Lettre sur les avantages du commerce des vaisseaux étrangers pour la voiture de nos grains

Guillaume-François Le Trosne, Lettre sur les avantages du commerce des vaisseaux étrangers pour la voiture de nos grains, Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, Première partie : juillet 1765.

(Lettre de M. Le Trosne, Avocat du Roi au Baillage d’Orléans, sur les avantages de la concurrence des Vaisseaux étrangers pour la voiture de nos grains ; en réponse à la Lettre de Quimper insérée dans la Gazette du Commerce des 23 Mars et jours suivants », Journal de l’Agriculture, du Commerce et des Finances, Juillet 1765, pp.45-143 ; suite août, 39-122)


LETTRE SUR LES AVANTAGES
DE LA CONCURRENCE DES VAISSEAUX ÉTRANGERS
POUR LA VOITURE DE NOS GRAINS

 

Monsieur, j’ai été longtemps sans répondre à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser dans la Gazette du Commerce. J’étais même déterminé à garder le silence, non par conviction, vous allez en juger, mais par le désagrément qu’entraîne une réfutation. J’avais lu ma première lettre dans une assemblée de la Société d’Agriculture d’Orléans. Elle avait été approuvée sans être adoptée, parce qu’il s’agissait d’une dispute particulière. Lorsqu’on a vu votre réponse, on m’a engagé à ne pas abandonner la défense des principes dont le dépôt semble confié aux Sociétés d’Agriculture, et même à travailler à un Mémoire plus étendu sur cette question. J’ai entreprise ce travail, mais je l’interromps afin de ne pas différer plus longtemps ma réponse.

Le public sera juge de la dispute et sera mis à portée de prendre parti. La question est assez importante pour mériter son attention. Peut-être s’élèvera-t-il de nouveaux athlètes de part et d’autre ; les deux premiers quittes de leur engagement se retireront pour être spectateurs du combat, pour applaudir et se féliciter de la lumière qui doit en résulter.

Heureuse la Nation chez laquelle il est permis à des Citoyens de s’exercer sur des matières économiques, et d’oser dire leur avis après que le Législateur a terminé ces questions par son autorité. Rien ne dénote mieux un gouvernement bienfaisant et paternel. C’est à la liberté de la plume que nous devons la concession de l’exportation dont l’avantage a été si longtemps débattu. Nous lui devons plus encore ; c’est elle qui en nous éclairant sur les vrais intérêts de la Patrie, a réveillé notre amour pour elle.

Votre lettre, Monsieur, ayant une certaine étendue, il ne m’est pas possible de la discuter dans tous les détails : j’ai pris le parti de faire un extrait des principes. J’espère que vous les reconnaîtrez ; car je n’ai fait que les rapprocher, et j’ai cité les endroits de votre lettre. Je les réfuterai par des réflexions sur chaque phrase.

« Les Cultivateurs, dites-vous, sont une partie intéressante de la Nation ; mais ils ne composent pas toute la Nation, ils n’en sont pas même la dixième partie ; il ne faut donc pas leur sacrifier les autres. »

Quoique le Cultivateur ne compose assurément pas toute la Nation, cependant son intérêt joint à celui du Propriétaire, dont vous blâmez beaucoup l’avidité, est celui de toute la Nation, et elle ne peut en avoir d’autre. Je le crois aussi fermement que vous êtes éloignés de le penser ; je le développerai par la suite.

« Tout ce que peut exiger cette petite portion de l’Etat se réduit à vendre ses denrées à un prix suffisant, pour se remplir de ses débouchés après avoir payé toutes les charges dues à la terre. »

Vous présentez ici un renversement manifeste de l’ordre naturel, qui veut que le Cultivateur soit rempli de ses avances avant de payer le Souverain et le Propriétaire. Car si, après les avoir payés, il ne peut plus retirer ses avances, adieu la culture, et par conséquent l’impôt et le revenu.

« L’intérêt contraire du surplus de la Nation est que le prix des denrées ne soit point exorbitant. »

Il ne peut l’être, parce que, quelque chose que nous fassions, il ne peut excéder le prix commun de l’Europe. C’est ce que j’ai établi dans la seizième des vingt-deux propositions insérées dans la Gazette du 4 Septembre 1764.

«  Et l’intérêt de la Nation entière est que ce prix soit proportionné à celui des autres marchés de l’Europe. » (p.207)

Je n’en demande pas davantage, mais la concurrence est le seul moyen d’atteindre ce prix ; car nous n’y parviendrons pas tout à fait tant que la cherté du fret causée par l’exclusion supprimera à notre préjudice une partie du produit de nos ventes.

« Notre exportation a déjà suffi pour faire monter les grains à 7 à 8 liv. le quintal. » (p.205)

Ce fait ne paraît pas exact. Vous citez Orléans ; il y a eu à la vérité quelques marchés où le blé est monté à 7 liv. le quintal ; mais c’est le blé le plus fin, le plus beau ; acheté pour la Pâtisserie. Or, c’est le prix moyen qu’il faut prendre, et il n’a guère passé 6 liv.

« Or, ce prix est suffisant pour payer avec usure les travaux du Cultivateur. » (p.205)

Cela peut être ; mais il ne s’agit pas seulement de mettre le Cultivateur à portée de continuer son exploitation par le remboursement de ses frais, mais de lui donner la faculté de payer un plus grand revenu : le revenu territorial est un article qui n’entre pour rien dans vos principes.

« S’il est juste de le soutenir, il est juste aussi de songer au surplus de la Nation qui doit craindre de voir monter les grains à un prix trop haut. » (p.206)

On ne demande qu’à le faire monter au prix du marché général, et quand on voudrait aller plus loin, on ne le pourrait.

« Le but de l’exportation ne doit pas être d’enrichir le Cultivateur, mais seulement de lui procurer une certaine aisance. » (p.207)

Il semble que toute la récolte soit pour le cultivateur, mais s’il a droit sur une partie, il n’est que dépositaire de l’autre, quand il a prélevé ce qui lui appartient pour ses reprises, le surplus est la part du Souverain et du propriétaire ; augmenter la valeur, c’est donc faciliter l’impôt, et accroître le revenu ; mais le revenu chez vous est un article oublié.

« Il doit donc être content du prix actuel qui le rembourse avec avantage de ses avances, et de ses salaires. » (pp.206-207)

Cela peut être. Mais à une grande Nation il faut un grand revenu ; et il ne se trouve qu’après le remboursement des avances et intérêts légitimes : il consiste dans tout l’excédent : donc plus il y aura d’excédent, plus il y aura de revenu. Je n’en sais pas davantage.

« Aussi vingt Cultivateurs Bas-Bretons interrogés là-dessus, m’ont assuré qu’ils étaient pleinement satisfaits. » (p.207)

J’ai peine à croire que vous les ayez consulté. Car franchement je ne vous crois pas plus Habitant de Quimper-Corentin que moi ; si vous y demeuriez, vous n’attendriez pas le témoignage des Négociants de Nantes et de Bordeaux pour être certain que notre fret est plus cher que le fret étranger. (p.205)

« Mais si le Cultivateur n’a plus rien à désirer à cet égard, il ne s’agit plus que de l’intérêt des Propriétaires. »

L’intérêt du Propriétaire joint à celui du Cultivateur est celui de tout le surplus de la Nation, qui ne peut avoir part au revenu que par le canal du Propriétaire qui en est le distributeur. Tout ainsi que les Rentiers de Paris touchent leurs rentes par le canal des Payeurs, aussi ne trouvent-ils pas mauvais que ces Payeurs aient en caisse de gros fonds. Ceux-ci distribuent l’argent par forme de paiement aux Rentiers, et le Propriétaire distribue le sien par forme de salaires à tout le Peuple pour le prix de son travail.

« Et le peuple ne doit pas être la victime de leur trop grande avidité : si on les laissait faire, ils voudraient changer les grains de blé en autant de grains d’or. »

En considérant l’intérêt seul du Propriétaire, abstraction faite de celui de la Nation, avec lequel il est lié inséparablement ; du moins si le Propriétaire désire le prix avantageux, il ne sollicite point, non plus que le Cultivateur, de privilège exclusif pour la vente de ses denrées ; il ne demande point qu’on ferme les Ports au blé étranger : au lieu que le Voiturier national, dont certes l’intérêt ne peut être regardé d’une manière plus favorable que celui du Propriétaire et du Cultivateur, cherche à s’approprier tous les bénéfices de la voiture, soit par l’exclusion, soit par des impôts mis sur la voiture étrangère. 

« Et que deviendrait le Peuple ; il ne se plaint pas encore, mais la moindre augmentation de prix l’écraserait ; le travail cesserait dans nos Manufactures, etc. » (p.207)

Vous croyez déjà voir la famine avec toutes ses suites funestes : j’en crois pouvoir conclure que vous n’avez pas encore conçu quel peut être l’effet de l’exportation, et que vous n’avez pas joint votre suffrage à celui de toute la Nation qui a applaudi à la sagesse d’une opération si nécessaire ; car vous craignez qu’elle ne puisse nous affamer : et tous ceux qui ont sollicité et désiré la concession de cette liberté, étaient bien convaincus qu’elle ne pouvait jamais produire cet effet.

Vous craignez donc, Monsieur, que le pain ne devienne tant soit peu plus cher qu’il n’est : c’est ce que cessaient de nous opposer les Adversaires de l’exportation. Mais que deviendra le pauvre peuple, nous ont-ils dit cent fois ? On leur a répondu de toutes les façons. Que la peur et les préjugés sont difficiles à vaincre ! Cette crainte est bien louable assurément ; mais elle est bien mal fondée. Et d’où ce pauvre peuple tire-t-il sa subsistance ? De son travail ? Et qui est-ce qui lui paye son travail ? Le Propriétaire par la dépense du revenu. Et celui-ci, d’où tire-t-il son revenu ? De la vente des denrées. Donc, plus les denrées auront de valeur, plus il y aura de revenu, et par conséquent de salaire pour le pauvre peuple, de travail pour les Manufactures, et d’occupation en tout genre. Faites tomber le pain de deux liards la livre, vous verrez de quoi vivra le pauvre peuple, et quelle ressource vous trouverez dans toutes les richesses d’industrie et de main d’œuvres. Stériles par elles-mêmes et inactives, il faut qu’elles reçoivent le mouvement, et elles ne le reçoivent que par la dépense du revenu qui les met en action. Telle est la roue d’un moulin qui ne tourne que par l’impulsion continuelle de l’eau, et qui tourne vite, lentement, ou qui ne tourne point du tout, selon l’abondance et la rapidité plus ou moins grande de la rivière. Je demande excuse au Lecteur de revenir sur des vérités si simples, et tant de fois rebattues. Voyez tous les ouvrages écrits sur cette matière, et entre autres le Mémoire de M. Dupont, Chap.7.

« L’exclusion est donc nécessaire pour mettre des bornes à une sortie trop abondante, et capable d’effruiter ce Royaume : elle est même favorable à l’exportation, bien loin d’y être contraire. Car si la concurrence facilitait une exportation trop forte, le prix tomberait chez l’Etranger, et augmenterait chez nous. Dès lors les achats et les ventes cesseraient tout à coup : les Etrangers auraient seuls le bénéfice d’approvisionner les Nations qui ont besoin. »

Il est décidé, Monsieur, que nous ne nous accorderons sur aucun article. Si jamais j’ai cru être sûr d’un raisonnement, c’est de celui-ci : l’exclusion enchérit la voiture, elle borne les ventes, elle diminue le nombre des Voituriers ; donc elle ne peut que restreindre la sortie. Point du tout ; par cela même vous la croyez favorable à l’exportation ; non que vous ne sentiez que l’effet naturel de la concurrence est de faciliter la sortie, mais vous craignez qu’en la rendant trop abondante, elle ne l’épuise. J’avoue que je n’avais pas prévu ce raisonnement ; mais je crois pouvoir y répondre aisément : la concurrence ne peut ni directement ni indirectement donner aux Etrangers un avantage sur nous, elle doit au contraire nous tenir constamment un niveau des Nations commerçantes. Elles porteront de leur côté en Espagne ou en Italie, et nous du nôtre ; car il ne faut pas en notre qualité de derniers venus prétendre tout faire. Mais nous fournirons davantage quand nous aurons plus de Voituriers prêts à nous servir. Lorsque le blé diminuera dans le Midi, nous cesserons d’envoyer, et les autres aussi, parce que ce que nous ne pourrons plus faire, ils ne le pourront plus aussi, attendu que les frais ne seront pas plus considérables pour nous que nous eux : si nous sommes descendus au niveau avant eux, parce que, dans tel moment particulier, le blé sera un peu plus cher chez nous, nous cesseront d’envoyer, et ils continueront : la même chose leur arrivera dans une autre occasion par une vicissitude naturelle. Au contraire l’exclusion tend à leur donner sur nous un avantage non momentané, accidentel, et fondé sur une différence de prix locale et passagère ; mais permanent, habituel, et fondé sur notre persistance à tenir notre voiture plus chère que la leur ; cherté qui, dès que le prix baisse à Lisbonne, ou hausse chez nous, diminue notre faculté d’exporter de toute la différence qui se trouve entre notre fret et le leur. Si les 20 tonneaux valent à Nantes 3000 liv. ainsi qu’à Amsterdam, et à Lisbonne 4000 liv., les Hollandais auront 300 liv. de marge pour exporter, s’ils ne font que 700 liv. de frais : si le transport nous coûte 1000 liv. nous ne le pouvons plus. Donc la faculté d’exporter a plus d’étendue pour eux que pour nous ; ce qui prouve la vérité de ce principe, que le moyen d’étendre le commerce est d’en diminuer les frais.

Il est encore une observation importante, c’est que lorsque la valeur du blé chez nous ne nous permet plus d’exporter, nous ne devons pas le regretter, parce que tout le but de l’exportation est d’atteindre à cette valeur ; et lorsqu’on est arrivé au but, il n’est plus besoin de courir : au lieu que l’interdiction de la sortie causée par la cherté de la voiture, est vraiment une perte ; car elle ne dénote pas la valeur du blé dans nos ports, mais la cherté de notre fret, qui empêche nos blés de monter à la valeur qu’ils obtiendraient par une sortie plus abondante. 

Je crois avoir prouvé, de manière à n’y plus revenir, comment à cet égard l’exclusion nuit à la sortie ; mais elle y nuit encore par d’autres causes dont je parlerai par la suite : et en tout état de cause elle nuit à la valeur de la denrée ; car vous conviendrez qu’il faut défalquer tous les frais sur le prix de la revente. Vous n’avez point parlé de cet effet de l’exclusion, qui est assurément le plus fâcheux. Il était plus simple de nier ou de douter de la cherté de notre fret, que de répondre à l’objection de la perte que nous faisons sur le prix de la denrée.

« Peut-être même viendraient-ils nous vendre à nous-mêmes, et nous enlever en six mois le bénéfice de deux ans. » (p.206)

Si le prix du blé devenait assez cher chez nous pour engager les Etrangers à importer, il faut les admettre avec plaisir ; car cette cherté prouverait que nous sommes au-dessus du prix du marché général : or, il ne faut être ni au-dessus, ni au-dessous, et le moyen de nous réduire au niveau, est d’apporter chez nous. D’ailleurs il faut laisser les Etrangers apporter chez nous, comme nous sommes bien aises de porter ailleurs. C’est en quoi consiste la liberté de l’exportation. Quoi, Monsieur, vous craignez tant la cherté pour le pauvre peuple, devez-vous prévoir avec peine que les Etrangers importeront en France, si le prix de vos blés leur permet d’y venir. 

« Il faut bien prendre garde de ne pas arrêter le cours de nos ventes, en voulant vendre trop cher, en multipliant la facilité de sortir, qui pourrait occasionner une sortie trop forte : le surhaussement qui en résulterait, priverait subitement la Nation de son revenu territorial, et l’exposerait à ne plus vendre à l’Etranger, pour avoir voulu vendre trop cher. (p.214) Il faut songer qu’il y a plusieurs Nations agricoles qui sont nos Concurrentes dans ce commerce ; qu’ainsi, pour pouvoir vendre plus qu’eux, il faut donner à meilleur marché. » (p.213)

Est-il possible qu’après tant d’écrits qui ont paru sur l’exportation, on veuille encore ignorer ses effets. Et n’est-ce pas les ignorer, que de ne faire consister son avantage que dans le sommes qu’elle fait entrer dans le Royaume, de ne regarder cette opération que comme une branche de commerce de plus, et de n’appeler revenu territorial que le prix du blé qui sort, comme si avant qu’il sortit, nous n’avions point de revenu.

L’exportation a sans doute l’avantage d’être une des branches du com-merce la plus riche ; mais sa grande utilité n’est pas de faire entrer dans le Royaume 20 ou 30 millions, sur lesquels il y a peut-être 10 millions de produit net, puisque dans la vente qui se fait, soit à l’Étranger, soit au Régnicole, il faut déduire ce que la production a coûté à faire venir, avant de compter le produit net. Son effet le plus utile est de faire monter au prix commun de l’Europe non seulement le blé qui sort, mais par son moyen, celui qui se consomme dans l’intérieur. L’exportation n’est qu’un moyen pour parvenir à cette fin. Le blé qui sort est le thermomètre qui sert à régler le prix de celui qui reste. S’il se vend dans le Royaume trente millions de septiers, déduction faire des semences et de la nourriture des Cultivateurs de grains, et que l’exportation produise un écu par septier d’augmentation, c’est un gain de 90 millions tout en produit net pour la Nation. Ce n’est donc pas précisément pour vendre cinq cent mille tonneaux de plus, que la concurrence est si désirable ; mais c’est qu’en tenant le blé un peu plus haut dans nos Ports par la plus grande facilité de la sortie, et le meilleur marché du fret, ce surplus de valeur se répand sur tout le blé qui se consomme dans l’intérieur. Vingt sols de plus sur 30 millions de septiers font 30 millions de revenu de plus pour la Nation. Ainsi quand il serait possible dans un Etat de liberté, de tenir le blé au prix qu’on voudrait, ce serait l’opération du monde la plus fausse, de baisser le prix pour exporter davantage. C’est précisément le contraire du but qu’on se propose ; car on exporte principalement pour donner plus de valeur qu’on peut au blé de l’intérieur.

« Car il vaut mieux conserver la concurrence dans la vente et dans le prix, que de jouir de la concurrence dans la voiture. » (p.208)

Pour jouir pleinement de la concurrence dans le prix des denrées, il faut jouir de la concurrence dans la voiture, sans quoi, vu la cherté de notre fret, le prix intrinsèque de la denrée sera toujours plus bas pour nous que pour les étrangers.

« Aussi le Législateur a voulu prévenir cet inconvénient en arrêtant l’exportation lorsque le quintal serait porté à 12 liv. 10 s. fixation même qui paraît outrée (p.207) car si le quintal venait seulement à 9 liv., la cherté deviendrait un obstacle à la sortie même de Port en Port. » (207 note d)

Vous ne considérez dans l’exportation qu’une branche de Commerce extérieur, et en conséquence vous regardez le renchérissement du blé dans l’intérieur comme un inconvénient inévitable de l’exportation, parce qu’il met un obstacle à la vente ; vous voudriez allier ces deux contradictoires, exporter beaucoup sans que le blé augmentât chez nous. Et moi je regarde ce renchérissement intérieur comme l’effet le plus favorable de l’exportation, parce qu’il forme un accroissement de revenu pour une Nation. Vous voyez combien peu nous sommes d’accord.

« C’est pourquoi le Cultivateur doit sentir que si on le laisse concourir à tous les marchés de l’Europe, c’est à lui à ne pas en abuser, et à vendre moins, s’il veut vendre beaucoup et toujours. » (note d. p.207)

L’avis est très bon. Pour le suivre il faut que le Laboureur dans un marché dise à celui qui lui offrirait 7 liv. 10 s. le quintal, ce prix est trop cher ; je vous le donne à 7 liv., je crains en vendant 7 liv. 10 s. de nuire à la sortie des grains. Il faut pour cela qu’il s’instruise tous les ordinaires du prix du marché de l’Europe, pour se tenir toujours un peu au-dessous.

Eh ! Monsieur, cette balance que vous voulez mettre aux mains de tout le monde, il n’appartient à personne de la tenir, pas même aux Souverains. Suivons le cours naturel des choses, nous ne serions capables que de le bouleverser ; c’est une maladie dont il serait bien temps de nous guérir, que celle de vouloir tout régler, tout ordonner, et de tout soumettre à nos vues si faibles et si courtes. Laissons à la liberté du Commerce le soin d’approvisionner les Nations, de conduire le superflu où manque le nécessaire, d’enrichir les unes par la vente de leurs productions, de nourrir les autres alternativement, de hausser ou baisser le prix suivant le flux et reflux des circonstances, et de procurer l’avantage commun par l’observation du grand précepte de se secourir mutuellement, précepte que le souverain Maître a mis d’autant plus à leur portée, qu’il l’a lié inséparablement avec l’intérêt particulier de chacun. 

« Craignons donc la cherté si nous voulons continuer de vendre, modérons nos gains si nous voulons en perpétuer la source. » 

D’après ce raisonnement il semble que le Laboureur ne vende que pour exporter, et que son blé lui restera dès que l’exportation sera arrêtée. Vous ne comptez pour rien la vente que se fait dans l’intérieur, et qui se règle sur le prix des Ports, sauf la différence des éloignements : mais, Monsieur, le Laboureur vendra toujours au prix courant dans son canton ; et que lui importe de vendre pour régnicole ou pour l’étranger ? Tout argent n’est-il pas égal pour lui ? Vous voyez qu’il était bon de le rassurer, car vous l’aviez effrayé par la crainte de ne plus vendre.

« Mais dans le fait quelle nécessité y a-t-il d’appeler les étrangers pour nous aider à exporter. Notre Marine a suffi pour enlever notre dernière récolte. » (p.198)

Qu’appelez-vous, Monsieur, notre dernière récolte ? Mais tous les vaisseaux de l’Europe n’auraient peut-être pas suffi pour l’enlever ; et avec quoi aurions-nous donc vécu ? Vous voulez dire, sans doute, une partie suffisante de notre dernière récolte ; et cette partie, Monsieur, ne va guère qu’à un cinquantième. Si nous récoltons 50 millions de septiers, peut-être en aurons-nous exporté un million cette année, et peut-être au bas prix où étaient nos grains en aurions-nous exporté deux avec la concurrence.

« L’exclusion n’a pas eu l’effet qu’on lui suppose gratuitement de restreindre l’exportation. » (p.205)

Vous avez raison de nier cet effet de l’exclusion, puisque vous la regardez même comme favorable à la sortie. C’est au public à juger qui de nous deux a le mieux soutenu sa thèse.

« Il sortit de France tout le blé qui pouvait sortir, et cette exportation a été immense, quoique faite par nos seuls vaisseaux. » (p.205)

C’est ce qu’il est question de savoir s’il est sorti tout ce qui pouvait sortir ; nous sommes ici appointés en faits contraires, ainsi que sur l’immensité de notre exportation. Mais je n’ai pas besoin de calcul pour savoir qu’il sort moins d’eau par une ouverture de six pouces de large, que par une ouverture d’un pied. Vous me direz peut-être que si la quantité d’eau qui soit sortir est déterminée, il faudra plus de temps, mais que tout sortira. Cela est vrai ; mais la quantité de grains qui doit sortir n’est pas déterminée. Il y a plus, c’est que ce qui ne sort pas dans le moment où le besoin s’annonce, ne sort plus ensuite ; car dans les opérations du Commerce tout dépend du moment.

« Nous avons peut-être payé la voiture un peu plus cher encore ; est-ce une question si les étrangers donnent le fret à meilleur marché que nous ? » (p.205)

Des faits publics et constants ne sont guères de nature à se nier ; or, il est constant que notre fret était habituellement plus cher à peu près d’un quart que celui des Hollandais, et que l’exportation a depuis rendu la différence plus considérable, de manière que le fret de Nantes à Bordeaux a augmenté de 7 à 8 liv. par tonneau, et celui de Marseille de 20 à 25. Vous savez que le prix de la voiture est sujet à varier, mais le fait était certain quand je l’ai inséré dans ma première Lettre, et cette cherté était causée par la rareté des vaisseaux, et non par les ventes, comme vous le prétendez (p.189) ; la preuve en est, qu’aux mois de Mai et Juin 1764 on payait 20 à 22 livres le fret de Nantes à Bordeaux.

« Mais quand on le supposerait, une légère diminution sur le fret n’est point une raison suffisante pour leur donner la préférence sur nos Compatriotes. » (Ibid.)

Vous pensez que la concurrence apporterait une légère diminution sur le fret, je crois qu’elle serait très considérable, car elle ferait tomber le fret de Nantes à Bordeaux de 18 ou 20 à 10 ou 12 liv. et le reste à proportion.

Il ne faut pas changer l’état de la question, il ne s’agit pas de préférence, mais de concurrence. Vous en convenez ensuite. C’est cependant sur la préférence (dont je suis infiniment éloigné en toutes choses) que vous hasardez ensuite une assertion de 20 à 30 millions de pertes pour la Nation, sans nous dire sur quoi vous établissez ce calcul.

« Cette distinction ne procurerait qu’un petit bénéfice au Marchand de blé, et elle priverait la Nation de 20 ou 30 millions qui circuleraient chez elle. » (Ibid.)

S’il ne s’agissait que de procurer un plus gros bénéfice au Marchand de blé, je vous professe que la concurrence ou l’exclusion me serait bien indifférente. Mais il s’agit de l’intérêt de la Nation qui, si la voiture diminue de 9 liv. sur chaque tonneau, l’un dans l’autre, gagnera 9 liv. sur la valeur de chaque tonneau, parce que ce qu’on épargne sur la voiture tourne au profit de la valeur et augmente le prix de la première vente ; et la Nation gagnera cet excèdent non seulement sur la valeur du blé exporté, mais sur celle de tout le blé qui se consomme dans l’intérieur, lequel se met de niveau avec le prix des Ports (sauf la différence de prix causée par l’éloignement). Or, calculez combien vaudrait de revenu à la Nation un accroissement de 9 liv. sur le prix de chaque tonneau qui se consomme dans le Royaume ou qui s’exporte. Cet argument sera admis par tous ceux qui sentent que toute augmentation de valeur est un accroissement de revenu, et qui voient l’importance du revenu : mais il ne vaudra rien pour vous, Monsieur, qui comptez pour peu de chose le revenu territorial, et qui croyez (p.214) que l’industrie vaut trois fois plus de revenu au Roi et à ses sujets.

« Si l’exclusion n’est point nuisible à la sortie, si la cherté de notre fret au-dessus du fret étranger est supposée, ou de nulle considération, il n’y a donc aucun inconvénient à la maintenir, et il s’y trouve de grands avantages outre celui de perpétuer la sortie en modérant le prix du blé. »

Ce n’est pas toujours une bonne manière de se défendre de ne rien passer à son adversaire, et de nier ce qu’on devrait avouer : vous auriez du, Monsieur, convenir que l’exclusion est un obstacle à la sortie, et cause une perte sur la valeur ; et ensuite balancer ces inconvénients avec les avantages prépondérants que vous croyez trouver dans l’exclusion.

« Et d’abord elle favorisera notre Marine, et son accroissement est de la plus grande importance pour nous. » (Passim.)

L’avantage de la Marine, et l’accroissement que l’exclusion paraît pouvoir lui procurer, était le meilleur moyen que vous puissiez employer, et votre réponse réduire à ce seul point en eût été plus forte. Mais l’intérêt de la Marine doit-il ici être regardé comme une objection contre la concurrence, ou comme un moyen de décider en faveur de l’exclusion : nous n’aurions dû être partagés que sur ce point, et nous ne devrions plus l’être, lorsque j’aurai discuté la valeur de cette objection.

Vous avez fait valoir avec beaucoup de force et d’étendue l’importance de la Marine, et la nécessité de travailler à l’accroître. Croyez-vous, Monsieur, que j’aille nier ce principe ? non, sans doute. Je n’ai besoin, pour faire tomber la conséquence que vous en tirez en faveur de l’exclusion, que de découvrir ce qu’il y a de faux et d’insidieux dans l’usage que vous en faite, ou plutôt qu’on en fait ; car c’est là le grand argument en faveur de l’exclusion. Une infinité de gens le répètent par acclamation, sans l’avoir approfondi.

Et d’abord, quand il serait vrai que l’exclusion fut aussi favorable à notre Marine que vous le pensez, ma réponse serait bien facile : je vous dirais que la Marine est un objet de dépense considérable pour la Nation ; qu’elle sera d’autant plus en état d’y pourvoir, qu’elle trouvera plus de ressources dans l’accroissement de son revenu ; qu’il ne faut pas chercher à faire prospérer la Marine par un moyen dont l’effet sensible est de faire perdre aux denrées une partie de leur valeur, parce que c’est cette valeur qui constitue le revenu, et que tout va bien quand le revenu est abondant. Ceux qui sentent que la quotité du revenu territorial est la seule mesure des forces et de la puissance d’une Nation, conviendront facilement qu’il ne faut pas retrancher une partie de la subsistance à un homme épuisé, et dont on veut exiger de nouveaux efforts. Mais, Monsieur, vous avez eu le talent de vous rendre invulnérable de ce côté-là, en faisant profession de méconnaître la source du revenu, et d’en ignorer l’importance. Je passe à un argument qui suppose moins de connaissances préliminaires, et qui peut-être pourra trouver plus de prise sur vous : en tout cas, je pourrais avoir plus d’un Lecteur.

L’exclusion est, dit-on, très favorable à notre marine. De grâce, entendons-nous : Est-ce à notre Marine marchande, est-ce à notre Marine militaire ? Si c’est à notre Marine marchande, je crois en effet qu’elle s’accommode très bien de l’exclusion ; elle ne demanderait pas mieux que de l’étendre à toutes les branches du Commerce ; et c’est par modération qu’elle s’est contentée de solliciter un impôt sur la Navigation étrangère dans l’Océan, le tout pour le plus grand bien de la Nation, à qui elle a trouvé le moyen de faire envisager l’intérêt de ses Voituriers comme le sien propre.

Je ne vois encore rien ici qui tende directement au rétablissement de la Marine Royale ; je n’aperçois autre chose qu’un véritable monopole exercé sur la Nation, de son consentement, par le Voiturier Régnicole, qui a réussi à faire prévaloir son avantage personne sur celui de l’Etat, dont l’intérêt sera toujours d’assurer la liberté des achats et des ventes, et d’admettre la concurrence la plus étendue dans le commerce comme dans la voiture. 

À cet égard le plus grand service que les Citoyens instruits puissent rendre à la Nation, est de dissiper les prestiges d’une illusion qui lui est si préjudiciable, et de lui apprendre à distinguer enfin ses intérêts de ceux de ses Voituriers et de ses Négociants, à les regarder comme étant souvent contradictoires, et à se tenir toujours en garde contre leurs demandes. Il est inconcevable comment tant de Nations éclairées ont pu jusqu’ici se laisser prendre à un piège si grossier : car presque toutes ont fait la même faute ; elles ont cru voir dans la fortune de leurs Négociants un accroissement de richesses pour elles, et les ont favorisées aux dépens de leurs intérêts les plus sensibles. C’est ainsi que, dans un genre bien différent à tous les égards, on a voulu persuader à la Nation, dans des temps d’obscurcissement, que le moyen de civiliser une Province, de l’enrichir, de réveiller son industrie, d’étendre ses relations et son commerce, était de la travailler en Finance [Voyez l’Ouvrage intitulé le Financier Citoyen]. 

Mais les Voituriers Régnicoles ont trouvé un moyen plus spécieux de lier leur intérêt avec celui de la Nation ; ça été de mettre en jeu l’intérêt de la Marine militaire, et de faire croire qu’on ne pouvait en procurer l’accroissement, qu’en favorisant par tous les moyens possibles celui de la Marine marchande. Cet artifice est d’autant meilleur et plus capable d’en imposer, qu’il nous présente l’appas le plus flatteur ; car tout le monde s’accorde pour désirer le rétablissement de la Marine Royale. 

Il faut donc enlever cette ressource aux Partisans du monopole ; il faut nier formellement qu’il y ait une telle connexité entre la Marine royale et la Marine marchande, que la première ait besoin en aucune sorte du secours de l’autre.

À quel titre en effet la Marine marchande prétend-t-elle donc s’identifier avec la Marine militaire ? Qu’ont-elles de commun quant à leur emploi, à leurs fonctions, à leurs intérêts ? L’une est le patrimoine des Particuliers, l’autre appartient au Souverain ; l’une sert à voiturer nos denrées, l’autre à défendre l’Etat ; l’une est un instrument du Commerce, l’autre est une partie des forces militaires de la Nation. Elles n’ont entre elles d’autre relation nécessaire que le rapport de protection et de sauvegarde que doit la Marine royale à la Marine marchande. C’est le rapport qu’a la Maréchaussée avec les Voyageurs relativement à la sûreté des chemins, ou qu’a pendant la guerre un détachement avec le convoi qu’il escorte. 

Je ne prétends pas assurément déprimer la Marine marchande ; je connais toute l’importance de ses services : car personne ne sent mieux les avantages du commerce que ceux qui sont pénétrés des principes économiques. Mais il est bon de la considérer dans le genre d’utilité qui lui est propre, parce qu’en toute chose il faut tendre au vrai. Or la Marine marchande est au service de la Nation au même titre que les Voituriers de terre [et cette même idée n’est pas encore exacte] elle est en même temps au service de toutes les Nations ; car un Vaisseau Marchand, soit qu’il exporte, soit qu’il importe, sert en même temps deux Nations. Considérée en elle-même, c’est une classe dépendante, subordonnée, salariée, qui ne doit pas faire la loi à la partie libre, lui imposer un joug onéreux, et lui faire acheter ses services par les inconvénients du monopole : elle nous sert, mais elle nous servira encore mieux, et à meilleur compte pour nous, quand elle sera contenue par la concurrence. Elle ne cherche à écarter les Etrangers que pour être arbitre du prix, comme si les Etrangers n’étaient pas dans le cas de nous rendre les mêmes services, comme s’il n’était pas dans notre intérêt de les admettre pour modérer le fret, et avoir un plus grand nombre de Voituriers à notre disposition. C’est précisément comme si la Marine royale trouvait mauvais que le Roi prit à sa solde 50 Vaisseaux de Guerre que lui fourniraient les Alliés. Mais l’Etat doit procurer l’étendue et la facilité de son commerce, comme il doit pourvoir à sa défense et à sa sûreté : c’est là son grand et unique intérêt, et il doit y tendre en réprimant tous les petits intérêts particuliers qui voudraient prédominer et étouffer le sien.

Que la Marine marchande, renfermée dans son emploi, ne porte pas ses prétentions plus loin ; qu’elle cesse de se faire valoir autrement que par ses services, qui se bornent à la voiture ; qu’elle n’entreprenne pas de nous persuader qu’elle est nécessaire à la Marine militaire, et qu’elle en est le soutien. Si elle le croit, elle s’abuse, et il est aisé de se persuader ce qui nous est avantageux : si elle ne le croit pas, elle cherche à nous séduire, pour extorquer des privilèges à notre préjudice. Mais de bonne foi, par où la quantité plus ou moins grande des Vaisseaux Marchands pourraient-elle influer sur le nombre de nos Vaisseaux de Guerre ? La Marine marchande ne peut-elle pas doubler sans que nos forces maritimes augmentent d’une seule Frégate ? Ce n’est donc que par le nombre des Marchands qu’elle forme, qu’elle pourrait se flatter d’être utile à la Marine royale. Ce qui favorise cette prétention illusoire du fond, c’est que, dans le fait, la Marine royale a souvent pris des Matelots sur les Vaisseaux marchands. Mais de ce qu’on l’a fait, s’ensuit-il que le Roi ne puisse avoir des Matelots autant qu’il en a besoin, que par l’entremise de la Marine marchande ? La Marine royale n’a-t-elle donc pas déjà un fond de Matelots formés, et suffisant pour en former d’autres successivement ? L’Etat, en payant de bons salaires, manquera-t-il jamais de Sujets pour se servir dans tous les genres ? Manquera-t-il de Matelots expérimentés, en exerçant en temps de paix nos Escadres, afin de tenir en haleine les Officiers et les Matelots ? Et s’il se propose de construire tous les ans un certain nombre de Vaisseaux, ne lui est-il pas facile d’avoir toujours un nombre suffisant de Matelots surnuméraires et tout formés.

Il est même de l’intérêt de la Marine marchande, que ses Matelots lui soient conservés, et qu’ils soient distingués de ceux du Roi ; car si on lui enlève les siens pour recruter la Marine militaire, le commerce en souffrira ; et n’avons-nous pas vu souvent ses opérations arrêtées par l’enlèvement de ses Matelots ? Aussi les Anglais, qui ont une Marine militaire si nombreuse, et peut-être même disproportionnée à leurs forces réelles, ont grand soin de ne point recruter leurs Vaisseaux de Guerre aux dépens de leur Marine marchande. Ils sentent tellement l’inconvénient de déranger leur commerce, qu’ils préfèrent celui de porter atteinte à la liberté des Sujets. Dans la dernière Guerre les remplacements de Matelots se sont faits en enlevant de force des gens du Peuple, Ouvriers et autres, qui jamais n’avaient vu la mer, et qui cependant entremêlés avec d’ancien Matelots, ont fait leur apprentissage sans l’entremise de la navigation marchande. Ces moyens violents, et auxquels nous ne serions jamais réduits, font bien voir que les Anglais ne regardent pas la Marine marchande comme nécessaire pour fournir des Matelots aux Vaisseaux de Guerre. Cet exemple, s’il en était besoin sur un point si évident en soi, prouve que partout on peut également se passer du secours de la Marine marchande, et que nulle part on ne peut y avoir recours sans déranger le commerce. Il prouve que partout où on a un fond tout formé de Marine militaire, il est facile de l’accroître autant que les revenus publics le permettent, condition sans laquelle on ne peut rien faire en aucun genre, et avec laquelle on peut établir en peu de temps une Marine puissante, sans que la Navigation marchande y contribue. Or la quotité des revenus publics dépend de la quotité du produit net de la vente des denrées, c’est-à-dire de leur valeur ; car s’ils excèdent la proportion qu’ils doivent avoir avec le produit net, ils le détruisent en arrêtant la distribution des dépenses, la consommation qui doit se faire par le peuple, et par conséquent la reproduction.

Je crois être en droit de conclure de ces réflexions, qu’il n’est ici question que de l’intérêt du Voiturier national ; que celui de la Marine royale est tout à fait indépendant de l’état de notre Marine marchande ; que la connexité qu’on veut établir entre elles n’est qu’un prétexte mis en avant pour colorer l’exclusion d’un motif de bien public, pour obtenir le droit d’exercer un monopole préjudiciable à la Nation, et surprendre des privilèges exclusifs, ou des impôts sur la navigation étrangère.

Vous voyez, Monsieur, que cette réponse est plus forte que celle que j’avais donnée dans ma première lettre à l’objection tirée de l’intérêt de la Marine. Telle est l’effet de la contradiction ; elle aiguise l’esprit, et suggère de nouveaux moyens.

« L’exportation, en ouvrant au Commerce une nouvelle carrière de la plus grande étendue, nous forcera de construire, et pourra doubler notre Marine. »

Il n’est donc plus question que de notre Marine marchande. Or, ne peut-on l’augmenter que par une voie aussi préjudiciable que l’exclusion ? Nous ne devons la considérer que comme un instrument du Commerce, et un moyen nécessaire pour l’exercer ; et à cet égard la Marine étrangère nous offre le même avantage. Pourquoi faut-il que ce qui ne doit être envisagé que comme un moyen, préjudicie à la fin pour laquelle il est employé ? Pourquoi faut-il que le Voiturier par son monopole nuise au Commerce en lui-même ? Pourquoi faut-il que, pour flatter son ambition, nous soyons privés du service des Etrangers, dont la concurrence nous serait si utile à tous égards ? Bien loin de favoriser la Marine par un expédient si nuisible, cherchons plutôt à l’étendre par un ordre de moyens, qui non seulement ne portent point atteinte au revenu, mais qui soient propres à l’accroître. Que l’intérêt particulier reste toujours subordonné à l’intérêt général. Ce n’est qu’à sa suite qu’il pourra trouver un accroissement solide et utile à tout : c’est par l’observation de l’ordre naturel que l’un et l’autre doit prospérer. 

S’il m’était permis d’indiquer la route, je proposerais de multiplier la Marine par la multiplication du Commerce, par la suppression des formalités et des impôts qui le gênent de toute part. Je proposerais par exemple d’ôter toute distinction entre les Provinces étrangères et le surplus du Royaume, non en repoussant le Tarif et les Bureaux aux extrémités, mais en établissant l’immunité de toute part. Je proposerais de supprimer toute espèce de droits à la sortie, et en particulier d’encourager l’exportation de nos Vins et Eaux-de-vie ; cette branche de Commerce favorisée deviendrait plus riche pour nous que celle du blé, car nous en avons en quelque sorte reçu le privilège exclusif des mains de la nature. Les Anglais ont favorisé d’une gratification la sortie de leurs grains, il peut y avoir de l’inconvénient à le faire, parce que c’est repousser indirectement les blés étrangers ; mais pour le vin qui n’est pas une denrée de première nécessité, rien n’empêcherait, ce semble, d’accorder une pistole de gratification par chaque tonneau exporté. Croyez-vous, Monsieur, que cette opération qui jointe à l’immunité du débit intérieur, quadruplerait nos revenus en cette partie, ne fût pas le plus grand encouragement possible pour notre Marine ? Croyez-vous que la somme qu’on pourrait y employer ne fût pas la dépense la plus utile et la plus fructueuse qu’on puisse imaginer ? Croyez-vous que le Roi ne trouvât pas dans la bourse de ses sujets enrichis un accroissement d’impôt territorial, bien capable de le dédommager des sommes qu’il aurait bien voulu consentir à perdre d’un autre côté. Vous voyez, Monsieur, qu’on peut facilement multiplier notre Marine sans employer l’exclusion.

« Si ceux qui font le Commerce de Grains se plaignent de ce que la voiture est trop chère, ils n’ont qu’à se réunir, former des sociétés assez riches pour avoir des vaisseaux en propre, et faire la double avance des frais de construction de navires, et du prix des denrées qu’elles voudront porter à l’étranger. » (p.190)

C’est une proposition impossible à réaliser que celle de réunir en société les Marchands de blé de chaque Province. Ce Commerce se fait par une infinité de particuliers, qui sans se voir ni se concerter envoient aux débouchés des Ports de Mer 50 septiers, 10 septiers, plus ou moins ; très peu sont passés directement à l’étranger, ils se contentent ordinairement de faire vendre au prix courant dans les Ports. Quand il serait possible de les réunir, il serait dangereux de le faire ; il est bon que leurs achats se fassent insensiblement et sans causer de sensation, au lieu qu’une société assez riche pour avoir des vaisseaux à elle, aurait trop d’éclat. D’ailleurs, il faut que chacun se mêle de son métier ; les uns achètent, les autres voiturent ; on peut réunir ces deux états dans les Ports de Mer, mais non ailleurs. Ce projet n’est pas plus praticable que la proposition que vous faites à tous les joueurs de mettre en bourse tous les soirs pour les besoins de la Marine l’argent qu’ils auraient employé au jeu (p.190), sans considérer qu’un homme qui risque un louis au jeu n’a point envie d’être Armateur, et de s’intéresser pour un louis ni dix louis dans la construction d’un vaisseau, et qu’en outre le jeu consiste en perte et gain alternativement, de manière que tout l’argent employé au jeu dans une Ville, n’en sort pas, et ne fait que passer d’une poche dans l’autre, sortir aujourd’hui d’une bourse, et y rentrer demain. 

« Que chaque Province agricole ait à elle autant de bâtiments qu’il lui en faut pour ses envois, elles seraient maîtresses du prix du fret, et si on le trouvait trop cher, on pourrait prendre la précaution de faire régler les frais de voiture par MM. les Intendants des Provinces. » (p.200)

Faire taxer le prix du fret par Messieurs les Intendants ; avez-vous senti Monsieur, quelle atteinte ce serait donner à la liberté du Commerce, et quelles entraves vous présentez à la marine. Tout doit se marchander ici bas ; il n’y a point de prix déterminé, toutes ces valeurs sont relatives aux circonstances du moment. Que nous avons de peine à nous défaire des idées d’autorité, de taxation, de règlements dans des choses où il ne faut rien de tout cela ! L’influence de l’autorité est dangereuse, partout où elle est inutile ; bientôt dans la crainte que le pain ne renchérisse ou par une suite de votre principe sur l’avantage de vendre moins cher pour exporter toujours, il se trouvera peut-être quelqu’un qui proposera de faire taxer le blé dans les Ports de Mer, et dans les grands Marchés du Royaume.

Eh laissez nous faire, disait avec un grand sens un Négociant consulté par M. Colbert, sur les moyens de faire fleurir le commerce.

Il en est de même de l’industrie qu’on a cru dans des temps faire prospérer en l’érigeant de toute part en privilèges exclusifs par l’établissement des Communautés, en l’accablant de règlements sans nombre, de Visiteurs, d’Inspecteurs, etc. (sur la seule bonneterie, nous avons quatre ou cinq volumes in-4°. de règlements) ; ce qu’il y a d’heureux, c’est que la plupart de ces règlements restent sans exécution, et que les Visiteurs et Inspecteurs se relâchent sur leurs fonctions, et se contentent de la rétribution. Sans cela, il y aurait longtemps qu’il n’y aurait plus d’industrie en France ; à force de la chérir, nous avons fait tout ce qu’il fallait pour l’étouffer. Comme on s’est beaucoup moins intéressé à l’Agriculture, on l’a laissé aller à peu près toute seule, sans jurés, sans apprentissage, sans chef-d’œuvre, sans règlements. Cependant c’est ce même esprit qui a engagé dans des temps peu reculés à décider de la quantité des vignes et de leur emplacement, et qui a ordonné d’arracher celles plantées au-delà des limites, et ce afin d’avoir plus de terrain à mettre en grains, dans un temps où tous les débouchés étaient bien exactement fermés, et dans un Royaume dont plus d’un tiers était en friche.

« Outre l’augmentation de la marine que l’exclusion doit naturellement procurer ; quel avantage de conserver en entier à la Nation une branche de salaire aussi considérable que celle qui résulte de la voiture de nos grains. » (passim).

Le gain de tous les salaires de la voiture est la seconde objection à faire contre la concurrence. Je l’avais prévue dans ma première lettre, ainsi que celle de la marine, et je n’en vois pas d’autre.

Croyez-vous, Monsieur, que les salaires qui résultent de la voiture de nos grains soient un objet si considérable en sommes ? Si nous exportons 100 000 tonneaux, qui font 850 000 à 900 000 septiers à 36 liv. le fret par tonneau l’un dans l’autre, ce n’est que trois millions six cent mille livres. Voyons ce que nous pourrions perdre de salaire en admettant les étrangers : la concurrence peut aisément faire baisser notre fret d’un quart ; puisque, depuis l’exportation, la différence du fret étranger au nôtre est de plus du quart. La somme n’est plus que de 2 700 000 liv. dont nos gagnerons bien la moitié. C’est donc 1 350 000 liv. que nous laisserons passer à l’étranger. Si comme cela doit arriver par les raisons que j’ai apportées ailleurs, la concurrence augmente notre exportation, nous pourrons laisser passer une somme plus forte à l’étranger ; mais nous partagerons cet accroissement, et nous ne devons pas regretter le surplus, ni le compter ici, puisque sans la concurrence ce surplus de voiture n’aurait pas eu lieu. Il ne faut donc compter que 1 350 000 liv. que nous manquons de gagner, et balancer cette perte avec le bénéfice qui résulte de la concurrence.

Or, 1°. par le principe que ce qu’on épargne sur les frais est le premier gagné ; nous aurons 9 liv. de plus de reste par tonneau, vendu à l’étranger, sur 100 000 tonneaux c’est 900 000 liv.

2°. Si la concurrence augmente seulement d’un tiers en sus notre exportation (et elle peut la doubler) nous vendrons à l’étranger 50 000 tonneaux de plus, qui, à 150 liv. pris dans nos ports, feront entrer dans le Royaume une somme de 7 500 000 liv. outre le montants des frais de transport qui sera payé par l’étranger ; et sur ces 50 000 tonneaux, nous gagnerons de même par la réduction des frais 9 liv. par tonneau, qui font 450 000 liv.

3° Mais le plus grand bénéfice se trouve dans l’augmentation de valeur sur tout le blé qui se consomme dans le Royaume. Au moyen de la réduction des frais et de la sortie plus abondante, il se vendra plus cher dans les ports. Or le prix intérieur se met au niveau de celui des ports qui sont les endroits des débouchés. Si déduction faite des semences et de la nourriture des cultivateurs de grains, il se vend dans le Royaume trente millions de septiers, et que la valeur augmente de vingt sols par septier, voilà un accroissement de trente millions tout entier au profit du produit net, au lieu que sur la quantité qu’on peut exporter, il n’y a guère que le tiers du prix reçu qui puisse être regardé comme produit net.

Ajoutez ces sommes, Monsieur, calculez, retranchez si vous le jugez à propos : mais convenez qu’il n’y a nulle proportion entre la portion de salaires que vous voulez conserver à la nation et le bénéfice dont vous la privez. La perte causée par la diminution du revenu porte directement sur les propriétaires et retombe ensuite sur la portion industrieuse de la nation ; car, Monsieur, voici encore un des grands principes de la science économique, la somme totale du revenu passe en entier à la classe productive et en entier à la classe stérile par l’effet de la circulation des dépenses, comme je le dirai par la suite. Ainsi trente millions soustraits au revenu, font perdre à la classe stérile trente millions dont elle aurait employé la moitié en achats de matières premières, et aurait gagné l’autre pour la rétribution. C’est ainsi que l’intérêt de la classe stérile est inséparablement attaché à celui des cultivateurs et des propriétaires, qui, seuls dans une nation agricole forment l’État proprement dit. En s’occupant de leur intérêt qui consiste dans la grande valeur des denrées et dans l’accroissement du revenu ; on procure par un enchaînement nécessaire celui des classes stipendiées et salariées, qui ne peut prospérer qu’à la suite de l’autre et dans le rang qui lui convient.

On opposera peut-être que le calcul de l’accroissement de revenu que je présente comme un effet de la concurrence, est trop fort, parce qu’on a de la peine à se persuader que le prix des ports règle précisément celui de l’intérieur ; de manière que toute augmentation ou diminution se communique dans les Provinces. C’est un effet constant de la liberté du commerce, d’établir partout un niveau égal, qui laisse subsister la différence de prix causée par l’éloignement. Cet effet est généralement vrai, quoiqu’il soit plus sensible en petit qu’en grand. Lorsque le blé augmente dans un marché principal, on le voit aussitôt augmenter dans l’arrondissement du canton où le marché dont il s’agit, peut influer. Or, les ports de mer étant les endroits des débouchés, et celui où se trouve le prix du marché général, tout y retentit de proche en proche. On s’en aperçoit d’abord dans les Villes qui sont à porter de vider dans les ports par les rivières. Ces Villes tiennent à une Province dont elles sont le débouché, et communiquent autour d’elles l’impulsion qu’elles ont ressentie. Cet effet sera plus sensible et plus rapide, lorsque le commerce, à qui il appartient de donner le branle à tous les marchés, sera plus étendu, et qu’il aura formé de toute part des relations et des correspondances. C’est ainsi que la commotion électrique se fait sentir partout où la communication est établie, et cesse lorsqu’elle est interrompue ; de même les Provinces qui sont réduites à leur approvisionnement, n’ayant point de relation avec les ports, n’en ressentent point encore l’influence : celles où, faute de canaux et de communications, le commerce ne pourra pénétrer, ne participeront point, ou très peu, au prix du marché général ; mais le principe n’en est pas moins certain en lui-même ; et s’il n’a pas actuellement une application générale, c’est par des obstacles particuliers, dont les uns sont de nature à se lever d’eux-mêmes, les autres le seront, lorsque le gouvernement aura établi des communications dans ces Provinces.

« Et quelle erreur n’est-ce pas de traiter ces salaires de dépense stérile, qu’on ne peut trop restreindre. »

Cette proposition vous a révolté, elle est cependant exacte, car il n’y a proprement de dépenses productives que celles qui se font pour tirer les productions de la terre. Néanmoins si on approfondit plus particulièrement les frais du commerce de denrées, on reconnaîtra qu’ils participent en même temps de la nature des dépenses productives, et de la nature des dépenses stériles. Ils sont dépenses productives, en ce que, comme celles-ci, ils sont des charges du revenu, et se font avant qu’on puisse les calculer. Ils absorbent une partie de la valeur au préjudice du revenu, mais en même temps à son profit, car ils se font pour lui procurer en accroissement par le moyen de la valeur, au lieu que les dépenses de l’industrie, qui sont purement stériles, se payent par le revenu existant, et sont une manière une manière de l’employer. Les frais du commerce sont dépenses stériles en ce que le commerce, ainsi que l’industrie, consomme et dépense sans reproduire ses frais, au lieu que l’agriculture fait renaître directement les siens, et en outre ceux du commerce, le revenu, et tout ce qui se dépense dans la société. Les dépenses du commerce sont donc stériles quant au physique de la reproduction, elles sont productives, quant à la valeur qu’elles procurent, laquelle coopère puissamment à la reproduction ; elles sont encore productives, en ce qu’elles se prennent sur le produit total, ainsi que les dépenses de culture. Mais on peut regarder comme doublement stériles, celles qui ne sont pas indispensables pour procurer la valeur ; l’excédent de ce qui est nécessaire, forme une perte directe et gratuite sur le revenu.

« Si les frais de culture absorbent le prix actuel des grains, travaillons plutôt à les réduire. » (p.213 note a)

Il est sans doute aussi intéressant d’épargner sur les dépenses productives, que sur les dépenses stériles ; l’une et l’autre épargne tourne au profit du revenu. Mais voici encore un paradoxe pour vous, et une vérité bien sensible pour ceux qui sont instruits des principes économiques, et que vous appelez des spéculateurs agricoles qui ont toujours grossi les objets dans le détail de leurs dépenses. (p.207)

Le seul moyen d’épargner sur les dépenses productives, est de les rendre dix fois et vingt fois plus fortes qu’elles ne le sont dans les trois quarts du Royaume, et peut-être dans la Bretagne en particulier. La grande culture exige de très fortes avances, mais elle donne un grand produit net, et rendrait cent pour cent si les charges indirectes ne tombaient pas au double et au triple sur le revenu. La petite culture exige très peu d’avances, mais ne donne presque point de produit net. Donc elle est plus coûteuse : c’est la quatrième de mes vingt-deux propositions.

« Mais n’envions pas à notre marine des salaires si justes et si utiles. »

Il ne faut envier à personne son salaire, mais il est bon d’épargner parce qu’on en a plus de reste. C’est ici l’intérêt du commerce comme celui de l’agriculture ; car le vrai moyen de faire fleurir le commerce est d’en diminuer les frais.

« Comme s’il n’y avait qu’une source de richesses et de revenus. »

Nous différons sur toutes ces conséquences, parce que nous différons sur les premiers principes. Vous admettez deux sources de revenu. Je n’en connais qu’une, la terre, secondée par le travail des hommes, soutenue des richesses d’exploitation, et arrosée par la pluie du Ciel qui se change en or sur nos champs cultivés.

« Comme si les richesses d’industrie et de main-d’œuvre n’étaient pas aussi précieuses à l’État que les richesses réelles. »

Les richesses d’industrie et de main-d’œuvre sont très nécessaires, très précieuses, mais elles ne sont nullement productives, parce qu’elles sont employées sur un fond stérile, n’y ayant de fonds productif que la terre ; elles ont été fournies et payes par le revenu territorial, sont entretenues par lui, elles ne peuvent s’accroître que par lui, et elles sont inutiles et inactives, dès qu’il cesse de les mettre en mouvement. Pourquoi à la fin d’une longue guerre se plaint-on de ce qu’on ne voit plus d’argent, et de ce que les salaires et le travail manquent de toute part ? c’est, 1°. Que chacun est obligé de se restreindre, parce que les impôts enlèvent une portion trop forte du revenu, laquelle ne peut être dépensée suivant le cours ordinaire. 2°. Qu’une très grande partie de l’impôt employée aux frais de la guerre, ainsi que l’argent des Officiers et des Soldats passe en Allemagne ou en Italie, cesse de circuler dans le Royaume, et de retourner à la terre qui l’a produit, et qui le reproduirait annuellement, et va féconder le territoire étranger par la consommation qui s’y porte ; en un mot la misère ne se fait sentir, que parce que la dépense du revenu territorial va se faire au loin, et se trouve déplacée et perdue pour nous. La Flandre n’est devenue si riche, que parce qu’elle a été presque toujours le théâtre de la guerre ; la Hollande ne s’est soutenue contre toutes les forces de l’Espagne, que parce qu’une guerre très longue y a porté tout le revenu de cette grande Monarchie, et celle-ci s’est trouvée épuisée, parce que tout l’or des mines ne peut réparer la perte du revenu territorial, et des richesses d’exploitation.

« Comme si les Hollandais qui n’ont que des richesses de ce genre, n’étaient pas plus riches que nous. » (p.199)

Vous ne pouviez, Monsieur, apporter un meilleur exemple que celui des Hollandais pour prouver qu’il y a deux sources de revenu ; mais cet exemple ne prouve rien.

Les Hollandais, ainsi que tous les Peuples du monde, vivent sur le revenu territorial, non sur le leur, car ils n’en ont presque point, mais sur celui de toutes les nations agricoles. N’allez pas triompher, et dire, qu’importe avec quoi ils vivent, ils sont riches, et c’est du fond même de leur industrie qu’ils tirent leur subsistance et leurs richesses. Ce fonds est donc productif par lui-même. Ne mettons point de confusion dans des choses arbitraires par elles-mêmes. Vous conviendrez d’abord que les Hollandais ne récoltant point assez pour vivre, sont obligés de se pourvoir ailleurs ; mais avec quoi achètent-ils les denrées qui leur manquent, et entretiennent-ils le fond de leurs richesses mobilières ? Avec leur argent direz-vous ; mais où ont-ils pris cet argent ? L’ont-ils tiré directement du fonds de leur industrie ? Non car ce fond est stérile par lui-même ; ils l’ont donc reçu des nations agricoles par forme de salaires ; ils l’ont gagné en achetant et revendant des denrées des autres pays. Tout cela est donc pris sur la production et payé par les richesses tirées de la terre. Que les richesses foncières manquent, il n’y a plus de matière pour le commerce, plus de voitures, plus de salaires ; que tout le monde les traite comme vous le désirez et les exclue, ils éprouveront bien tristement que le fond de leurs richesses est stérile ; mais ce serait un grand malheur, car en qualité d’hommes ils sont nos frères, et si celle d’étrangers peut l’effacer à nos yeux, en qualité de consommateurs, ils sont utiles aux nations agricoles. D’ailleurs en vivant à leur solde, ils leur rendent service, car ils font valoir leurs denrées et font les affaires de toute le monde en faisant les leurs ; rien de plus juste ; et c’est en se contentant de profits modiques, mais souvent répétés, qu’ils trouvent de l’occupation. Il ne faut pas à la vérité leur laisser tout faire, mais il est bon de se servir d’eux pour contenir et modérer nos propres voituriers.

Ne me reprochez donc plus mon attachement pour les Hollandais, je ne les aime pas en particulier plus que les Danois ou les Vénitiens ; mais je crois qu’ils sont utiles, et qu’il nous est avantageux de les admettre, ainsi que toutes les autres nations commerçantes. J’ai cité celle-là parce qu’elle est commerçante et voiturière de profession ; et que n’ayant que cette ressource pour subsister, elle fait tous ses efforts pour vendre ses services au meilleur marché possible. S’il se présentait à Orléans deux cent Rouliers Saxons qui prissent un quart de moins de voiture pour conduire nos vins à Paris, je serais d’avis de les admettre, parce que dépensant moins en frais de voitures, nous aurions plus de produit net.

« Ne sont-ce pas en effet les richesses de l’industrie, qui font vivre tout le peuple des Villes, qui procurent des salaires, qui favorisent la consommation et par conséquent la population. » (Passim)

Voilà bien des choses, ne confondons rien. Les richesses de l’industrie sont les instruments qui servent à ses travaux, vaisseaux, bateaux, charrettes, métiers, outils de toute espèce. L’agriculture a aussi ses instruments ; car l’homme réduit à ses bras ne peut rien faire en quelque genre que ce soit ; mais toutes ces richesses mobilières qui font partie des avances de la classe stérile, ainsi que de celles de la classe productive, sont fournies et entretenues par le revenu ; l’une et l’autre classe consacrent une partie de leurs profits à l’achat et à l’entretien des instruments qui leur sont nécessaires, mais avec cette différence que les outils de l’agriculture créent directement les frais de leur entretien, puisqu’ils créent tout ce qui se dépense dans la société ; au lieu que la classe stérile ne crée pas la valeur des siens ; car elle n’est nullement créatrice ; mais elle destine à cette dépense une partie des salaires qui lui sont payés, ou immédiatement ou médiatement par les propriétaires du revenu. Il ne faut donc pas dire que les richesses de l’industrie fassent vivre le peuple de leur propre fonds, mais seulement qu’elles servent à l’exécution d’un travail dont la rétribution le fait vivre.

Il ne faut pas dire non plus que ces richesses procurent des salaires : car les salaires ne sont pas fournis par elles, mais par la dépense qui se fait du revenu. Elles procurent des salaires en ce sens qu’un homme dépourvu d’outils ne peut trouver d’emploi ; mais s’il se présente à moi un homme muni d’une pioche et d’une bêche, et que je n’aie point de travail à lui donner, il ne tirera point de salaire de ses instruments.

Je ne prétends pas par là attaquer, et dégrader la partie industrieuse de la Nation ; je ne veux que la tenir à sa place : vous la mettez de pair avec la classe productive ; et elle ne doit marcher qu’à sa suite. Son état est subordonné et dépendant ; sa subsistance est précaire et amovible ; vous lui attribuez la prérogative de créer un revenu ; et elle n’a d’autre fonction que de servir à la dépense du revenu territorial. Elle n’est pas pour cela onéreuse, et à charge : au contraire c’est par cela même qu’elle est utile, non seulement parce que nous avons une infinité de besoins auxquels elle satisfait ; mais aussi parce qu’il faut de toute nécessité que le revenu soit dépensé tous les ans, pour être reproduit tous les ans. C’est encore là un des grands principes de ceux que vous appelez Spéculateurs agricoles. La classe stérile contribue à la reproduction du revenu, mais secondairement, et de reflet, par la consommation qu’elle fait des denrées ; et c’est la dépense du revenu, qui, par le moyen des salaires la met en état de faire cette consommation si nécessaire pour elle, et en même temps si utile à la perpétuité du revenu. Voilà, je crois, des idées nettes et exactes. 

Rien n’est donc si désirable que l’abondance des salaires dans une Nation, mais elle dépend de la quotité du revenu : l’augmenter par tous les moyens possibles (et la concurrence dans la voiture des grains en est un) c’est accroître les salaires en tout genre, la consommation, la reproduction, et par conséquent la population. Voilà la marche naturelle. Mais c’est renverser l’ordre que de prétendre multiplier les salaires autrement que par l’accroissement du revenu ; c’est chercher l’effet dans la cause ; c’est vouloir doubler le mouvement sans doubler la force. Que serait-ce donc d’entreprendre de multiplier les salaires aux dépens de la source qui les produit ? et c’est le propre de l’exclusion, puisqu’elle porte atteinte à la valeur des denrées, d’où dépend la quotité du produit net. Ce n’est pas que par ce moyen vous ne parveniez peut-être à augmenter les salaires dans un genre ; mais ce ne sera qu’au préjudice de la somme totale des salaires qui circulerait dans la Nation. Vous conserverez peut-être un million à la Marine, et vous priverez la classe industrieuse de la Nation de 30 ou 36 millions de salaires. Car, Monsieur, la somme entière du revenu d’une Nation se multiplie en quelque sorte, et se double. Le Cultivateur la fait renaître tous les ans, et la porte au Propriétaire qui en distribue la moitié à la classe productive, et la moitié à la classe stérile ; mais de manière que chaque moitié sans s’arrêter un instant passe et repasse de l’une à l’autre par le moyen des achats et des ventes nécessitées par les besoins réciproques. Par ce moyen chacune des deux classes reçoit la somme toute entière sans faire tort à l’autre, et cela par l’effet de toutes les dépenses particulières, lequel opère un renversement continuel qui fait mouvoir et vivifier toute la machine économique. (C’est la 21e et 22e de mes 22 propositions). Vous voyez, Monsieur, que je connais la source, la nature, et le prix des richesses de l’industrie ainsi que des salaires.

Mais nous sommes si éloignés de nous rapprocher, que nous différons même sur le sens des termes. 

J’ai parlé dans la 3e de mes 22 propositions des richesses d’exploitation et de leur importance. Non seulement vous appliquez ce que j’en ai dit aux richesses de l’industrie, mais vous donnez même à celles-ci le nom de richesses d’exploitation (p.191, 197). Au moyen de cette confusion dans les termes, vous vous flattez dès la première page de me mettre en contradiction avec moi-même. Il est difficile, Monsieur, d’y faire tomber un homme qui tient bien le fil de ses principes. Convenons du moins, s’il se peut, de la signification des termes, car chaque chose doit avoir son nom qui serve à la distinguer ; en matières économiques on entend par richesses d’exploitation le fonds des avances de l’Agriculture.

« Peut-on ignorer que les richesses de l’industrie produisent à l’État plus de 20 millions de revenu, puisqu’elles sont le fondement de la Capitation, et de quelque autre taxe personnelle (p.192) ? peut-on ignorer que c’est la partie du peuple occupée aux travaux de l’industrie qui fait valoir la consommation, et par conséquent qui paie la majeure partie des droits qui se perçoivent sur la consommation. »

Je ne sais pas combien produisent au Roi les Impôts si variés sur la consommation, sur le commerce, sur l’industrie, sur les personnes, sur tous les actes de la vie civile, sur l’administration de la Justice, etc., combien ils coûtent au peuple, et combien il peut y avoir de déchet. Car je ne suis point Financier, et quand je le serais, je ne connaîtrais que le détail de ma partie ; mais je sais que quelque forme que prenne l’impôt, il est payé par le revenu territorial, par la raison qu’il n’y en a pas d’autre ; je sais que ce que le journalier et l’ouvrier paient, nécessite une augmentation de salaires de la part de ceux qui les emploient ; que ce qui est perçu sur la consommation y met obstacle, lorsque l’impôt est considérable, et est toujours au détriment de la valeur première ; que ce qui est levé sur le Commerce retombe de même sur la valeur, et sur le produit net. Je sais d’autres choses semblables, et entres autres que s’il était possible de diminuer les frais de perception en quelque genre d’impôt que ce fût, ainsi que les frais de l’administration de la Justice, lesquels font cependant vivre des milliers de Citoyens, ce serait une opération utile, parce que tout cela est dépense stérile, et partant bonne à réduire : vous voyez, Monsieur, que mon principe s’applique à bien des choses.

« Sans prétendre élever les richesses de l’industrie au-dessus des richesses réelles, on peut dire que si les autres sont nécessaires, celles-ci sont plus fructueuses, puisqu’elles procurent au Roi et à ses sujets le triple du revenu territorial. » (p.214)

Les richesses de l’industrie sont nécessaires, concedo ; plus fructueuses que les richesses d’exploitation, nego. Car elles ne le sont nullement par elles-mêmes, mais seulement par contrecoup, et au moyen de la consommation des Agents de l’industrie. Or, l’Agriculture a le même avantage d’occuper des hommes qui consomment, mais en outre elle a celui de fournir un produit net et disponible qui vivifie et alimente toute la Société.

Comment pouvez-vous croire, Monsieur, que les richesses de l’industrie produisent au Roi et à ses sujets le triple du revenu territorial ? Il n’est point étonnant que ceux qui n’ont point approfondi les matières économiques, ni la marche de la circulation, se laissent prendre par les apparences, et croient que les salaires gagnés par l’ouvrier sont produits directement par son travail. C’est ainsi que les sens nous trompent et nous portent à croire que c’est le Soleil qui tourne autour de la Terre. Mais personne n’a encore avancé que l’industrie pût produire trois fois plus de revenu que la terre. Eh ! Monsieur, ne voyez-vous pas que vous faites ici un double emploi manifeste ? Vous prenez pour revenu ce qui n’est qu’un simple effet de la circulation. Dans une assemblée de jeu où vous voyez l’or rouler, et passer à chaque coup d’un joueur à l’autre : croyez-vous que pour calculer la somme qui existe dans le salon d’assemblée, il faille compter l’argent à mesure qu’il paraît ? La circulation produit le même effet dans la Société. L’argent semble se multiplier comme un écu qu’on regarde au travers d’un verre à facette. Cependant la somme d’argent qui existe dans une Nation, est déterminée par la quotité du revenu. Il est même inutile qu’elle soit égale à la somme du revenu, parce que celui-ci ne se payant pas tout entier à la fois, l’effet de la circulation supplée à la quotité du numéraire ; le même argent sert à solder plusieurs paiements. 

« C’est ce double avantage de l’accroissement de la Marine et du bénéfice de la voiture qu’ont envisagé les Anglais en excluant les Étrangers de la voiture de leurs denrées, et il est facile de voir combien cette politique leur a été avantageuse. »

Vous citez, Monsieur, un grand exemple en faveur de l’exclusion ; il me ferait presque chanceler, si je n’étais ferme sur mes principes, car il est séduisant, et c’est lui qui nous a entraîné, mais d’abord regulis non exemplis judicandum. 

Si j’ai prouvé les grands inconvénients de l’exclusion, nul exemple ne peut détruire mes raisons. Au fond, que prouve l’exemple des Anglais ; mettons l’argument en forme.

Les Anglais ont adopté l’exclusion. Ils sont puissants et riches. Donc c’est par l’exclusion qu’ils le sont devenus, du moins l’exclusion y a contribué. Je nie la conséquence, parce que je ne la trouve pas renfermée dans les prémisses. 

Voici ma manière d’argumenter. Tout ce qui nuit à la valeur des denrées, nuit au revenu d’une nation ; l’exclusion nuit à la valeur des denrées ; donc elle nuit au revenu d’une nation. 

La puissance et les richesses d’une nation agricole consistent dans la quotité de son revenu ; l’exclusion nuit à la quotité du revenu ; dont elle diminue la puissance et les richesses d’une nation agricole, bien loin d’y contribuer. 

Les Anglais ont adopté l’exclusion. Cependant ils sont puissants et riches ; donc il y a d’autres causes de leurs richesses ; donc ils seraient encore plus riches s’ils n’avaient pas gêné la liberté du commerce. Et cet argument s’applique de même à la prohibition qu’ils ont faite d’exporter leurs laines.

Il faut, Monsieur, qu’on me passe ce dernier argument si on me passe les deux premiers. Or, je crois avoir établi dans cette réponse les preuves des deux premiers.

Si vous me demandez actuellement où il faut chercher les causes de la puissance et des richesses de la nation Anglaise ; je vous répondrai que c’est dans la protection et l’immunité accordée à la charrue, dans la liberté de l’exportation dont elle jouit depuis près d’un siècle, dans la grande valeur de ses denrées, qui fournit un grand revenu toujours renaissant, dans l’étendue, et la culture de ses colonies, dont elle tirerait encore plus d’avantage si elle leur laissait la liberté du commerce ; quant au fameux acte de navigation, je suis convaincu qu’il nuit à son revenu bien loin d’y contribuer.

La puissance des Anglais, étant assise sur une riche culture, a une base solide ; mais tous les règlements par lesquels ils ont restreint et borné la valeur de leurs denrées, ne peuvent entrer dans l’ordre des moyens propres à faire prospérer leur agriculture, et par conséquent le revenu national. La partie marchande de la nation l’a emporté en cette rencontre, et a trouvé moyen de faire envisager son avantage particulier comme le bien général, qui consistera toujours dans la liberté du commerce. Est-il dont étonnant que les Anglais aient fait cette méprise ? Est-il étonnant qu’ils y tiennent encore ? Cette faute politique leur est commune avec presque toutes les nations de l’Europe, qui ont toujours favorisé les Négociants régnicoles, contre leurs propres intérêts. Et c’est l’exemple de la fortune des Hollandais qui a ébloui, parce qu’on n’a pas assez distingué en quoi la constitution d’une nation agricole diffère de celle d’une nation marchande. Ce n’est point ici où je me propose de l’établir.

Il est dangereux de ne s’affecter que d’un seul objet et de n’envisager qu’une partie à la fois.

Il est vrai, Monsieur, je ne suis affecté que d’un seul objet de l’accroissement du revenu territorial ; je ne vois que lui ; mais en le voyant prospérer, je vois prospérer tous les autres qui marchent à sa suite ; et cela par le cours naturel des choses sans que personne s’en même ; car en s’en mêlant, on ne peut que déranger l’ordre naturel, et faire prédominer ce qui ne doit aller qu’en seconde, ou plutôt nuire également à l’un et à l’autre.

L’accroissement du revenu est le seul point en matière d’administration économique. L’agriculture en est la racine mère, et ses dons sont en quelque sorte inépuisables, pourvu que le commerce la seconde en donnant aux productions la qualité de richesses. Il ne faut pour cela que les mettre en mouvement : il faut donc le laisser faire, car il fera bien et pour le mieux.

« L’intérêt du cultivateur est précieux, mais il n’est pas le seul à considérer : ne gagnera-t-il pas assez en vendant ses denrées à un prix raisonnable ? »

Il ne peut pas trop gagner ; car tout ce qu’il gagnera au-delà de ses reprises, n’est pas pour lui, mais pour vous ; c’est le patrimoine de toute la nation, depuis le maître jusqu’au dernier journalier, jusqu’au mendiant qui en tire aussi sa part.

« N’est-il pas juste que le reste de la nation qui lui paie ses denrées plus cher, profite du moins des salaires de la voiture sans les partager avec l’Étranger ? »

Il s’agit de savoir si l’intérêt de la nation est de favoriser les voituriers aux dépens de son produit net. C’est toujours la même question.

« Et risquer de faire monter encore les grains à un prix plus haut, tandis qu’il est déjà assez cher. »

Je vous renvoie au réquisitoire de M. de la Chalotais, inséré dans la Gazette du Commerce des 22 et 25 septembre 1764, vous y verrez que depuis un siècle toutes les marchandises ont augmenté de valeur, et que le blé a perdu considérablement de la sienne ; de manière que la denrée qui devrait être la base de toutes les proportions n’en conserve plus avec les autres. En 1649, le septier valait 15 livres, ce qui passait pour un prix médiocre suivant une Sentence du Châtelet de Paris du 6 Mai 1649 ; l’argent était à 28 liv. 13 f. 8 den. le marc, par conséquent 15 livres d’alors en valaient près de trente d’aujourd’hui. Ne vous étonnez donc plus que le législateur ait fixé le terme de l’exportation à 30 liv. le septier ; mais soyez tranquille, nous ne pouvons guère espérer de voir monter le septier plus haut que de 18 à 20 l., par la raison que depuis un siècle que nous avons fermé nos Ports (car les permissions passagères ont été plus nuisibles que profitables) les Étrangers ont ouvert les leurs ; ils ont encouragé et payé la sortie de leurs grains. Nous les nourrissions autrefois ; ils nous ont nourri depuis. Nous ne pouvons donc qu’entrer en participation de ce commerce que nous faisions presque seuls, il y a un siècle. D’ailleurs les besoins sont bornés, et les frais de voiture sont si considérables par eux-mêmes, qu’ils doivent rassurer sur la quantité de l’exportation.

Mais j’ai tort de vous renvoyer au réquisitoire de M. de la Chalotais ; peut-être le regarderez-vous aussi comme un de ces spéculateurs agricoles qui grossissent toujours les objets ; car vous l’avez lu, et vous entreprenez de détruire son calcul (p. 213) ; mais que faites-vous pour l’ébranler ? Vous n’en présentez pas un autre ; vous vous contentez d’opposer un doute volontaire à l’évidence du sien, des allégations vaines au prix du septier en 1649 juridiquement constaté, des titres domestiques, que nous ne voyons pas, à la table suivie du prix du septier depuis trois ou quatre cent ans, insérée dans l’essai sur la police des grains ; et enfin le suffrage des cultivateurs bas Bretons, au rapport que le prix du septier doit avoir avec la valeur du marc d’argent. Sont-ce là les forces que vous employez pour ébranler le calcul de M. de la Chalotais ? Avez-vous cru nous faire naître un doute ?

Mais, Monsieur, je veux vous mettre à votre aise, je laisse pour un moment le calcul de M. de la Chalotais, je ne dirai pas pour adopter le vôtre, car vous n’en établissez pas ; mais pour en former un d’après vous. Vous ne donnez aucune époque : je prends l’année 1649. Je suppose que suivant les titres domestiques dont vous parlez, le quintal fût à 5 liv., par conséquent le septier à 12 liv., le marc d’argent était à 28 liv. ; donc le septier valait douze vingt-huitièmes parties du marc d’argent. Voudriez-vous donc qu’aujourd’hui que le marc est à 54 l. le septier ne valût toujours que 12 liv. ; mais ne doit-il pas suivre la même proportion, celle du marc ayant presque doublé, le septier devrait être aujourd’hui à 23 ou 24 liv. ; mais non, Monsieur, ne craignez rien, il ne montera pas si haut, et n’excédera guère le tiers du marc d’argent.

 

La suite au mois prochain.

C’est avec regret que nous nous sommes vus forcés de partager cette Lettre ; mais les bornes de ce Journal et l’abondance des matières ne nous ont pas permis de faire autrement.

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