Les sociétés anonymes en Angleterre et en Italie

Si les sociétés anonymes sont les formes les plus adaptées à l’économie industrielle moderne, juge Paul Leroy-Beaulieu, encore faut-il que le cadre réglementaire qui les concerne n’empêche pas leur développement juste et légitime. L’État, écrit-il en 1869, ne peut et ne doit exercer un contrôle direct ou soumettre les sociétés anonymes à des autorisations législatives. Il y a une place pour lui, toutefois, dans un soutien intelligent apporté aux actionnaires pour exiger la publicité, la transparence et la vérité des informations sur lesquelles reposent leurs investissements.


Paul Leroy-Beaulieu

Les sociétés anonymes en Angleterre et en Italie

Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 84, 1869 (p. 730-752).

 

LES SOCIETES ANONYMES EN ANGLETERRE ET EN ITALIE

I. The Companies Act, 1863. — II. The Campanies Act, 1867. — III. Il Sindacato gavernative, le società commerciali e gli istituti di creditò nel regno d’Italia, per Carlo de Cesare ; 2 vol., 1867-1869. — IV. Riforma del Sindacato (recueil officiel de rapports ministériels, décrets royaux et circulaires), 1869.

 

Entre toutes les formes que l’association peut revêtir, il n’en est pas qui ait autant remué le monde que celle des sociétés anonymes, où la responsabilité de chaque associé est restreinte au montant de sa mise. Ce n’est pas à des circonstances fortuites, à un pur engouement qu’est due la faveur dont les sociétés anonymes jouissent de nos jours chez tous les peuples civilisés. L’universalité même du phénomène est la preuve qu’il a de profondes racines dans l’état de nos mœurs, de nos idées et de nos besoins. La constitution de sociétés commerciales divisées en un nombre infini d’actions, dont chacune est de peu de valeur, accessible à tous, aisément transmissible, correspond en effet admirablement à notre situation sociale, à la nature de nos esprits et à la tâche que notre siècle s’est proposée. Chez des nations qui sont des démocraties tant au point de vue politique qu’au point de vue économique, c’est-à-dire où la richesse se répand plutôt qu’elle ne s’accumule, rien ne se peut faire de grand que par le concours d’une partie considérable du pays. Or quelle est la force d’attraction qui peut avoir le privilège d’exciter et de réunir ces contributions multiples dont toute entreprise a besoin pour réussir ? N’est-ce pas la combinaison où se rencontre l’alternative d’un gain illimité et d’une perte réduite ? Dans un temps où l’esprit d’aventure a perdu en intensité et gagné en étendue, où il n’est presque aucun homme qui ne veuille faire dans sa vie une part au hasard et presque aucun qui consente à s’abandonner tout entier à lui, la conception la plus séduisante est celle qui mêle dans les proportions les plus ingénieuses l’élément aléatoire avec la sécurité du placement.

Telles sont les raisons qui font de la société anonyme l’instrument le plus usuel de notre temps, le ressort principal de nos progrès et l’agent le plus efficace de notre civilisation. On était loin d’entrevoir ce développement lorsqu’on réglementa au commencement du siècle en France et ailleurs les sociétés par actions. L’on avait conservé le souvenir de ces compagnies géantes qui avaient passionné les esprits dans les deux derniers siècles, inquiété les gouvernements et accumulé les ruines. Les compagnies des Indes anglaise et hollandaise, la banque de Law, restaient comme les types achevés de cette sorte d’association commerciale. On s’était accoutumé à regarder la constitution d’une société anonyme comme un privilège que le gouvernement seul pouvait octroyer, et qui engageait dans une large mesure sa responsabilité. On avait encore, au point de vue politique, une jalousie traditionnelle pour ces grands corps collectifs qui semblaient constituer, selon la vieille formule, un État dans l’État. Enfin, après avoir émancipé l’individu, on craignait de le laisser tomber dans d’autres chaînes, si on permettait la création de nombreuses compagnies où quelques hommes disposent de l’épargne du plus grand nombre. Les dénominations de féodalité nouvelle et de hauts barons de la finance n’avaient pas encore été inventées, mais il semble que les législateurs du commencement de ce siècle aient vaguement partagé d’avance les ressentiments et les craintes que ces noms expriment. Ce sont des préventions de ce genre qui dictaient aux rédacteurs de notre code de commerce un ensemble de restrictions dont un grand nombre n’ont pas encore disparu de nos lois.

Les jurisconsultes et les hommes d’État d’alors se faisaient d’ailleurs des sociétés par actions une conception théorique qui devait naturellement conduire en pratique à la réglementation la plus étroite. Ces sociétés constituent en droit des personnes morales, c’est-à-dire des êtres doués d’une existence purement légale. Or c’était une idée généralement admise que les personnes morales ne peuvent naître que par l’acte même de l’État ou tout au moins avec son assentiment ; il n’appartenait qu’au gouvernement, croyait-on, de donner l’investiture à ces êtres collectif, distincts des individus qui les composent et soumis à des conditions particulières de vie et d’action. Cette opinion, qui est encore partagée de nos jours par quelques théoriciens, conduisait à rendre l’autorisation administrative nécessaire pour la création de ces sociétés, et par un enchaînement logique amenait l’État à les surveiller. Aussi la réglementation administrative se trouvait-elle fort minutieuse : en partant de ce principe, posé par Cambacérès, que « l’ordre public est grandement intéressé dans les sociétés par actions, parce que la crédulité humaine se laisse trop facilement séduire par les spéculateurs », on avait soumis à l’agrément de l’État non seulement la naissance des compagnies anonymes, mais l’homologation de leurs statuts et des modifications qu’on y voudrait introduire ; on avait aussi fixé un minimum pour le montant des actions et des coupons d’actions, en vue d’écarter autant que possible la masse du peuple de ces sociétés commerciales, signalées comme dangereuses. Les compagnies anonymes étaient donc peu nombreuses et privilégiées ; l’état exerçait sur elles une surveillance plus ou moins ouverte et rigoureuse, et le public le considérait comme moralement responsable des catastrophes qu’elles pouvaient subir.

Les nécessités de l’industrie et du commerce, ainsi que les progrès des saines doctrines économiques, entamèrent bientôt cette réglementation primitive. La science, mieux inspirée, traça d’une main plus ferme les limites de l’intervention de l’État, et agrandit le cercle de la liberté d’association. On reconnut d’abord que les personnes morales ont leur raison d’existence dans la liberté individuelle, dans les contrats et les conventions licites intervenus entre les parties, que l’État n’a aucun droit de les empêcher de naître, de les gêner dans leur indépendance. Ensuite il fut facile de démontrer que l’intervention administrative était insuffisante pour prévenir les abus et les désastres, et qu’elle avait le tort d’endormir les actionnaires en leur permettant de compter sur une protection extérieure souvent en défaut. Ces idées de progrès firent naître une série de lois ayant toutes pour objet de déroger à la législation établie par le code de commerce. La loi de 1856 sur les sociétés en commandite par actions, celle de 1863 sur les sociétés à responsabilité limitée, celle de 1867 sur les sociétés, le décret impérial de janvier 1868, portant règlement d’administration publique pour la constitution des sociétés d’assurance, sont en France les principales étapes de ce mouvement graduel, mais continu, d’émancipation des compagnies anonymes. En Angleterre, le même mouvement a commencé plus tard, mais s’est opéré plus vite, et maintenant il semble avoir atteint le but, dont nous sommes encore séparés en France par quelques débris de la législation primitive ; la loi de 1859 sur les joint stock banking companies et les deux lois beaucoup plus générales et plus importantes de 1862 et de 1867 ont donné aux sociétés commerciales en Angleterre le maximum de liberté qu’elles semblent susceptibles d’acquérir. En Italie, le code de commerce publié en 1865, les décrets du 30 décembre de la même année, du 27 mai et du 4 novembre 1866, avaient reproduit, en les aggravant encore, la plupart des dispositions restrictives de notre vieille législation ; mais une réforme qui date de cette année même a dès les premiers pas manifesté les doctrines les plus émancipatrices, réalisé des améliorations heureuses qui méritent d’être méditées par les législateurs des autres pays.

L’œuvre que se proposent ces lois nouvelles n’est pas simplement négative. Il ne s’agit pas seulement d’enlever les lisières qui entravaient la marche des sociétés par actions ; le problème est plus complexe et par conséquent moins aisé à résoudre. Si l’État doit respecter la liberté des sociétés anonymes, s’il n’a plus à autoriser leur création et à approuver leurs statuts, il conserve néanmoins certains devoirs relativement aux intéressés. Ces devoirs consistent à faciliter leur contrôle, à surveiller l’exécution loyale et rigoureuse des conditions de publicité auxquelles la gestion des compagnies doit être soumise. Cette tâche, si simple qu’elle paraisse, offre cependant encore bien des difficultés. On comprend en effet que la vigilance des particuliers en présence des affaires immenses auxquelles se livrent nos grandes compagnies puisse quelquefois se trouver en défaut, qu’un actionnaire, un assuré, un déposant, réduit à ses seules lumières, ne puisse pas toujours vérifier si les comptes présentés par les administrateurs sont exacts, si les règlements légaux ont été observés, s’il n’a été fait aucune opération contrairement aux statuts sociaux. On conçoit aussi qu’un intéressé qui croit avoir de solides raisons pour douter de la loyauté de la gestion soit néanmoins embarrassé pour découvrir les éléments et les preuves indispensables à une poursuite judiciaire. Dans ce cas, l’État peut-il et doit-il intervenir, non pas pour se substituer aux particuliers, mais pour les aider dans la recherche de la vérité ? Plusieurs nations, l’Angleterre d’abord, l’Italie ensuite, se sont prononcées dans ce sens, et ont imaginé des modes divers par lesquels se peut manifester l’assistance de l’État. Le problème est d’une étude aussi intéressante que d’une application difficile. Il s’agit de sauvegarder dans son intégrité l’indépendance des sociétés anonymes ; on ne peut, on ne doit porter aucune atteinte à leur complète liberté d’allures, et cependant il importe de venir au secours des efforts individuels impuissants à pénétrer les mystères de la gestion. Peut-on concilier cette double tâche ? Sans violer les droits de l’association, l’État peut-il remplir ce devoir d’assistance envers les associés et surtout envers les tiers ? Y a-t-il, en un mot, une combinaison qui laisse toute sa plénitude à l’indépendance des compagnies et qui assure au contrôle des intéressés toute l’efficacité dont il est susceptible ? C’est ce que nous allons examiner en exposant les récentes réformes accomplies en Angleterre et en Italie.

Si la législation comparée offre des enseignements et présente une utilité pratique réelle, c’est surtout en matière commerciale. Quand il s’agit de lois politiques, le passé de chaque pays influe nécessairement sur son présent ; la force des traditions nationales, les dissemblances dans le groupement des éléments sociaux, mille autres causes qui tiennent à l’histoire et au caractère des peuples, ne leur permettent pas de profiter toujours des exemples qu’ils se peuvent donner réciproquement, et de se faire les uns aux autres de larges emprunts. En droit civil aussi il y a des habitudes séculaires, un ensemble d’idées et de mœurs invétérées qui donnent aux lois comme une direction inévitable. Le droit commercial est un terrain beaucoup plus commun ; les nécessités des affaires sont partout les mêmes. En outre une société par actions est de sa nature une institution cosmopolite ; elle peut avoir des rameaux dans toutes les contrées civilisées, et trouver, le fait n’est pas rare, des actionnaires en tout pays. Il importe donc, en matière de société plus qu’en toute autre, que les diverses législations européennes se mettent d’accord.

I

L’Angleterre, que l’on a appelée la nation capitaliste, semblerait avoir dû précéder tous les autres pays dans la découverte des modes d’association les plus féconds, et cependant, malgré l’exception célèbre de la grande compagnie des Indes, les traditions et le caractère britannique se sont longtemps montrés rebelles à la pratique des sociétés anonymes. Ce peuple essentiellement mercantile, doué à la fois de l’esprit d’aventure et du plus scrupuleux respect des engagements pris, regardait comme un contre-sens et une chose contre nature la création de compagnies commerciales où les associés n’apporteraient pas toute leur fortune, où ils prendraient soin de se dégager par avance des éventualités d’insuccès. Les nécessités des affaires, plus fortes que les raisonnements théoriques, contraignirent nos voisins à de fréquentes dérogations qui avaient pour inconvénient d’offenser la logique de la législation et pour avantage d’aider l’essor de l’industrie et de la banque. Pour les entreprises vastes et hasardeuses devant lesquelles les capitaux des riches maisons de la Cité auraient manqué de force ou de foi, l’on avait recours par voie exceptionnelle à la création de compagnies dont l’existence était subordonnée à de longues et coûteuses formalités. Une société anonyme ne pouvait naître dans la Grande-Bretagne sans que le parlement en eût approuvé et voté les statuts. L’acte constitutif d’une compagnie à responsabilité restreinte devait donc être une loi. Ce système, qui se rapprochait du nôtre, lequel exigeait en pareil cas l’autorisation du souverain, avait cependant quelques inconvénients et aussi quelques avantages. On pouvait dire en faveur du régime anglais qu’un acte législatif présente des garanties d’impartialité plus grandes qu’un décret portant règlement d’administration publique, qu’il offre moins le caractère de faveur et se prête plus difficilement aux intrigues ; mais on doit ajouter à sa charge qu’un acte du parlement est une chose infiniment coûteuse et extrêmement lente : l’on n’évalue pas à moins de 40 000 fr., de l’autre côté de la Manche, les frais d’un acte parlementaire. Le législateur anglais commençait donc par lever un impôt bien lourd sur la société qui lui demandait de naître. Ce n’était pas là le seul obstacle au fonctionnement des sociétés anonymes en Angleterre. Un acte législatif est quelque chose à la fois d’immuable et de complet auquel une loi postérieure peut seule déroger ou ajouter. La moindre modification dans les statuts sociaux exigeait donc une autre intervention du parlement sur nouvelles informations et nouveaux frais. On conçoit ce qu’un cadre aussi rigoureux avait de restrictif et de gênant.

Tel était le régime des sociétés anonymes en Angleterre il n’y a que quelques années à peine. Il importe de ne le pas perdre de vue pour bien mesurer l’étendue et la rapidité du chemin parcouru. En 1859, un premier pas fut fait par la loi 21 et 22 Vict., ch. LXCI, qui introduisait dans la législation le principe de la responsabilité limitée ; mais cette loi était spéciale aux joint stock banking companies, sociétés financières de banque et d’escompte. Les actes de 1862 et de 1867 furent à la fois plus généraux et plus décisifs : ils constituèrent un système qui, pour être susceptible d’amélioration dans des points de détail, n’en est pas moins définitif dans son ensemble. Sans entrer dans l’examen compliqué des nombreuses dispositions de ces lois fondamentales, nous voudrions mettre en lumière celles des clauses qui concernent l’indépendance des sociétés anonymes et le contrôle des intéressés, nous voudrions surtout signaler les moyens, ingénieux et simples en même temps, par lesquels le législateur anglais s’est efforcé d’assurer aux compagnies le maximum de liberté et aux actionnaires le maximum de garantie.

Dans le dédale des dispositions particulières que contiennent les deux lois de 1862 et de 1867, l’on peut aisément découvrir une pensée générale, à laquelle tout se ramène et se subordonne. Le législateur anglais s’est occupé, non de créer un système arbitraire et artificiel, mais de reconnaître et de constater les règles naturelles qui doivent régir les sociétés par actions. N’ayant pas de vie palpable et concrète, une société anonyme ne peut prendre corps et consistance que par la publicité qui entoure son origine, ses principaux actes et toutes les modifications qu’elle peut subir. La publicité est, pour ainsi dire, le milieu dans lequel les sociétés anonymes sont condamnées à vivre, non par les prescriptions arbitraires des législateurs, mais par la nature même des choses et la logique des situations sociales. Tel est le point de départ des dispositions prises en Angleterre par les actes récents du parlement. Si la publicité est la condition nécessaire de l’existence des compagnies anonymes, c’est d’un autre côté la seule limite qui puisse être imposée à la liberté de leurs allures. Pourvu qu’elles fassent tout au grand jour, elles doivent rester complètement maîtresses de leurs mouvements. Les résolutions les plus importantes qu’elles peuvent prendre — les changements à leurs statuts, l’augmentation ou la diminution même de leur capital — sont, suivant le législateur anglais, sans danger, si elles sont prises ouvertement et portées en temps utile à la connaissance des intéressés. Aussi les deux actes de 1862 et de 1867 se sont-ils occupés principalement de fixer les conditions de publicité auxquelles les sociétés anonymes devraient être astreintes au moment de leur naissance et dans toutes les périodes de leur existence. C’est la partie essentielle de ces deux documents législatifs ; tout le reste n’est qu’accessoire. En procédant de cette manière, le parlement a donné gain de cause une fois de plus à la célèbre définition de Montesquieu, que les lois sont des rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses. Ces rapports nécessaires et naturels existent pour les personnes morales, mal à propos appelées fictives, comme pour les personnes corporelles. Le législateur n’a donc eu qu’à les reconnaître, à les définir, à les préciser.

Le point d’appui de cette publicité permanente, à laquelle le parlement anglais a voulu soumettre les sociétés commerciales, c’est l’institution de bureaux particuliers d’enregistrement (registration offices) pour tous les actes concernant ces sociétés. La branche de l’administration centrale qui a pour mission de s’occuper des relations du gouvernement avec l’industrie, et qui, sous le nom de board of trade, correspond à beaucoup d’égards à notre ministère du commerce, peut déterminer les lieux où ces bureaux seront établis et a le droit d’en nommer les employés, connus sous le nom de registrars des joint stock companies et assistant registrars. C’est entre les mains de ces employés que tous les actes principaux de la vie des sociétés par actions doivent être déposés pour être enregistrés et communiqués, sans autre formalité que le paiement d’un droit excessivement minime, à toute personne qui en fera la demande. L’institution de ces bureaux, destinés à centraliser les renseignements concernant les sociétés anonymes et à les mettre à la disposition des tiers, mérite qu’on s’y arrête et qu’on en examine le but et la portée. Au premier abord, on peut être étonné de voir le parlement anglais créer un ordre spécial d’employés, dépendant directement du gouvernement, pour recevoir et recueillir des documents que l’on eût pu confier à des autorités locales. En agissant ainsi, le parlement d’Angleterre ne s’est point éloigné cependant de ses vieilles traditions et de ses procédés habituels. Il y a une sorte de centralisation qui, de tout temps, a obtenu la faveur des hommes d’État britanniques, et qui ne porte en rien préjudice à l’initiative des particuliers ou des corporations. Tandis que nous avons l’habitude, en France, de confisquer au profit de la bureaucratie la direction d’une masse d’affaires qui concernent les intérêts privés ou locaux, et d’abandonner au contraire à des autorités et à des corporations locales l’enregistrement et la constatation de faits qui doivent être portés à la connaissance de tous, nos voisins d’outre-Manche suivent une marche tout opposée. Ils laissent les diverses corporations et groupes sociaux diriger à leur guise les affaires qui les touchent ; mais d’un autre côté ils retiennent pour l’administration générale le soin de recueillir, de conserver, de faire connaître aux intéressés tous les renseignements qui sont d’utilité publique. Ainsi les Anglais n’auront jamais l’idée de soumettre à l’homologation du gouvernement les votes d’une municipalité ; mais il ne leur viendra pas non plus dans l’esprit que le gouvernement puisse confier à des autorités locales le soin d’enregistrer les actes de l’état civil, ou de rassembler les documents statistiques. Ils créeront, pour remplir cette dernière tâche, des fonctionnaires qui, sous la surveillance immédiate du gouvernement, apporteront dans leurs fonctions plus de méthode et de régularité. La centralisation qui existe en Angleterre n’est donc pas une centralisation d’action, d’exécution ni même de surveillance ; c’est seulement une centralisation de publicité. Les employés royaux appelés registrars des joint stock companies remplissent pour les sociétés anonymes le même rôle dont s’acquittent d’autres fonctionnaires royaux, nommés également registrars, pour les actes de l’état civil ; les uns et les autres, sans avoir aucun droit d’immixtion dans les affaires des particuliers, sont des conservateurs de documents d’origine privée, mais d’intérêt général.

Grâce à ce système, la publicité imposée aux sociétés anonymes et qui est la condition naturelle de leur existence, se trouve complètement efficace. Les actes, dont copie a dû être remise au registrar des joint stock companies, ne gisent pas éternellement enfouis dans le bureau de ce fonctionnaire comme dans une nécropole. Ils sont réellement à la disposition de tous ; chacun en peut prendre connaissance et en demander des extraits moyennant une faible rétribution, souvent moindre de 6 pence (75 centimes), et jamais supérieure à 1 shilling (1 fr. 25). D’un autre côté, il n’est presque aucun acte important de la vie d’une société anonyme dont le dépôt ne doive être opéré entre les mains du registrar, et ce dépôt est presque la seule formalité qui soit imposée par la loi pour la validité des résolutions les plus importantes. Quand une compagnie anonyme veut naître, il faut que l’avant-projet, signé par les fondateurs (memorandum of association), et que l’acte de société (articles of association) aient été inscrits au bureau du registrar dans le ressort duquel la compagnie a son siège social. Si la compagnie veut consolider une partie de son capital et le convertir en effets publics (stock) afin de limiter ses opérations, si elle veut au contraire augmenter son capital primitif afin d’élargir sa sphère d’action, elle n’a besoin que de donner avis de ces modifications au bureau de registration pour les joint stock companies. Il n’est pas jusqu’à cette détermination plus importante et plus radicale que les précédentes — la réduction du capital social — qui ne se puisse effectuer, grâce au bill de 1867, sans aucune autorisation supérieure et sans autre condition qu’une publicité bien réglementée. C’est en effet le droit d’une société anonyme de se restreindre en diminuant soit le nombre primitif de ses actions, soit le montant de chacune d’elles. Le législateur n’a pas pensé que l’exercice de ce droit pût être préjudiciable aux tiers, si on le soumet à certaines conditions de publicité particulièrement rigoureuses. Une compagnie qui veut réduire son capital primitif de l’une des deux manières que nous venons d’indiquer doit d’abord provoquer à cet effet une résolution spéciale, c’est-à-dire un vote en assemblée générale entouré de plus de solennité et comportant l’acquiescement d’une majorité plus grande que pour les actes ordinaires de gestion. Cette résolution spéciale doit être inscrite par le registrar des joint stock companies. Il doit être fait ensuite un exposé (notice) établissant clairement la nature de la modification proposée, et cet exposé doit être rendu public par des circulaires et des annonces dans les journaux. Pendant les délais fixés par les règlements du ministère du commerce (board of trade), tous les créanciers peuvent s’opposer utilement à la réduction du capital, et la compagnie ne peut passer outre qu’en désintéressant immédiatement les créanciers opposants, ou bien en consignant à la Banque d’Angleterre le montant des sommes qu’ils réclament. Après avoir justifié que les délais sont expirés et que toutes les oppositions ont été soit retirées par leurs auteurs, soit mises à néant par les consignations opérées dans la forme légale, la compagnie peut déposer entre les mains du registrar l’acte contenant les modifications apportées au capital social et indiquant le montant du capital nouveau, le nombre des actions et le montant de chacune d’elles. Dès lors la responsabilité de la société est limitée au nouveau capital moyennant l’observation de la condition suivante : la compagnie, pendant un temps que les règlemens du board of trade déterminent, devra dans toutes les occasions ajouter à son titre de « société limitée » (limited) les mots suivants : « et réduite » (and reduced). On voit par cet exemple quels sont les rapports que l’administration gouvernementale entretient en Angleterre avec les compagnies anonymes et la nature des précautions qu’elle croit devoir prendre pour prévenir les abus. Le board of trade et ses employés n’interviennent que pour jouer un rôle complètement passif ; ils n’ont qu’à inscrire les résolutions votées dans les formes légales par l’assemblée des actionnaires, et à faire observer les délais et publications réglementaires ; ils n’ont aucune approbation, ni même aucun avis à exprimer. Quant aux tiers, la loi ne se charge pas de les protéger ; elle a pris soin seulement de rendre leur contrôle facile par les conditions de publicité qu’elle exige ; l’État s’est suffisamment acquitté de sa fonction sociale, s’il a mis les particuliers en situation de voir clair dans les affaires qui les concernent. Il y a longtemps que le mot a été écrit : les lois ne secourent que ceux qui veillent. Un système de législation qui aurait la prétention exorbitante de venir en aide à ceux qui dorment ne ferait que favoriser l’engourdissement général et arrêter l’essor matériel et intellectuel du pays.

Si les sociétés anonymes ont en Angleterre la faculté de réduire leur capital primitif sans qu’aucune exception, aucune limite soit apportée à ce pouvoir, on conçoit qu’elles jouissent des libertés d’une moindre importance. Le gouvernement ou ses employés ne peuvent exercer un veto sur les votes d’une compagnie que dans quelques cas peu nombreux. C’est ainsi que, pour changer de raison sociale ou de siège social, une compagnie anonyme a besoin, non seulement d’une résolution spéciale, votée par l’assemblée générale des actionnaires, mais encore de l’approbation du ministère du commerce. Ces deux cas ne constituent pas une dérogation aux principes d’abstention que le parlement d’Angleterre a adoptés vis-à-vis des sociétés anonymes. Il s’agit en effet ici, non pas de limiter la liberté de leurs spéculations ou de contrôler leur gestion, mais seulement d’empêcher qu’en changeant de nom et de siège, elles ne parviennent à se dérober par une voie détournée à leurs obligations.

Nous avons dit que, sans prendre fait et cause pour les actionnaires et sans avoir la prétention d’ériger l’État en tuteur officiel de leurs intérêts, le parlement avait inventé un système ingénieux, de manière à leur assurer des garanties qui manquaient alors et manquent encore, sauf une exception récente, à toutes les législations européennes. En multipliant les conditions de publicité imposées aux sociétés anonymes, on n’avait pas conjuré tous les périls. Il y avait lieu de craindre que le conseil d’administration, tout en se soumettant en apparence à la publicité ordonnée par la loi, ne parvînt en réalité à s’y soustraire, soit par des erreurs matérielles et volontaires dans les comptes-rendus, soit par des simulations et d’habiles groupements de chiffres. On redoutait encore que les directeurs ne se livrassent, sans qu’il fût aisé d’en avoir une preuve certaine, à des opérations que l’acte de société ne permettrait pas. Dans ces cas, la surveillance individuelle de chaque actionnaire serait probablement en défaut, et les intéressés se trouveraient exposés à devenir victimes de machinations qu’ils auraient été dans l’impossibilité de prévenir. L’acte de 1862 autorise, il est vrai, la nomination de censeurs (auditors) par l’assemblée des actionnaires ; mais il peut se faire que ces mandataires élus manquent ou de clairvoyance ou d’impartialité, et qu’ils ne signalent pas l’inexactitude des comptes-rendus, ainsi que l’illégalité de la gestion. En prévision de ces difficultés, qui se dresseraient à certains moments critiques devant les actionnaires et mettraient à néant leur contrôle, l’acte de 1862 a cru devoir recourir à une mesure efficace et décisive. Le ministère du commerce (board of trade) a le droit de nommer un ou plusieurs inspecteurs qui procéderont à l’examen de la situation de la compagnie et en feront l’objet d’un rapport. Cette inspection ne peut être ordonnée par le gouvernement proprio motu, il faut qu’elle soit provoquée par un groupe considérable d’intéressés. Quand il s’agit d’une compagnie de banque ayant son capital divisé en actions, l’inspection gouvernementale est subordonnée à la réquisition d’actionnaires détenteurs d’au moins le tiers des actions de la compagnie. Lorsqu’il s’agit de toute autre société, la requête d’actionnaires possédant la cinquième partie des actions alors émises est jugée suffisante. Même dans ces conditions, le board of trade n’est pas tenu d’acquiescer à la demande des actionnaires ; il a le droit d’examiner les raisons qu’ils donnent et de ne pas souscrire à leurs vœux, s’il trouve ces raisons mal fondées. Il peut encore, si bon lui semble, avant de nommer les inspecteurs, exiger une caution pour le paiement des frais. Les inspecteurs ainsi désignés par le gouvernement ont les pouvoirs les plus étendus pour se faire produire les registres et documents, interroger les employés et agents de la compagnie, et au besoin leur faire prêter serment. Après un examen minutieux, un rapport doit être fait au board of trade et communiqué à la compagnie, ainsi qu’aux membres qui ont provoqué l’inspection. Les frais sont payés par ces derniers, à moins que le ministère du commerce ne décide qu’ils seront supportés par la compagnie.

Tel est le système imaginé par le parlement pour sauvegarder, dans la limite du possible et du droit, les intérêts des actionnaires. Ce système est-il légitime, est-il efficace ? Nous ne croyons pas, quant à nous, que le gouvernement sorte de son rôle, et empiète mal à propos sur l’initiative individuelle en procédant de la manière que nous venons d’exposer. D’abord ce n’est pas proprio motu qu’il s’agit ; ensuite il se borne à faire une simple constatation, il joue le rôle d’un intermédiaire ; il prête pour ainsi dire ses agents aux membres dissidents de la compagnie, afin de faire une expertise qui présente des garanties d’impartialité et d’exactitude. Ce n’est pas chose rare en Angleterre que des employés publics soient mis, sous certaines conditions, à la disposition des associations ou même des particuliers ; le fait arrive fréquemment pour les agents de police. Les inspecteurs nommés par le board of trade n’ont d’ailleurs d’autre mission que de fournir, s’il y a lieu, des matériaux aux actionnaires. Tout se borne à la confection d’un rapport, qui reste lettre morte, si les intéressés ne s’en emparent pour appuyer sur lui une action judiciaire. Il n’y a rien là qui ressemble à la contrainte et à la tutelle que le gouvernement exerçait partout autrefois, et qu’il exerce encore dans certains pays sur les sociétés anonymes.

On ne doit pas se dissimuler cependant que l’acte de 1862, en établissant une digue souvent efficace contre la mauvaise foi des directeurs de sociétés, n’est pas parvenu à creuser un port entièrement sûr, où les actionnaires se puissent reposer sans inquiétude. Il faut toujours que les intéressés aient les yeux ouverts, si ce n’est pour voir parfaitement clair dans les opérations des compagnies. du moins pour découvrir quand ces opérations sont ténébreuses et suspectes. Il est arrivé dans ces dernières années bien des catastrophes qui sont tombées comme la foudre dans un ciel serein, et ont frappé à l’improviste des actionnaires confiants et heureux de l’apparente prospérité de leurs affaires ; cependant tous ces grands désordres financiers, dont la succession à de courts intervalles a momentanément suspendu le crédit en Angleterre, n’ont pas diminué la foi du parlement dans l’indépendance des sociétés anonymes et dans l’efficacité des garanties que l’acte de 1862 avait imaginées. Bien loin d’inventer des restrictions nouvelles, le parlement a élargi le cercle où se meuvent en toute liberté les sociétés par actions. L’acte du mois d’août 1867 leur a donné toutes facilités pour diminuer le capital social aux conditions que nous avons énoncées plus haut ; mais le même acte a introduit dans la législation une réforme curieuse qui crée un genre de sociétés commerciales sans analogie, croyons-nous, chez les autres nations de l’Europe. D’après le Companies act de 1867, toute compagnie limitée pourra désormais décider dans l’avant-projet d’association (mémorandum of association) que la responsabilité de l’administrateur remplissant l’emploi de directeur sera illimitée, c’est-à-dire qu’en cas de liquidation ce directeur serait tenu non seulement en raison des actions qu’il posséderait, mais aussi et en outre comme s’il était membre d’une société en nom collectif. La même clause pourrait être valablement votée dans la forme de résolution spéciale par les compagnies dont l’existence serait antérieure à l’acte de 1867. Au premier abord, il semble que ce genre nouveau de société corresponde à notre société en commandite : il n’en est rien. Les compagnies anglaises à responsabilité restreinte, dont les administrateurs sont soumis à une responsabilité illimitée, continuent à fonctionner sous tous les rapports et en toutes les circonstances comme des compagnies anonymes ordinaires. Les assemblées générales conservent les mêmes droits et n’ont rien abdiqué de leurs pouvoirs. C’est seulement au moment de la liquidation et en cas d’insuffisance de l’actif social que la position respective des directeurs, des actionnaires et des créanciers se trouve changée. Quelle est l’efficacité de ce nouveau système inventé par l’acte de 1867 ? Il n’est guère possible de le dire aujourd’hui. Les mœurs sur ce point font plus que les lois, et il faudra bien longtemps, selon toute apparence, pour que la responsabilité illimitée des directeurs de sociétés anonymes soit devenue, même en Angleterre, un fait fréquent.

Ce sont là les dispositions que le parlement anglais a prises dans ces derniers temps au sujet des sociétés par actions. Nos voisins sont-ils parvenus à concilier dans leurs lois le respect dû à l’indépendance des sociétés et l’établissement des garanties nécessaires aux intéressés ? Il est incontestable qu’ils nous précèdent de beaucoup dans la voie du progrès. Les compagnies anonymes supportent moins d’entraves en Angleterre que chez nous, en même temps les actionnaires trouvent dans les lois des dispositions plus favorables à leur sécurité ; mais la législation anglaise, si récente qu’elle soit, est déjà, à un certain point de vue, de l’aveu même de la presse britannique, dépassée par un pays nouveau qui semblait plutôt destiné à emprunter aux autres nations qu’à leur fournir des exemples. En étudiant les réformes accomplies cette année même dans la législation italienne, nous pourrons voir se développer et se perfectionner une institution heureuse dont les lois anglaises contenaient le germe.

II

Si l’on remonte les siècles écoulés de l’histoire, on trouve que l’Italie a été la première de toutes les contrées européennes à comprendre et à pratiquer les vraies notions du crédit. Au Moyen âge, la renommée des Lombards comme banquiers était proverbiale : la banque même est d’origine italienne, comme le prouve l’origine du mot banco, qui, introduit par les changeurs italiens, s’est propagé depuis et implanté dans toutes les langues civilisées. Les premières associations de crédit virent le jour dans le Milanais, en Vénétie, en Toscane, pour s’étendre de là des deux côtés des Alpes. Le banco di Venezia date de 1171, le monte di Firenze de 1336, le banco di San-Giorgio, à Gênes, de 1346. Vers cette époque, toute l’Italie était couverte de monts-de-piété et de sociétés de dépôts, comptes courants ou escompte. L’Italie fut donc l’initiatrice de l’Europe en fait de crédit. De même qu’elle en avait la première donné la pratique, elle en établit la première la véritable théorie. Les ingénieux économistes italiens du XVIIe et du XVIIIe siècle, Verri, Genovesi, tant d’autres qui les ont précédés ou suivis, traitèrent avec une incontestable supériorité toutes les questions financières ou monétaires.

Cette grandeur précoce finit par s’ébrécher lentement, pour tomber enfin en ruines et disparaître, et avant la guerre de 1859 l’Italie, qui avait tant ébloui le Moyen-âge par sa richesse, son industrie et son esprit d’association, se trouvait au dernier rang des pays d’Europe pour le développement des sociétés commerciales. « Les défiances politiques, dit un écrivain italien, s’attachèrent aux sociétés commerciales elles-mêmes. Pour pouvoir former une association quelconque de l’ordre économique, il fallait demander préalablement l’autorisation de la puissance politique, et le jour où les promoteurs et les actionnaires se réunissaient pour délibérer sur les clauses du statut social, leurs discussions étaient surveillées par un agent de police. Quiconque s’occupait de politique, tout citoyen dont la police croyait avoir à se défier, tout homme connu par ses opinions libérales, n’était jamais invité à prendre part comme actionnaire à une société commerciale, de peur que le gouvernement ne l’interdît : toutes ces vexations devaient nécessairement, ainsi qu’il est arrivé, miner et détruire le principe d’association. » L’Italie redevenue libre, les vieilles traditions nationales se réveillèrent, des sociétés commerciales naquirent de toutes parts, ce fut une ardeur et une fièvre de jeunesse qui se manifestèrent par des entreprises multipliées, et cependant tout était alors à refaire : la législation, qui variait dans les anciens États, avait besoin d’être refondue et rendue plus uniforme. Les ministres et le parlement procédèrent à cette œuvre avec un esprit de défiance qui les portait vers la réglementation la plus outrée ; leur œuvre trahissait des préventions puisées dans le passé, en même temps que des préoccupations excessives de l’état du pays. De cette disposition d’esprit découle une série de mesures restrictives, accomplies généralement par décret, et qui toutes se montrèrent aussi inefficaces pour le bien qu’effectives pour le mal. Non seulement le code de commerce italien, publié en 1865, reproduisait dans l’article 156 la disposition du code français qui exige pour la fondation d’une société anonyme l’autorisation du souverain et l’homologation des statuts par le gouvernement, mais cette clause, si rigoureuse qu’elle fût, n’était en Italie que le point de départ et comme le premier anneau d’une longue et lourde chaîne d’entraves administratives. On ne recula pas devant l’institution d’un office permanent, composé de fonctionnaires chargés d’exercer sur les sociétés anonymes une surveillance attentive. Après plusieurs essais, on constitua une administration spéciale, dépendant du ministère du commerce et connue sous le nom de sindacato governativo. Ce sindacato avait à sa tête un fonctionnaire supérieur appelé censeur central (censore centrale), et comprenait en outre, aux termes du décret du 27 mai 1866, 1 inspecteur-général, 11 inspecteurs de divers grades, avec un certain nombre d’employés. Tout le royaume était divisé en districts spéciaux dont chacun était confié à un inspecteur, chargé de la surveillance de toutes les sociétés anonymes comprises dans son ressort. Les droits et les devoirs du sindacato et de ses délégués étaient singulièrement étendus. Ils avaient pour mission de veiller, dans l’intérêt des actionnaires, des assurés et des tiers, à l’exécution et à l’observation des prescriptions législatives, et en particulier du statut social. Ils pouvaient ordonner la présentation des livres et comptes de chaque société et même la publication ; ils pouvaient procéder à des vérifications de caisse, assister à toutes les assemblées générales et suspendre l’exécution de toute délibération qui leur paraîtrait entachée d’irrégularité ; ils avaient le droit de convoquer motu proprio le conseil d’administration toutes les fois qu’ils avaient des raisons sérieuses de douter de la loyauté de la gestion ; ils devaient s’assurer de la régularité des émissions d’actions, d’obligations, de polices d’assurance, et dans certains cas, comme pour les tontines, veiller au placement des fonds en effets publics ; il leur était encore permis de convoquer l’assemblée générale des sociétés d’assurance maritime. Tel était l’échafaudage de pouvoirs exorbitants que les hommes d’État italiens avaient confié à l’administration du sindacato.

On voit combien cette ingérence gouvernementale était excessive. Les sociétés anonymes se trouvaient soumises à une tutelle perpétuelle, qui avait le double défaut d’être impuissante et d’être ombrageuse. Qu’une pareille organisation pût jamais prévenir les désordres et les fraudes, on a peine à concevoir que des hommes d’État expérimentés se le soient imaginé. Il y avait une disproportion évidente entre les moyens et le but. On avait inventé un mécanisme réduit et d’un fonctionnement difficile pour l’accomplissement d’une tâche gigantesque. L’organisation nouvelle se montra bientôt aussi défectueuse en pratique qu’elle était illégitime en droit. L’intervention gouvernementale presque quotidienne, que l’on avait voulu instituer, ne se manifestait que par des vexations mesquines et ne produisait aucun des bons effets qu’on avait eu le tort d’en attendre. Elle était au contraire féconde en mauvais résultats. Les ruines et les banqueroutes n’ont pas été épargnées à l’Italie pendant la période où fonctionnait le sindacato ; quelques-unes ont eu pour cause une gestion imprudente, d’autres une gestion déloyale, sans que les délégués du gouvernement aient pu s’opposer à cette déloyauté et à cette imprudence. Plusieurs de ces sinistres ont même été aggravés par l’organisation administrative que nous venons de décrire ; il nous suffira de citer, comme exemple, deux désastres qui ont eu en Europe un grand retentissement. La compagnie du chemin de fer de Savone, approuvée par le décret royal du 23 mars 1862, avait, d’après l’article 4 de l’acte de concession, la faculté d’émettre des obligations jusqu’à concurrence de 19 millions de francs ; conformément aux règlements en vigueur, une grande partie de ces obligations, émises au mois de mars 1865, furent contresignées par le commissaire du gouvernement. Dans la suite, par des conventions passées avec le ministère et approuvées par la loi du 14 mai 1865, le gouvernement italien promit à la compagnie une garantie conditionnelle d’intérêt à 6% sur le capital de 54 millions, mais cette garantie n’était stipulée qu’à partir du jour où seraient ouverts et exploités la ligne de Carmagnola à Savone et l’embranchement de Cairo à Acqui. Afin de vendre plus facilement ses titres à l’étranger, la compagnie jugea utile d’inscrire sur les obligations qui portaient déjà la signature du commissaire royal et au-dessus même de cette signature la mention suivante : garantie de l’État italien, loi du 14 mai 1865. Un an après, au mois de juin 1866, la Société des dépôts et comptes courants de Paris, qui s’était chargée de l’émission de ces obligations en France, s’adressait au ministère des affaires étrangères d’Italie pour obtenir la déclaration que le coupon d’obligation échéant le 1er juillet suivant serait payé par le gouvernement italien. La Société des dépôts et comptes courants faisait valoir, avec toutes les apparences de raison, que les titres portaient le timbre gouvernemental et la formule de garantie suivie de la signature d’un fonctionnaire de l’État. Cependant les conditions auxquelles la loi de 1865 avait subordonné la garantie n’étaient nullement remplies, et aux termes de cette loi le gouvernement italien était, sans contredit, libre de tout engagement ; mais, par suite de l’intervention malhabile des fonctionnaires royaux, il se trouvait gravement compromis. Beaucoup de gens purent croire que l’Italie manquait à ses promesses, alors qu’elle y restait strictement fidèle ; le crédit italien en souffrit notablement. Un autre désastre, plus grand encore, se produisit vers la même époque dans des circonstances analogues, et ne fut pas moins préjudiciable à la bonne renommée du gouvernement d’Italie. La compagnie du canal Cavour pour l’irrigation des campagnes du Piémont, en vertu de conventions passées avec le gouvernement en 1863, devait obtenir une garantie conditionnelle de 6%, mais seulement après l’achèvement complet du canal et la réception de tous les travaux. Cependant les administrateurs de la compagnie jugèrent utile d’inscrire sur leurs titres la mention de la garantie, sans indiquer qu’elle était conditionnelle, et comme ces mêmes titres portaient, en vertu de l’organisation des sociétés anonymes, le timbre gouvernemental et la signature d’un commissaire royal, les porteurs d’obligations français et anglais s’en autorisèrent pour réclamer de l’État italien le montant de leurs coupons, quand la compagnie fit faillite en 1866. Le cabinet de Florence s’y refusa, alléguant, aux termes des conventions, que les travaux n’étaient pas achevés et livrés. On ne lui épargna pas le reproche de mauvaise foi, qu’il n’avait pas mérité. En nuisant au crédit de l’Italie à l’étranger, ces faits ont contribué à mettre en lumière les vices d’un pareil système.

L’organisation du sindacato ne tarda pas à être battue en brèche par la presse, par l’industrie et par la science. En 1867, la chambre du commerce et des arts de Parme réclamait la suppression de la tutelle administrative sur les sociétés anonymes, et demandait que le soin de les contrôler fût confié aux chambres de commerce. Cette proposition trouva beaucoup d’écho ; néanmoins il fallut deux années pour qu’elle pût passer dans la pratique. M. Minghetti, économiste judicieux autant qu’habile homme d’État, eut le mérite d’une réforme qui fit faire un grand pas à l’Italie ; elle était en arrière, elle est aujourd’hui en tête du mouvement. La réforme que nous indiquons, s’étant accomplie par voie de décret et non par une loi, est nécessairement incomplète ; mais dans sa partie essentielle elle offre les traits les plus heureux. Il ne pouvait appartenir qu’au parlement de supprimer la nécessité de l’autorisation gouvernementale pour la constitution des sociétés anonymes : aussi M. Minghetti n’a-t-il pas touché à ce point, quoique dans son rapport au roi il indique son opinion de la manière la plus nette et exprime l’espoir de voir bientôt l’esprit d’association affranchi de cette servitude écrasante. C’est sur l’organisation administrative destinée à contrôler les opérations des sociétés anonymes que l’éminent ministre italien a porté ses coups. Il a d’abord détruit de fond en comble le sindacato, mettant en disponibilité les nombreux fonctionnaires qui le composaient : censeur central, inspecteurs-généraux, inspecteurs de districts. Désormais les compagnies sont rendues à elles-mêmes et redeviennent entièrement maîtresses de leurs actes. Si importante que soit la destruction d’une organisation caduque, qui nuisait au développement des sociétés, c’est par d’autres côtés que la récente réforme italienne mérite notre attention.

Le gouvernement impose désormais aux compagnies anonymes l’obligation de comptes-rendus périodiques ; c’est là une excellente mesure, mais qui n’a rien de bien original : voici où l’invention commence. De même que le législateur anglais, le ministre italien s’est préoccupé de venir au secours des intéressés dans certains cas où leurs moyens de contrôle particulier seraient insuffisants ; mais il a perfectionné et développé le mécanisme imaginé par le parlement de Londres. Nous avons vu que les lois permettaient en Angleterre, au ministère du commerce (board of trade), de nommer des inspecteurs pour faire un rapport sur la gestion d’une compagnie anonyme toutes les fois que cette enquête serait demandée par le tiers ou le cinquième des actionnaires, selon les cas. La récente réforme italienne s’est inspirée du même principe, mais en le modifiant d’une manière heureuse. Obéissant au vœu public, M. Minghetti a dessaisi le gouvernement de tout pouvoir de tutelle sur les sociétés anonymes, et il a remis aux chambres de commerce le soin de surveiller ou plutôt de contrôler ces associations. Les chambres de commerce, en Italie, sont des institutions vivaces, pleines de sève et d’initiative ; elles ont leurs racines dans un suffrage large, où tous les commerçants, petits et grands, notables ou non, sont représentés ; elles sont divisées en sections dont chacune a un domaine spécial à exploiter. Bien loin que le gouvernement les voie avec jalousie se mettre en relations les unes avec les autres, il est le premier à les convoquer à un congrès tout spécial, qui se tient tous les deux ans sous la présidence du ministre du commerce, et qui constitue une sorte de parlement commercial. Ce sont donc des corporations solides, douées de tous les éléments qui donnent la considération et l’autorité. En vertu du décret du 5 septembre 1869, il est formé dans chaque province une commission permanente, composée de deux membres élus par la chambre de commerce locale et du préfet de la province ; c’est cette commission qui a le droit d’inspecter les compagnies anonymes dans les circonstances que nous allons déterminer. — Ici, nous ne pouvons nous empêcher d’intercaler un blâme. Pourquoi avoir uni le représentant du pouvoir central aux mandataires élus du commerce et de l’industrie ?

C’est qu’il est difficile de rompre avec un ordre de choses établi, si caduc qu’il puisse être, sans en retenir quelques débris ; la volonté la plus inflexible et l’esprit le plus absolu se laissent souvent entamer par la nécessité de ménager des habitudes acquises et de conserver quelques réminiscences d’un passé qu’ils renversent. Peut-être aussi la manière dont s’est opérée la réforme italienne rend-elle compte de cette anomalie : un décret est toujours obligé à plus de tempéraments qu’une loi. La commission permanente, composée comme nous l’avons dit, ne peut jamais agir qu’à la requête des intéressés. Ici se présente une différence considérable entre la réforme italienne et la législation anglaise. En Angleterre, les actionnaires seuls peuvent provoquer auprès du board of trade la nomination d’inspecteurs ; le gouvernement italien a pensé que les assurés et les déposants étaient dignes de la même assistance. Quelle raison a déterminé les auteurs du décret à venir ainsi au secours de ces deux catégories d’intéressés, à l’exclusion de tous autres, et, par exemple, des obligataires ? C’est d’abord la faveur spéciale qu’inspirent les sociétés d’assurance et la position particulièrement défavorable des assurés. Enchaînés pendant de longues années à une compagnie dont la gestion leur demeure étrangère, ne recueillant qu’un bénéfice dont l’échéance est lointaine ou conditionnelle, n’ayant que des titres personnels et non transmissibles, les assurés sont, bien plus que tous autres, exposés aux conséquences d’une administration déloyale. Quant aux déposants, il ne peut être question que de ceux qui ont placé dans une maison de banque des sommes à échéances déterminées, puisque les autres, ayant toujours le droit de retirer leurs dépôts à vue, n’ont nullement besoin de protection. Si le décret n’a pas tenu compte des obligataires, c’est qu’il est impossible, en droit comme en fait, de distinguer un porteur d’obligation d’un créancier quelconque, et qu’il eût été excessif de donner à tout créancier le droit de saisir les chambres de commerce d’une demande d’inspection. Tels sont, croyons-nous, les motifs qui ont déterminé le gouvernement italien à n’admettre, outre les actionnaires, que les assurés et les déposants au bénéfice des dispositions prises par le récent décret. Les réclamations faites par ces trois catégories d’intéressés doivent, pour être prises en considération, porter sur l’un des points suivants : la violation des statuts sociaux ou de quelque article du code de commerce, l’inexactitude des comptes-rendus ou des prospectus publiés par la compagnie. Quand les requérants sont des actionnaires, ils doivent en outre représenter le dixième au moins du capital social. Il n’y a aucune prescription analogue pour les assurés et les déposants. Dans les circonstances que nous venons d’énumérer, la chambre de commerce est valablement saisie des plaintes ; mais elle n’est pas tenue de les prendre en considération. Comme en Angleterre le board of trade en pareil cas, la chambre de commerce a le droit d’examiner au préalable le mérite de la requête, et de n’y donner suite que si elle lui paraît fondée. Lorsqu’elle accueille favorablement ces plaintes, elle doit se borner à procéder à l’inspection des registres, livres et comptes de la compagnie, puis à faire un rapport détaillé dont il doit être adressé copie tant à la société qu’aux requérants ; ce rapport peut être imprimé et les divers intéressés en peuvent faire l’usage qu’ils jugent convenable.

À cette tâche simple et nettement définie se borne la tutelle exercée au nom de l’État sur les sociétés anonymes. Ces compagnies conservent donc toute leur indépendance et ne sont soumises à aucune immixtion étrangère ; mais en même temps les intéressés ont des garanties sérieuses. C’est beaucoup, en effet, dans les moments critiques que de pouvoir, grâce à une inspection à la fois éclairée et impartiale, voir clair dans les comptes d’une grande société par actions. Un contrôle aussi efficace est plus puissant que toutes les réglementations. Qui peut dire combien de ruines eussent été prévenues, limitées, si les minorités d’actionnaires ou les divers groupes d’intéressés avaient pu recourir à une expertise sérieuse et s’éclairer en temps utile ? Que de fois il est arrivé à des membres d’une compagnie, à la veille de la faillite, de s’adresser aux tribunaux et d’être évincés dans leurs plaintes, parce qu’ils n’avaient pu découvrir les preuves nécessaires dans le dédale et le mystère dont s’enveloppe la gestion des compagnies anonymes ? L’intervention des chambres de commerce en pareil cas est une sauvegarde efficace. On ne pouvait confier à de meilleures mains cette délicate et importante mission. Il n’est pas besoin de dire que ce mécanisme nouveau n’empêche pas les intéressés de porter leurs griefs de prime abord devant les tribunaux. Ce n’est pas un arbitrage forcé que la réforme italienne a entendu établir, c’est seulement une expertise facultative offrant des garanties incontestables d’impartialité, armée de moyens spéciaux pour découvrir et constater la situation vraie des compagnies.

Il y a bien quelques lacunes à signaler dans cette œuvre récente du gouvernement italien. S’écartant sur ce point du modèle qui lui était donné par la législation anglaise, il n’a établi aucune sanction pénale pour prévenir les abus de demandes d’inspection. Tandis qu’en Angleterre le board of trade met tous les frais que l’inspection a nécessités à la charge soit des requérants, soit de la compagnie suivant les torts respectifs, en Italie c’est toujours le budget qui doit supporter les dépenses en pareil cas. Cela n’est pas juste assurément, mais c’est la conséquence nécessaire de la manière dont s’est opérée la réforme que nous examinons : un décret n’a pas, comme une loi, la faculté d’établir des pénalités. Quoi qu’il en soit, le système ingénieux inventé par M. Minghetti mérite d’être étudié et peut-être d’être imité. Il affranchit les sociétés anonymes de leur ancien vasselage envers l’État, situation qui était aussi gênante et aussi compromettante pour celui-ci que pour celles-là, et il les soumet désormais à une sorte de tutelle de famille, toute de bienveillance, — una tutela benevola e quasi domestica.

III

Jetons maintenant un coup d’œil autour de nous et sur notre propre législation. Ce n’est pas un examen détaillé, c’est un simple et court rapprochement que nous avons l’intention de faire. Ce qui frappe au premier abord, c’est une sorte de contradiction entre les principes et les faits. La loi du 24 juillet 1867 a supprimé la nécessité de l’autorisation gouvernementale pour la fondation des sociétés anonymes dans l’avenir ; mais en même temps cette loi a décidé que les sociétés, anonymes existantes continueraient à être soumises pendant toute leur durée aux dispositions qui les régissaient. Ainsi nous ne sommes qu’à moitié sortis de l’ornière ; les compagnies nouvelles, celles qui ont moins de deux ans d’âge, sont complètement affranchies de toute tutelle administrative ; les anciennes restent dans leurs liens primitifs ; toute modification de leurs statuts est soumise à un décret impérial. Nous flottons entre le nouvel et l’ancien état de choses ; tout en reconnaissant en principe que la législation du code de commerce est surannée, inefficace, nuisible même, tout en la condamnant et la repoussant pour les sociétés qui pourraient se fonder à l’avenir, nous la retenons pour les sociétés déjà existantes. C’est là une de ces anomalies qui proviennent de l’esprit de demi-mesure. On ne s’est que trop aperçu cependant — une catastrophe immense est venue nous en convaincre — que la surveillance du gouvernement sur les opérations des compagnies est vaine et illusoire. Il n’est aucun bon esprit qui en doute. Aussi, quoiqu’il ne soit pas complètement effacé de nos lois, le principe de la tutelle gouvernementale sur les sociétés anonymes peut être regardé comme abandonné. L’ancien ministre d’État, dans une discussion qui n’est pas encore vieille d’un an, déclarait au corps législatif que le gouvernement était prêt à renoncer à tout droit de surveillance sur les sociétés ; mais, cette réforme faite, tout sera-t-il dit ? Non, sans doute. N’aura-t-on pas à chercher d’autres garanties dans l’intérêt des actionnaires et des tiers ? Pourra-t-on les abandonner ainsi complètement à leurs lumières particulières, sans jamais, en aucune circonstance, leur venir en aide ? Une telle indifférence et une telle inaction seraient à nos yeux imprudentes. Si partisan que nous soyons de l’abstention de l’État dans les matières de commerce et d’industrie, ce serait se montrer rebelle à toute expérience que de ne pas chercher, en faveur des intéressés, quelque garantie efficace contre les simulations et les fraudes dont les administrations peuvent se rendre coupables. Sans doute, il sera bon d’augmenter encore les conditions de publicité auxquelles les principaux actes et la gestion même des compagnies doivent être soumis ; mais il faudra faire plus encore, car il est dans la nature des choses que le contrôle des actionnaires sur les opérations d’une grande compagnie soit presque toujours impuissant. C’est une œuvre malaisée que de porter la lumière dans des comptes aussi compliqués et aussi nombreux. D’ailleurs le plus souvent les éléments de contrôle manquent. Il faut s’en remettre entièrement aux censeurs élus par l’assemblée générale ; mais ceux-ci, nommés par une majorité crédule ou servile, désignés presque toujours officiellement ou officieusement par les administrateurs eux-mêmes, ne sont pas faits pour inspirer confiance à une minorité défiante et soucieuse de ses intérêts. C’est à cette minorité qu’il importe de prêter assistance ; si l’on ne vient à son secours, elle se trouve complètement dépourvue de moyens de contrôle. Quand elle atteint une certaine importance, qu’elle représente le vingtième ou, si l’on veut, le dixième du capital social, y aurait-il quelque inconvénient à lui donner le droit de recourir, comme en Italie, à la chambre de commerce de son ressort ? Nous voyons à cette manière de procéder de sérieux avantages. Les livres, les comptes, la gestion de la compagnie seraient examinés par des hommes compétents, impartiaux, inspirant de la confiance aux intéressés. Si leur rapport concluait à la loyauté et à la régularité des opérations, tout le monde serait rassuré, le crédit de la compagnie en serait affermi ; si au contraire il découvrait des simulations, des fraudes, des violations aux statuts ou aux lois, alors les mécontents auraient dans ce rapport la base d’une action judiciaire. C’est là le système suivi, avec certaines variantes, en Angleterre et en Italie. Il se borne à offrir dans les circonstances graves à la minorité des actionnaires, c’est-à-dire à ceux qui se montrent le plus soucieux de leurs intérêts, les moyens de contrôle que nos lois mettent seulement à la portée de la majorité, c’est-à-dire de la masse crédule et inerte.

Si minime qu’elle soit en apparence, une telle institution serait sans doute féconde en résultats. Qu’on se rappelle l’histoire des derniers sinistres financiers en France, en Angleterre, en Italie : on sait qu’ils étaient prévus par certains groupes d’intéressés ; mais ceux-ci, ne formant qu’une minorité infime, ne parvinrent pas à faire entendre leurs voix dans les assemblées générales. Ni les administrateurs, ni les censeurs n’émanaient de leur choix ; ils n’étaient vraiment pas représentés dans la gestion des affaires sociales, et s’ils recouraient aux tribunaux, manquant de preuves positives pour appuyer leurs plaintes, ils étaient le plus souvent condamnés, alors qu’un éclatant désastre devait, quelques mois ou quelques années plus tard, justifier leurs réclamations. Si au contraire ils avaient eu le droit de demander une inspection, un rapport, aux délégués d’une chambre de commerce (et nous croyons que nos chambres de commerce eussent été à la hauteur d’une pareille mission), les fraudes, les irrégularités de toute nature auraient été mises au grand jour en temps utile, et la ruine se serait trouvée prévenue ou tout au moins limitée.

Dans cette étude, nous n’avons pas la prétention d’avoir signalé tous les points vulnérables de l’organisation actuelle des sociétés anonymes ; pour s’y donner carrière, la critique n’aurait pas besoin de se montrer bien ingénieuse. Tel n’était pas le but de ce travail ; nous n’avons pas voulu provoquer une révision générale de cette matière si importante, mais seulement appeler l’attention sur un point spécial et circonscrit. Il nous a paru curieux de montrer les efforts des législations étrangères pour fournir aux minorités d’actionnaires ce qui leur manque absolument chez nous, c’est-à-dire des moyens de contrôle, précautions tutélaires sans lesquelles leur vigilance est inutile, et leur énergie individuelle impuissante.

PAUL LEROY-BEAULIEU.

 

 

 

A propos de l'auteur

Journaliste, économiste et homme politique, Paul Leroy-Beaulieu est l’une des grandes figures du libéralisme français de la seconde moitié du XIXe siècle. Fondateur de l’Économiste français en 1873, il succède en 1880 à son beau-père, Michel Chevalier, à la chaire d’économie politique du Collège de France. Connu pour ses positions sur la colonisation, il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’État moderne et ses fonctions (1889).

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