% à l’impôt des patentes. Ce serait manifestement contraire à toutes les conventions commerciales internationales. D’autres, comme M. Steenackers, député de la Haute-Marne, sont plus rusés : on ne mettrait aucun impôt sur les étrangers, on en établirait simplement un sur ceux qui les emploient. Voilà, suivant la vulgaire expression, une malice bien cousue de fil blanc.

Quelques-uns, dans leur zèle prohibitif, vont plus loin : ils veulent simplement rétablir les passeports et les permis de séjour. Qu’on exige de tout étranger un passeport ou un permis de séjour, renouvelable tous les six mois et donnant lieu chaque fois à un droit de timbre de 15 ou 20 fr. ; l’on aura ainsi par voie détournée un impôt élevé sur les étrangers résidant chez nous. En vérité, voilà beaucoup d’ingéniosité d’esprit. Le rétablissement des passeports et des permis de séjour, tel serait le dernier mot de la civilisation occidentale et du libéralisme contemporain.

D’autres enfin soutiennent l’établissement d’une taxe militaire sur tous les bossus, bancals, estropiés, qui ne sont pas enrégimentés ; ils étendraient l’application de cette taxe à tous les étrangers qui, eux non plus, ne font pas de service militaire chez nous.

Nous aimons à croire que le Parlement repoussera tous ces projets plus ou moins ingénieux. Notre avis est que la nation qui se montrera la plus libérale dans le traitement qu’elle fera aux étrangers est celle qui, à la longue, s’assurera la prédominance économique et que, du même coup, elle accroîtra, au lieu de la diminuer, sa force politique.

L’État n’a qu’à se réserver le droit de prohiber individuellement les étrangers dangereux, et même en masse les bandes de mendiants ou de bohémiens, de saltimbanques et de vagabonds, les seules immigrations qui nuisent à un pays. Il n’a aussi qu’à avoir à l’endroit de ses propres nationaux des procédés, quand il s’agit du service militaire par exemple, qui ne les mettent pas en état d’infériorité vis-à-vis des étrangers, et il n’aura rien de sérieux à craindre.

Quand nous voyons des pays neufs, comme les États-Unis, qui n’ont encore que le huitième ou le neuvième de la population qu’ils posséderont un jour, vouloir proscrire ou restreindre l’immigration et l’arrivée des capitaux sous la forme d’achats de propriétés par les étrangers, il nous est impossible de ne pas considérer ces mesures comme très préjudiciables au pays qui les adopte. Si les États-Unis persévéraient dans cette voie, ils rendraient un grand service à l’Amérique du Sud, notamment à la République Argentine, en faisant dévier vers ces contrées une partie du courant d’émigration qui se portait plus au Nord.

Pour en revenir à la France, si nous n’avons pas à prohiber de notre sol qui est déjà trop peu peuplé les étrangers, nous avons non seulement une faculté, dont nous pouvons nous servir, mais un devoir à remplir, c’est de nous assimiler graduellement la plus grande partie de ces étrangers qui viennent s’établir chez nous. Ce qui est mauvais, en elles, c’est d’avoir sur notre territoire un bloc d’habitants qui, étant nés chez nous, restent distincts de nous par la faute de nos lois.

Notre législation sur la naturalisation est complètement à refaire, dans un sens tout différent de celui qui a prévalu au Sénat. M. Batbie, que la mort vient d’enlever et qui était un jurisconsulte habile, a fait voter par le Sénat une loi de naturalisation tout à fait empreinte de l’esprit du vieux droit, une loi d’exclusion. Nous avons rencontré bien des fois des négociants, d’origine et de nationalité étrangères, établis en France depuis longtemps, mariés parfois à des françaises, ayant créé chez nous des industries et y ayant tous leurs intérêts, qui se plaignaient de ne pouvoir devenir Français qu’après une foule de formalités s’étendant sur une durée de trois ou quatre années. Ouvrons toutes larges les portes de la nationalité française : des 1 100 000 à 1 200 000 étrangers qui sont sur notre sol, plusieurs centaines de mille deviendront citoyens français et l’on aura ainsi remédié en partie à la faiblesse de notre natalité.

Bien plus, nous voudrions que tous les jeunes gens, nés d’étrangers, qui ont grandi sur notre sol jusqu’à leur majorité, fussent de plein droit déclarés français et subissent les mêmes charges que nos nationaux. Cela est de toute justice. C’est conforme au principe d’égalité devant les lois du pays. Nous donnons aujourd’hui une prime aux étrangers qui veulent s’établir chez nous et y faire souche, sans adopter notre nationalité. Supprimons simplement la prime, nous n’aurons besoin de recourir à aucune taxe et à aucune mesure d’exclusion.

Cette attitude hospitalière des États n’exclut nullement l’exercice de tous les droits qu’exige leur sécurité ni, d’autre part, la préférence qu’il est naturel qu’ils accordent à leurs nationaux. Ainsi un grand État, dans le sein duquel toutes les industries ont reçu un certain degré de développement, ne fait que remplir ses devoirs quand, dans des conditions de prix et de qualité qui ne présentent pas de notables écarts, il adresse ses commandes pour les fournitures qui lui sont propres aux seuls fabricants nationaux. Il n’y a là de sa part aucune infraction à la loi d’hospitalité envers les étrangers ; la préférence qu’il donne à ses manufacturiers est souvent recommandée par la prudence et l’intérêt patriotique. En tout cas, elle n’a rien d’offensant ni d’agressif. Il en est de même pour toutes les fonctions ou toutes les missions, même accidentelles, qui relèvent du budget de l’État ; il est certain qu’il y a, dans la généralité des cas, pour les grands pays du moins, qui sont arrivés à leur plein développement, un devoir de convenance à les attribuer aux nationaux.

Si nous insistons sur cette grave question des droits et des devoirs des nations à l’égard des étrangers, c’est que les tendances exclusives qui commencent à prévaloir chez plusieurs peuples nous paraissent devoir ouvrir, à une date incertaine, une nouvelle carrière de conflits internationaux et de guerres d’extermination. Si les pays riches ont la prétention de se clore d’une manière absolue, on en reviendra un jour aux invasions des Barbares. Aux causes de rivalités politiques se joindront les querelles et les hostilités privées qui rendront les premières beaucoup plus âpres. Il est attristant de voir combien notre brillante civilisation couvre de causes de catastrophes et de ruines. Il est bon de les faire connaître pour que, prévenus d’avance les Parlements et les gouvernements, au lieu de s’abandonner aux tendances funestes, s’efforcent d’en arrêter le développement.

Paul Leroy-Beaulieu.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.