Introduction au Dictionnaire de la tradition libérale française

Dictionnaire de la tradition libérale française

INTRODUCTION

L’histoire intellectuelle de la France est marquée par la grandeur et le nombre des défenseurs de l’idée de liberté, et quoique leur célébrité et leur influence apparaissent aujourd’hui déclinantes, les spécialistes même les moins acquis à leurs idées ne peuvent manquer de citer leurs noms et de signaler leur importance passée. Au besoin même ils invoquent leur autorité contrefaite, et font de Tocqueville un sociologue, de Constant un romancier, ou de Boisguilbert un précurseur de Keynes et de Marx. Quant à ceux qui sont demeurés libéraux dans un monde qui avait cessé de l’être — pour reprendre la formule de Jacques Rueff en 1932, c’est-à-dire peu après la disparition effective du libéralisme français en tant que tradition — ils en conservent pieusement la mémoire et les respectent comme d’anciens ascendants, dont la généalogie est assez troublée, mais avec lesquels la filiation est certaine. Mais quant à assurer l’étude sérieuse, large et complète de la tradition libérale française, personne, en France même, ne paraît y songer. Les Américains, imagine-t-on, s’en occuperont mieux ; ils ont les ressources pour cela ; sans doute ils le feront dans un proche avenir : c’est l’application viciée du laissez faire. Pourtant, l’étude attentive menée outre-Atlantique sur tel ou tel penseur particulier, surtout lorsqu’elle est conduite sans examen des manuscrits, dont on n’a pas même songé, ou que la distance empêchait de rechercher, d’examiner et d’utiliser, ne peut remplir qu’un rôle modeste. La discussion d’un auteur, par définition, n’éclaire jamais que lui-même. En France, une poignée de figures cardinales échappent au naufrage : Michel de Montaigne, Pierre Bayle, Voltaire, Jean-Baptiste Say, Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville inspirent des vocations aux jeunes chercheurs et forment un fonds assez fécond pour occuper des carrières. La connaissance que l’on a d’eux est sans cesse plus parfaite. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’examiner ce que la tradition libérale française, prise globalement, a pensé sur telle ou telle question, les moyens manquent à nouveau. Qui prendra-t-on comme penseur représentatif ? Aucun ne conviendra. Sur les questions qui relèvent de l’économie politique, l’opinion de Tocqueville est viciée par le profond ennui que cette science lui causait et son manque à peu près complet de lecture. Lorsqu’on envisagera l’alcoolisme, la prostitution, les jeux d’argent, l’adultère, demandera-t-on à Benjamin Constant de trancher, lui qui avait tous ces vices ? Plus globalement, comment demander à un auteur de nous fournir ses idées sur des phénomènes qui peut-être ne se sont développé qu’après sa mort ? Tout cela ne pourrait être. Pour délibérer dans une affaire où la justesse importe, il faut entendre une grande pluralité de témoins. Et dès lors apparaîtront, non pas l’homogénéité, qui est impossible et n’est peut-être pas même souhaitable, mais des tendances profondes, parfois même des courants. 

L’ambition de ce dictionnaire est précisément d’examiner, sur la base de la plus complète documentation, l’état des esprits libéraux sur l’ensemble des questions qui peuvent avoir une résonance actuelle, ou qui ont eu une importance passée. Il comprendra aussi bien des entrées pour chacun des penseurs importants de la tradition libérale française — du physiocrate Louis-Paul Abeille à l’économiste et juriste Louis Wolowski —, que des articles thématiques sur des sujets tels que ceux du premier volume : les accidents du travail, l’Algérie, l’avortement, l’anarchie, ou les attributions de l’État. L’objectif est d’éclairer la route par la mobilisation de l’héritage intellectuel global qu’a laissé cette masse incroyable de penseurs féconds. « Le premier besoin pour demeurer ou pour devenir un peuple libre », écrivait en son temps Gustave de Beaumont, « c’est de comprendre la liberté, et les conditions auxquelles on la garde après l’avoir conquise. » (L’Irlande, etc., 1845, p. xviii) À ce titre, l’opinion des maîtres peut servir. 

On pourra faire plusieurs objections à ce projet. Comme on ne possède pas de nos jours un précis d’histoire du libéralisme français qui puisse faire autorité, on demandera plutôt ce dernier ouvrage, qu’un vaste dictionnaire. Il me semble toutefois que c’est par le précis qu’il faut finir, et par les longues études qu’on doit commencer, car celui-ci découle naturellement de celles-là. Qui trop embrasse, mal étreint, dira-t-on encore : au moins fallait-il s’occuper de cette tâche au sein d’une équipe de chercheurs. Cependant toutes les questions se touchent, tous les auteurs s’entre-répondent, et par conséquent un dictionnaire ne peut être l’œuvre d’une collection de spécialistes, à moins qu’ils s’entraident pour ainsi dire quotidiennement et se tiennent dans une constante familiarité : ce qui est plus impossible à concevoir encore qu’une œuvre individuelle menée à bien. Une autre objection m’a arrêté moi-même : le libéralisme déteste et fuit le nationalisme, et une histoire du libéralisme bornée aux frontières d’une petite nation comme la France ne peut satisfaire l’honnête homme. Cette objection est fondée jusqu’à un certain point. Cependant on aura moins encore l’histoire mondiale du libéralisme si personne n’entreprend d’abord d’en étudier les développements dans son propre pays. Que pourra-t-on dire encore qui puisse m’arrêter ? Peut-être que si l’on prend au sérieux la prétention encyclopédique d’un tel travail, il faudra nécessairement donner à lire l’avis des grands libéraux sur la cuisine, sur la manière de nouer une cravate, ou d’autres sujets de peu d’importance, et qu’alors on tombera dans le ridicule. La critique touche l’abus seul ; car sans chercher le minutieux et l’érudition qui tourne à vide, on peut trouver de l’intérêt dans des considérations de détail. Ce que les auteurs libéraux français ont pensé de l’antisémitisme, des ressources naturelles, des grands magasins, etc., etc., peut nous servir, et cela doublement : en présentant une facette complémentaire mais assez peu étudiée du libéralisme en tant que système de pensée, et en nous guidant pour la compréhension de cette question particulière, par l’avis de penseurs autorisés. Voici du moins mes ambitions, et les raisons que je fais valoir pour les appuyer. 

Benoît Malbranque

A propos de l'auteur

Benoît Malbranque est le directeur des éditions de l'Institut Coppet. Il est l'auteur de plusieurs livres, dont le dernier est intitulé : Les origines chinoises du libéralisme (2021).

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