L’Institut agricole international et son utilité

La proposition d’un Institut agricole international, émise par le jeune roi d’Italie en 1905, est l’occasion pour Ernest Martineau de donner une marque de son enthousiasme libéral. À se connaître et à communiquer leurs observations, les délégués des différents peuples du monde ne pourront manquer de remarquer les défauts du mal protectionniste et les avantages combinés de la liberté du commerce et de la division du travail. Si lentement que la civilisation ait l’habitude de mener sa marche, son sens progressif est indéniable, inévitable, et les doctrines de paix et de liberté, héritée des plus grands, et portées par Bastiat, doivent nécessairement l’emporter. 


L’Institut agricole international et son utilité, par Ernest Martineau. 

Journal des économistes, mars 1905.

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L’INSTITUT AGRICOLE INTERNATIONAL ET SON UTILITÉ

 

Un événement capital vient de se produire, capable de changer la face économique, non seulement de l’Europe, mais du monde.

Il s’agit du projet de création d’un Institut agricole international, dont l’initiative est due au jeune roi d’Italie Victor-Emmanuel III.

Pourquoi un Institut international agricole et dans quel but ?

Le monarque italien s’en explique dans une lettre adressée à M. Giolitti, président du Conseil des ministres du royaume :

« C’est, dit-il avec une grande loyauté, un citoyen des États-Unis d’Amérique qui m’a exposé l’idée de cette institution et cette idée m’a paru bonne et prévoyante.

« Il s’agit de rapprocher les unes des autres les classes agricoles des différentes nations, qui actuellement vivent sans aucun lien, de les amener à confondre leurs intérêts de manière à les protéger sur les marchés qui, pour les produits les plus importants du sol, deviennent de plus en plus universels.

« Cet Institut deviendrait un organe de solidarité entre tous les agriculteurs, et ainsi un puissant élément de paix. »

Déjà des adhésions sont arrivées de différents pays, de M. le président Loubet, des rois d’Espagne et du Portugal, de l’empereur de Russie, du roi de Serbie, etc., et tout fait prévoir que le projet aboutira.

Ce projet répond en effet à un désir, à un besoin de rapprochement entre les peuples qui s’est manifesté depuis quelques années, et qui a frappé tous les esprits réfléchis.

Notons tout d’abord comme un fait historique digne des méditations du philosophe politique, que c’est de Rome qu’est partie l’initiative de cet Institut.

Que les temps sont changés et quelle différence, quel saisissant contraste entre la Rome moderne et celle des anciens !

Le patriotisme des Romains de l’antiquité, c’était la haine de l’étranger : pour eux l’étranger était un ennemi, hostis. Virgile, leur grand poète national, rappelant au peuple-roi sa mission dans le monde l’invitait à se souvenir qu’il avait à soumettre les autres nations par la force des armes à son empire.

Or voici que, dans cette même Rome, autrefois en état d’hostilité ouverte, d’antagonisme vis-à-vis des autres peuples, c’est une institution destinée à relier tous les peuples, par la solidarité des intérêts et par la paix, qui est hautement affirmée par le chef de l’État lui-même et proposée par lui aux gouvernements des autres nations.

Noble initiative, qui sera un titre d’honneur pour le jeune roi qui en a assumé la tâche et qui paraît bien décidé à la faire aboutir.

Les avantages que présente cette institution sont considérables et il convient de les examiner.

C’en est fait, désormais, de la légende menteuse et fausse que les dirigeants du protectionnisme ont cherché à accréditer en prétendant, avec leur audace accoutumée, que les peuples tendaient de plus en plus à s’isoler, à se suffire à eux-mêmes, à s’enfermer derrière leurs tarifs de douane comme à l’abri d’autant de murailles de Chine.

Ces impudents sophistes, qui s’empêtrent à chaque pas dans leurs contradictions, n’ont pas fait attention qu’ils se donnaient à eux-mêmes un démenti en affirmant, sous la pression de l’évidence, dans leurs discours et dans leurs écrits, que grâce aux progrès accomplis, l’obstacle des distances n’existe plus et que les marchés nationaux ont vécu pour faire place à un marché unique, le marché universel.

C’est donc faire preuve de sagacité et de clairvoyance que de mettre en avant ce projet d’Institut agricole international pour que les producteurs agricoles sachent s’adapter à la situation économique actuelle, afin qu’ils résolvent ce problème qui pour eux est le plus important de tous :

Quel est le moyen le plus sûr de soutenir la concurrence des producteurs rivaux sur le marché du monde ?

Nul doute que, pour la solution du problème, l’Institut rendra les plus éminents services : dans l’échange des vues qui se produira entre les délégués des différentes nations, le bon sens, le sens pratique l’emportera aisément, les délégués sauront bien prendre le chemin au bout duquel ils apercevront leurs vrais intérêts de producteurs.

Les délégués du Danemark, par exemple, n’auront pas de peine à expliquer à leurs collègues le secret de leur supériorité, sur le marché de l’Angleterre, vis-à-vis de leurs concurrents des pays protégés comme la France et autres pays du continent européen, pour la vente de leurs produits, beurre, œufs, etc.

Ce secret est un secret ouvert, accessible à tous ceux qui ne se bouchent pas volontairement les yeux ni les oreilles, il consiste à produire au meilleur marché grâce à leur régime économique de liberté, ayant repoussé les tarifs de protection qu’on leur avait offerts, ces tarifs qui sont des taux de renchérissement et qui pèsent sur la production de leurs concurrents des pays protégés.

Les délégués des autres nations, des nations protectionnistes, verront clairement alors la duperie dont ils sont victimes, sachant par expérience, par la pratique des marchés, que le champ de bataille des producteurs rivaux sur le marché international désormais unique, n’est et ne peut être, toutes choses égales d’ailleurs, que le bon marché, ils apercevront la cause de leur infériorité, et qu’ils seront infailliblement écrasés s’ils n’obtiennent pas l’abolition des taux de renchérissement du protectionnisme.

Les délégués d’Angleterre achèveront la démonstration en racontant, résumée à grands traits, l’histoire de la révolution glorieuse, de la révolution pacifique, qui a substitué la liberté du commerce au protectionnisme en Angleterre vers le milieu du siècle dernier.

« Cette révolution, diront-ils, a eu pour point de départ la vulgarisation dans le pays des vrais principes économiques : un homme s’est rencontré, Richard Cobden, qui a dit et répété partout que les lois de protection étaient des lois contraires au bon sens, au sens commun. »

Les tarifs protecteurs, en effet, pour favoriser certains producteurs renchérissent les prix en faisant la disette. Or, quand un homme se présente sur un marché, s’il est vendeur, il veut vendre cher ; si, au contraire, il est acheteur, il veut acheter à bon marché, la loi doit donc garantir à chaque citoyen le droit de vendre le plus cher et d’acheter le meilleur marché possible.

Le peuple anglais, qui ne manque pas de bon sens, a compris ce langage, et lorsque Cobden a répété à la Chambre des communes cette même leçon, si simple et si claire, lorsqu’il a soutenu qu’il fallait laisser les prix des produits se régler naturellement par la liberté, les protectionnistes, incapables de le réfuter, furent contraints de s’avouer vaincus et de proclamer, après lui, ce principe de sens commun et de bon sens.

La réforme fut donc opérée dans la législation ; la liberté remplaça la restriction, et depuis cette époque, chaque citoyen d’Angleterre étant exempt des taxes de renchérissement, produit à bon marché et se trouve dans les meilleures conditions pour lutter avec les producteurs étrangers.

« La protection prétendue à l’agriculture, ajouteront les délégués, ne protégeait que les rentes des grands propriétaires, aux dépens des fermiers qui se ruinaient et des ouvriers agricoles. »

Les délégués des autres nations, avec leur sens pratique, éclairés par l’histoire économique de l’Angleterre et par l’exemple du Danemark, sachant que les lois de protection agricole ont été établies par les grands propriétaires, comprendront bien vite que la protection à l’agriculture n’a été qu’un prétexte et que ces lois ne sont en réalité que des lois de privilège pour enrichir les grands propriétaires au dépens de la masse du peuple.

Ainsi une grande et salutaire leçon sera le fruit de cet échange de communications entre les délégués agricoles, à savoir que les lois prétendues de protection à l’agriculture n’ont jamais été utiles à l’agriculture ni aux agriculteurs, qu’elles n’ont servi et ne peuvent servir que les intérêts momentanés des grands propriétaires.

Les délégués anglais pourront même ajouter, et cela à l’adresse des propriétaires des autres nations qui auraient confiance dans l’efficacité des droits protecteurs, ces délégués pourront faire remarquer qu’en Angleterre les plus intelligents, les plus éclairés d’entre les grands propriétaires sont opposés au projet Chamberlain, qu’ils luttent actuellement pour le maintien de la liberté économique, parce qu’ils aiment mieux avoir des fermiers qui s’enrichissent et qui paient bien leurs fermages que des fermiers qui, comme sous le régime protectionniste pratiqué avant 1850, se ruinaient et ne pouvaient pas finalement, payer à l’échéance.

En présence d’un marché unique, comme le montre le roi d’Italie, le marché universel, la protection est un anachronisme, un système de taxes qui prépare la défaite, l’écrasement des producteurs protégés ; la seule protection utile, efficace, c’est la protection de la liberté.

Grâce à cette éducation économique qui se fera à l’Institut, la division du travail, au lieu de demeurer dans l’enceinte des frontières de chaque pays, deviendra, comme le marché, une division internationale du travail, au grand profit de tous.

Le vice essentiel du protectionnisme, en effet, c’est de forcer les peuples à un travail ingrat, faute d’utiliser de manière intelligente les forces que la nature met à la disposition des hommes.

Pas besoin d’être un grand géologue pour se rendre compte de la diversité des sols et sous-sols et des degrés divers de fertilité, d’aptitude de la terre pour telle ou telle production, suivant les climats et les latitudes.

Il suffit, par exemple, de citer cette branche importante de la production agricole qu’est la viticulture pour noter, ce que tout agriculteur pratique sait à merveille, que tous les sols ne sont pas propres à la culture de la vigne, et que, même au cas d’un terrain approprié à ladite culture, il y a lieu de faire choix de tel ou tel cépage suivant la constitution chimique du sol.

Trompés par leur ignorance économique, les protectionnistes, persuadés que le travail est la source unique de la richesse, ont tiré de là cette conclusion que la richesse est proportionnelle à l’intensité du travail, en sorte qu’ils ont méconnu complètement l’influence des forces et des richesses naturelles et leur utilisation pour le bien général.

La vérité est que la nature concourt, avec le travail de l’homme, à la production des richesses et que les hommes sont d’autant mieux pourvus de tout, qu’ils savent tirer meilleur parti des forces de la nature, d’où les avantages immenses de la division internationale du travail.

La nature, en effet, dont l’homme a conquis peu à peu les forces pour les asservir à la satisfaction de ses besoins, est un esclave précieux, parce qu’il ne coûte rien à nourrir ni à vêtir et que c’est gratuitement qu’il apporte sa collaboration à l’œuvre productive.

Voilà pourquoi, quand ils sont libres, les producteurs utilisent avant tout les forces de la nature pour diminuer d’autant leurs travaux, pour arriver à économiser les frais de production.C’est aussi pour ce même motif qu’ils se procurent indirectement, par l’échange, ce qui leur coûterait plus cher à produire directement.

Grâce à l’échange, en achetant au meilleur marché, chaque producteur profite des avantages que la diversité des sols, des climats, des produits naturels a procuré aux autres dans l’univers.

Sous la pression de la libre concurrence, le producteur ne peut se faire payer que le prix des travaux humains ; la collaboration de la nature, gratuite pour le producteur, est et demeure gratuite pour l’acheteur qui acquiert, par-dessus le marché, tout ce que la nature a mis dans la production.

Vendre cher, acheter au meilleur marché : cela signifie que chacun profite des avantages que la nature a prodigués aux autres, suivant les climats et les latitudes, que l’abondance des choses, qui est la véritable richesse, règne sur le marché.

Depuis cinquante années que l’Angleterre vit sous ce régime de bon sens et de sens commun, son marché est pourvu des produits de l’univers qui s’y vendent et s’y achètent librement, sans être grevés de taxes protectrices.

Grâce à la division internationale du travail, le marché des autres peuples sera abondamment pourvu, comme le marché anglais, de tous les produits qui servent à satisfaire les besoins des hommes et les producteurs de chaque nation, affranchis des taxes de renchérissement de la protection, qu’ils se paient les uns aux autres, seront dans les conditions les meilleures pour lutter sur le marché unique, sur le marché de l’univers, avec leurs rivaux des autres pays.

Ce régime de solidarité dans la liberté sera aussi, comme le prévoit le roi d’Italie, un régime de paix entre les nations.

« Donnez-moi la liberté du commerce, disait Cobden aux landlords, et je vous ferai, autour de l’Angleterre, une ceinture de vaisseaux de commerce qui protègeront mieux le pays que tous vos navires de guerres. »

L’Angleterre a conquis cette liberté que réclamait Cobden, et ses vaisseaux de commerce sont si nombreux, si puissants, que l’empire des mers leur appartient et que la sécurité du pays en est protégée.

La liberté assurera la paix par l’entrelacement des intérêts des nations.

Quand les délégués du monde, réunis dans l’Institut agricole, auront échangé leurs idées, leurs impressions, quand, avec leur sens pratique, ils auront compris que non seulement la maxime : vendre cher, acheter au meilleur marché, est un principe de bon sens et de sens commun, mais que son application est nécessaire, indispensable au sein de chaque nation, dans l’état actuel du monde, avec un marché unique, le marché universel ; quand ils auront ainsi, à l’exemple de l’Angleterre et du Danemark, décidé la destruction des barrières des tarifs du protectionnisme, ils auront préparé la plus sûre, la plus puissante garantie de la paix.

Tels sont les magnifiques résultats qui sont en germe dans ce projet de l’Institut international agricole.

Certes, nous n’ignorons pas que la nature ne procède ni par bonds ni par sauts, que ce n’est pas en un jour que les peuples, se débarrassant de leurs préjugés, de leurs préventions, de leurs haines héréditaires, arriveront à comprendre leurs vrais intérêts, leurs intérêts permanents.

Mais nous avons foi dans la vérité, dans son irrésistible puissance.

Nous savons que c’est l’intérêt qui mène le monde ; nous croyons que grâce à leur groupement dans l’Institut projeté, les délégués agricoles des diverses nations, par la discussion, par la persuasion, ne tarderont pas, sous l’impulsion de leur intérêt bien compris, à se ranger à ce principe de bon sens :

« Vendre le plus cher, acheter au meilleur marché. »

Ce sera pour le jeune roi d’Italie un titre de gloire incomparable d’avoir proposé la création de l’Institut agricole international : on pourra dire de lui, plus encore que de l’empereur Auguste, qu’il aura puissamment aidé à fermer les portes du temple de Janus.

ERNEST MARTINEAU.

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