Mémoire sur les blés et les liqueurs

Pierre de Boisguilbert, Mémoire sur les blés et les liqueurs, joint à la lettre du 17 octobre 1705


MÉMOIRE SUR LES BLÉS ET LES LIQUEURS

Le principe de tous les tributs, ainsi que la source de toutes sortes de redevances, est la vente des denrées, surtout en France où elles abondent si fort qu’il s’en perd, tant excrues qu’à excroître, deux fois plus qu’il ne s’en consomme et qu’il ne s’en vend par conséquent, pendant que plus de la moitié des peuples en manque tout à fait, l’ouvrage de leurs mains, à l’aide duquel ils se les pourraient procurer, leur demeurant également inutile, parce que le commerce continuel où ces deux choses doivent être pour former l’opulence est empêché par une plus grande violence qu’un torrent que l’on arrête par une digue au milieu d’une descente.

Les deux denrées primitives qui font mouvoir tous les états et toutes les conditions, sont les blés et les liqueurs, lesquelles néanmoins se trouvent aujourd’hui dans un si grand désordre que leur avilissement ne pouvant atteindre aux frais de la culture, ils demeurent en pure perte à leurs maîtres, et, bien loin de s’en pouvoir procurer de l’opulence et les mettre en état de payer les tributs, ils sont contraints de tout abandonner et faire prendre le même parti à tous les revenus d’industrie, ce qui n’est que trop notoire.

Or pour remettre l’un et l’autre en valeur en un moment, et les peuples par conséquent en état de satisfaire à un triplement d’impôt avec profit, il ne faut que renoncer à soutenir deux maximes, qui ne pourraient que supposer une extravagance achevée dans les auteurs, s’il n’y avait pas une erreur effroyable au fait.

La première à l’égard des blés, est de prétendre que, afin que le pauvre puisse subsister commodément, il faut qu’ils soient à si bas prix que, n’atteignant pas aux frais de la culture, ainsi qu’on vient de dire, les laboureurs soient contraints d’abandonner les terres et, ne donnant rien à leurs maîtres, les mettent hors de pouvoir de donner la vie à gagner à qui que ce soit, ce qui coûte à ces pauvres, savoir les artisans, dix et vingt fois davantage que le prétendu bon marché du pain.

Et pour les liqueurs, il faut pareillement soutenir, pour laisser les choses en l’état qu’elles sont, que c’est une bonne manière de faire recevoir de l’argent au Roi que d’obliger plus de la moitié des peuples à ne boire que de l’eau, pendant que l’autre arrache les vignes, autrefois d’une très grande valeur, et perd même les liqueurs à profiter, pour n’en pouvoir trouver le prix de la futaille, sans que, de la cause d’un si grand désordre, il en vienne la millième partie au Roi, du tort que cela fait à ses peuples. Ce qui sera arrêté en un moment, quand il lui plaira accepter au quadruple le rachat du principe de si grands malheurs, qui n’ont jamais eu d’exemple depuis la création du monde, et les mettra en état de satisfaire à tous les besoins du royaume, avec encore une fois un grand profit de leur part.

A propos de l'auteur

Personnage haut en couleur, mais à l'esprit brillant, Pierre de Boisguilbert mérite le titre de fondateur de l'école française d'économie politique. Par sa critique des travers de l'interventionnisme et sa défense du laissez faire, il a fourni à ses successeurs un précieux héritage.

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