Oeuvres de Turgot – 027 (3) – Pensées diverses sur la morale

III. Pensées diverses sur la morale[1].

[A. L., minute. D. P., III, 204, avec quelques altérations.]

1. (L’imagination.) — L’imagination ne nous trompe pas, nous sentons ce que nous croyons sentir. Le bonheur qu’on appelle réel consiste uniquement dans nos sensations, aussi bien que celui que nous appelons imaginaire. Mais l’un est lié avec l’existence des objets qui nous environnent, et forme une chaîne de sensations relatives entre elles. L’autre est moins suivi dans la succession des sensations qui sont plus indépendantes les unes des autres.

Je le crois aussi plus faible ; l’imagination est la mémoire des sens, et peut-être ce qui se passe dans le cerveau, quand les esprits animaux réveillent des idées que nous avons eues, répond-il à ce qui arrive quand deux cordes sont à l’unisson. La corde, qui ne fait que répéter, donne un son bien plus faible que celle qui a été frappée immédiatement.

2. (La fierté.) — La fierté n’est déplacée que dans les grands ; elle est en eux insultante pour l’humanité. Dans les petits, elle est le sentiment de la noblesse de l’homme. Gardons-nous de confondre, avec cette fierté honnête, la vanité inquiète de certaines gens qui s’irritent sans cesse contre tout ce qu’ils voient au-dessus d’eux, parce qu’intérieurement convaincus de leur propre bassesse, ils ne peuvent se persuader qu’elle échappe à des yeux clairvoyants. Ces gens-là croient toujours lire le mépris dans l’âme des autres et les haïssent, aussi injustes que ce bossu qui, renfermé dans un cabinet de glaces, les brisait avec fureur en mille morceaux.

3. (Les préjugés.) — Les hommes savent compter, très peu savent apprécier. De là, l’avarice ; de là aussi, la crainte du qu’en dira-t-on ? de là, cette manie française de faire quelque chose ; de là, les mariages insensés où l’on s’épouse sans s’être jamais vus ; de là, enfin, cette moutonnerie qu’on appelle si volontiers, dans le monde, bon sens, et qui se réduit à penser d’une manière que le grand nombre ne désapprouve pas.

4. (La vanité.) — On est bien malheureux quand la vanité n’a de ressource que de haïr les autres.

5. (Les femmes.) — Les hommes font aux femmes les honneurs de la société comme on fait les honneurs de son bien.

6. (Les opinions.) — J’ai cherché la raison de cette espèce d’incertitude où sont les hommes sur tout ce qui les touche, et de la préférence qu’ils donnent à l’opinion que les autres ont de leur bonheur, aux sentiments qu’ils en auraient eux-mêmes ; et j’ai vu que les hommes sont à l’égard du jugement qu’ils portent de ce qu’ils sentent le plus intimement, comme à l’égard de tous les jugements sur tout autre matière. Un homme voit de loin un arbre et s’en croit bien sûr. Qu’un autre lui dise que ce pourrait bien être un moulin à vent, il en rira d’abord ; mais quand deux, trois personnes qui s’entendront à le tromper lui soutiendront que c’est un moulin, son ton deviendra toujours moins assuré ; il doutera, et si les témoins sont en assez grand nombre, il ne doutera plus, il croira voir lui-même ce que les autres voient : « Je m’étais trompé ; effectivement, je vois bien que c’est un moulin à vent. »

Peu d’hommes savent être sûrs de quelque chose. La vérité semble être comme ces corps dont la figure ne donne point de prise ; on a beau les saisir, si on n’emploie la plus grande force pour les retenir, ils échappent des mains. Par rapport à la vérité, cette force n’est pas donnée à beaucoup de gens ; c’est pourquoi, dans la recherche du bonheur, on se fie plus à ce qu’on peut compter et rendre palpable à tous, comme l’argent, qu’à la satisfaction du cœur.

Ce n’est donc pas qu’on veuille simplement assurer les autres de son bonheur, c’est que, sans cette assurance des autres, on en est pas trop sûr soi-même. Or, il y a des choses, comme l’argent, qui, ayant une valeur convenue dans le public, deviennent en quelque sorte le gage de l’opinion de ce même public. La noblesse, la considération tiennent quelquefois lieu d’argent ; mais on leur préfère celui-ci. Il ne faut que compter ; pour les autres choses, quoiqu’il soit assez sûr qu’elles ont une valeur, cependant pour en déterminer précisément le degré, il faudrait évaluer, il faudrait juger ; compter est plus tôt fait.

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[1] Titre du manuscrit conservé à Lantheuil.

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