Les progrès et les dangers du socialisme d’État

Dans cet article de l’Économiste Français, publié en mars 1881, Paul Leroy-Beaulieu décrit quelques-unes des manifestations nouvelles du « socialisme d’État », qui tend ces dernières années à remplacer le socialisme utopique et révolutionnaire du milieu du siècle. Ce sont notamment le cortège dangereux de l’accroissement des dépenses, la réglementation des différents aspects de la vie, les privilèges, qui attirent son attention, et qu’il met en avant pour l’édification de ses lecteurs.

Paul Leroy-Beaulieu, « Les progrès et les dangers du socialisme d’État », L’Économiste Français, 5 mars 1881


LES PROGRÈS ET LES DANGERS DU SOCIALISME D’ÉTAT. 

Bien des fois, depuis la fondation de ce journal, partisan déclaré de la liberté individuelle, de l’initiative privée, nous avons mis nos lecteurs en garde contre ce que nous appelons le « socialisme d’État. » Cette expression a fait fortune, et aujourd’hui elle est devenue d’un usage habituel ; nous avons peut-être contribué quelque peu à la mettre à la mode. Le « socialisme d’État » diffère du socialisme vulgaire, de celui qui a défrayé la littérature du milieu de ce siècle, en ce qu’il a la prétention d’être plus méthodique, plus savant, plus modéré, en ce qu’il procède par gradation et en ce qu’il est beaucoup plus insinuant et plus hypocrite. Quelques beaux esprits de Berlin ou d’ailleurs, savants, ou demi-savants, flatteurs du pouvoir, aspirants à la popularité, se sont prodigieusement engoués de la toute-puissance de l’État et veulent faire de cette force réglementaire et coercitive le moteur principal de la société moderne et l’agent de tous les progrès.

Nous croyons, quant à nous, qu’ils se trompent fort, et que s’ils arrivent à triompher, comme c’est possible si ce n’est probable, la civilisation européenne continentale s’en trouvera fort mal ; la civilisation américaine, au contraire, profitera de toutes les entraves que nous mettrons à l’initiative privée, de tout l’affaiblissement qu’en éprouveront sur notre continent l’énergie individuelle et l’esprit d’association libre.

Eu France, le socialisme d’État est à l’œuvre à la sourdine et fait de fort mauvaise besogne. Rien d’ailleurs n’est incohérent comme sa conduite ; il prend des mesures contradictoires, il tâche de défaire d’un côté ce qu’il a fait de l’autre, il trouble le cours naturel des choses, il influe d’une façon fâcheuse sur le marché du travail et sur le marché des capitaux. Il tâche de se mêler de la répartition des fortunes, il enfle le budget d’une manière déraisonnable. Il est, en un mot, un agent d’instabilité, d’obscurité, d’incertitude.

Le socialisme d’État se manifeste d’abord par l’énormité du budget. État, départements et communes dépensent en France, soit avec le produit des impôts soit avec celui des emprunts, 4 milliards et demi à 5 milliards par année. Dieu nous garde de dire que la France ainsi se ruine : ce ne serait pas exact, et ce serait contraire à notre optimisme financier bien connu, et nous pouvons le dire, bien justifié ! Mais ces dépenses néanmoins sont excessives et donnent une mauvaise direction à une partie de l’épargne nationale ; elles comportent un assez grand gaspillage et font maintenir sur le pays des impôts qui pourraient être abolis.

Les dépenses de l’État pourraient et devraient être réduites de 400 à 500 millions par an. Il n’est pas admissible, par exemple, que l’on continue à consacrer tous les ans 400 ou 500 millions de francs au budget extraordinaire de la guerre et de la marine, onze ans après le rétablissement de la paix. La plus grande partie de ces crédits extraordinaires se perdent dans un véritable gouffre. Le génie ne sait que faire de cette somme ; il la jette à tous les vents ; il change vingt fois ses plans en cours d’exécution ; il bâtit, puis il détruit ce qu’il a édifié la veille pour le reconstruire d’une autre façon.

Pour les travaux publics les dépenses sont sans doute plus justifiées, et nous admettons fort bien que l’État s’en mêle. Encore doit-il le faire avec mesure, avec circonspection et sans frénésie. On sait que ce n’est pas la méthode actuelle. L’État ne devrait pas dépenser plus de 300 ou 400 millions par an au maximum en travaux de chemins de fer, de routes, de ports, de canaux ; ce serait assez pour occuper utilement son activité et pour rendre service au pays. Les chemins de fer qu’il nous reste à construire étant, la plupart, des voies ferrées secondaires, souvent même tertiaires, doivent pouvoir être établies à un prix moyen de 150 000 à 175 000 francs par an ; avec 225 ou 250 millions l’État pourrait donc en achever chaque année 1 500 kilomètres, ce qui est bien suffisant, car les grandes compagnies ont encore plusieurs milliers de kilomètres à construire. Une centaine de millions en plus de cette somme suffirait pour les travaux de canaux, de routes et de ports.

Quand l’État veut entreprendre davantage, et c’est le cas actuel, il embrouille tout, il dépense en pure perte la moitié ou le tiers des capitaux qu’il emploie ; il fait renchérir et les matériaux et la main-d’œuvre. Voyez, en effet, ce qui se passe en France, ou plutôt ce qui se passera si l’on n’y prend garde. Les agriculteurs se plaignent de la dépopulation des campagnes, de la rareté des bras et du prix de la main-d’œuvre. Ont-ils tort, ont-ils raison ? L’État, dans les discours de ses ministres, semble trouver qu’ils ont raison ; et cependant l’État est un des personnages qui, par leurs entreprises exagérées, contribuent à ce dépeuplent des campagnes et à cette réduction de la main-d’œuvre rurale. En consacrant un milliard de francs environ (somme qui est le double de ce qui est naturel et utile) à des travaux extraordinaires pour le ministère de la guerre, le ministère de la marine, les chemins de fer et les canaux, l’État soustrait à l’agriculture 500 000 à 600 000 hommes environ, qu’il enrégimente sur ses chantiers, qu’il habitue à une vie nomade. L’État, quand dans ses travaux extraordinaires il dépasse la juste mesure, peut donc être regardé comme exerçant une action perturbatrice sur le marché de la main-d’œuvre et sur l’ensemble de la production. Ce qu’il a fait une année, il est d’ailleurs presque condamné à le faire éternellement, parce qu’une lois qu’il a détourné du travail de la terre ou des usines des centaines de mille ouvriers, il est tenu à ne pas en licencier subitement une grande masse. Cette considération devrait porter l’État à plus de modération dans ses entreprises même utiles.

Une autre forme du socialisme d’État, c’est que les travaux que l’État juge utiles, il les exécute et les conduit lui-même. C’est le système prussien, nous le savons ; cela ne veut pas dire que ce soit là le bon système. Ce que fait l’État dans tous les pays du monde, il le fait plus chèrement, d’ordinaire, que les particuliers ; c’est, à coup sur, ce qui arrive en France. Nous n’en voulons pour preuve que les discussions qui ont eu lieu sur le budget de la marine en 1879. Un député, qui n’a aucune hostilité contre le gouvernement actuel, M. Farcy, a fait alors une critique très pénétrante et très justifiée des procédés adoptés dans les ateliers de l’État. « Le nombre des journées employées aux constructions, disait M. Farcy, est tout à fait excessif. » M. Farcy citait un exemple frappant, celui du vaisseau l’Amiral-Duperré, construit par l’industrie privée, jaugeant 10 487 tonneaux de déplacement, et n’ayant demandé que 411 000 journées de travail, tandis qu’un autre vaisseau de 8 000 tonnes seulement, c’est-à-dire notablement moins grand, construit dans les ateliers de l’État, avait exigé plus d’un million de journées de travail ; c’est dire que l’industrie privée s’était montrée trois fois plus effective que l’industrie de l’État. M. Farcy insistait sur sa démonstration, qui était singulièrement saisissante. Dans une enquête ministérielle, un préfet maritime, l’amiral Baudin, s’exprimait ainsi : « J’ai dit au ministre : Permettez-moi de renvoyer un tiers ou un quart des ouvriers, en augmentant la solde du restant. Je vous promets plus de besogne avec ce personnel réduit. » Voici maintenant la déposition du ministre lui-même à cette commission. « M. l’amiral Verninhac déclare qu’il s’est arrêté à l’idée d’une réduction d’ouvriers, parce qu’il avait acquis la preuve que dans le port de Lorient, où il avait commandé, un travail pour lequel on gardait cent cinquante ouvriers pouvait être fait par dix ouvriers appartenant à l’industrie. »

Voilà des dépositions, j’espère, qui sont probantes, sur la capacité industrielle de l’État. À coup sûr, si l’on pouvait vérifier et contrôler exactement l’emploi des 400 ou 500 millions que le ministère de la guerre emploie depuis dix ou onze années en dépenses extraordinaires, on verrait qu’un bon tiers, si ce n’est la moitié, a été absolument gaspillé. Il en est de même, quoique heureusement dans une moindre mesure, pour les travaux publics entrepris par l’État. Nous causions dernièrement avec un entrepreneur qui venait de terminer pour l’État un travail de 6 à 7 millions ; il nous déclarait que tous les plans primitifs avaient été plusieurs fois changés en cours d’exécution, d’où étaient résultés des retards et d’énormes accroissements de dépenses.

Ce n’est pas seulement par le débordement de l’activité industrielle de l’État que se manifestent les nouvelles tendances au socialisme, c’est aussi par la manière dont l’État intervient dans le crédit public. L’État a la prétention de corriger ou du moins d’atténuer l’inégalité des fortunes. Nous avons consacré, quant à nous, un gros volume[1] à démontrer que, dans la société économique nouvelle, sans que l’État ait besoin d’intervenir, un grand nombre de causes énergiques travaillent à amener une moindre inégalité des conditions. L’État, en voulant s’en mêler, ne fait que tout embrouiller. D’un côté, il crée de riches sinécures dans des sociétés approuvées et patronnées par lui ; d’un autre côté, il se refuse pendant cinq années à faire la conversion du 5%, du 4,5%, et il avantage ainsi les rentiers aux dépens de tout le monde et notamment du pauvre monde. Il y a bien d’autres procédés encore auxquels le public ne prête pas d’attention, et par lesquels l’État exerce une action perturbatrice. Ainsi, l’État croit rendre service au pays en allouant un intérêt de 5% aux déposants à la Caisse des retraites pour la vieillesse ; tandis qu’il ne devrait bonifier à cette caisse que 3,5%, et bientôt même que 3% d’intérêt. Il charge ainsi les contribuables, c’est-à-dire encore tout le monde et le pauvre monde, de plusieurs millions de francs par an, pour venir au secours de gens qui ne sont pas à plaindre puisqu’il ont assez de ressources pour se constituer un capital ou une pension de retraite. Notez, d’ailleurs, que comme la Caisse des retraites pour la vieillesse ne compte presque pas de déposants individuels, c’est en réalité pour être utile ou agréable à de grandes compagnies et à de grands industriels, assurant collectivement tout leur personnel, que l’État grève les contribuables.

Le taux élevé accordé aux caisses d’épargne est encore une des applications du socialisme d’État. Le gouvernement alloue 4% à ces établissements, quand lui-même emprunte à 3,5 ; or, comme les dépôts vont toujours croissant, qu’ils montent maintenant à plus d’un milliard (1 milliard 16 millions en 1878), qu’ils ont d’ailleurs doublé depuis 1872 ; comme en outre on accorde chaque jour des facilités nouvelles pour les dépôts, et que le taux de l’intérêt va finir par être plus élevé que celui des placements en rentes, il se pourrait que dans un laps de cinq à six ans, les dépôts aux caisses d’épargne atteignissent le chiffre de trois à quatre milliards, un peu plus tard de cinq à six, peut-être de huit à dix milliards ; ce qui sera à la fois un embarras énorme pour l’État et une lourde charge pour le contribuable, qui paie la différence entre l’intérêt que l’État accordé aux déposants et l’intérêt habituel sur le marché des capitaux.

Nous écrivions, au commencement de cet article, que le socialisme d’État est essentiellement incohérent, que la plupart des mesures qu’il prend sont contradictoires. En voici un exemple : l’État — et c’est une mesure manifestement socialiste, quoique se couvrant du nom de protectionniste ou de compensasioniste — a voulu accorder des primes à la navigation et à la construction des navires. L’un des effets de ces primes a été de faire doubler du jour au lendemain les cours des actions des ateliers de construction maritime, par conséquent d’augmenter l’inégalité des richesses en procurant de gros bénéfices à de gros spéculateurs. Un autre de ces effets, c’est que la prime à l’armement est suffisante — d’après les prospectus de certaines émissions en cours — pour payer un dividende de 10% aux capitaux placés dans l’industrie maritime. Mais une troisième conséquence beaucoup moins observée et comprise, néanmoins réelle, c’est que ces mesures, surtout si, comme c’est possible, d’autres nations les imitent, doivent avoir pour résultat de faire baisser le fret maritime, par conséquent de donner des avantages artificiels au producteur américain, au cultivateur américain notamment, pour le transport de ses blés et de son bétail en Europe. Or, autant nous sommes partisan de la libre concurrence quand elle s’opère naturellement, autant nous trouvons abusif que le Trésor français contribue à faire baisser le fret des produits étrangers.

Voilà cependant ce qu’a voté notre Chambre des députés après une discussion assez longue ; ce qu’a voté notre Sénat sans un mot de discussion. Nos vénérables pères conscrits ont même été très étonnés quand M. le ministre de l’agriculture et du commerce leur a dit : « Vous vous plaignez de la concurrence de l’Amérique, mais vous-même venez de voter des primes pour les bateaux qui vous apporteraient du blé d’Amérique ou des viandes d’Amérique. En votant la loi sur la marine marchande, c’était, en réalité, des secours que vous donniez aux producteurs américains. » Avec leur habituelle candeur d’esprit et d’âme, nos sénateurs ne se doutaient de rien de semblable.

Le socialisme d’État n’est pas moins nuisible quand il prend la forme de la réglementation. Voici l’État qui intervient brutalement pour proscrire toute une catégorie de marchandises comme les salaisons d’Amérique, au lieu de prendre simplement des précautions pour instruire le public des mesures qui rendraient inoffensif l’usage de ces viandes. Voici l’État qui veut arbitrairement réduire à dix heures la journée de travail des hommes adultes (oh ! s’il s’agissait des enfants, des femmes, des jeunes gens au-dessous de 18 ans, nous serions de son avis !) ; le voici qui veut encore s’immiscer par mesures de détail et particulières, non par une loi d’ensemble sur le contrat de louage, dans les rapports entre les grandes administrations libres et leurs employés. Voici encore l’État qui paraît sur le point de prendre des mesures très fausses dans la question des chambres syndicales ouvrières : au lieu de la liberté pure et simple, qui est de droit, il voudrait créer je ne sais quel régime officiel qui serait singulièrement dangereux. Mais ce sujet est assez important, nous en parlerons dans un prochain article ; on verra combien l’État se trompe toutes les fois qu’il s’écarte de la liberté et qu’il veut procéder par voie de réglementation particulière sur des faits spéciaux.

Paul Leroy-Beaulieu.

 

——————

[1] Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions. (Guillaumin, éditeur, rue de Richelieu, 14.)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.