La modestie du laissez-faire

Pierre de Boisguilbert

La promotion d’un ordre naturel et de la non-intervention de l’autorité dans le fonctionnement des institutions sociales et économiques provient de la reconnaissance de la limite de notre raison et de l’incapacité qui est la nôtre de comprendre les phénomènes complexes de la coopération sociale et d’agir sur eux de manière à obtenir des résultats en phase avec nos intentions.


La modestie du laissez-faire

par Benoît Malbranque

Dans La Présomption fatale. Les erreurs du socialisme (1988), Friedrich A. Hayek analyse « la présomption fatale selon laquelle l’homme est capable de modeler à sa guise le monde qui l’entoure », présomption qui se nourrit d’une représentation fantasmée du passé humain, d’après laquelle les institutions sociales et économiques sont le produit d’un dessein délibéré de l’homme, et qui aboutit à l’arrogance de croire que ces combinaisons particulières ayant été une fois faites, peuvent être refaites à notre guise, selon des ambitions quelconques.

Cette présomption, qui se fonde sur une double erreur, s’oppose à la reconnaissance d’un ordre naturel supérieur et providentiel qu’il s’agit de comprendre et de suivre et qui fut théorisé pour la première fois par des auteurs français, Boisguilbert et le marquis d’Argenson notamment, sous le vocable de laissez-faire.

De nos jours, le laissez-faire est perçu par ses adversaires comme une philosophie de grands seigneurs, fruit d’un culte extrême de la science et de la raison, portées au-dessus des préoccupations humaines et morales. Correctement analysé, il apparaît toutefois originellement comme le cri d’une génération critique et même sceptique, qui, ayant eu le courage de comparer les ambitions de l’interventionnisme avec ses résultats, s’en est retournée à l’image réconfortante et optimiste de l’ordre naturel issu de Spinoza, Malebranche, et Leibnitz.

Pour les fondateurs du laissez-faire, les adeptes de l’intervention de l’autorité dans les relations sociales et économiques ne font au demeurant que troubler, renverser, retarder l’ordre naturel établi par la providence. L’observation juste des phénomènes force à reconnaître l’impuissance humaine, à rejeter les plans d’édification sociale et à embrasser plutôt une politique négative de non-agir — ainsi que nous l’enseigne le premier de ces théoriciens du laissez-faire, Pierre de Boisguilbert (1646-1714).

À regarder en face ce personnage, à écouter les témoignages que ses contemporains ont laissé de lui, il n’apparaît pas que la modestie ou l’humilité, essence du laissez-faire, aient été ses vertus premières. À l’audace de se déclarer le représentant du peuple et « l’avocat de tout ce qu’il y a de laboureurs et de commerçants dans le royaume »[1], Boisguilbert ajoute celle de prétendre avoir trouvé la clé pour rétablir l’état des finances en « deux heures de travail de messieurs les ministres »[2] ou en trois heures de discussion avec le Contrôleur général Chamillart, qui fut honnêtement désarçonné par une confiance si insolente.

Les termes dans lesquels Boisguilbert nous propose un examen critique complet et une répudiation des pratiques gouvernementales courantes témoignent toutefois de la profonde humilité de sa démarche. Ainsi écrit-il, et nous soulignons : « Je maintiens qu’il ne faut que deux heures (pour rétablir les finances) parce que c’est une simple violence faite à la nature qu’il faut cesser et non rien créer ou former de nouveau. »[3] Boisguilbert n’est pas d’avis « de rien mettre au hasard, mais seulement de permettre au peuple d’être riche, de labourer et de commercer »[4]. Pour ce faire, « il n’est pas question d’agir, il est nécessaire seulement de cesser d’agir avec une très grande violence que l’on fait à la nature, qui tend toujours à la liberté et à la perfection. »[5]  Aussi le laissez-faire de Boisguilbert, dont Hazel Van Dyke Roberts a pu dire qu’il était « l’expression d’une révolte contre les conditions et les restrictions impossibles » et contre la folie réglementaire[6], apparaît-il d’emblée comme le rejet de l’ambition même que Hayek devait mettre plus tard au cœur de son ouvrage.

D’après Boisguilbert, l’artisanat, l’agriculture et le commerce ne peuvent s’épanouir que dans un climat libre, « sans intervention d’aucune autorité supérieure qui doit être bannie de toutes les productions de la terre, parce que la nature, loin d’obéir à l’autorité des hommes, s’y montre toujours rebelle, et ne manque jamais de punir l’outrage qu’on lui fait, par disettes et désolation »[7]. La main fatale que l’autorité porte aux choses qui ne dépendent pas d’elle et qui dépassent de beaucoup ses capacités de compréhension est la source de désordres qui ne sont si funestes que parce qu’ils découlent d’une erreur humaine et par suite évitable.

Le spectacle qui, un demi-siècle plus tard, s’offrit aux yeux du marquis d’Argenson (1694-1757) était tristement similaire et fit naître dans l’esprit de ce généreux penseur des conclusions également semblables. Fatigué à la vue de toutes ces choses qui « vont encore passablement aujourd’hui, par la seule raison qu’elles ont échappé jusqu’à présent à une prétendue police législative, qui retarde les progrès au lieu de les avancer »[8], le marquis d’Argenson défendait l’alternative simple et profondément modeste du non-agir, une attitude peu en phase avec la vanité naturelle des ministres mais qui devait permettre l’avancée de l’humanité vers des conditions de plus en plus satisfaisantes et heureuses, au travers d’un processus de découverte tel qu’analysé plus tard par Hayek. « Laissez faire, écrivait-il, telle devrait être la devise de toute puissance publique, depuis que le monde est civilisé. Les hommes sont sortis de la barbarie, ils cultivent très bien les arts ; ils ont des lois, des modèles, des essais en tout genre pour connaître quelles sont les bonnes pratiques. Laissez-les faire, et vous observerez que là où l’on suit le mieux cette maxime, tout s’en ressent. Dans les Républiques, les patrimoines particuliers engraissent et fleurissent ; chacun y jouit de son bien ; on y voit prospérer les arts utiles. Il en est de même dans nos pays d’État : tout ce qui échappe à l’autorité et laisse l’action de l’homme plus libre, prend son essor et fructifie. » [9] Plutôt que de « forcer les Français à devenir heureux », pour paraphraser un vers de la Henriade, en s’engageant toujours davantage dans la voie d’une arrogante administration du monde et des choses, il faut cultiver la pratique modeste du laissez-faire. « Laissez libre, et tout ira bien »[10] ; « Qu’on laisse faire, et il n’arrivera jamais de disette de blé dans un pays où les ports seront ouverts »[11], etc.

De tout ceci découlent deux conclusions importantes. La première, que, quoique Hayek ait prétendu que la France avait essentiellement donné naissance au constructivisme rationaliste, hérité de Descartes, il apparaît que la tradition de l’ordre spontané qu’il prétendait d’origine britannique et plus spécifiquement écossaise est plutôt à mettre au crédit des auteurs français antérieurs, comme Boisguilbert ou d’Argenson. Ensuite, qu’il est tangible que la promotion d’un ordre naturel et de la non-intervention de l’autorité dans le fonctionnement des institutions sociales et économiques provient bien plutôt de la reconnaissance de la limite de notre raison et de l’incapacité qui est la nôtre de comprendre les phénomènes complexes de la coopération sociale et d’agir sur eux de manière à obtenir des résultats en phase avec nos intentions, que du supposé despotisme de la raison qu’on dit être à l’origine des préceptes du libéralisme.

Benoît Malbranque

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[1] Factum de la France, 1707, in Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l’économie politique, Paris, INED, 1966, volume 2, p. 881

[2] D’après le sous-titre complet du Factum de la France de 1707.

[3] Lettre de Boisguilbert à Chamillart, 18 juillet 1703, in Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l’économie politique, op. cit., volume 2, p. 292

[4] Détail de la France, 1695, in Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l’économie politique, op. cit., volume 2, p. 654

[5] Dissertation sur la nature des richesses, de l’argent et des tributs, où l’on découvre la fausse idée qui règne dans le monde à l’égard de ces trois articles, 1707, in Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l’économie politique, op. cit., volume 2, p. 1005

[6] Hazel Van Dyke Roberts, Boisguilbert, economist of the reign of Louis XIV, New York, Columbia University Press, 1935, p. ix

[7] Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains, tant par rapport au public, qu’à toutes les conditions d’un État, 1707, in Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l’économie politique, op. cit., volume 2, p. 871

[8] Journal économique, avril 1751, p. 107

[9] Mémoires et Journal inédit du marquis d’Argenson, édition Jannet, Paris, 1858, tome V, p. 364

[10] Ibid., p. 136

[11] Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, comparé à celui des autres États, 2e édition, 1784, p. 267

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