Mémoire pour perfectionner la police sur les chemins

MÉMOIRE POUR PERFECTIONNER LA POLICE SUR LES CHEMINS

 

AU RÉGENT

MONSEIGNEUR, Je ne doute pas que VOTRE ALTESSE ROYALE ne voie avec plaisir la joie que ressent le public et qu’il vous témoigne depuis six jours en tant de manières de ce que le gouvernement est parvenu entre vos mains.

Cette joie, MONSEIGNEUR, est d’autant plus vive, plus générale et plus sincère, qu’elle est fondée sur l’intérêt de toute la France. Tous les ordres du royaume souffrent beaucoup depuis longtemps des suites malheureuses d’une guerre nécessaire, et chacun d’eux commence à se flatter de l’agréable espérance de voir bientôt la fin de leurs peines, parce qu’ils sont persuadés que la droiture de vos intentions et l’étendue de votre sagesse sont proportionnées au nombre et à la grandeur de leurs besoins.

Salomon, le plus sage des rois, en arrivant au gouvernement, sûr de ses bonnes intentions, comprit que, pour bien gouverner, il n’avait plus besoin que d’augmenter ses lumières pour connaître avec évidence ce qu’il y a de meilleur à ordonner et à faire en chaque rencontre ; ainsi il ne souhaitait rien tant, il ne demandait à Dieu autre chose, que la sagesse ; il devint le modèle des sages et heureusement pour nous il nous a appris en deux mots qu’outre la méditation, la méthode avec laquelle il devenait tous les jours si sage consistait à savoir bien écouter : Audiens sapiens, sapientior erit.

Nous savons, MONSEIGNEUR, que vous avez cultivé avec soin cette méthode depuis votre plus tendre jeunesse ; et comme il y a deux manières de parler, la voix et l’écriture, il y a aussi deux manières d’écouter, l’oreille et les yeux. Vous n’avez perdu aucune occasion de vous instruire de ces deux manières, MONSEIGNEUR ; j’en puis parler comme témoin oculaire depuis vingt-deux ans ; chacun sait que vous avez été extrêmement curieux d’écouter tous ceux qui excellent dans leur profession ; et comme ce que l’on écrit avec soin, particulièrement dans des mémoires sur des matières particulières, est bien plus approfondi que ce que l’on dit par hasard sur le champ, sans aucune préparation, et que votre inclination vous a toujours porté à tout approfondir, vous avez toujours préféré de lire les bons mémoires à écouter des discours, qui quelque bons qu’ils fussent, passent trop rapidement, par rapport à la faiblesse de notre attention.

Nous sommes persuadés, MONSEIGNEUR, que vous ne quitterez jamais une pareille méthode, qui vous donne une si grande supériorité d’esprit et qui vous a acquis en Europe une si grande réputation parmi ceux qui excellent en chaque art et en chaque science ; et c’est dans cette persuasion, MONSEIGNEUR, qu’après avoir étudié pendant trente ans les matières qui ont du rapport au gouvernement, je viens offrir ce mémoire à VOTRE ALTESSE ROYALE. Je tâche d’y montrer l’importance dont serait à l’État la réparation des chemins et les moyens les plus convenables pour les réparer. J’ai profité autant que j’ai pu des lumières que j’ai tirées, soit des livres et des règlements que j’ai lus, soit des personnes habiles que j’ai consultées, soit enfin de la méditation, et de ma propre expérience : et comme vous avez une intelligence sublime, il ne tient qu’à vous, MONSEIGNEUR, de voir sur cette matière en une heure et demie ce que je n’ai pu voir qu’en dix-huit mois.

Si les mémoires de cette espèce vous paraissent propres à procurer des avantages considérables à l’État, il vous sera facile, MONSEIGNEUR, d’en faire naître de meilleurs en peu de temps et en grand nombre, à vous, MONSEIGNEUR, qui êtes si fertile en bons expédients dans les affaires les plus difficiles ; j’ai même déjà commencé sur cela un mémoire dont les principales parties entrent par bonheur tout naturellement dans cet admirable plan de Conseil dont vous eûtes la bonté de faire part le dernier jour au Parlement des Pairs dans cette mémorable séance où vous gagnâtes tant de cœurs, où vous étonnâtes les plus grands génies et où vous reçûtes tant de respects, de soumissions et d’applaudissements dans cette auguste assemblée.

Ce sera, MONSEIGNEUR, à l’occasion des bons mémoires qui vous arriveront jusque du fond des provinces les plus éloignées, que portant vos vues encore plus loin que les meilleurs esprits sur les diverses parties du gouvernement, vous trouverez tous les jours plus de facilité pour exécuter en peu de temps ces grands desseins qui doivent être pour nous si utiles, et pour vous si glorieux.
Je suis, MONSEIGNEUR, avec un entier dévouement et un respect très profond,
De VOTRE ALTESSE ROYALE,

Très humble, très obéissant et très fidèle serviteur,
L’ABBÉ DE SAINT-PIERRE
Au Palais-Royal le 6 septembre 1715.

 


PRÉFACE
Occasion de cet ouvrage

Les incommodités que l’on souffre dans les mauvais chemins obligent quelquefois les voyageurs à penser aux moyens de faire cesser cette misère commune ; mais les peines du voyage étant passées, d’autres objets viennent occuper l’esprit et l’affaire du public demeure négligée. Comme d’un côté cette incommodité ne se fait presque jamais sentir ni au roi ni à ses ministres qui seuls peuvent y donner ordre et que de l’autre personne ne leur a jusqu’ici suffisamment montré de quelle utilité serait à l’État des chemins commodes, je ne suis pas surpris que nous ayons en France un si grand nombre de chemins impraticables durant la plus grande partie de l’année.

Je ne songeais comme tout le monde qu’à éviter les voyages d’hiver, lorsque des affaires de famille m’obligèrent en novembre 1706 à sortir de Paris et à me mettre en chemin malgré moi pour aller à Saint-Pierre-Église en Basse-Normandie. Je versai, ma chaise rompit ; un autre jour, mes chevaux embourbés, il fallut rester dans les boues et à la pluie, jusque bien avant dans la nuit. Tout cela me confirma plus que jamais dans la résolution de ne plus voyager pendant cette saison. Je compris bien que cette résolution devait apporter un préjudice notable à mes affaires ; mais il me semblait que la partie du revenu qui sert à se racheter des grandes peines n’est pas la plus mal employée et je trouvais qu’il valait encore mieux souffrir cette perte de revenu que de m’exposer à de pareils accidents.

Cette résolution me fit faire une réflexion qui est devenue la principale cause de cet ouvrage. Je pensai que ce qui se passait alors dans mon esprit se passait à peu près et à proportion dans l’esprit de la plupart des autres Français, et que prenant tous de semblables résolutions, il se devait faire annuellement dans l’État une perte prodigieuse à cause du nombre prodigieux des perdants ; qu’ainsi le roi pouvait peut-être regarder cette affaire, non pas seulement comme une grande peine dont il pouvait délivrer ses sujets, mais encore comme un dommage immense qu’il pourrait leur épargner.

Or comme j’eus un peu plus de loisirs à Saint-Pierre-Église que je n’en avais à Paris et à Versailles et que l’affaire du public me tenait alors fort au cœur, je me mis à examiner sérieusement et de suite si c’était une chose réellement impossible de voir en France des chemins commodes et praticables en hiver ; si ce qu’il en coûterait à chaque généralité pour les ponts et pour les chaussées, et à chaque particulier pour réparer chacun en droit soi, n’était point une avance trop considérable, et si la dépense ne serait point plus forte que le profit ; car il faut compter pour mal nécessaire celui où l’on ne voit point de remède qui ne soit pire que le mal même.

Je fis donc travailler aux chemins de mon voisinage à mes dépens et aux dépens de quelques riverains ou bordiers des chemins, et j’appris en quoi consiste la dépense de ces réparations ; j’en eus diverses conférences avec les meilleurs esprits du pays qui avaient fait travailler ; j’écrivis sur cela diverses observations ; je les ai peu à peu augmentées. J’ai tiré plusieurs lumières de la lecture des ordonnances et des auteurs qui ont traité de cette matière ; j’ai fait imprimer soixante copies d’un mémoire in quarto, que j’ai envoyées à plusieurs intendants et à plusieurs personnes habiles, et c’est après avoir profité de leurs lumières que je donne cet ouvrage au public afin d’exciter ceux qui ont de bonnes vues sur ce sujet à les proposer publiquement.

Dans les choses importantes de l’État, on ne saurait trop interroger ceux qui sont bien instruits et qui ont quelque zèle pour le bien public, on ne saurait recevoir trop de lumières.

Dans la première partie, j’espère montrer avec l’évidence du calcul que la réparation et l’entretien des chemins sont d’une utilité incomparablement plus grande que la dépense, et qu’il y a au moins cinq cents pour cent à gagner.

Dans la seconde, je ferai quelques réflexions générales sur les moyens les plus faciles de réparer les chemins.

Dans la troisième, je proposerai un projet de règlement capable de nous procurer un si grand avantage.


PREMIÈRE PARTIE
IMPORTANCE DE LA RÉPARATION DES CHEMINS

PREMIÈRE CONSIDÉRATION
Chemins de France plus sujets à réparation

La mer fait la moitié des frontières de la France, les vents de sud passent par-dessus la Méditerranée, les vents d’ouest passent par-dessus l’océan ; ainsi il est nécessaire qu’ils apportent avec eux des nuages pleins d’eau, et comme ces vents d’entre le sud et l’ouest règnent en France plus de dix mois de l’année, il est impossible qu’ils n’y rendent en même temps le climat pluvieux et le terroir abondant ; mais la pluie qui cause l’abondance gâte les chemins qui sont cependant les canaux du commerce par où doit couler cette abondance ; aussi c’est dans les provinces les plus abondantes et les plus peuplées, telle qu’est la Normandie, qu’il faut plus d’attention à réparer les chemins.

SECONDE CONSIDÉRATION
Vue générale sur l’importance des chemins

Deux choses sont très importantes au commerce : la commodité et la sûreté des chemins : les chemins ont beau être sûrs, s’ils sont impraticables, on n’y passe point, et ils ont beau être commodes, on ne se met point en chemin s’il n’y a sûreté parfaite. Nous voyons avec douleur que depuis la paix les chemins sont bien moins sûrs qu’ils n’étaient ; cela cause une diminution prodigieuse au commerce, et il faut bien qu’il n’y ait pas assez d’archers employés à cette partie de notre police, ou qu’ils ne fassent pas leur devoir ; je ne veux point ici en chercher la cause, et quant à présent je n’ai en vue que d’éclaircir l’importance et les moyens de réparer les chemins : une autre fois je pourrais chercher les moyens de les rendre sûrs ; il est incomparablement plus difficile de rendre les rues de Paris sûres et un homme seul en est venu à bout ; on peut l’imiter et se servir de ses lumières.

Il est visible que le commerce augmentera à proportion que les chemins seront rendus commodes et qu’il diminuera tous les jours de plus en plus à proportion qu’on négligera de les mettre et de les entretenir en bonne réparation.

Si les chemins étaient bien réparés, il en naîtrait trois sources considérables de profit.

1° Un très grand nombre de personnes feraient un tiers plus de voyages très utiles pendant la saison des mauvais chemins, surtout dans les provinces septentrionales de France qui sont les plus fertiles.

2° Il se ferait un tiers plus de marchés ou d’échanges, c’est-à-dire que les marchandises passeraient par un tiers plus de mains et cette différence serait au moins d’un sixième de profit de plus sur le total.

3° On épargnerait la sixième partie de la dépense des voitures ; par exemple, ce qu’on ne voiture qu’avec six chevaux et deux hommes pendant six mois de l’année se voiturerait souvent avec quatre chevaux et un homme ; on irait un quart plus loin ; les charrettes et les chevaux porteraient un fardeau plus pesant d’une sixième partie.

TROISIÈME CONSIDÉRATION
Première source de profit
Un tiers plus de voyages utiles

À l’égard de la première source de profit, il est certain que la plupart des gens riches et à leur aise qui sont dans les villes, que la plupart des veuves qui sont chargées des affaires de leur famille, que les riches négociants ne marchent point ou presque point en hiver, c’est-à-dire pendant plus de la moitié de l’année, à cause des mauvais chemins et que ces mêmes personnes iraient et viendraient bien plus souvent pendant ces six mois à leurs terres, ou de ville en ville pour leurs affaires, si elles y pouvaient aller commodément et promptement en carrosse ou en chaise sans augmenter le nombre de leurs chevaux ; cependant combien de perte cela leur cause-t-il ? Ils manquent à vendre et acheter à propos, leurs denrées dépérissent, les réparations doublent ou triplent, faute d’y donner ordre à temps ; les terres demeurent quelque temps incultes, faute de prendre le temps propre pour affermer. Les haies, les arbres fruitiers ne sont point plantés assez tôt, des ouvriers demeurent sans emploi ou ne sont employés qu’à demi ; si les autres personnes moins riches marchent l’hiver, ils font tous beaucoup moins de voyages et avec plus de dépenses, parce qu’ils sont plus de jours en chemin. Or il est évident que toutes ces choses et beaucoup d’autres sont en pure perte pour les particuliers et pour l’État, et que leur prodigieuse multitude cause une perte prodigieuse pour le royaume ; on ne saurait estimer moins cette perte que la trentième partie des revenus en fonds de terre ; ce qui monte pour la Normandie à plus d’un million, puisqu’il y a plus de trente millions de revenus en fonds de terre, témoin le dixième qui monte environ à trois millions ; or l’on sait que cette province n’est que la dixième partie du royaume, et par conséquent c’est plus de dix millions de perte par an pour l’État, à ne considérer que cette seule source.

QUATRIÈME CONSIDÉRATION
Seconde source de profit
Un tiers plus d’échanges

On sait qu’en Hollande les marchandises s’échangent beaucoup plus souvent et passent par beaucoup plus de mains qu’en France ; les ventes, les achats, toutes sortes de marchés sont des espèces d’échanges ; dans tout échange les deux parties y gagnent ou croient y gagner ; car sans le gain mutuel, soit réel, soit apparent, nul échange, nul marché ne se ferait. Il y a des échanges où l’un trompe et où l’autre est trompé ; mais si l’un gagne autant que l’autre perd, ces échanges ne sont ni nuisibles, ni avantageux à l’État, pourvu que celui qui trompe ne soit point étranger ; il y en a où l’un gagne plus que l’autre ne perd ; il y en a où tous les deux font un gain réel, soit égal, soit inégal. Ces deux dernières sortes de marchés qui sont les plus communs sont fort utiles aux particuliers, et enrichissent l’État qui est composé de ces particuliers.

Un bourgeois de Paris, par exemple, a une terre auprès de Cherbourg qui ne lui vaut que deux mille livres de rente, année commune, tous frais faits, parce qu’il en est éloigné de près de quatre-vingts lieues. Un bourgeois de Cherbourg en a une auprès de Paris qui, par la même raison de l’éloignement, ne lui vaut non plus que deux mille livres ; ils font échange ; chacun fait dans sa nouvelle terre des augmentations ; l’un dessèche un marécage, l’autre établit un moulin ; l’un plante une vigne ; l’autre plante des pommiers ; l’un met en pré ce qui était en labeur, l’autre met en labeur ce qui était en bois, chacun d’eux s’épargne des voyages, chacun d’eux tire de sa terre des denrées pour la consommation de sa maison, chacun fait des réparations à temps, vend et achète à temps ; s’il ne trouve point de fermiers, il est à portée d’en faire valoir une partie par ses mains ; enfin chacun trouve que ces augmentations vont à plus d’un tiers.

Je ne parle point du profit qu’ils font tous deux demeurant sur les lieux, en affermant plus cher leurs terres au fermier et en évitant les banqueroutes par leur présence, car quoique ce soient des pertes réelles pour chacun des propriétaires on pourrait dire que le fermier, que le banqueroutier gagne, ce que le propriétaire y perd et qu’ainsi l’État n’y perd rien.

Il en sera à proportion de l’échange que ferait le bourgeois de Paris de sa terre près de Cherbourg contre une rente de deux mille livres sur l’Hôtel de ville de Paris que lui donnerait le bourgeois de Cherbourg ; car il y gagnerait les peines, le temps et les frais des voyages et le soin d’affermer mais il n’y gagnerait nulle augmentation de revenu ; pour le bourgeois de Cherbourg, il y gagnerait en ce qu’il serait payé des soins qu’il prendrait à faire mieux valoir cette terre. Il est vrai que le bourgeois de Paris de son côté pourrait employer son loisir à quelque autre occupation qui lui serait aussi utile que le soin pour faire valoir une terre et alors les deux contractants gagneraient également au contrat.

Une terre que l’on ne peut faire valoir à cause de l’éloignement ou faute d’argent demeure inculte et ne rapporte rien, à moins que l’on ne la baille à un fermier ; ainsi, à faire un bail ordinaire, le propriétaire et le fermier y gagnent tous deux, et plus les biens des particuliers sont en valeur, plus le royaume s’enrichit et devient florissant.

À l’égard des échanges des choses mobilières, il est évident qu’il y a quantité de denrées nécessaires à l’entretien et à l’agrément de la vie qu’il faut vendre à temps ; autrement elles dépérissent tandis qu’elles seraient consommées avec utilité par d’autres qui en ont besoin. Ce vaisseau de Cherbourg porte à Bordeaux de la toile qui y est nécessaire et rapporte du vin qui est nécessaire à Cherbourg. À cet échange les deux provinces y gagnent ; la Basse-Normandie a besoin de vin qui abonde en Guyenne, la Guyenne a besoin de linge qui abonde en Basse-Normandie ; ainsi la Guyenne fait valoir davantage le terroir de Normandie propre au lin, tandis que la Normandie fait valoir davantage le terroir de Guyenne propre au vin.

Celui dont la terre est ennuyée de paître, vend ses moutons ; il achète du blé pour semer la terre qui lui rapportera le double de ce qu’elle eût fait en pâturage ; celui dont la terre est ennuyée de labourer vend son blé pour acheter des moutons qui feront plus valoir sa terre en pâturage qu’elle n’eût valu labourée. Il se fait ainsi un échange de blé contre des moutons par l’entremise de la monnaie, où tous les deux profitent.

Il est donc visible que tout ce qui multiplie, que tout ce qui facilite cette multitude presqu’infinie d’échanges, multiplie les profits de tous les particuliers et enrichit l’État qui est composé de tous des particuliers, au lieu que tout ce qui diminue le nombre de ces échanges, tout ce qui en retarde considérablement le cours y cause une perte considérable ; car enfin tout commerce n’est qu’échange, et l’unique fondement des grandes richesses d’un État c’est le grand commerce ; or il est évident que les mauvais chemins qu’on trouve pendant plus de la moitié de l’année empêchent les marchands d’aller et les marchandises d’être voiturées, que ces mauvais chemins diminuent infiniment le nombre des échanges, le nombre des contrats de vente, le nombre des baux et des autres actes volontaires pour toutes les sortes d’échanges.

Il y a en Normandie pour plus de trente-cinq millions de revenus en fonds de terre, y compris les fonds de l’Église ; par ce revenu en fonds de terre, j’entends la vente qui se fait de la première main des fruits de la terre, comme le blé, le lin, la laine, etc. Car je ne compte point au nombre du revenu en fonds de terre le profit des secondes et troisièmes mains, non plus que le profit des marchands de blé, des boulangers, des pâtissiers, des fileuses, des tisserands, des marchands ou de toile ou de drap. Ceux qui ont étudié le commerce de cette province soutiennent qu’il y a pour plus de cinquante millions de revenu en manufactures et en autres profits, provenant des échanges de la troisième, de la quatrième main. Or s’il y a pour cinquante millions de profit pour les particuliers en échange de la seconde, troisième et quatrième main, il y aurait au moins un vingtième d’augmentation, de commerce et de profit, si les chemins étaient à peu près aussi commodes en hiver qu’en été. Or ce vingtième monte à plus de deux millions cinq cent mille livres et comme la Normandie fait la dixième partie de la France, ce serait de ce seul article au moins vingt-cinq millions de profit par an pour tout le royaume.

J’ajoute en preuve un fait notoire. Dans ma province, il y a tous les ans une foire célèbre à Caen, quinze jours après Pâques, qu’on appelle la Foire franche. Avant que Monsieur Foucaut, intendant de Caen, eût fait réparer le chemin de Caen à Lisieux, les marchands de Paris ne chargeaient leurs fourgons qu’à mi-charge, à cause de ce chemin, et ils avaient bien de la peine à s’en tirer, au lieu qu’à présent ils viennent avec leur charge complète et n’ont nulle peine ; mais aussi il faut rendre cette justice à cet intendant ; il lui a fallu surmonter bien des difficultés ; il a eu besoin d’une longue et constante application pour faire un ouvrage si utile à la province.

CINQUIÈME CONSIDÉRATION
Troisième source de profit
Un sixième moins de dépense pour les voitures

Pour bien juger de l’importance de la troisième source de profit, il est à propos de faire ici quelque sorte de supputations ; aussi bien la police n’est fondée que sur des supputations, et la bonne police sur les supputations les moins fautives, soit que l’esprit les fasse en gros, mais avec justesse, et c’est en cela particulièrement qu’on remarque la différence de l’esprit juste, docile, qui ne cherche que la vérité, d’avec les esprits partiaux, opiniâtres, et qui ne veulent de vérité que celle qui leur plaît ; soit que ces supputations se fassent en détail, et alors les esprits les moins justes sont capables d’en juger.

Je suppose donc que dans chaque intendance il y ait un inspecteur des chemins qui sera secrétaire ou premier commis de l’intendant pour le département des chemins, ponts, chaussées, navigations des rivières et canaux, et pour les dessèchements, qu’il est un voyer pour chaque bailliage, sénéchaussée, ou élection, et un cheminier ou sous-voyer dans chaque petite ville, et dans chaque bourg de la dépendance de l’élection ; je suppose que le voyer de l’élection coûte mille livres et le cheminier sept cent cinquante livres en vacations, qui seront prises sur les amendes des chemins et par supplément sur le fonds qui se lèvera dans chaque élection pour les chemins de l’élection.

Je donne pour exemple le bourg de Saint-Pierre-Église : il est dans une presqu’île au Nord ; à une lieue est la mer, vis-à-vis de l’île de Wight en Angleterre ; il a le port de Cherbourg à trois lieues au couchant ; il a Barfleur, autre petit port de mer, à deux lieues et demie au levant ; il a Valognes au sud-ouest, à quatre lieues, et Quettehou près La Hougue sur la mer à trois lieues au sud-est ; ce sont les quatre marchés des villes et des bourgs qui environnent Saint-Pierre.

Je suppose que le cheminier de Saint-Pierre ait dans son détroit environ la moitié du chemin de Saint-Pierre ; à chacun de ces deux villes et de ces deux bourgs, il aura environ dix-huit paroisses tant petites que grandes ; ce détroit ne sera ni le plus fort ni le plus faible, ni le plus, ni le moins peuplé des onze bourgs de l’élection de Valognes. Cette élection n’est ni la plus forte ni la plus faible, ni la plus ni la moins peuplée des neuf élections de la généralité ; et la généralité de Caen n’est ni la plus forte ni la plus faible, ni la moins peuplée des trois généralités qui sont en Normandie ; ainsi la supputation que je vais faire tiendra à peu près le milieu entre le fort et le faible.

Il y a dans ces dix-huit paroisses environ six cent trente chevaux tant grands que petits et soixante-deux charrettes attelées de quatre bœufs et de deux chevaux, y compris les demi-charrettes ou demi-harnais ; ces chevaux et ces charrettes sont occupés en partie au labourage, et en partie à charrier le long de l’année du sable et du varech, sorte d’herbe qu’on tire de la mer pour engraisser les terres ; ces chevaux ou bœufs charrient du bois, du cidre, du blé, du foin, de la paille et voiturent de marché à marché, de bourg à ville, diverses marchandises.

Il est évident que si les chemins étaient beaux, et à peu près aussi commodes en hiver qu’en été, chaque cheval, chaque charrette charrierait au moins un sixième de plus, soit parce qu’on porterait plus pesant, soit parce qu’on irait plus vite, soit parce qu’un homme suffirait à mener deux ou trois chevaux, soit parce que ce qui se charrie à chevaux se charrierait à charrette ; de sorte que pour faire les mêmes voitures cinq cent vingt cinq chevaux et deux cent soixante deux hommes suffiraient. Ainsi dans ces dix-huit paroisses, on épargnerait l’achat, la nourriture et l’entretien de cent cinq chevaux, la nourriture et l’entretien de cinquante-deux hommes pour les mener, et de dix charrettes, et de vingt hommes pour mener ces charrettes. Plusieurs gens d’esprit et d’expérience croient que cette épargne, au lieu d’un sixième, irait à un cinquième et même à un quart.

Or supposé que chaque cheval, l’un portant l’autre, coûte par an en ce canton-là cinquante livres à nourrir, à ferrer, à entretenir d’équipage, à refournir par achat, c’est pour cent cinq chevaux, cinq mille deux cent cinquante livres ; supposé que chaque homme en gages et en nourriture coûte quatre-vingts livres par an, c’est quatre mille sept cent soixante livres pour cinquante-deux hommes ; supposant encore que les six animaux qui tirent chaque charrette coûtent deux cents livres par an les six, et que chacun des deux valets pour la conduite coûte quatre-vingts livres par an, c’est trois mille cinq cent cinquante livres pour dix charrettes et vingt hommes ; ces trois sommes épargnées font douze mille neuf cent soixante livres.

Plusieurs personnes instruites de ces faits croient que cette estimation est trop faible d’un quart, d’autres la croient même trop faible d’un tiers pour les hommes et pour les chevaux ; mais je veux bien la mettre au plus bas pour être plus sûr de ne point faire une supputation fautive.

Le cheminier ne coûtera que sept cent cinquante livres et la quote-part que devra le bourg ou ressort de Saint-Pierre pour les mille livres de vacations du voyer de l’élection, ira environ à la dixième partie de mille livres, c’est-à-dire à cent livres, la dépense des particuliers pour réparer chacun en droit soi les chemins n’ira certainement pas à onze cents livres année commune pour les dix-huit paroisses, vu les journées inutiles employées, vu les dépenses publiques que l’élection fera en certains endroits, et vu que dans trois ou quatre ans des réparations très légères suffiront dans la plupart des chemins ; je parle ainsi pour avoir supputé ce qu’il en coûterait dans cette cheminerie.

Pour achever la supputation, on peut supposer avec fondement que dix mille francs par an suffiraient à peu près dans l’élection de Valognes pour réparer et entretenir non seulement les ponts et les mauvais endroits de cette élection, soit ceux qui ne sont que de cailloutage, soit ceux qui sont pavés, mais encore pour construire un jour de nouveaux ponts et commencer de nouveaux pavés, en sorte que peu à peu les endroits un peu importants se trouveraient en moins de vingt ans tous pavés et la dépense de beaucoup de bordiers très diminuée.

Je suppose que les dix-huit paroisses, pour leur part de la levée de ces dix mille livres de l’élection, en payassent la dixième partie, c’est-à-dire mille livres ; ces quatre sommes — sept cent cinquante livres, cent livres, mille cent livres, et mille livres — suffisent pour la dépense entière que fera ce petit canton pour avoir des chemins aussi commodes en hiver qu’en été, et montent à deux mille neuf cent cinquante livres par an ; et comme il en retirera au moins douze mille neuf cent soixante livres, il restera encore dix mille livres de profit par an pour moins de trois mille livres d’avance ou de dépense pour les dix-huit paroisses de cette cheminerie. Or onze fois dix mille livres feraient cent dix mille livres de profit par an aux onze bourgs, ou petites villes, ou aux cent quatre-vingts paroisses de l’élection ou voirie de Valognes, et cela pour environ onze mille écus ou trente trois mille livres d’avance.

À suivre la même proportion, le profit de la généralité de Caen, composée de neuf élections ou de neuf voiries, monterait à neuf cent quatre vingt dix mille livres, outre les trois cent soixante et trois mille livres d’avance, et par proportion le profit de la généralité d’Alençon monterait à plus de six cent dix mille livres et celui de Rouen à plus de quatorze cent mille livres, ce qui ferait plus de trois millions de profit, tout frais faits, pour la seule Normandie, outre le remboursement d’environ neuf cent mille livres d’avance et par proportion plus de trente millions de profit par an pour le royaume entier, outre le remboursement de neuf millions d’avance. Cependant on ne considère ici qu’une des trois sources qui est l’épargne de la sixième partie des voitures et ces voitures épargnées seraient utilement employées à augmenter le transport des marchandises et le labourage.

La première source produira donc au royaume dix millions de profit annuel. La seconde vingt cinq millions et la troisième trente-neuf millions, y compris les neuf millions d’avance qui ont été précomptés sur la troisième source ; ainsi la réparation des chemins produira de profit par an plus de soixante quatorze millions pour moins de neuf millions de dépense ; ainsi ces neuf millions de dépense rendront soixante-cinq millions, c’est-à-dire au moins huit pour cent, et cela dès l’hiver qui suivra cette réparation.

L’élection de Valognes paie à l’État en tailles, aides, sel, entrées, papier, contrôle, capitation, dixième, et autres impositions ordinaires, plus de quatre cent mille francs, année commune. Or si on levait encore dix mille livres sur cette élection pour les chemins, cela suffirait pour les réparer, et ces dix mille livres produiraient par an huit pour un de profit à l’élection, huit écus pour un à chacun des imposés.

À l’égard de la manière d’imposer ces dix mille francs sur chaque élection qui paiera au roi quatre cent mille livres par an, c’est-à-dire six deniers pour livre ou un quarantième de plus, cela se fera facilement par les receveurs des tailles, de la capitation et du dixième, et des décimes du clergé. Chacun paiera sans murmurer quand, par le règlement, on saura que le fonds sera remis entre les mains du trésorier des chemins sans sortir de l’élection et qu’il doit produire un si grand profit et une si grande commodité. À l’égard des biens d’Église, on pourrait prendre sur chacun le vingtième de ce qu’il paye de subside : Bergier dit que Charlemagne n’en exempta pas les ecclésiastiques de son temps.

Le fermier qui fait l’avance de cinq cents livres pour faire valoir une ferme à blé ne retire pas, année commune, vingt pour cent de profit de son avance ; j’en ai fait le calcul et la preuve avec des laboureurs ; et c’est cependant le plus grand profit qu’un fermier fasse dans le train ordinaire de son commerce en risquant même les mauvaises années, et ces risques ne l’empêchent pas de faire cette avance même en temps de guerre où l’argent est le plus rare.

Je sais bien que ces sortes de supputations ne peuvent jamais se faire avec une exactitude parfaite, parce qu’on ne peut presque jamais être informé assez exactement de tous les faits qui seraient nécessaires pour fonder un calcul parfaitement exact ; mais les gens de bon esprit qui sont un peu au fait des affaires de police verront ici, au travers des obscurités qui restent encore à éclaircir, un profit immense que produirait en France le bon état des chemins, et par conséquent une perte prodigieuse que l’on y fait. Ils verront que, quelque diminution que l’on fasse sur ce profit, on ne saurait en faire assez avec quelque fondement, qu’il ne reste encore plus de cinq cents pour cent de profit annuel.

Il y a une observation importante à faire sur l’avantage qu’apporte la réparation des chemins : c’est que dans le profit que peut produire à l’État l’établissement de quelque nouvelle manufacture, ou la nouvelle augmentation de quelque ancienne espèce de commerce, il y a toujours à rabattre la perte qu’en souffre une autre sorte de manufacture par la diminution de son débit et de ses ouvriers ; il en est de même d’une province qui commence à s’enrichir en augmentant son commerce, parce que d’autres provinces voisines en souffriront un peu de diminution dans le leur : or ce qu’elles en souffriront est à rabattre du profit qu’en reçoit l’État ; mais à l’égard du profit qu’apportera au royaume la réparation des chemins, il est d’une espèce si heureuse que toutes les sortes de commerces en augmenteront, et que toutes les provinces partageront également entre elles ce grand avantage.

Je ne saurais quitter ce chapitre sur l’épargne des voitures par terre sans faire réflexion combien nous perdons tous les ans en France, faute de rendre plusieurs rivières navigables où elles ne le sont point, faute de faire des canaux navigables où il n’y en a point, faute de faire un pavé de deux ou trois pieds de large aux mauvais endroits pour le halage des bateaux.

Un cheval tire sur deux roues un fardeau trois fois aussi pesant que celui qu’il porterait sur un bât, de sorte que si deux chevaux portent l’un un poids de deux cents livres, l’autre un poids de trois cents livres, ils tireront ensemble un poids de quinze cents livres, outre le poids de la charrette qui va encore presque à cinq cents livres et, ce qui est très important, ils se blessent rarement en tirant, au lieu qu’ils se blessent très fréquemment en portant ; si ces deux chevaux tirent deux mille livres sur deux roues, ils tireront encore plus facilement sur un canal un bateau qui portera vingt-deux fois autant, c’est-à-dire quarante-quatre mille livres ; de sorte que si, pour voiturer certaines denrées par charrette le long d’une rivière navigable à certaine distance, il coûtait vingt deux mille francs, il n’en coûterait que mille francs par bateau.

Il est vrai qu’il y a plusieurs choses à rabattre sur cette épargne. 1° Les chemins par terre sont plus courts. 2° Il y a beaucoup d’endroits en France où il n’y a pas moyen de faire aucune navigation. 3° Il en coûte plus pour nettoyer les rivières et entretenir les portes et les écluses que pour entretenir les chemins. 4° C’est une grande dépense à faire d’abord que de creuser des canaux, mais toutes ces choses déduites, cela n’empêche pas qu’il ne soit visible que si l’épargne d’une sixième partie des voitures vaut au royaume trente millions par an, il n’y eût pour toutes les provinces beaucoup à gagner à multiplier les voitures par eau, et qu’il y avait au moins deux cents pour cent de profit à multiplier la navigation intérieure autant qu’elle pourrait l’être. Les officiers des chemins pourraient être employés à maintenir cette navigation intérieure.

Au reste, qui ne voit que l’État ne saurait gagner soixante millions par an à la réparation des chemins que le roi n’y gagne personnellement à proportion, puisqu’en supposant qu’il prend le dixième ou la dîme royale des revenus de l’État, il augmenterait ce dixième de plus de six millions.

SIXIÈME CONSIDÉRATION
Incommodités des particuliers

Il faut encore compter pour quelque chose dans un grand État les grandes incommodités de ceux qui sont obligés de voyager dans de mauvais chemins. Les carrosses de voiture sont plus de jours en chemin ; ils arrivent souvent bien avant dans la nuit ; les voyageurs souffrent plus longtemps le froid ; ils ont peur dix fois dans le jour de verser, de se blesser, de demeurer en chemin, surtout la nuit ; les équipages se rompent ; les chevaux s’estropient. C’est un accident fâcheux de verser ; il se casse des glaces, on se blesse souvent, et plusieurs sont morts de leurs blessures ; c’est même un grand mal que d’avoir à craindre dix fois en dix lieues un pareil accident ; cependant, que l’on songe que si, à ces dix endroits qui sont dans l’espace de dix lieues, un homme avec son pic ôtait d’un côté un demi-pied de terre ou de cailloutage, en le jetant dans l’ornière opposée, il délivrerait les voyageurs et du mal et de la crainte du versement. Je mets en fait que ces dix endroits ne coûteront point dix heures de travail, c’est-à-dire huit à dix sols au plus pour un an, et il y a tel de ces chemins où il passe un très grand nombre de carrosses par an, police d’autant plus défectueuse qu’il est aisé d’y remédier par des cheminiers appliqués aux petits détails des chemins.

Les incommodités des sujets qui voyagent sont des considérations très dignes d’attention dans un État bien policé : car enfin la force et la richesse d’un État dépendent du grand nombre des habitants ; le grand nombre des habitants dépend, d’un côté du grand nombre des commodités qu’on y trouve et qu’on ne trouve point ailleurs, et de l’autre de ce qu’on ressent moins d’incommodités que dans les États voisins. D’ailleurs plus on voyage commodément dans un royaume, plus il y a de voyageurs étrangers qui sont autant d’habitants passagers ; ainsi la diminution de ces incommodités des particuliers peut passer pour une chose très utile à l’État.

SEPTIÈME CONSIDÉRATION
Les postes et les cabarets

On sait de quelle commodité sont les postes, les chaises de poste, et les bons cabarets ; combien de personnes n’ont que cinq ou six jours à mettre à un voyage, qui n’en font point du tout parce qu’ils seraient trop longtemps en chemin. Trois choses rendent ces voitures chères. 1° Les chevaux souffrent trop à courir dans les mauvais chemins. 2° Les mauvais chemins font qu’on ne peut mettre les chaises sur quatre roues ; ainsi le cheval du brancard et le cheval du postillon portent et tirent en même temps : or cela les ruine bientôt ; et d’ailleurs il faut toujours que l’un des deux soit dans l’ornière, autre cause de leur ruine. 3° Presque personne ne voyage pendant les six mois de mauvais chemins ; ainsi les chevaux des maîtres de poste leur sont à charge n’étant point employés, et il faut qu’ils se récompensent l’été de ce qu’ils perdent l’hiver ; cependant quelle commodité perdue d’aller plus de la moitié plus vite, de choisir les bons gîtes, et de n’avoir point de peur de ruiner ses chevaux : on peut dire que si les chemins étaient beaux, il ne coûterait pas davantage alors à voyager en poste et en chaise, qu’il en coûte présentement pour voyager à cheval, à petites journées ; or quelle différence !

À l’égard des cabarets, n’est-il pas visible que plus il y aurait de voyages l’hiver, plus il y aurait de voyageurs ? Ainsi il y aurait plus de cabaretiers et par conséquent les cabarets deviendraient plus nombreux et meilleurs, ce qui invite un bien plus grand nombre de personnes riches à voyager, nouvelle cause de l’augmentation du commerce.

HUITIÈME CONSIDÉRATION
Magasin des frontières, marches des troupes et de l’artillerie

Il y a beaucoup de magasins qu’il faut faire sur les frontières durant l’hiver, il y a même des marches de cavalerie et d’infanterie qu’il est important de faire faire, ou pendant l’hiver, ou dans des temps pluvieux de l’été : or ces choses dont dépend souvent le salut de l’État sont impraticables, faute de chemins qui soient praticables : l’artillerie surtout n’est presque pas transportable ces jours-là sans pavé. Et quelle incommodité pour les gros équipages d’une armée, combien ces pavés épargneraient de chevaux au roi et aux officiers, et par conséquent combien de fourrages secs ? Les magasiniers font payer au roi au double les denrées, parce qu’il leur coûte le double pour les faire transporter quand les chemins sont mauvais ; l’entrepreneur des vivres en fait autant ; combien d’entreprises importantes manquées par ce seul obstacle d’un mauvais chemin !

Voilà assez de mots, voilà assez de pertes très considérables et très évidentes, voilà d’assez grands profits démontrés pour exciter à chercher quelques remèdes ; je vais en indiquer quelques-uns d’une manière générale dans le discours suivant.


SECONDE PARTIE
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LES MOYENS

PREMIÈRE CONSIDÉRATION
Chemin en campagne

Les grands chemins passent ou sur des terres ouvertes ou non closes, ou sur des terres qui sont closes, soit par des murs, soit par des fossés plantés.

La plupart des grands chemins qui passent par des terres non closes, ou sont bons ou seraient bons, si les bordiers ne labouraient pas trop près du chemin, et cela : 1° parce que les voyageurs prenant aisément ou à droite ou à gauche, il se fait peu d’ornière ; 2° parce que les vents enlèvent fort promptement l’eau de pluie des chemins qui sont en rase campagne et le long desquels il n’y a point d’arbres ; 3° parce que les chemins n’étant point creusés, les eaux n’y prennent point leur cours.

Je sais bien qu’il y a des endroits marécageux, qui sont toujours mauvais, à moins qu’ils ne soient pavés ; mais alors les bordiers ou riverains de ces chemins ne sont pas tenus de faire seuls la dépense nécessaire pour rendre ces chemins commodes ; c’est une dépense qui regarde ou l’élection, ou même la généralité, si c’est un chemin de grand commerce, et qui ne les regarde qu’autant qu’ils font partie de l’élection ; ils en sont quittes pour laisser aux voyageurs toute liberté de prendre dans leurs héritages ou plus à droite, ou plus à gauche, comme il lui plaira. Comme ils ne rendent pas le chemin plus mauvais par des clôtures, ils ne doivent rien de plus pour le rendre bon que ce que peuvent devoir les autres habitants qui n’en sont point bordiers ; mais les mauvais chemins dans les campagnes, ou terres non closes, sont en petit nombre en comparaison des autres.

Il y a aussi des endroits montagneux où la pente des chemins est trop rude ; il y a même des endroits qui demanderaient des chaussées et des ponts ; ainsi l’on voit que ces réparations sont de deux sortes : les unes que doivent les bordiers chacun en son droit soi, les autres que doit le public des habitants de l’élection, bordiers ou non bordiers. En l’état où sont les dettes annuelles et les revenus de l’État, nous savons que l’on ne peut espérer présentement de ce royaume autre chose sinon qu’ils suffisent à payer exactement le courant des charges, et à faire quelques remboursements de choses trop onéreuses à l’État, ou pour retirer des fonds qui sont aliénés à très vil prix ; ainsi il est évident que pour la dépense nouvelle de chemins, il faut faire un fonds nouveau, il faut faire en sorte d’un côté que le roi n’en soit point chargé sur les fonds anciens ; et de l’autre qu’étant employé plus utilement qu’aucun autre, vu le profit de cinq cents pour cent qui en revient, il ne puisse jamais être distrait de l’élection et employé à aucune autre chose moins profitable.

SECONDE CONSIDÉRATION
La réparation due par les bordiers dans les chemins qui sont le long des terres closes

La plupart des mauvais chemins de France passent sur des terres closes à droite ou à gauche, soit par des fossés, soit par des murailles, et les propriétaires bordiers de ces chemins sont toujours tenus seuls ou de réparer et d’entretenir ces chemins, aussi bons qu’ils seraient, si eux ou leurs prédécesseurs, dont ils représentent le droit, n’y avaient fait aucune clôture ni à droite ni à gauche, ou bien d’ôter ces clôtures. C’est le droit public envers les particuliers.

Pour se convaincre qu’ils sont dans cette obligation, il n’y a qu’à faire réflexion que le premier état des terres a été d’être ouvertes et non closes. Le public était donc en possession des chemins, avant que les particuliers eussent fait ni haies, ni fossés, ni murailles le long des chemins : car on ne peut pas supposer que les passants aient abattu ou des murailles ou des haies pour passer et pour faire un chemin où il n’y en avait jamais eu : à l’égard de la prescription, le particulier ne peut jamais prescrire contre le public pour une chose, et dans un cas où l’on ne peut jamais supposer que le public ait cédé ou pu céder son droit à ce particulier, ou à ceux dont il y a le droit. La prescription n’a aucun lieu, quand on justifie l’usurpation ; or ici la clôture est une usurpation évidente à l’égard du public, à moins que le bordier ne rende le chemin aussi commode qu’il l’était avant la clôture. Il est donc certain que les bordiers n’ont pu ni dû clore qu’à une condition tacite, qui est d’entretenir le chemin public aussi commode qu’il était avant la clôture, ou qu’il serait s’il n’y avait aucune clôture d’aucun côté.

Ce principe est plein d’équité, et paraît tel même aux propriétaires bordiers, surtout lorsqu’ils trouvent de mauvais chemins le long des héritages des autres. Or ce principe condamne absolument ces bordiers ou à déclore ou à rendre le chemin aussi commode que s’il n’y avait point de clôture, et ce principe prouve que chaque maison bordière d’une rue doit le pavé là où le pavé est jugé absolument nécessaire pour entretenir la rue praticable.

Mais s’il en est ainsi, dira-t-on, celui qui a son champ en longueur sur un grand chemin sera bien plus malheureux que celui qui n’a que la largeur du sien sur le même chemin ; je réponds : 1° que le même malheur est pour celui qui a son jardin en longueur sur une rue ; il paye pour le pavé plus que celui qui n’a que la face de sa maison sur cette rue ; est-ce une injustice ? 2° La servitude du chemin est une servitude publique plus ancienne qu’aucun titre de propriété, et pour n’avoir pas été connu par l’acquéreur de l’héritage, en est-elle moins servitude ? 3° Vous dont le champ est en longueur sur tel chemin, vous en possédez un autre qui n’a que la largeur sur tel autre chemin ; de sorte que si vous perdez ici plus qu’un autre, vous perdez ailleurs beaucoup moins qu’un autre. 4° La considération d’une perte de vingt livres d’un particulier doit-elle empêcher que l’on ne fasse éviter cent mille livres de perte à mille autres particuliers ? Entre deux pertes inévitables, le législateur ne doit-il pas choisir de préserver les citoyens de la plus grande, et de beaucoup la plus grande, que de les préserver de la plus petite et de beaucoup la plus petite ?

TROISIÈME CONSIDÉRATION
Ce que doivent les bordiers suffira souvent, et ils s’en acquitteront sans grande peine

1° J’ai trouvé que les bordiers n’ont nulle peine à travailler et qu’ils travaillent même volontiers devant leurs héritages quand ils voient leurs voisins en faire autant ; l’espérance qu’ils ont de ne plus souffrir dans les mauvais chemins des autres leur fait entreprendre avec plaisir de rendre les leurs commodes.

2° Ceux qui ont plus d’héritage ont plus de chemins à réparer, mais aussi ils sont plus riches, et les pauvres sont rarement possesseurs d’héritages, ou s’ils en possèdent, c’est très peu ; et quand ce pauvre bordier n’a pour s’acquitter envers le public qu’à employer trois ou quatre jours de son travail par an pour nettoyer les rigoles et pour en jeter les vidanges au milieu du chemin, quand il ne faut que détourner une ravine qui gâte ce chemin, il compte cela presque pour rien ; de même le laboureur bordier qui a une charrette ne regarde pas comme une grande affaire d’employer trois ou quatre jours de sa charrette à charrier des pierres pour raccommoder un trou, pourvu qu’il puisse prendre des demi-journées, des journées dans le temps où il est le moins occupé. Le charretier apportera volontiers des pierres pour le pauvre bordier, pourvu que le pauvre bordier travaille aux rigoles pour le charretier. Ils estiment peu leurs peines dont ils sont les maîtres ; rien ne leur coûte que l’argent comptant à débourser, parce qu’ils en ont très peu ; cependant, avec ces travaux et ces charretées de pierres que chacun ne compte presque pour rien, on va réparer sans murmure les trois quarts et demi des mauvais chemins du royaume.

3° Il est important d’observer que le manœuvre, que le voiturier qui a un cheval, que le propriétaire, que le fermier qui a une ou deux charrettes, trouve le long de l’année plusieurs demi-journées et plusieurs journées sans occupation ; or en employant aux chemins ces demi-journées et ces journées inutiles, ils s’acquitteront sans qu’il leur en coûte rien d’une dette légitime envers l’État, et ne feront que donner pour un grand intérêt public un temps qui leur est inutile pour leur intérêt particulier. Ainsi je n’ai pas de tort quand je soutiens que si dans chaque élection de cent quatre-vingts paroisses les particuliers faisaient chacun en droit soi, pour la valeur d’environ dix mille francs comptant de travail aux chemins, avec les autres dix mille francs du fonds public de l’élection, cela suffirait pour les rendre bons.

4° Deux mauvais endroits suffisent pour rendre une lieue de chemin impraticable ; et qu’est-ce qu’il faudrait de pierres pour raccommoder ces deux endroits ?

5° Ce n’est pas une dépense excessive pour les propriétaires de faire et d’entretenir, chacun en droit soi, des fossés le long du chemin quand il est de largeur compétente ; on jetterait ce que l’on tirerait de ces fossés au milieu du chemin pour l’élever et les eaux s’égoutteraient des deux côtés dans les fossés ; cependant, faute de cette attention, la terre s’imbibe à loisir, devient marécageuse, et le chemin se trouve plein de fange et de trous dangereux pour les équipages et pour les voituriers.

6° Une ravine qu’on ne prend point soin de détourner d’un chemin le rend impraticable ; et avec quinze sols de dépense on pourrait la détourner ; et, détournée, elle engraisserait même souvent les champs où elle se répandrait.

QUATRIÈME CONSIDÉRATION
Les chemins réparés seront facilement entretenus

Il ne faut pas s’attendre que la première année les très mauvais chemins soient entièrement réparés. Tel propriétaire ne pourra souvent apporter cette année que le tiers des pierres nécessaires ; mais c’est beaucoup de les rendre beaucoup meilleurs, et d’être sûr qu’en trois ans les plus mauvais chemins de France seront réparés pour longtemps, et que, vu la quantité de pierres qui seront apportées, les réparations annuelles seront dorénavant très légères et que quantité d’assez mauvais chemins seront presque aussi beaux en hiver qu’en été ; il s’agit présentement de réparer, il ne s’agira dans la suite que d’entretenir.

CINQUIÈME CONSIDÉRATION
Sortes de travaux aux dépens de l’élection

Il est certain, comme je l’ai déjà dit, qu’il y a des travaux qui passent le pouvoir et le devoir des bordiers : tels sont les ponts, les chaussées, la réparation des chemins dans les lieux où il faut ou des pierres ou du pavé, comme dans les lieux marécageux, les zigzags qu’on peut mettre en usage pour montrer et descendre facilement les hauteurs ; alors c’est à l’élection, et quelquefois même à la généralité, à en faire la dépense selon que les chemins sont d’un plus grand commerce. Le roi peut même dans la paix y employer très utilement de l’infanterie, des dragons, des ingénieurs ; les troupes et les officiers y profiteraient, et comme ces troupes seraient déjà payées, ce qu’on leur donnerait de plus, par exemple trois sols par jour aux dépens de l’élection, cela ferait que les ouvrages se feraient à la moitié meilleur marché avec ses troupes que sans ce secours ; ainsi il y aura le double d’ouvrages et les troupes seraient occupées, ce qui serait un autre avantage ; car on sait que des troupes occupées sont beaucoup plus disciplinables ; on peut en faire l’essai aux chemins des environs de leurs garnisons.

SIXIÈME CONSIDÉRATION
Les règlements sur les chemins sont insuffisants

Il n’y a personne qui ne convienne de l’importance et du besoin pressant de ces réparations, mais les obstacles qui se présentent dans l’exécution des règlements anciens rebutent les intendants ; c’est que ces règlements n’ont pas toute la perfection qui leur est nécessaire ; ainsi c’est cette perfection qui fait le sujet de cette recherche. Il manque quelque chose d’important à un règlement, quand il n’indique pas à chacun tout ce qu’il doit, et surtout quand il ne s’exécute pas comme de lui-même.

Autrefois chez les Romains, les édiles avaient l’intendance des chemins et nous voyons dans l’ouvrage de Bergier, par la prodigieuse dépense qu’ils faisaient en chemins, qu’ils en avaient senti la prodigieuse importance ; chez nous les lieutenants des comtes, les vicomtes anciens, étaient voyers ; ensuite les vicomtes modernes eurent la juridiction des chemins, comme une dépendance du domaine royal. Henri II donna cette juridiction aux élus en 1552. Henri III la donna aux officiers des Eaux et Forêts. Henri IV créa un voyer de France en 1559 : ce fut Maximilien de Béthune, duc de Sully, son principal ministre, ce grand homme qui nous a laissé des mémoires si curieux, et qui dans ces mémoires nous a expliqué le fameux projet de son maître qui tend à établir entre les souverains chrétiens un arbitrage, une police générale et permanente pour terminer entre les chefs des nations de l’Europe sans guerre leurs différends futurs ; c’est ce merveilleux projet que j’ai éclairci en trois tomes le mieux qu’il m’a été possible.

Mais je reviens à mon sujet. Henri IV expliqua les fonctions de cette charge en 1606. Mais ce fut en vain : ni le règlement ne suffisait, ni l’officier n’était en pouvoir de le faire exécuter, faute d’un assez grand nombre d’officiers subalternes absolument nécessaires pour le détail et faute d’avoir par ces règlements suffisamment intéressé les officiers à l’exécution. Louis XIII crut que dans chaque généralité les trésoriers de France feraient quelque chose de plus ; ainsi en 1626 il les chargea des fonctions de la voirie ; il étendit leur pouvoir en 1627 et en 1635 mais ils négligèrent de s’en acquitter. On ne leur donnait point assez de règlements ni assez d’officiers subalternes et on ne les intéressait point assez à les faire exécuter ; ainsi les vicomtes reprirent connaissance d’une affaire abandonnée, ils rendaient quelques ordonnances de temps en temps, mais faute d’officiers subalternes intéressés à les exécuter, elles demeuraient sans exécution.

Enfin le roi rendit aux trésoriers de France cette juridiction en 1694, à l’exclusion des vicomtes ; ils nommèrent même dans chaque élection un subdélégué ; mais il ne fait point réparer les chemins, il n’a pas le pouvoir de rien ordonner, il semble qu’il ne soit commis que pour les avertir quand d’autres juges se mêlent d’ordonner quelque chose sur cette matière. Aussi ni les chemins royaux, ni les grands chemins, ni les chemins de traverse ne se sont point ressentis de cet édit ; et à dire la vérité, cette attribution était bien moins une vue du bien public, qu’un prétexte pour faire financer le corps des trésoriers de France. Nos vicomtes résidaient à la vérité sur les lieux ; mais ils avaient d’ailleurs beaucoup d’autres affaires, et celle-là seule peut occuper un homme entier. D’ailleurs il leur fallait plusieurs commis ou cheminiers dans chaque bourg pour faire le détail, et ils n’en avaient point. Le règlement n’y avait pas pourvu ; ainsi il n’est pas étonnant qu’il soit demeuré inutile.

Les trésoriers de France ont fait quelques ordonnances, mais leurs ordonnances sont inutiles au public, faute d’exécution. 1° Ils ne veulent pas désobliger les seigneurs particuliers qui sont bordiers des chemins. 2° C’est une compagnie et l’on sait que les affaires de compagnie sont toujours plus longues et plus difficiles à décider à cause de la multiplicité des contradictions. 3° Il s’agit de faire exécuter une ordonnance, et non pas de délibérer, et comme chaque affaire des chemins est de peu d’importance et provisoire, elle n’a pas besoin d’être traitée par les règles ordinaires de la procédure ; elle serait bien mieux entre les mains d’un seul homme d’autorité tel qu’est l’intendant, pour donner un mouvement libre et aisé à ses préposés en chaque lieu : car on remarque en fait de police comme en fait de guerre que pour l’exécution il faut, afin d’éviter la lenteur qu’amène la contradiction, qu’un seul en ait le soin. Que plusieurs soient consultés pour la construction de la machine, à la bonne heure : mais dès qu’elle est bien construite, qu’un seul soit chargé d’en faire mouvoir tous les ressorts et tout ira à merveille. 4° Les trésoriers de France ne résident pas sur les lieux, ainsi ils sont mal instruits, ils ne souffrent jamais rien des chemins éloignés d’eux. 5° Ils ont trop d’autres affaires. 6° Ils ne sont secourus par aucun voyer, ni par aucun cheminier. 7° Que les chemins soient bien ou mal réparés, ces trésoriers n’en sont ni pis, ni mieux. 8° Ils marchent à trop grand frais ; or il est évident que sans cette résidence, sans cette désoccupation, sans un intérêt particulier, on ne peut pas se promettre d’exécution dans tous ces petits détails qui sont infinis : car tout le succès de cette affaire ne dépend que de petits détails ; d’ailleurs comme chacun travaille à l’envi de son voisin, chaque bordier se dispense volontiers du travail à l’envi l’un de l’autre, quand on voit son voisin oisif impuni de son oisiveté.

Il faut donc un règlement nouveau, qui renferme tous les précédents, qui prévoie encore plus de cas qu’ils n’ont fait, et surtout qui en créant un nombre d’officiers des chemins pourvoie à sa propre exécution ; ainsi pour tout remède nous n’avons besoin que d’un bon règlement, qui ne laisse rien ou presque rien d’important à décider, afin que chacun sache ce qu’il doit au public. Il faut un nombre suffisant d’officiers subalternes, et proportionné au besoin ; car inutilement charge-t-on quelqu’un d’exécuter quelque chose, si l’exécution parfaite surpasse ses forces et souvent parce qu’on lui demande beaucoup plus qu’il ne peut, il fait beaucoup moins qu’il ne devrait ; d’ailleurs il faut autoriser et surtout intéresser suffisamment ces officiers, pour obliger les redevables du public à s’acquitter envers le public, si l’on veut que ce règlement soit toujours bien observé, et que tous les sujets s’acquittent les uns envers les autres de ce qu’ils se doivent mutuellement.

Il faut un ressort perpétuel pour donner un mouvement perpétuel, et l’intérêt perpétuel des officiers, et la punition perpétuelle des défaillants qui servira de récompense aux officiers, est ce me semble le seul ressort perpétuel que l’on puisse employer avec succès dans cette affaire et le moyen le moins onéreux pour le roi et pour l’État dont on puisse se servir. C’est dans cette vue que je vais proposer un projet de règlement et d’établissement.

Les réflexions sont peu utiles au public quand elles ne mènent pas jusqu’au règlement ; les règlements sont peu utiles quand ils ne mènent pas jusqu’à l’établissement ; les établissements sont peu utiles quand ils sont peu durables ; ils sont peu durables quand ils ne se soutiennent pas d’eux-mêmes, et ils ne se soutiennent pas d’eux-mêmes quand les membres ne sont pas suffisamment intéressés à les soutenir.


TROISIÈME PARTIE
PROJET DE L’ÉDIT

TITRE PREMIER
Création des officiers, salaires, privilèges, juridiction

I

Chaque élection ou sénéchaussée, ou bailliage dans les pays où il y a élection, aura un voyer ou un officier pour la réparation des chemins avec provisions du roi sur la nomination de l’intendant, portant pouvoir de juger conformément au présent édit, et ce pour le temps qu’il plaira à Sa Majesté ; il résidera dans la ville principale de l’élection et n’aura point d’emploi qui puisse l’empêcher de visiter les chemins aussi souvent qu’il sera nécessaire ; il sera dans la suite choisi entre les cheminiers et sera destituable ad nutum ; il y aura dans chaque généralité un inspecteur pour les chemins, les canaux et autres ouvrages publics ; il sera choisi ordinairement entre les voyers et servira de secrétaire à l’intendant pour ces matières.

II

Il y aura pareillement dans chaque bourg et ville un sous-voyer ou cheminier, qui servira de greffier et d’huissier au voyer, et destituable ad nutum ; il résidera dans son département et l’intendant le choisira d’entre trois que lui nommera le voyer. Les nobles seront préférés aux roturiers, et ceux qui sauront les mathématiques pratiques, à ceux qui ne les sauront point.

III

Le voyer sera ordinairement choisi entre les cheminiers. Ni les voyers, ni les cheminiers n’auront de gages fixes mais seulement des vacations taxées par l’intendant selon les travaux mentionnés dans leurs procès-verbaux.

IV

Ces vacations seront prises sur le produit des amendes que jugera le voyer contre ceux qui contreviendront, ou sur le fonds des chemins de l’élection si les amendes ne suffisaient pas. Ces vacations ne pourront excéder la somme de mille livres par an pour le voyer, à dix livres par chaque jour utilement employé, et sept cent cinquante livres pour le sous-voyer ou cheminier, à trois livres par jour, et deux mille livres pour le voyer général ou inspecteur, à vingt livres par jour.

V

Le voyer aura pouvoir de condamner les délinquants à l’amende et de liquider les récompenses des bordiers les uns contre les autres. Les appellations des jugements qu’il rendra ressortiront au bureau des trésoriers de France qui seront juges en dernier ressort en cette partie.

ÉCLAIRCISSEMENT

On n’a point jusqu’à présent regardé en France l’affaire de la réparation et de l’entretien des chemins comme une des plus importantes de l’État. Voilà pourquoi nos règlements sur cette matière n’ont ni prévu ni décidé assez de cas ; ils n’ont pas été tous ramassés en un seul corps ; mais ce qui est de plus important, ils n’ont pas assez pourvu à l’exécution de ce qu’ils ordonnaient, en intéressant à cette exécution ceux qui en étaient chargés.

Les lois sur le partage des successions, les lois sur les testaments, les lois sur les donations, enfin les lois d’entre citoyen et citoyen s’exécutent à merveille parce qu’il y a toujours autant de citoyens fortement intéressés à en poursuivre l’exécution que d’autres qui sont intéressés à mettre des obstacles à cette même exécution ; mais les règlements par lesquels le citoyen est redevable envers le public, tels que sont tous les règlements de police, pour les rues, pour les chemins, etc., ces règlements sont toujours sujets à être mal exécutés si ce n’est lorsque il y a quelques citoyens dont l’honneur ou l’intérêt particulier est de poursuivre vivement et surtout constamment le bien du public. Le public ne poursuit rien et l’on sait que les affaires demeurent faute d’être vivement et constamment poursuivies.

Je cherchais dernièrement les moyens de faire réparer un chemin qui est à l’entrée de Valognes du côté de Saint-Pierre ; il est fort creux, souvent très mauvais et si étroit que pendant cinq cents pas un homme à cheval ne peut passer auprès d’un carrosse, de sorte que les charrettes et les carrosses qui se rencontrent sont obligés de reculer fort loin et quelquefois en remontant ; le remède était facile, il n’y avait qu’à ouvrir une haie et faire passer le chemin dans l’héritage voisin, et lui assigner moitié de récompense sur le bordier de l’autre côté ; il y a huit bordiers qui auraient rendu environ quinze sols par an chacun au public ; je dis rendu, car ou ils ne doivent pas faire de fossés, ou ils devraient entretenir le chemin d’une largeur et d’une bonté suffisantes ; j’allai trouver le juge de police qui est aussi subdélégué de l’intendant, maire de la ville et lieutenant général du bailli ; il convint de la chose ; mais il me dit : 1° que cela ne le regardait point ; que s’il ordonnait quelque chose, il se ferait une affaire avec les trésoriers de France qui sont à Caen à vingt lieues de là ; 2° que les ordonnances ne décidaient point si les chemins de bourg à ville étaient grands chemins ; 3° qu’elles ne réglaient point la largeur des grands chemins ; 4° qu’elles ne parlaient point de ce qu’il fallait faire quand ils étaient trop étroits. 5° qu’elles ne disaient point si les bordiers étaient obligés d’ouvrir un passage sur leur fonds ; enfin que les héritages qui bordaient le chemin en question étaient presque tous à un gentilhomme riche et redouté en procès, qu’il ne voudrait pas désobliger, et que quand le roi lui donnerait toute l’autorité nécessaire, il ne voudrait pas une pareille commission. Telle fut à peu près sa réponse et je ne trouvai pas qu’il eût tort.

Effectivement, à moins que d’être assez bien payé pour ne pas craindre de déplaire à cent personnes différentes, peu de gens accepteraient cet emploi pour l’exécuter avec exactitude. Quel remède donc à un mal dont plus de trois mille personnes souffrent plus de dix fois par an ? Car tout ce qu’il vient de Barfleur, de Saint-Pierre, de Cherbourg et de trente paroisses vient par là. Qui de ces trois mille personnes ne dira pas : j’aime mieux souffrir toute ma vie ma part de la peine que cause ce mauvais chemin, que de m’en aller à vingt lieues de là présenter une plainte aux trésoriers de France qui n’ordonneront rien sans procès-verbal de visite, et qui n’en feront point si l’on ne consigne cent francs pour le voyage de l’un d’eux ; de même qui voudra seul s’attirer pour partie ce gentilhomme puissant et plusieurs autres voisins et suivre un pareil procès, et cela pour le public ; trente mille personnes diront la même chose de dix autres endroits dans la seule généralité de Caen, et trois cent mille diront la même chose de cent endroits semblables dans d’autres provinces.

Les règlements de police n’ont atteint leur perfection, ils ne sont utiles que lorsqu’ils se maintiennent tous seuls en vigueur, que lorsque le législateur a trouvé le secret de bien lier, de bien attacher l’intérêt particulier avec l’intérêt public. Ainsi je ne dirai point qu’un règlement est bon s’il est libre à chacun de l’exécuter ou de ne le pas exécuter et quand l’inexécution demeure impunie.

Dans ce projet-ci, l’intendant qui fait plusieurs voyages en hiver, qui aura à sa nomination un grand nombre d’emplois, qui veut tirer facilement les deniers du roi en enrichissant sa province, et qui craindra les plaintes des personnes de qualité qui voyagent, sera suffisamment intéressé à l’exécution de cet édit.

Le voyer et le cheminier qui n’ont point d’appointements fixes et qui ne sont payés qu’autant qu’ils travaillent et qu’ils punissent les défaillants, seront aussi suffisamment intéressés à l’exécution de cet édit ; la crainte d’être destitué d’un emploi lucratif et honorable les intéressera suffisamment à s’en acquitter avec exactitude ; ils ne seront point intéressés d’ailleurs à vexer personne par des amendes injustes puisqu’ils ne profiteraient pas de la vexation et qu’ils auraient outre cela à craindre les plaintes dans une matière où le public même est témoin.

Comme le voyer doit avoir le pouvoir de juger des amendes, d’ordonner des déclôtures, etc., il est nécessaire qu’il ait des provisions du roi.

On ne donne point d’appointements fixes ni au voyer ni au cheminier, parce qu’on a remarqué que chacun se relâche bientôt dans le travail que l’on fait pour le public l’un à l’envi de l’autre, lorsque les appointements sont égaux pour celui qui travaille peu et pour celui qui travaille beaucoup, pour celui qui ne punit point les délinquants de peur de leur déplaire, et pour celui qui les punit de peur de trahir son devoir envers le public. Il est certain qu’à moins qu’on ne voit que le paiement augmente à proportion du travail, la paresse prend bientôt le dessus ; chacun craint de se faire des ennemis gratis et cette crainte se joignant à la paresse qui est naturelle à tout le monde jetterait bientôt dans l’inaction et le voyer et le cheminier.

Comme ces emplois regardent une infinité de petits détails, s’ils étaient érigés en charges vénales avec des appointements fixes on ne pourrait plus destituer les voyers ni les cheminiers paresseux ou fripons sans leur faire leur procès ; ce serait la même chose si on attribuait ces emplois à des officiers en charge, et que ces officiers ne fussent plus destituables ad nutum ; ainsi celui qui ferait mal aurait la même récompense que celui qui ferait bien et bientôt tous feraient mal.

Que le voyer général emploie bien cinquante journées d’été et cinquante journées d’hiver, que le voyer particulier emploie bien cent journées d’hiver et le cheminier deux cent cinquante de son côté tant en hiver qu’en été, cela suffira pour remettre et entretenir tout en bon état.

[Ajout issu de l’édition de 1708]
On m’a objecté que l’on ne ferait point d’édit semblable pendant la guerre, parce que les ministres n’avaient pas le loisir d’examiner autre chose que se qui se rapporte à la guerre.

Mais s’il demeure constant qu’il y aura un grand profit et un grand profit présent, non pas seulement de trente pour cent, mais de huit cents pour cent, nul temps n’est plus favorable pour faire donner un édit si profitable que le temps de la guerre où l’on a besoin des plus petits profits. Or je crois avoir démontré ce grand profit.

Il est visible que de labourer, de porter du fumier sur la terre, d’y jeter de la semence, est une dépense actuelle, et une avance considérable pour les propriétaires et pour les fermiers. Il n’arrive même que trop souvent, par trop de pluie, par trop de sec, par les grêles, par les nielles, que l’on ne recueille presque rien. Cette dépense doit-elle détourner le propriétaire, le fermier de labourer et de semer pendant la guerre ? Cependant le profit du laboureur ne va pas ordinairement à vingt pour cent de l’avance qu’il fait. Abandonne-t-il son travail ? Songe-t-il à s’épargner cette dépense dans un temps de guerre où il est accablé d’impôts, qu’il fait l’avance de la dépense nécessaire pour avoir de l’argent de son blé un an après la dépense ?

Qu’on travaille aux champs l’été, on en recueillera le fruit dès l’hiver suivant, et plus de cent, plus de huit cents pour cent ; mais il y a cette différence que le laboureur peut profiter quand ses voisins ne labourent point ; au lieu que quelques particuliers auront beau raccommoder chacun en droit soi les chemins, si leurs voisins ne travaillent pas de leur côté, les chemins demeurant mauvais en plusieurs endroits, le commerce sera presque également interrompu ; ainsi il faut un édit pour tout le monde, et que tous les intendants veillent également à son exécution dans toutes les parties du royaume si l’on veut que tous les membres agissent et que tous les peuples tirent ces huit cents pour cent de profit.

Ceux qui chargent des vaisseaux pour la mer du Sud, ne font-ils pas des avances considérables et des dépenses certaines pendant la guerre ? Or le profit est bien moins grand et bien moins certain pour eux que celui-ci ne l’est pour l’État.

On m’a dit en second lieu, que si le conseil se détermine à donner cet édit, ce sera dans la vue de créer tous ces emplois en nouvelles charges, que si la Normandie a besoin de près de trente voyers et de trois cents cheminiers, il y aurait dans le royaume environ trois cents voyers et trois mille cheminiers.
[Fin de l’ajout issu de l’édition de 1708, supprimé dans celle de 1715]

Voici des considérations qui peuvent détourner le Conseil de créer ces emplois en charges héréditaires. 1° Il est à propos de faire réflexion que les gens en charge ne sont pas si disciplinables que les commis. On choisit les uns selon leurs talents et l’on ne choisit pas les autres. 2° Non seulement ils ont moins de talents et souvent ils n’ont d’autres talents que leur argent, mais ils manquent même de bonne volonté, ils n’obéissent pas. 3° Pour leur faire exécuter l’édit, ils ont un grand ressort de moins, qui est la crainte d’être destitués ; car on n’interdit des gens en charge que pour des faits graves. Un grand nombre de petites négligences ou d’injustices couvertes de quelque prétexte ne suffit pas pour les interdire. Cependant la multitude des petites négligences suffit pour rendre l’édit mal observé et presque inutile. 4° Les voyers ne voudront pas condamner à l’amende leurs amis, ils n’oseront pas condamner ceux pour qui ils auront de la considération et du respect ; ils craindront même de condamner les criards qui iraient criant : « Pourquoi votre ami ? Pourquoi tel seigneur n’est-il pas condamné à l’amende comme moi ? » Et cependant, par ces considérations, voilà dans toutes les voiries bien des endroits non réparés. 5° Ces voyers, par animosité, par vengeance, condamneront à la petite amende lorsqu’il n’y aura pas lieu, condamneront à la grosse lorsqu’il n’y écherra que la petite ; enfin ils feront faire des vendues rigoureuses et des frais dont ils pourraient exempter les défaillants, au lieu que les commissionnaires pourraient être facilement destitués pour plusieurs négligences ou pour les moindres vexations.

J’ai examiné si ce n’était point créer trop de cheminiers, que d’en mettre un dans chaque bourg et j’ai trouvé que d’ici à cinq ou six ans chaque cheminier aurait plus de besogne qu’il n’en pourrait faire, eu égard à l’état présent des chemins. Par exemple le département de Saint-Pierre aura dans ses dix-huit paroisses environ neuf lieues carrées, et dans chaque lieue carrée dix lieues de long en chemins qui se croisent ; j’en ai fait la supputation dans la lieue carrée des environs de Saint-Pierre, ce serait donc plus de quatre-vingt-dix lieues de chemins à visiter par an. Or si l’on met seulement dix personnes par chaque lieue en longueur, à qui l’on ait à faire pour quelqu’un des articles du devoir des bordiers, cinq de chaque côté du chemin, ce qui est très peu, attendu le mauvais état de nos chemins, ce sera cependant plus de neuf cents personnes à qui le cheminier aura affaire le long de l’année, sans compter le temps qu’il emploiera à rectifier ses cartes, à faire placer et entretenir les guidiers et les inscriptions, à faire faire des brèches, à arrêter les mémoires des fermiers, à faire le recouvrement des amendes, etc., toutes choses cependant absolument nécessaires si l’on veut que l’édit soit bien exécuté et les chemins tous les ans bien réparés l’été pour l’hiver.

Il faut que dans ce seul petit département de dix-huit paroisses, dans cette seule cheminerie il y ait plus de mille personnes à mettre tous les ans en travail pour réparer chacun, en droit soi : or est-ce trop qu’un homme pour en mettre mille en travail ? Est-ce trop que quatre-vingt-dix hommes pour mettre tous les ans en mouvement quatre-vingt-dix mille hommes dans la généralité ? Ce qui est à craindre au contraire c’est qu’un seul ne suffise pas pour un si grand nombre, à moins qu’il ne soit fort laborieux et fort expéditif.

Il pourra arriver, m’a-t-on dit, que dans dix ou douze ans les chemins seront devenus si commodes en hiver qu’il n’y aura plus assez d’amendes dans l’élection pour payer le voyer et les cheminiers ; je réponds que cela n’est pas facile à croire ; mais alors on pourra réduire le nombre des cheminiers à proportion des amendes ; ce qui est de sûr c’est que l’on ne peut avoir trop d’attention à cette proportion puisque, par des punitions aussi petites que ces petites amendes, on apporte à l’État un profit si considérable.

Rien n’est plus raisonnable dans le fond, que de proportionner le nombre des officiers au besoin que l’État en peut avoir, et de n’assurer le paiement du médecin qu’à proportion de son succès. Or ici le succès se montrera et sera sensible par la diminution du nombre des amendes.

Il est à propos que ces officiers trouvent plus de difficultés à être payés sur le fonds de l’élection et plus grand que sur le fonds des amendes, parce que s’ils étaient sûrs d’être aussi sûrement payés sur les deniers de l’élection, ils ne voudraient pas se faire des ennemis en jugeant des amendes et en les faisant payer régulièrement. D’ailleurs les officiers feraient beaucoup de visites dans des chemins bien réparés et où il n’y aurait nulle amende à juger, et seraient ainsi payés d’un travail inutile au public.

Si l’on prenait sur l’élection pour payer les officiers et non sur les délinquants, les innocents paieraient pour les coupables. Or dans un État bien policé, il faut toujours que le traitement de celui qui prend sur lui pour obéir exactement aux règlements soit fort différent du traitement que recevra celui qui ne veut pas s’y assujettir et qui compte pour rien de les transgresser.

Je n’ai point attribué aux cheminiers des villes d’inspection sur le pavé, sur les boues et lanternes, mais seulement l’inspection des chemins des environs de la ville ; c’est qu’il m’a paru qu’il y a un assez bon ordre dans les villes que je connais, et qu’il n’y a qu’à l’entretenir. Enfin s’il manque quelque chose à certaines villes, il sera facile à l’intendant d’y pourvoir avec le secours des voyers.

TITRE SECOND
Fonctions de l’inspecteur et du voyer

I

L’inspecteur des chemins fera ses visites moitié en hiver moitié en été, pour rendre compte à l’intendant des voyers et des cheminiers, et des travaux publics qu’il dirigera.

II

Le voyer accompagné du cheminier, et sur ses mémoires, fera ses visites pendant les mois entiers de décembre, de janvier, de février et de mars, pour juger les amendes et faire procès-verbal des ouvrages qui tombent en charge à l’élection ; les chemins les plus fréquentés seront préférés pour la plus prompte réparation aux chemins moins fréquentés, quoique recommandés par gens de considération.

III

Quand il fera descente sur les lieux requis par les parties contestantes il sera payé aux dépens de la partie qui décherra.

IV

Il aura soin de faire bien entretenir les ponts, chaussées et pavés par les seigneurs péagers et autres qui y sont obligés, et à l’égard des pavés et autres endroits non pavés qui seront employés sur l’état de l’élection, arrêté par l’intendant sur l’avis de l’inspecteur, il enverra dans le mois de mai procès-verbal à l’intendant des travaux les plus pressants afin qu’il y soit incessamment pourvu par adjudication si le travail est considérable ou par mémoire d’ouvriers si le travail ne passe point deux cents livres.

V

Il fera de même nettoyer ou élargir les petites rivières et ruisseaux dont les débordements rendront les chemins impraticables, et fera réparer les digues qui seront nécessaires à cet effet, soit aux frais des riverains, soit aux frais de l’élection, selon qu’il en sera ordonné par l’intendant.

VI

Dans les bourgs, les jours de marché, chacun sera tenu de faire balayer, en sorte qu’il n’y ait aucun fumier amassé ni rien de malpropre devant sa maison et son enclos, et de faire ôter le bois, les pierres et autres choses qui diminuent le chemin, à peine de quatre livres d’amende, et à cette fin le voyer fera visiter de temps en temps les bourgs de sa voirie les jours de marché par le cheminier et les visitera quelquefois lui-même.

VII

Le cheminier donnera par écrit et fera publier le jour de marché de chaque cheminerie, huit jours avant la visite du voyer, le jour et la partie du jour avant ou après midi qu’il passera sur chaque paroisse, afin que les intéressés puissent s’y trouver pour être présents, et à la visite et au jugement des amendes ; il ne fera point de visite dans les grandes gelées.

ÉCLAIRCISSEMENT

Une preuve que les fonds pour les chemins, ponts et chaussées doivent demeurer dans chaque élection entre les mains d’un trésorier particulier, c’est ce que l’on voit dans les provinces d’état comme en Languedoc ; la province ordonne et paye les travaux ; cela fait que ces ponts et chaussées y sont incomparablement mieux entretenus que dans les autres provinces où le fonds ne demeure pas sur le lieu entre les mains d’un trésorier à ce exprès député ; aussi tout y est négligé. À deux lieues aux environs de Carentan, par exemple, il y a sept chaussées presque toutes ruinées ; Pont d’Ouves, La Fière, le Chef du Pont, la Sangsurière, Pierrepont, Pont l’Abbé, Amanville. Cependant c’est le pays de Normandie le plus gras et le plus abondant, et en même temps c’est le pays de Normandie où il y a le moins de commerce pendant six ou sept mois de l’année ; s’il y avait quelque fonds entre les mains du trésorier des chemins dans cette élection, on éviterait à peu de frais une perte très considérable ; et il en est de même dans toutes les autres élections du royaume.

Le voyer de Valognes aura onze départements à visiter en quatre mois : décembre, janvier, février, mars ; ce fera à peu près onze jours pour chaque département qui sera composé de plus de quinze paroisses ; ces onze jours suffiront pour voir ce que le cheminier lui montrera de plus important, c’est-à-dire les plus mauvais chemins ; mais aussi ce n’est pas trop.

Il est bon que les intéressés aux chemins puissent être avertis du jour et de l’heure de la visite du voyer, cela fera divers bons effets. 1° Le voyer, par la crainte des témoins, n’osera juger une amende si elle n’est bien fondé ; ainsi il n’y aura point de vexation à craindre de sa part, et puis les amendes étant légères, la vexation serait peu de chose. 2° Cela obligera les bordiers à avoir plus d’attention à leurs devoirs et même à faire quelque travail dans la semaine lorsqu’ils craindront l’amende.

L’article du nettoiement des rivières et des ruisseaux qui traversent les chemins semble empiéter sur la juridiction des eaux et forêts ; mais, de deux choses l’une : ou ces juges y donneront bon ordre, et alors le public sera bien servi et le voyer ne fera rien de leur charge ; ou bien ils le négligeront, et alors quel tort leur fait-on de faire exécuter par le voyer pour l’utilité publique ce qu’ils ne se soucient pas d’exécuter eux-mêmes ?

Le roi pourrait ordonner par le règlement à l’inspecteur et aux voyers de donner leur avis à l’intendant sur ce qui sera nécessaire pour perfectionner la navigation dans leur département, et de faire ensuite exécuter ce qui aura sur cela été ordonné.

TITRE TROISIÈME
Fonctions du cheminier

I

Le cheminier visitera les chemins des environs de bourg ou ville, jusqu’aux bornes du département voisin.

II

Les bornes de chaque cheminerie seront réglées par l’intendant sur les distances qui seront mesurées par toises.

III

Après la visite du voyer et les amendes jugées et publiées en chaque paroisse, il fera travailler huit jours après à faire des brèches suffisantes aux haies et murailles, vis-à-vis les chemins non réparés, et les ouvriers qu’il emploiera seront payés sur l’exécutoire du voyer par les condamnés.

IV

Tout passant, ou autre particulier, quinze jours après la lecture des amendes dans chaque paroisse, s’il n’y a brèche faite vis-à-vis le mauvais chemin dans chaque paroisse, sera autorisé à porter sa plainte au voyer, et le contrevenant condamné aux dépens du plaintif.

V

Si le bordier relève la brèche avant que d’avoir fait la réparation, il sera condamné à cent livres d’amende : le cheminier pourra se servir du bois des brèches abattues pour consolider le fond de la brèche.

VI

Il fera diverses visites dans les mois où l’on travaillera le plus aux chemins pour diriger les ouvriers. Sur les grands chemins en campagne il fera planter de demi-quart de lieue en demi-quart de lieue deux ormes ou autres arbres à haute tige vis-à-vis l’un de l’autre des deux côtés du chemin, aux frais des propriétaires, à l’endroit marqué par l’ordonnance du voyer qui leur sera signifiée : ces arbres en temps de neige serviront de balise aux voyageurs pour les empêcher de s’égarer. Ces balisiers ne seront ni coupés ni élagués et on les fera remplacer s’ils venaient à tomber.

VII

Il aura soin de faire mettre dans tous les carrefours de son département un poteau croisé ou guidier, sur le modèle qu’en donnera l’intendant, pour guider les voyageurs et pour leur montrer les chemins de ville à ville, de bourg à bourg, de clocher à clocher. Il entretiendra en bon état les bras et l’écriture des guidiers ; l’intendant en taxera le prix et le cheminier s’en fera payer par égales portions sur les propriétaires bordiers du dit carrefour et paiement accordé sur les fermiers sauf leur recours.

VIII

Il mettra au bout de chaque ligne deux chiffres, le premier plus grand marquera les lieues du bourg ou ville à l’autre ; le second plus petit marquera les demi-quarts de lieues, et cela seulement après que le chemin aura été mesuré par toises par le dit cheminier, à raison de deux mille deux cent quatre-vingt deux toises, quatre pieds huit pouces pour chaque lieue commune de France de vingt-cinq au degré.

IX

Le cheminier de la ville où il y aura généralité ou parlement fera écrire à chaque bout de rue le nom de la rue et entretiendra l’inscription au frais des propriétaires qui font le coin des rues, et paiement accordé sur les locataires sauf leur recours.

X

Aux ponts, chaussées, et pavés qui seront faits ou réparés aux dépens du public, le cheminier fera mettre une inscription en pierre de taille qui portera l’année de la réparation, le nom de l’intendant, du voyer et du cheminier, et il aura soin de conserver et de réparer les anciennes inscriptions de cette espèce. Il fera aussi insérer ces inscriptions dans le registre des travaux de la voirie de l’élection.

XI

Il rendra compte de ses visites au voyer de son élection afin de le déterminer à visiter le plus important et le plus pressé, et pour cela il aura un registre au commencement duquel sera une carte générale de son département où seront les chemins de clocher à clocher, et plusieurs cartes particulières où seront les chemins de hameau à hameau, avec les séparations des fossés, et vis-à-vis seront mis les noms des propriétaires.

XII

Chaque syndic sera tenu de lui nommer le long des chemins de sa paroisse les fermiers et propriétaires bordiers : ce syndic aura trente sols pour cette indication, ce qui sera payé par le cheminier qui en sera remboursé sur l’ordonnance de l’intendant.

XIII

Il donnera au voyer deux copies des dites cartes, l’une pour lui, l’autre pour l’inspecteur des chemins ; les voyers et cheminiers laisseront leurs registres et leurs cartes à leurs successeurs, ou au moins copie d’eux certifiée.

ÉCLAIRCISSEMENT

Les cartes qu’auront l’inspecteur et le voyer seront d’une grande commodité pour entendre les plaintes qu’on leur fera de bouche ou par écrit, et pour y faire donner ordre promptement par chaque cheminier.

Ces cartes, pourvu qu’elles soient mesurées exactement, seront aussi d’une grande utilité pour les géographes de France et pour former les cartes particulière des frontières et du reste du royaume. Il n’y a point d’arpenteur dans un canton qui, avec une boussole, ne puisse dresser une carte des chemins d’une paroisse, et ces arpenteurs seront préférés à tous autres pour être cheminiers ; l’intendant taxera au cheminier vingt livres ou environ pour chaque carte d’une lieue carrée ; il y aura des chiffres vis-à-vis du chemin dans chaque pièce de terre ou enclos et des listes où seront marqués ces chiffres par renvois, pour savoir les noms et demeures des propriétaires ; et comme les propriétaires changent, il donnera un registre de ces changements tous les dix ans au greffe de la voirie.

Pour peu que l’on ait voyagé, on comprendra aisément que les guidiers seront d’un grand soulagement aux voyageurs, surtout dans les mauvais temps où l’on ne trouve personne dans les champs pour enseigner le chemin ; souvent même les paysans s’expliquent mal et multiplient les doutes ; cependant, faute de ce secours, on s’arrête, ou bien on s’égare, et un guidier qui coûtera à chaque bordier du carrefour dix ou douze sols en dix ou douze ans épargnera à dix mille personnes dix mille incommodités que chacun rachèterait assez cher si elles pouvaient se racheter.

Ce sera même un amusement et un délassement pour les voyageurs de voir sur chaque guidier précisément ce qu’ils ont fait de chemin et ce qui leur en reste à faire, à demi-quart de lieue près ; c’est une beauté pour le royaume que la mesure de la lieue soit uniforme dans toutes les provinces ; cela donnera peut-être envie d’y établir l’uniformité dans les poids et dans le reste des mesures.

Il est à propos que l’intendant fasse faire un modèle pour la hauteur du guidier, pour montrer ce qui sera enterré, ce qui sortira de terre, la grosseur et la façon de l’écriture. Il faut le fond blanc et l’écriture noire, le tout en huile.

Ce sera de même une grande commodité pour les grandes villes que le nom de chaque rue soit écrit, et il n’en coûtera pas dix sols en dix ans à chaque propriétaire des maisons de chaque carrefour.

Il n’y a personne qui ne compte pour quelque chose d’être regardé comme bienfaiteur du public ; mais il ne siérait pas à ceux qui ont procuré des ouvrages publics de se dresser eux-mêmes des inscriptions, et c’est pour cela qu’il est de l’intérêt du roi et de l’État de mettre en œuvre le ressort de la gloire et de la bonne gloire et d’ordonner que ces inscriptions soient faites bon gré mal gré, afin d’encourager les principaux moteurs de l’ouvrage à l’entreprendre, à le poursuivre et à le finir ; ils seront ainsi récompensés pendant leur vie et leurs parents jouiront dans la postérité d’une distinction juste qui ne coûte rien au public et qui lui apportera de très solides avantages.

Je n’ai eu garde d’oublier le nom du cheminier car ce petit soin le regardera dans l’exécution, et chacun selon son état cherche avec ardeur la distinction entre ses pareils.

On m’a demandé si au lieu d’un cheminier ou sous-voyer pour dix-huit paroisses ou environ, il ne serait pas plus à propos de donner la commission à chaque syndic de paroisse et de les récompenser de leurs vacations. Mais 1° c’est multiplier les officiers de dix-huit pour un. 2° La plupart des syndics n’ont pas les qualités nécessaires. 3° Ils auraient bien plus de ménagements pour les uns, et plus de désir pour tourmenter les autres dans leurs paroisses. 4° La récompense de leurs vacations serait un très grand travail pour l’intendant et pour l’inspecteur des chemins. 5° Si cette commission était attribuée aux syndics par édit, l’intendant ne pourrait pas destituer ceux qui malverseraient ou qui seraient négligents.

TITRE QUATRIÈME
Largeur des chemins

I

Le chemin royal est le chemin le plus court de maison royale à maison royale, où le roi a coutume de faire quelque séjour chaque année. Le chemin le plus court des villes qui ne sont éloignées que de dix lieues de Paris, pour arriver à Paris, ville royale et capitale du royaume, est aussi chemin royal ; ce chemin aura douze toises de large lorsqu’il ne sera point pavé.

II

Le chemin le plus court de marché à marché sera censé grand chemin, il aura six toises de large entre les haies, si ce n’est qu’il fût ou pavé ou ferré et commode en tout temps ; ce même chemin aura douze toises dans les bois, et cela en considération de la sûreté publique.

III

Le chemin de traverse de village à village et de village à bourg aura trois toises entre les haies et ne pourra avoir moins, si ce n’est qu’il fût ou pavé ou ferré et commode en tout temps.

IV

Si ces chemins en quelques endroits sont plus larges que de soixante-et-onze, trente six et dix-huit pieds, les bordiers ne les rétréciront point, mais les laisseront de leur ancienne largeur, à moins qu’ils ne fussent pavés.

ÉCLAIRCISSEMENT

J’ai consulté plusieurs coutumes sur la largeur des grands chemins, sur ceux qui doivent être appelés royaux et grands chemins ; il me paraît raisonnable que les chemins de Paris à Versailles, à Fontainebleau, de Meaux à Paris, par exemple, soient appelés royaux, et que ceux qui mènent de marché à marché, c’est-à-dire à un lieu où il y a toutes les semaines grand concours de peuple, de marchands et de marchandises, de chevaux et de charrettes, tels que sont les bourgs où il y a marché, sur lesquels les voleurs attendent les marchands, soient appelés grands chemins.

À l’égard de leur largeur, j’ai pris un milieu entre diverses coutumes et divers règlements, qui est six toises. On pourrait en réserver deux toises pour les deux fossés ou rigoles qui seraient des deux côtés faites en talus pour recevoir les eaux du chemin qui serait rehaussé en talus des terres que l’on tirerait de ces deux rigoles ; car pour faire un bon chemin, et sec, il suffit souvent qu’il soit élevé et en talus, de sorte que l’eau, au lieu d’y séjourner, s’écoule dans les rigoles. Les quatre toises serviraient de chemin, et si l’on en pavait sept pieds de large, ou que l’on se contentât d’y jeter des pierres, il serait toujours à propos de laisser les deux côtés du pavé en terre, parce que l’été on aime mieux marcher sur la terre que sur le pavé ou sur le ferré ; il faut d’un côté ménager le terrain des propriétaires, et de l’autre avoir égard à la commodité des voyageurs et à la facilité du transport.

Je ne crois pas que l’on doit négliger les chemins des villages ; le commerce entre les villages fait et soutient seul le commerce des bourgs ; celui des bourgs soutient le commerce des petites villes ; celui des petites villes fait et soutient seul le commerce des capitales des provinces et de la capitale du royaume ; ainsi les chemins de village à village qu’on appelle chemins de traverse ne doivent pas être plus négligés que ceux de ville à ville, parce que plus le nombre des villages est grand à proportion des villes, plus ce qu’il leur importe doit donner d’attention ; il y a moins à faire parce que ces chemins sont moins fréquentés, mais ce peu qu’il y a à faire pour les rendre praticables ne laisse pas, à cause de la très grande multitude, d’être très important.

TITRE CINQUIÈME
Obligations des bordiers

I

Les bordiers, soit propriétaires, soit usufruitiers, seront tenus de donner aux chemins la largeur ci-dessus prescrite.

II

De remplir les grandes ornières et d’empêcher qu’il ne s’en fasse de six pouces de profondeur en hiver ; et à cet effet d’apporter l’été des pierres et du caillou à suffisance dans le milieu du chemin, d’aplanir le tout et d’en apporter assez pour que le milieu en soit tout garni à la largeur de sept pieds.

III

De faire que les pierres ne sortent jamais plus de deux pouces, l’une au-dessus de l’autre, si ce n’est en pente douce.

IV

D’aplanir les petites banques ou hauteurs qui excéderont huit pouces de hauteur.

V

De tenir le milieu des grands chemins plus haut d’un pied que le bord des rigoles.

VI

D’entretenir de chaque côté ces rigoles profondes de deux pieds en pente douce, et larges de six pieds dans les grands chemins pour l’écoulement de la pluie.

VII

De détourner les ravines et de leur donner de l’écoulement, afin que le terrain du chemin puisse devenir plus solide, plus sec, et qu’il ne fasse jamais d’amas d’eau en hiver de hauteur de six pouces.

VIII

D’ôter les arbres des fossés qui pencheraient sur le chemin, les branches qui déborderaient à la hauteur du passage, et tous les arbres qui diminueront la largeur du chemin ci-dessus prescrite.

IX

D’ôter les roches ou grosses pierres du chemin, ou de les enfouir en les garnissant tout autour de pierres et de terre en talus, en sorte que les charrettes passent commodément par-dessus, et qu’elles n’excèdent jamais que de deux pouces le reste du chemin, si ce n’est en pente adoucie.

X

De ne point fermer leurs héritages le long d’un grand chemin qui passe sur une hauteur, qu’en laissant libre un terrain suffisant pour y conduire commodément le chemin en zigzags d’une toise de pente sur douze toises de longueur, et de faire des trouées dans leur haies et dans leurs murailles, afin que les rigoles portent les eaux hors du chemin, sauf le dédommagement sur l’élection.

XI

Celui qui ne sera bordier que d’un côté du chemin, ne sera tenu de réparer que la moitié du chemin, et l’autre bordier l’autre moitié, chacun de son côté, à moins qu’il n’y eut titre au contraire ; ainsi là où il faudra des pierres, il n’en devra que la largeur de trois pieds et demi.

XII

Les bordiers des chemins en campagne ou en terres non closes ne seront tenus de la réparation, si ce n’est lorsqu’ils laboureront trop près du chemin ; celui qui rendra toujours sa terre déclose ne sera sujet à aucune amende pour réparation ; mais s’il l’a tenue close dans l’hiver, il y sera sujet.

XIII

Le propriétaire ou usufruitier pourra planter des haies et des chênes, des ormes et autres arbres dans ses haies le long du chemin lorsqu’il sera bien réparé, et ils pourront être conservés tant que le chemin sera maintenu en bonne réparation.

XIV

Le possesseur à titre de bail emphytéotique sera tenu des réparations des chemins comme s’il était propriétaire incommutable.

ÉCLAIRCISSEMENT

J’ai ramassé dans cet article tout ce que j’ai trouvé dans les ordonnances anciennes et modernes et ce que j’ai pu imaginer de mon côté pour rendre les chemins commodes, et comme c’est un des principaux articles, j’espère que ceux qui liront ce mémoire et à qui il viendra quelque nouvelle vue utile, voudront bien me la communiquer, afin que j’en puisse faire profiter le public.

Les chemins ne passent guère par des hauteurs au-dessus de cent toises et même la plupart des hauteurs n’ont pas cent pieds. Or supposé que le chemin en zigzags ait un demi-pied de pente sur six pieds, la montée ne sera pas trop rude, ni la descente trop précipitée ; et cependant pour monter cent toises de haut, c’est-à-dire trois fois aussi haut que les tours de Notre-Dame-de-Paris, il ne faudra que mille deux cent toises de zigzags, c’est-à-dire un peu plus d’une demi-lieue. Avec le secours de ces zigzags, les chevaux des charrettes et des carrosses auront bien moins à souffrir, et comme les eaux s’écoulent promptement dans les terres voisines du chemin, à cause de la pente et des rigoles, les ravines ne gâteront plus les chemins, et ils se conserveront aisément toujours beaux ; mais ces zigzags et les autres chemins nouveaux se feront aux dépens de l’élection et les particuliers seront pour ces nouveaux chemins dédommagés par le public.

On m’a dit qu’il serait à propos que les bordiers travaillassent tous en même temps.

Mais 1°, si chaque bordier répare bien sa moitié, quoiqu’en divers temps le long de l’année, le tout sera bien réparé pour l’hiver.

2° Si vous ôtiez aux bordiers la liberté de choisir leur semaine, leurs jours, vous leur feriez souvent un grand préjudice pour leurs charrois pressants, soit pour leur labourage, soit pour leurs voyages, soit pour des travaux qu’ils ont pris à tâche ; enfin vous les incommoderiez souvent par rapport à leur santé et à l’état de leur chevaux.

3° Ils ne pourraient pas employer les jours, les demi-jours qu’ils trouvent inutiles le long de l’année, et ce serait faire ainsi un tort considérable à un nombre infini de bordiers.

On m’a dit encore que le milieu des chemins qui doit être ferré ou pavé, devrait être de quinze pieds de large au lieu de sept, afin que les charrettes puissent passer l’une auprès de l’autre sans s’accrocher, et en demeurant sur le ferré ou sur le pavé.

Je réponds 1° qu’il est vrai qu’il serait à souhaiter que ce milieu fut de quinze pieds au lieu de sept ; mais il faut avoir égard à la dépense, et c’est une moitié de différence qui serait très considérable.

2° Quand deux charrettes se rencontrent, pourvu que chacune ait une roue sur le ferré, elles ne souffrent pas.

3° Comme il est rare qu’elles se rencontrent précisément au même endroit où d’autres viennent de se rencontrer, elles ne feront point d’ornières sur le non-ferré et sur le non-pavé.

Comme il est à propos que chacun sache ce qu’il doit, il faudrait qu’il y eût toujours chez le voyer des exemplaires de l’ordonnance, afin que chacun pût en acheter à bon marché.

TITRE SIXIÈME
Récompense entre les bordiers

I

Lorsque le chemin pourra être élargi des deux côtés également et commodément pour le public, chaque bordier l’élargira de son côté, si mieux ils n’aiment convenir entre eux de la récompense de celui qui mettra tout l’élargissement sur son fonds, payable par celui qui n’élargira point de son côté.

II

Mais lorsque le terrain ne le permettra pas, soit à cause d’un grand dommage d’un particulier, soit à cause de l’utilité publique, le bordier propriétaire sur lequel sera pris du terrain pour élargir le chemin, aura sa récompense de moitié du terrain et de moitié des frais du fossé nouveau sur le bordier opposé.

III

Le voyer fera l’estimation sans frais sur le rapport des experts qu’il nommera sur le lieu, pour la valeur de la moitié du fonds et de la moitié des fossés à faire, et donnera l’exécutoire pour les frais des nouveaux fossés, selon la part que chacun en devra porter, et si le reste de la somme est au-dessus de soixante livres, elle sera censée constituée par le même exécutoire au denier établi dans la province, et pourra être remboursée toutes fois et quantes soixante livres à chaque fois.

IV

En cas d’appel de l’estimation, si celui qui la soutient déchoit, il ne paiera que le déboursé des procédures ; mais si celui qui s’en plaint déchoit, il paiera les dépens entiers.

V

Lorsque l’on portera un chemin par un autre endroit, soit pour éviter une montagne difficile, soit pour éviter un passage marécageux, soit pour quelque autre considération légitime, les bordiers sur lesquels on prendra le chemin seront dédommagés par le public.

VI

L’intendant seul pourra ordonner un chemin éloigné de l’ancien, et ce sur le procès-verbal de l’inspecteur et du voyer, et après y avoir appelé les intéressés par publication aux paroisses, sur lesquelles doit passer le chemin.

ÉCLAIRCISSEMENT

Ce sera proprement ce titre qui pourra donner occasion d’appeler au tribunal des trésoriers de France, à cause de l’estimation du voyer qui pourrait n’être pas exacte et se trouver trop favorable pour l’une des parties.

J’ai rendu le parti de l’appelant un peu moins favorable afin de le détourner d’appeler, en ce que c’est plutôt la faute du voyer que la sienne si l’estimation n’est pas bien faite. Quoiqu’il faille viser le plus près que l’on peut à la vérité et à l’équité, le législateur doit, autant qu’il est possible, abréger la procédure, sûr que si l’un des citoyens est lésé en pareil cas, l’État n’en souffre rien, puisqu’un autre citoyen profite de la perte entière que fait l’autre ; au lieu que s’ils perdaient beaucoup de temps et d’argent à plaider, l’État en souffrirait, puisqu’ils emploieraient ce même temps et ce même argent à quelque chose d’utile à l’État, comme à mieux cultiver leurs terres et à rendre leurs autres affaires meilleures qu’elles ne sont. Il faut même compter pour quelque chose le temps que les plaideurs font perdre aux juges, aux avocats et autres gens d’affaires : car j’appelle temps perdu pour l’État le temps qui ne lui rapporte aucune utilité.

TITRE SEPTIÈME
Amendes

I

Les amendes pour les réparations des chemins ne pourront être encourues qu’après la lecture et la publication du présent édit, faite une fois chaque année par le cheminier en mai, juin et juillet, au marché de chaque cheminerie, et l’imprimé donné au syndic qui en donnera son récépissé.

II

Le fermier ou métayer bordier sera tenu de réparer le chemin mais il lui sera tenu compte de son travail et de sa dépense par le propriétaire ou usufruitier, à moins que ce fermier ne fut chargé spécialement par son bail des réparations des chemins, et il sera seul condamné personnellement à l’amende, sans aucun recours sur le propriétaire, mais en cas d’insolvabilité du fermier, le propriétaire répondra de l’amende.

III

Ces amendes seront au moins de vingt sols et ne pourront excéder quatre livres pour une année contre le même, pour un endroit d’un grand chemin contenant deux perches de long.

IV

Le cheminier fera lecture à l’issue de la grand-messe de chaque paroisse du rôle des amendes où seront condamnés les habitants de la paroisse, et en donnera copie au syndic.

V

Si le condamné ne répare pas le chemin dans la quinzaine, le cheminier pourra mettre des ouvriers au frais du condamné, mais seulement quand la réparation sera jugée par le voyer importante et pressée.

VI

Le fermier fera arrêter par le cheminier son mémoire de dépense dans six semaines du jour de l’ouvrage commencé en fournissant le certificat des ouvriers et charretiers, faute de quoi le dit fermier n’en pourra demander compte et le dit cheminier aura pour chaque arrêté cinq sols par rôle.

VII

Les sous-fermiers des terres domaniales feront faire les réparations des chemins où le roi sera bordier ; il en sera tenu compte par les fermiers généraux pour ce bail-ci seulement, parce que les dites réparations passeront à leur égard après ce bail pour charges locales de fermier occupant.

VIII

Si le chemin est praticable et commode lors de la visite du voyer, quoiqu’il y ait quelques articles du devoir des bordiers mal observé, le bordier ne sera pas pour cela condamné à l’amende.

ÉCLAIRCISSEMENT

Il m’a paru que pour n’avoir point à attaquer directement les grands seigneurs et pour mettre aisément tout le monde en mouvement, il n’y avait qu’à condamner les fermiers seuls à l’amende ; car, d’un côté, comme ces fermiers sont sûrs d’être remboursés de leur dépense en diminution de leur bail, ils travailleront incessamment pour ne pas risquer de se faire condamner personnellement à l’amende. De l’autre, le propriétaire qui craindra que son fermier ne fasse allouer par le cheminier un écu de plus qu’il ne lui en coûterait si lui-même en prenait le soin, fera travailler incessamment par ses ouvriers ; et cette crainte d’une perte qui agitera et le fermier et le propriétaire, tournera ainsi au profit du public ; d’ailleurs le fermier se portera d’autant plus volontiers à réparer qu’il profite lui-même de la commodité des chemins réparés.

Le voyer et le cheminier auront moins à craindre le ressentiment des seigneurs lorsque l’amende tombera sur leurs fermiers, et ça a été ma principale vue de diminuer la crainte que peuvent avoir les officiers, afin que la loi pût s’exécuter avec plus d’exactitude.

On m’a objecté qu’il serait mieux au lieu d’amende que le voyer fit travailler au chemin par le cheminier aux dépens du propriétaire contrevenant.

Je réponds 1° qu’il fera quelquefois travailler dans des occasions pressantes, importantes.

2° Le cheminier ne pourrait jamais suffire à faire faire tous ces travaux.

3° Il pourrait faire souvent des friponneries de concert avec ses travailleurs ordinaires sans qu’on pût avoir des preuves contre lui.

4° De quelque manière qu’il se gouvernât, il serait souvent accusé ; et le pis est que l’intendant ne pourrait avoir de preuves suffisantes ni pour le condamner ni pour le justifier ; et ce défaut de preuves, soit de la friponnerie, soit de l’innocence, mettrait l’intendant dans la nécessité, vu les diverses plaintes, ou de n’avoir égard à aucune, ce qui serait autoriser les fripons, ou de punir souvent l’innocent et de traiter favorablement le coupable, ce qui serait une injustice très fâcheuse pour le particulier et très préjudiciable au public.

5° Le cheminier peut être lui-même trompé par les travailleurs parce qu’il ne pourrait pas toujours assister à leur travail.

6° La brèche qu’on fera sur le fonds du délinquant satisfait d’un côté aux marchands et aux voyageurs qui ne demandent qu’un passage aisé, et l’amende qu’il paye satisfait de l’autre aux gages de l’officier qui a le soin de la réparation du chemin.

Chaque propriétaire étant averti de l’édit ne manquera pas d’employer dans son bail la clause de la réparation des chemins ; ainsi cet embarras d’arrêter les mémoires des fermiers occupants ne durera que peu d’années ; et le roi pourra même ordonner dans la suite, ou même par cet édit, que cette clause sera sous-entendue dans les baux, s’il n’y est fait aucune convention au contraire.

Les amendes de quatre livres ne seront point ruineuses, et ceux qui ne veulent pas faire une dépense de trente ou quarante sols pour ne point causer une grande incommodité publique, méritent bien de contribuer au paiement des gages des officiers et des travaux publics ; et puis il est au pouvoir de chacun d’éviter l’amende en rendant au public ce qu’il doit au public, c’est-à-dire, ou en réparant le chemin, ou en ôtant ses clôtures.

TITRE HUITIÈME
Recouvrement des amendes

I

Les amendes seront payées au trésorier des chemins par le cheminier qui aura soin de les recevoir et d’en donner quittance ; il aura un sou pour livre du recouvrement.

II

L’amendable paiera seulement quinze sols pour la saisie et quinze sols pour la vendue, compris le papier et le contrôle, le tout comme deniers royaux ; mais le contrôle pour les exploits du cheminier ne sera que de cinq sols.

III

Du restant des amendes, les officiers payés, il en sera fait un fonds pour être employé à paver les chemins marécageux et à réparer les ponts et chaussées suivant l’ordonnance de l’intendant, mais seulement après les adjudications et visites du parfait des ouvrages par le voyer et par le cheminier du département en présence de l’inspecteur de la généralité.

ÉCLAIRCISSEMENT

Il est visible que dès que le cheminier verrait qu’il y aurait assez de fonds pour ses vacations, il négligerait aisément de faire payer une partie des amendes ; ainsi il est à propos qu’il soit intéressé à en faire le recouvrement exact, et obligé à en faire les deniers bons.

Il y a des lieux où l’on peut, au lieu de pavé, faire commodément des chaussées avec un lit de pierres ou de moellons au fond, un lit de cailloux ou petites pierres, et puis dessus un lit de gros sable ; ces chaussées ne durent pas si longtemps que les pavés, mais elles sont plus commodes aux chevaux et coûtent presque la moitié moins ; telle est celle que M. Foucaut a fait faire entre Lisieux et Caen ; le pavé a une commodité, c’est que la nuit les cavaliers et ceux qui voyagent dans des carrosses peuvent aller dessus sans craindre ni de s’égarer ni de verser ; au défaut des yeux l’oreille conduit ; on n’aurait pas même besoin de fossés des deux côtés d’un chemin pavé : l’État gagnerait du terrain, car il suffirait que les chemins pavés fussent de vingt-quatre pieds.

Il me semble que tous les grands chemins devraient être pavés et que dans chaque élection il devrait tous les ans se faire quelque bout de pavé afin qu’un jour ces chemins se trouvassent peu à peu tous pavés aux mauvais endroits ; il n’y a pas dans chaque élection dix lieues de ces mauvais endroits et il y a bien des élections où la toise de pavé ne coûterait qu’un écu : ce ferait sept mille deux cent livres ou environ par lieue de deux mille deux cent quatre-vingt deux toises ; ainsi l’élection en pourrait facilement faire paver la valeur d’une lieue par an, et en dix ans tout le mauvais serait pavé ; mais quand la toise coûterait le double, il ne faut que le double du temps, et à la fin tout se finirait ; il n’y aurait plus de ces mauvais endroits qui font tant de peur et qui rendent les chemins impraticables.

TITRE NEUVIÈME
Devoir des charretiers

I

Les charretiers et autres voituriers ne pourront atteler plus de quatre chevaux ou quatre bœufs, et deux chevaux sur leurs charrettes et autres voitures depuis le premier novembre jusqu’au premier de mai, à peine de cent livres, moitié au dénonciateur, moitié à la caisse des réparations des chemins.

II

Les bandes de fer de leurs roues seront toutes dans six mois aussi larges que le plus épais des jantes de leur roues, ordre à ceux qui les ferreront d’exécuter ce règlement à peine de quarante livres d’amende, dont moitié à celui qui aura arrêté la voiture et dénoncé au voyer, et l’autre moitié au profit de la caisse des chemins.

ÉCLAIRCISSEMENT

Comme à l’entrée de Caen un tonneau de cidre de huit cents pots ou quinze cents pintes ne payait pas plus qu’un tonneau ordinaire de cinq cent seize pots du poids de deux mille livres, on a vu que les charretiers apportaient des tonneaux qui tenaient jusqu’à neuf cents pots et qui pesaient plus de trois mille quatre cents livres, et comme on les charrie dans le mois de novembre et de décembre, les chemins sont tous rompus et pleins d’ornières épouvantables ; il est évident qu’une réparation qui serait suffisante pour durer quatre ou cinq ans, si les charrettes ne portaient que deux mille livres, ne durera pas la moitié d’un hiver, si les charrettes sont chargées de trois mille cinq cents.

La réparation des chemins est regardée comme une affaire très importante en Angleterre et nous apprenons par les nouvelles publiques que le Parlement a passé sur cela deux actes dans le mois dernier, par l’un desquels il est défendu d’atteler plus de cinq chevaux de file ; mais comme quatre fort chevaux tirent facilement un tonneau de cinq cent seize pots ou de mille pintes, ou un poids de deux mille livres, il faut, je crois, réduire la charrette à quatre chevaux jusqu’à ce que les voitures aient quatre roues ; alors on pourra y mettre six chevaux et même huit, mais il faut attendre que les chemins soient pavés ou du moins bien ferrés.

Une autre malversation, c’est que les charretiers, pour s’épargner trente ou quarante sous de fer pour la ferrure de leurs roues, font cette ferrure si étroite que leurs charrettes médiocrement chargées coupent la terre et enfoncent dans le chemin deux ou trois pouces plus qu’elles ne feraient si la ferrure était aussi large que la jante est épaisse par l’endroit le plus épais ; et voilà une seconde cause des profondes ornières qui rendent les chemins impraticables ; or cette petite épargne n’est pas comparable à la perte qu’elle cause, et d’ailleurs leurs jantes étant partout également épaisses en dureront bien davantage.

Si tous les mauvais chemins étaient réparés, tous les charrois ne se feraient plus qu’à quatre roues, les chevaux ne périraient plus au limon, et les pavés et les autres chemins en souffriraient la moitié moins ; c’est que le poids qui porte sur deux roues portant sur quatre ébranlerait la moitié moins le pavé, et ferait les ornières la moitié moins profondes sur le non pavé.

TITRE DIXIÈME
Devoir de l’intendant

I

L’intendant s’appliquera à bien choisir les officiers, et s’il se trouve des endroits des chemins non réparés, il destituera les officiers négligents. En cas de maladie de l’inspecteur, du voyer ou du cheminier, il substituera par provision.

II

À l’égard des réparations qui tomberont en charge sur le fonds de l’élection, il n’en sera délivré aucuns deniers que sur les ordonnances de l’intendant qui sera au pied des mémoires d’ouvriers, ou au pied du jugement qui déclarera parfaits les ouvrages adjugés au rabais, et ce parfait sera jugé par l’inspecteur et le voyer, et les adjudications se feront dans chaque élection en présence de l’intendant ou de son subdélégué. Il donnera tous les trois ans avis au Conseil de ce qu’il jugera devoir être ou ôté ou ajouté à l’ordonnance.

III

L’intendant taxera tous les trois mois les vacations et les frais de l’inspecteur, du voyer et du cheminier du quartier précédent et arrêtera l’état des amendes payées et l’état des amendes non payées, et pourra différer le paiement des vacations du cheminier jusqu’au recouvrement total des amendes.

IV

Il y a des endroits dans chaque généralité où il faudrait des ponts d’une grande étendue, mais qui seraient quatre fois plus utiles que la dépense ; l’intendant en fera faire des mémoires où l’on puisse voir suffisamment la grandeur de l’utilité en comparaison de la dépense, et enverra ce mémoire au contrôleur général des Finances pour être autorisé par arrêt à imposer sur la généralité ce qu’il en doit coûter.

ÉCLAIRCISSEMENT

On pourrait demander dans trois ou quatre ans aux intendants leur avis sur les choses qu’ils jugeront à propos d’ajouter ou de retrancher à l’édit pour le perfectionner, avec les raisons des additions et des retranchements qu’ils proposeront.

Supposé qu’il se forme un jour un règlement sur les chemins, je crois qu’il serait utile de l’envoyer dans l’automne aux intendants des provinces pour le faire publier dans les paroisses ; chacun pourrait l’hiver suivant examiner les travaux qu’il a à faire l’été suivant, afin de ne pas tomber dans le second hiver suivant dans les cas des amendes.

Je ne parle point ici de la manière d’imposer les six deniers pour livre de tout ce qui se paye au roi dans chaque élection ; cela se peut faire par une déclaration séparée sur les avis des intendants ; mais il y a une considération importante à faire, c’est que si chaque élection n’entretient pas suffisamment les ponts et les chaussées et ne fait pas les pavés nécessaires, inutilement on ferait travailler les particuliers chacun en droit soi ; un pont ruiné, cinq ou six perches de chemin impraticable, empêchent tout commerce comme s’il y en avait mille perches. Il faut que l’élection et les bordiers contribuent en même temps ; autrement le commerce ne profiterait presque pas de la dépense des particuliers.

PREMIÈRE OBJECTION

L’utilité de la réparation des chemins est assez évidente sans qu’il soit besoin de s’amuser à la prouver fort au long comme a fait l’auteur du mémoire.

Réponse

1° Ce n’est pas l’utilité en général de la réparation des chemins que je prétends montrer, c’est le degré de cette utilité que j’ai prétendu éclaircir, c’est la grandeur de la perte que cause continuellement à l’État la négligence des chemins que j’ai voulu supputer, pour la commodité de ceux qui sont préposés aux affaires publiques. Il est à propos de leur bien mettre devant les yeux, et avec la plus grande précision que l’on peut, le degré d’utilité du règlement qu’on leur propose, afin qu’entre les divers règlements qu’ils peuvent proposer au Conseil ils puissent plus facilement et plus sûrement choisir les plus importants et les plus pressés ; ainsi je ne saurais croire que le temps que j’ai mis à montrer le degré d’importance des chemins commodes soit un temps mal employé.

2° Quand il est question de remédier à un mal journalier, il se trouve ordinairement quantité d’obstacles qui rebutent bientôt les ministres et les magistrats qui cherchent le remède eux-mêmes, ou qui veulent mettre en pratique celui qu’on leur propose ; il n’y a qu’une seule chose qui puisse les soutenir dans leurs entreprises, c’est d’avoir présent à l’esprit toute l’importance du succès ; sans cela ou bien les obstacles que l’on prévoit empêchent d’entreprendre, ou bien ce qu’on a pas prévu rebute bientôt ceux qui ont entrepris.

3° Si les ministres qui nous ont précédés et qui ont quelquefois détourné les fonds destinés pour l’entretien et pour la réparation des chemins, des ponts et des chaussées, avaient pu voir clairement que cet argent devait produire huit cents ou du moins cinq cents pour cent par an, et que par conséquent détourner ces fonds c’était prendre à intérêt, à condition de charger l’État de payer au bout de l’an huit millions ou du moins cinq millions pour un million, ils n’auraient jamais été tentés de faire un emprunt si ruineux, et loin d’avoir détourné ces fonds, ils auraient plutôt fait leurs efforts pour les augmenter ; il était donc très important de bien éclaircir le degré d’importance de la matière.

4° Il s’agit de prouver aux peuples que chaque écu de dépense qu’on leur imposera, outre les autres impôts, leur rapportera un profit de cinq écus au moins au bout de l’an ; or on ne pouvait trop éclaircir ces preuves importantes, surtout en leur marquant que ce fonds ne sortira jamais de l’élection.

DEUXIÈME OBJECTION

Pourquoi prendre pour réparer les chemins une autre voie que celle des intendants ? Pourquoi créer de nouveaux officiers ?

Réponse

1° Je ne crois pas qu’il faille prendre une autre voie que celle des intendants ; mais comme ils n’ont pas le loisir de vaquer aux détails infinis de tous ces chemins qui sont cependant nécessaires pour tenir toutes les parties de tous les chemins en bon état, que fais-je autre chose en prouvant la nécessité de créer de nouveaux officiers subalternes, que de procurer aux intendants mêmes les moyens sans lesquels ils ne sauraient venir à bout d’un ouvrage si important ?

2° On a vu beaucoup d’intendants habiles, laborieux, affectionnés au bien public ; cependant l’expérience du mauvais état de la plus grande partie des grands et des petits chemins montre assez que, tant qu’ils ne seront point secourus journellement par sept ou huit hommes par élection, le mal, loin de se guérir, ne fera qu’empirer tous les jours.

3° Au reste on fera plaisir au public de montrer qu’on peut se passer à moins d’officiers, qu’il y a des moyens de les réparer et de les entretenir à moindres frais et d’une manière moins onéreuse à chaque province ; on fera plaisir au public d’indiquer des articles plus convenables pour leur donner d’un côté assez d’autorité pour faire exécuter le règlement, et de l’autre assez de crainte de faire la moindre vexation à aucun des sujets. Je ne propose mes vues qu’afin d’exciter les autres à nous en donner de meilleures.

TROISIÈME OBJECTION

Il y a deux manières de remédier à la perte continuelle causée à chaque province par les mauvais chemins ; l’une c’est de lever sur toute la province de quoi les faire réparer, de faire les adjudications des travaux, et d’en faire les procès-verbaux de parfait ; c’est celle que l’on suit ; l’autre serait de suivre celle que propose l’auteur. Mais pourquoi changer de méthode ? Pourquoi charger chaque bordier de réparer devant son héritage ? Ne suffit-il pas qu’il paye de quoi faire réparer et que l’intendant fasse faire les marchés comme à l’ordinaire ?

Réponse

Il y a deux sortes d’ouvrages à distinguer, l’un qui doit être à la charge de l’élection ou de la généralité : ce sont les ponts et chaussées, les pavés et autres travaux dans des lieux marécageux ; pour cette sorte de travail il n’y a rien ou presque rien à innover, sinon que les voyers, les cheminiers en feraient plus facilement, plus fidèlement et à moindres frais les devis ou mémoires de ce qu’il faudrait faire, que ceux qu’on y a employés jusqu’ici. Il faut toujours pour ces sortes de travaux des levées de deniers, des publications, des adjudications, des procès-verbaux de parfait. Je ne change rien à cela.

Mais il y a une autre sorte de travail qui est celui que chacun doit au public vis-à-vis de son héritage lorsqu’il est clos ; celui-là pourrait aussi être laissé à l’intendant et mis au nombre des travaux des adjudicataires, mais il n’est pas difficile de voir qu’il y a bien moins d’inconvénient à en charger chaque bordier qu’à en charger les adjudicataires. 1° Les ouvriers étrangers coûteront plus que les ouvriers des lieux. 2° L’intendant ne pourrait jamais avoir assez de loisir pour faire toutes les petites adjudications particulières qui seraient nécessaires, ou s’il voulait comprendre dans un même marché un grand nombre de travaux différents, les adjudicataires pourraient bien plus facilement le tromper. 3° En ce cas les intelligences entre les secrétaires des intendants et les adjudicataires seraient beaucoup plus faciles à pratiquer et plus difficiles à découvrir ; ainsi ou les chemins seraient mal entretenus ou la province paierait deux fois plus pour cet entretien qu’il ne lui en coûterait si chacun faisait la besogne. 4° Enfin il est visible par l’expérience que les choses ne peuvent guère aller plus mal qu’elles ne vont pour cet article ; ainsi c’est une nécessité d’y apporter quelque changement ; or que l’on nous montre quelques moyens plus faciles, plus efficaces, plus durables que ceux que j’ai indiqués, et ces moyens seront bien reçus.

QUATRIÈME OBJECTION

Le peuple est déjà surchargé et vous proposez encore une nouvelle charge et un nouveau subside.

Réponse

1° Ce n’est point un subside qui ne rapporte à celui qui le paye que la sûreté de l’État, c’est une avance qui rapportera huit pour un ; les propriétaires ont beau être chargés de dettes, d’impositions, il n’y en a aucun qui ne se résolût volontiers à se retrancher encore un écu pour avoir huit écus au bout de l’année, une pistole pour avoir huit pistoles ; c’est que le profit servirait à payer avec plus de facilité leurs subsides et leurs autres dettes. Or nous avons montré que l’État profiterait de huit cents pour cent : et qu’est-ce que l’État sinon l’assemblage de tous les citoyens qui le composent ?

2° Le vigneron, quoiqu’accablé de créanciers, ne regarde-t-il pas comme sa première dette, l’avance et la dépense qu’il est obligé de faire pour labourer sa vigne, pour acheter du fumier, des échalas, des futailles ? C’est que cette avance doit lui produire une somme avec laquelle il se remboursera de toutes ses avances, il fera subsister sa famille toute l’année et paiera ses créanciers. Or année commune, peut-il compter que cent francs qu’il emploie à cette avance, lui rapporte en tout plus de deux cents francs, c’est-à-dire cent pour cent de profit ? Au lieu que pour vingt sols qu’il avancera pour sa quote-part de la réparation des chemins, le commerce du vin et des autres denrées sera plus facile et plus grand, il se transportera plus loin à moindres frais, le négociant et les autres acheteurs en seront plus riches, la consommation sera plus grande ; ainsi ce vigneron vendra ces quatre muids de vin plus promptement, plus commodément ; chaque muid sera vendu quarante sols de plus : c’est huit livres de profit qu’il fera sur ces quatre muids et qu’il n’aurait point fait si lui et ses voisins et les autres sujets du roi avaient tous laissé les chemins impraticables pendant plusieurs mois de l’année, et si lui en particulier n’avait pas employé ces deux ou trois journées à raccommoder son chemin, et qu’il n’eût pas payé environ dix sols pour sa part du fonds de l’élection pour le chemin.

Il est vrai que le vigneron n’a pas assez de connaissance ni de ce que peut le grand commerce pour augmenter son revenu en augmentant celui des autres, ni de ce que peut la facilité des chemins pour augmenter le commerce ; mais la chose n’en est pas moins vraie, le profit n’en est pas moins réel. Il suffit que le souverain, il suffit que son ministre en ait une pleine connaissance pour obliger malgré lui le vigneron à faire cette dépense et à payer ces dix sols qu’il doit au public pour la réparation des chemins, tandis que tous les autres bordiers s’acquitteront comme lui de ce qu’ils doivent, et feront pareilles avances pour réparer tous les chemins du royaume ; et n’est-ce pas à l’autorité publique à l’obliger de faire malgré lui un profit considérable qu’il ne ferait pas s’il n’y était comme forcé ?

3° Les manufactures qui sont des établissements si utiles aux États ne demandent-elles pas de même des avances ? Or rapportent-elles plus de cent pour cent en un an ? Au lieu que l’avance annuelle de l’État pour la réparation des chemins rapporterait annuellement huit cents pour cent, soixante-quatorze millions pour neuf millions d’avance. Mais quand elle ne rapporterait que cinq cents pour cent, cinquante quatre millions pour neuf millions de dépenses, où trouver une avance qui produise sans aucun péril un plus gros intérêt, que celle-ci pour tous les intéressés ? Et même il faut observer que la dépense ira en diminuant et que le profit ira toujours en augmentant par l’augmentation perpétuelle du commerce.

CINQUIÈME OBJECTION

Votre mémoire a beau être utile, m’a-t-on écrit, il ne sera point lu par ceux qui seuls ont autorité de le rendre utile au public ; il n’est pas trop long par rapport à tout ce qu’il fallait éclaircir, mais il se trouvera trop long pour les ministres qui sont si occupés des affaires journalières, ordinaires et pressées qu’ils ne peuvent pas trouver le loisir de lire un mémoire d’une heure de lecture sur une affaire extraordinaire qui paraît n’avoir rien de pressé, bien loin de donner le temps qui sera nécessaire pour l’examiner à fond.

Si on leur donne des mémoires fort courts pour les inviter à les lire, ils les trouveront pleins d’obscurité et de difficultés qui les rebutent ; si on leur donne des mémoires assez amples où l’on éclaircisse toute la difficulté, ils les trouveront trop longs pour se résoudre à les entamer ; cependant que servent les bons mémoires dont les ministres ne sauraient faire usage ?

[Ajout issu de l’édition de 1708, supprimé dans celle de 1715]
La plupart en voyant dans un mémoire quelque chose de défectueux ou qui n’est pas encore assez bien digéré, ne sauraient se résoudre à le rectifier eux-mêmes et à trier ce qu’il y a de bon ; ils n’ont nul intérêt à faire valoir l’ouvrage d’un autre ; ils aiment bien mieux le rejeter tout entier que de faire ce triage ; encore s’ils voulaient se donner la peine de faire mettre par écrit les difficultés qui les arrêtent, l’auteur qui a approfondi la matière pourrait souvent les lever très facilement, surtout si on lui donnait quelque temps pour y penser et pour en apporter l’éclaircissement ; mais au lieu de cela on ne lui dit que des choses vagues qui laissent son esprit dans l’incertitude ; il ne sait précisément quels points il faudrait qu’il éclaircisse et un grand et bon travail demeure inutile parce qu’on ne veut pas aider l’auteur à le conduire à sa perfection en lui disant en détail ce qui y manque.

Il arrive quelquefois qu’un bon mémoire est adopté par le ministre et qu’il produit un bon règlement. Mais souvent le ministre se fait honneur en disant que, de divers mémoires fort imparfaits qu’il s’est fait donner sur la matière, il en a composé un bon projet, exempt de tous les inconvénients des différents auteurs, et prive ainsi le véritable inventeur ou du moins le meilleur travailleur de la récompense qu’il espérait de son travail. C’est une autre source de découragement pour les inventeurs et pour les meilleurs esprits, et c’est ce qui en a rebuté la plus grande partie ; car quoique plusieurs d’entre eux travaillent ou puissent travailler par zèle pour le bien de l’État et qu’ils puissent céder sans peine au ministre la gloire qui leur appartient, il est pourtant vrai que la plupart ne travaillent pas longtemps pour le public avec cette ardeur qui est nécessaire pour surmonter les grands obstacles s’ils ne sont soutenus dans leur travail par la considération d’un intérêt particulier, c’est-à-dire par l’espérance de quelque récompense, ou honorable ou utile, qui soit proportionnée à l’utilité de leur ouvrage. Encore si, par reconnaissance, on nommait dans le règlement l’auteur du mémoire, le secrétaire d’État ou l’intendant des finances qui ont travaillé à corriger et à mettre en bon état le projet du règlement, ce serait une justice qui seule pourrait servir de récompense à leur travail. Mais cela même ne se fera pas, quelque raison qu’il y eût de le faire, parce que cela ne s’est point encore fait. Un ministre sage craint souvent trop de blesser certains petits esprits qui sont sujets, les uns à crier, les autres à dire de bons mots contre tout ce qui est nouveau ; comme si l’on ne pouvait plus rien inventer de bon, comme si le nouveau et le mauvais était toujours la même chose.

Enfin, il se présente à la Cour un nombre si prodigieux de mauvais mémoires, tous faits dans la même vue de rendre service au roi et à l’État, que les ministres accablés d’affaires pressantes ne sont pas fort coupables, en les rebutant également tous, d’en rebuter quelques-uns de bons, parce qu’ils se trouvent mêlés et confondus avec une infinité de mauvais ; et par-dessus tout cela vous venez dans le temps de la guerre où les ministres n’ont loisir d’écouter que ceux qui promettent beaucoup d’argent et promptement. Tout cela ensemble, m’a-t-on écrit, suffit pour faire croire que votre travail, quoique bon, demeurera très infructueux pour le public
[Fin de l’ajout issu de l’édition de 1708, supprimé dans celle de 1715].

Réponse

1° Il est très vrai que les ministres n’ont pas ordinairement le loisir d’examiner à fond un grand mémoire dont dépend le succès d’un bon règlement ; c’est ce qui m’a fait penser que dans chaque État il devrait y avoir le Conseil des mémoires, composé de différents bureaux selon les différentes matières générales : justice, commerce, police, finances et milice ; en voilà déjà une partie d’établi par l’établissement de la Chambre du Commerce, et heureusement pour le succès de ce mémoire, cela la regarde ; et ne suffit-il pas que Monsieur le contrôleur général le renvoie à cette chambre ? Qu’on nomme des commissaires qui, après en avoir conféré avec l’auteur, en fassent le rapport à la chambre qui donnera ensuite son avis au ministre ? Cela est-il impossible ? Ainsi pourquoi serait-il impossible qu’un bon mémoire, du moins s’il regarde le commerce, produisît un établissement très avantageux au royaume ?

2° Si le Conseil, sur la première ébauche de ce mémoire, voyant mieux l’importance de l’affaire, a déjà créé un inspecteur des chemins dans chaque généralité, pourquoi ne pourrions-nous pas espérer qu’il achèvera heureusement dans une sage régence une affaire si avantageuse et si désirée de tout le monde ?
[Fin du texte de 1715.]

[Réponse du texte de 1708]

Primo il est très vrai que les ministres n’ont pas ordinairement le loisir, surtout durant la guerre, d’examiner rien à fond de ce qui regarde la police de l’État, mais le pis-aller c’est de n’en parler qu’à la paix ; il est vrai aussi qu’au milieu de la paix même, les plus autorisés, c’est-à-dire ceux de qui dépend le succès d’un bon règlement, n’ont pas assez de loisir pour en examiner à fond l’importance et les moyens, et c’est ce qui m’a fait penser que dans chaque État, il devrait y avoir le Conseil de l’examen des mémoires, composé de différents bureaux selon les différentes matières. J’ai déjà sur cela ébauché un mémoire et peut-être qu’un jour je le donnerai à lire : j’y montre l’importance et même la nécessité de ce Conseil, qui ne serait qu’une augmentation de la Chambre du Commerce, et j’y fais quelques réflexions sur les choses que l’on pourrait observer en l’établissant pour en tirer tous les avantages que l’on peut s’en promettre : mais après tout la paix viendra et les ministres auront plus de loisir de penser à ce qui regarde l’intérieur de l’État.

2° J’espère qu’avec le secours des connaisseurs je pourrai parvenir à perfectionner ce mémoire au point qu’il méritera d’être lu par le ministre, qu’il pourra l’envoyer à la Chambre du Commerce et aux intendants afin qu’ils forment dans six mois leur avis sur ce qu’ils croiront qu’on pourrait ou ajouter ou retrancher au projet, après avoir consulté les personnes de leur département les plus expérimentée, et que le ministre après avoir vu les différents avis en puisse lui-même faire le rapport au Conseil et en former le règlement ; ainsi il se peut bien faire que le mémoire ne sera point confondu dans la foule des mauvais mémoires.

3° Il peut bien arriver que dans le règlement que l’on fera on ne suive point mes vues et que le ministre en aura de meilleures ; mais quand mon travail ne servirait qu’à l’obliger à examiner à fond la matière, à nous donner un bon règlement et à former parmi nous un bon établissement, pourriez-vous regarder mon travail comme un travail entièrement inutile ; une pierre à aiguiser ne coupe point elle-même, mais est-elle inutile à ceux qui veulent couper ? Fungar vice cotis.

4° Qui empêche le ministre de renvoyer ce mémoire au Bureau du commerce pour y être rectifié et pour en avoir l’avis dans cinq ou six mois ? Les chemins ne regardent-ils pas le commerce ? Et quand il sera éclairci et suffisamment autorisé par tous ces différents avis, qui l’empêchera d’en faire le rapport au Conseil et d’en former un règlement si désiré et si désirable ?

[CONCLUSION du texte de 1708]

Au reste si j’ai trouvé les moyens propres pour remédier aux grandes incommodités que souffrent tous les jours mes concitoyens dans les mauvais chemins, si ces moyens pouvaient faire cesser cette prodigieuse perte que le royaume fait tous les ans par la grande diminution du commerce pendant les hivers, si cet ouvrage devenait le canevas d’un bon règlement, d’un bon établissement, si cet établissement procurait au roi et au royaume un profit de soixante-trois millions pour neuf millions d’avance, il serait vrai qu’un simple particulier, quand il a été assez heureux pour rencontrer une bonne vue et qu’il a été assez constant pour la suivre vivement et longtemps, peut par un bon mémoire rendre à son souverain et à sa patrie un service plus important que ne serait la conquête de plusieurs provinces qui souvent ne se peut faire qu’avec de grands périls et que l’on ne fait jamais qu’avec une dépense prodigieuse.

Ainsi on peut dire d’un côté que c’est ce qui devrait inviter les grands génies de chaque État à travailler à en perfectionner les règlements et de l’autre que c’est ce qui devrait porter les princes à tâcher de mettre en œuvre par des récompenses proportionnées le loisir de ces esprits supérieurs, tant pour le bonheur de leur sujet que pour leur propre avantage.

[AVERTISSEMENT du texte de 1708]

Je finissais de mettre la première main à ce mémoire lorsqu’il m’est venu dans l’esprit un projet d’établissement qui par sa grande beauté m’a frappé d’étonnement. Il a attiré depuis quinze jours toute mon attention et je me sens d’autant plus d’inclination à l’approfondir que, plus je le considère, et par différents côtés, plus je le trouve avantageux aux souverains. C’est l’établissement d’un arbitrage permanent entre eux pour terminer sans guerre leurs différends futurs et pour entretenir ainsi un commerce perpétuel entre toutes les nations.

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l’on a fondement d’espérer qu’un traité se signera quelque jour, quand l’on peut en tous temps le proposer tantôt à l’un tantôt à l’autre des intéressés, quand il est facile à chacun de voir qu’à tout prendre ils auraient beaucoup plus grand nombre d’avantages à le signer qu’à ne le pas signer, et quand il est tel que le temps ne peut que rendre ces avantages plus évidents et plus sensibles à tout le monde.

C’est cette espérance qui fait que je me porte avec ardeur et avec joie à la plus haute entreprise qui puisse tomber dans l’esprit humain. Et après tout, puis-je essayer les forces de mon esprit sur un sujet plus important à la société ? Je ne sais pas jusqu’où j’irai mais je sais ce que disait Socrate que l’on va bien loin quand on a le courage de marcher longtemps sur une même ligne. Enfin j’ai appris de Salomon que c’était un grand secours pour avancer de bien écouter. Audiens sapiens sapientior erit.

À Saint-Pierre-Église 10 janvier 1708.

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