Les gouvernements sont les ulcères des sociétés

L’extrait suivant forme les pages finales du second volume du Cours d’économie politique que Molinari a publié en 1855 et révisé en une seconde édition en 1863 alors qu’il enseignait et travaillait en Belgique.

De par leur constitution antiéconomique, les gouvernements sont devenus les ulcères des sociétés, nous dit Molinari. Il précise aussi que  cette expression vigoureuse, « les ulcères des Sociétés », a été inventée par Jean-Baptiste Say. Selon ce dernier, une masse croissante de l’énergie vitale est aspirée hors de la société par la pompe d’aspiration que sont les impôts et les dettes, afin de subventionner les coûts de production des services publics, ou de subventionner l’enrichissement facile d’une catégorie particulière qui contrôle le monopole de la production de ces services. Jean-Baptiste Say fut l’un des premiers théoriciens libéraux de la lutte des classes, entendue comme une lutte politique entre spoliateurs légaux et spoliés.

Le remède à cet ulcère de la spoliation  est double selon Molinari :

1° Il faut en premier lieu, faire rentrer l’enseignement, le culte, le monnayage, les transports, etc., dans le domaine de l’activité privée ;

2° En second lieu, soumettre les gouvernements, comme toutes les autres entreprises, à la loi de la concurrence.


Cours d’Économie Politique, Guillaumin, 1863, 2e édition. Vol. 2.

Douzième leçon, Les consommations publiques.

Par Gustave de Molinari

Que les gouvernements sont les ulcères des sociétés. — Remède économique que ce mal comporte. — Qu’il faut simplifier les gouvernements et les soumettre à la loi de la concurrence comme toutes les autres entreprises. — Que l’unité économique se trouvera ainsi rétablie.

II. Envisagée au point de vue de la distribution utile des services, la méconnaissance des principes de la spécialité et de la liberté des échanges, engendre des nuisances plus graves encore, en ce qu’elle entraîne une inévitable inégalité dans la répartition des services publics et des frais de leur production, en ce qu’elle permet même de rejeter sur les générations futures une partie de la dépense des services fournis à la génération [529] actuelle. D’un côté, en effet, nul ne peut savoir quelle est sa quote-part dans la distribution des services publics et qu’elle est sa quote-part dans la dépense. On peut affirmer toutefois que les classes les plus pauvres, partant, les moins influentes dans l’État, sont celles qui reçoivent la moindre proportion des services publics, et qui contribuent cependant, pour la plus forte proportion, à les payer. D’un autre côté, la totalité des recettes, quelle qu’en soit du reste la provenance, ne suffit plus que bien rarement à couvrir la totalité des dépenses. Tous les gouvernements sont régulièrement obligés d’emprunter pour combler les déficits sans cesse renaissants et grossissants des branches de travail qu’ils ont monopolisées. Au moment où nous sommes, leurs dettes réunies (sans compter celles des sous-gouvernements provinciaux, cantonaux ou communaux) dépassent 60 milliards, et elles augmentent d’année en année.1 Qu’est-ce que cela signifie? Cela signifie qu’une partie des frais de production des services publics est mise à la charge des générations futures au lieu d’être acquittée bona fide par la [530] génération qui a consommé ces services. Cette facilité immorale à rejeter sur l’avenir une partie des frais des consommations présentes ne doit-elle pas avoir pour résultat inévitable d’exciter les gouvernements à augmenter incessamment leurs dépenses? Que l’on se représente ce qui arriverait si une pratique analogue était possible en matière de consommations privées : quelles dettes on ferait chez son épicier, chez sou tailleur, chez son bottier, si l’on pouvait, en s’autorisant d’une pratique généralement admise, rejeter sur « les générations futures » l’obligation de les payer! De deux choses l’une, ou les générations futures succomberont un jour sous le fardeau de ces dettes accumulées, ou elles refuseront, comme ce sera leur droit, de les acquitter, autrement dit, elles feront banqueroute.

C’est ainsi, par le fait de leur constitution antiéconomique, que les gouvernements sont devenus, suivant une expression énergique de J. B. Say, les ulcères des sociétés.2 A mesure que la population et la richesse augmentent, grâce au développement [531] progressif des industries de concurrence, une masse croissante de forces vives est soutirée à la société, au moyen de la pompe aspirante des impôts et des emprunts, pour subvenir aux frais de production des services publics ou, pour mieux dire, à l’entretien et à l’enrichissement facile de la classe particulière qui possède le monopole de la production de ces services. Non seulement, les gouvernements se font payer chaque jour plus cher les fonctions nécessaires qu’ils accaparent, mais encore ils se livrent, sur une échelle de plus en plus colossale, à des entreprises nuisibles, telles que les guerres, à une époque où la guerre, ayant cessé d’avoir sa raison d’être, est devenue le plus barbare et le plus odieux des anachronismes.3

A cet ulcère qui dévore les forces vives des sociétés, à mesure que le progrès les fait naître, quel est le remède?

Si, comme nous avons essayé de le démontrer, le mal provient de la constitution antiéconomique des gouvernements, le remède consiste évidemment à conformer cette constitution aux principes essentiels qu’elle méconnaît, c’est à dire à la rendre économique. Il faut pour cela, en premier lieu, débarrasser les gouvernements de toutes les attributions qui ont été annexées à leur fonction naturelle de producteurs de la sécurité, en faisant rentrer l’enseignement, le culte, le monnayage, les transports, etc., dans le domaine de l’activité privée; en second lieu, soumettre les gouvernements, comme toutes les autres entreprises, à la loi de la concurrence.

Déjà, la cause de la simplification des attributions gouvernementales est gagnée dans la théorie, si elle de l’est pas encore [532] dans la pratique.4 En revanche, l’idée de soumettre les gouvernements au régime de la concurrence est généralement encore regardé comme chimérique.5 Mais sur ce point les faits devancent peut-être la théorie. Le « droit de sécession » qui se fraye aujourd’hui son chemin dans le monde aura pour conséquence nécessaire l’établissement de la liberté de gouvernement. Le jour où ce droit sera reconnu et appliqué, dans toute son étendue naturelle, la concurrence politique servira de complément à la concurrence agricole, industrielle et commerciale.

Sans doute, ce progrès sera lent à accomplir. Mais il en est ainsi de tous les progrès. Quand on considère la masse d’intérêts et de préjugés qui leur font obstacle, on désespère même de les voir se réaliser jamais. Écoutons plutôt ce que [533] disait en siècle dernier, Adam Smith, de la liberté commerciale:

« S’attendre, disait-il, que la liberté du commerce soit jamais rétablie entièrement dans la Grande-Bretagne, ce serait une bonhommie aussi absurde que de compter d’y voir jamais réaliser Oceana ou l’Utopie. Non seulement les préjugés, mais, ce qui est bien plus insurmontable, les intérêts particuliers d’un certain nombre d’individus s’y opposent irrésistiblement.

« Si les officiers d’une armée s’opposaient à toute réduction des troupes avec autant de zèle et d’unanimité que les maîtres manufacturiers en déploient pour s’élever contre toute loi tendant à augmenter la concurrence sur le marché intérieur; si les premiers animaient leurs soldats comme les autres enflamment leurs ouvriers pour les soulever et les déchaîner contre toute proposition d’une pareille mesure, il n’y aurait pas moins de danger à réduire une armée, qu’il n’y en a eu dernièrement à vouloir diminuer à quelques égards le monopole que nos manufacturiers ont obtenu contre leurs concitoyens. Ce monopole a tellement grossi parmi nous le nombre de certaines races d’hommes, que, semblables à un déluge de troupes sur pieds, elles sont devenues formidables au gouvernement et ont intimidé la législature dans mainte occasion.

« Le membre du parlement qui vient à l’appui de toute proposition faite pour fortifier le monopole est sûr d’acquérir non seulement la réputation de bien entendre le commerce, mais de la faveur et du crédit dans un ordre d’hommes à qui leur multitude et leurs richesses donnent une grande importance. S’il s’y oppose, au contraire, et qu’il ait de plus assez d’autorité pour les traverser dans leurs desseins, ni la probité la plus reconnue, ni le plus haut rang, ni les plus grands services rendus au public ne peuvent le mettre à l’abri de la détraction et des calomnies les plus infâmes, des insultes personnelles, et quelquefois du [534] danger réel que produit le déchaînement des monopoleurs furieux et déçus dans leurs espérances.6

Cependant, la liberté commerciale a fini par avoir raison des « monopoleurs furieux » dont parle le père de l’économie politique, et l’on peut aujourd’hui, sans s’abandonner à des rêves utopiques, espérer qu’avant un siècle le système protecteur n’existera plus qu’à l’état de mauvais souvenir dans la mémoire des hommes. Pourquoi les monopoles politiques ne disparaitraient-ils pas à leur tour comme sont en train de disparaître les monopoles industriels et commerciaux? S’ils disposent d’une puissance formidable, les intérêts auxquels ils portent dommage grandissent aussi, chaque jour, en nombre et en force. Leur heure suprême finira donc par sonner, et l’Unité économique se trouvera ainsi établie dans la phase de la concurrence comme elle l’a été dans les phases précédentes de la communauté et du monopole. Alors, la production et la distribution des services, enfin pleinement soumises, dans toutes les branches de l’activité humaine, au gouvernement des lois économiques, pourront s’opérer de la manière la plus utile.

FIN.

Notes

 

 

1 Le capital nominal des dettes publiques se montait en 1859, d’après l’Annuaire de M. J. E. Horn, aux sommes que voici : États-Unis, 241.1 millions de fr.; Autriche, 6.850 ; Bade, 186.5 ; Bavière, 684.1 ; Belgique, 599,7; Brésil, 400; Danemark, 313.3; Espagne, 3.658,7; France, 9113.3; Grande-Bretagne, 20,093.3; Grèce, 17; Hanovre, 170; Italie, 2500; Pays-Bas, 2.354.1; Portugal, 501,8; Prusse, 1200; Russie, 6.480; Saxe royale, 227,5; Suède et Norvège, 452; Turquie, 885; enfin, Wurtemberg, 119,3; ce qui donnerait un total de cinquante un milliards cent cinquante-trois millions trois cent mille francs. (Annuaire international du crédit public pour 1860, par J. E. Horn, p. 292.) Depuis que ce relevé a été fait, la seule dette des États de l’Union américaine s’est accrue de près de dix milliards.
3 Si par une suite des profusions où nous jettent des machines politiques abusives et compliquées, dit encore J. B. Say, le système des impôts excessifs prévaut, et surtout s’il se propage, s’étend et se consolide, il est à craindre qu’il ne replonge dans la barbarie les nations dont l’industrie nous étonne le plus; il est à craindre que ces nations ne deviennent de vastes galères, où l’on verrait peu à peu la classe indigente, c’est à dire le plus grand nombre, tourner avec envie ses regards vers la condition du sauvage… du sauvage qui n’est pas bien pourvu, à la vérité, ni lui ni sa famille, mais qui du moins n’est pas tenu de subvenir, par des efforts perpétuels, à d’énormes consommations publiques, dont le public ne profite pas ou qui tournent même à son détriment. (J. B. Say. Traité d’économie politique. Liv. III, chap. X.)
3 Voir à ce sujet le Dictionnaire de l’économie politique, art. Paix, et L’abbé de Saint-Pierre, sa vie et ses œuvres. Introduction.
4 Nos deux précédents ouvrages, les Soirées de la rue Saint-Lazare et les Questions d’économie politique et de droit public, auxquels nous prenons la liberté de renvoyer nos lecteurs, sont presque entièrement consacrés à la démonstration des nuisances de l’intervention gouvernementale. Nous avons fondé, dans le même but, le journal l’Économiste Belge.
5 Nous n’en croyons pas moins devoir revendiquer, hardiment, la priorité de cette prétendue chimère. Voir les Questions d’économie politique et de droit public. La liberté du gouvernement. T. II, p. 245, et les Soirées de la rue Saint-Lazare. 11e soirée. P. 303. Consulter encore, pour les développements, L’Économiste Belge, le Sentiment et l’intérêt en matière de nationalité, n° du 24 mai 1862, polémique avec M. Hyac. Deheselle sur le même sujet, n°s des 4 et 21 juin, 5 et 19 juillet, le Principe du sécessionnisme, 30 août; Lettres à un Russe sur l’établissement d’une constitution en Russie, 2 et 30 août; 19 septembre 1862; la Crise américaine, 17 janvier 1863 ; un nouveau Crédit Mobilier, 14 février; une Solution pacifique de la question polonaise, 9 mai, etc., etc.
6 Adam Smith. La Richesse des nations. Liv. IV. Chap. II.

Voir la page de David Hart avec la traduction anglaise de ce texte

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