Morellet, Sieyès, Baudeau, Raynal, Saint-Pierre, etc. : Pourquoi tant d’abbés défenseurs du libéralisme au XVIIIe siècle ?

Morellet, Sieyès, Baudeau, Raynal, Saint-Pierre, etc. :
Pourquoi tant d’abbés défenseurs du libéralisme au XVIIIe siècle ?

par Benoît Malbranque

 

Quiconque daigne s’éprendre de la tradition libérale française et explorer les richesses léguées par ses principaux représentants du XVIIIe siècle, doit être frappé d’emblée par la grande profusion des abbés, qui entremêlent leurs œuvres et leurs carrières pour la construction d’une doctrine dont la compatibilité avec les dogmes de la religion révélée pose souvent question. Parmi les artisans de la liberté politique et de la tolérance religieuse se retrouvent les abbés Sieyès, Grégoire, Loménie de Brienne. L’idée de paix n’a pas de meilleur représentant en ce siècle que l’abbé de Saint-Pierre, ni l’anticolonialisme de plus grand propagandiste que l’abbé Raynal. Dans les cercles des pionniers du laissez-faire se mêlent pareillement d’autres porteurs de l’habit ecclésiastique : l’abbé Alary est avec le marquis d’Argenson l’un des animateurs du club de l’Entresol, au sein duquel Saint-Pierre, précédemment cité, agite aussi ses idées ; de même, vingt ans plus tard, Vincent de Gournay s’appuie sur de nombreux abbés pour diffuser son programme de réforme économique : parmi eux Coyer, auteur assez prolifique, ou Le Blanc, qui traduit les Discours politiques de David Hume ; enfin François Quesnay peut compter sur la collaboration des abbés Roubaud et Baudeau à l’œuvre physiocratique, de même que sur l’appui d’auxiliaires émancipés comme Morellet ou Condillac, qui tracent des chemins parallèles.

Cette foule d’abbés, qui prennent position dans le mouvement intellectuel libéral du temps, sans briser tout à fait leur attache avec un ordre réputé conservateur, et préoccupé par la défense de ses positions, n’est pas, à l’évidence, un phénomène sans conséquence. Il semble que la formation intellectuelle ecclésiastique ait quelquefois pesé sur les choix doctrinaux, les méthodes de combat intellectuel et même les arguments employés. La discussion, parmi les philosophes, sur la tolérance religieuse ou la paix, et, chez les économistes, sur le luxe ou le prêt à intérêt, n’aurait certainement pas été menée parfaitement de même, si ses principaux auteurs avaient été formés par des laïcs. 

Cependant, la prolifération numérique des abbés, au sein du mouvement intellectuel libéral du XVIIIe siècle, ne doit pas subjuguer l’esprit et être interprétée comme le signe d’un enracinement religieux profond et inaltérable, qui aurait marqué la nature, et fixé d’avance la course prise plus tard par le libéralisme français, jusque chez des auteurs du XIXe siècle, dont la foi est plus questionnable. Le cas de Turgot prouve suffisamment que l’on peut poursuivre vers 1750 une formation ecclésiastique prodiguée dans l’un de ses centres privilégiés (la Sorbonne), et goûter très tôt aux richesses et aux audaces de la littérature philosophique du temps ; il était rare, à la vérité, que les futurs abbés n’y portent pas les yeux. La carrière ecclésiastique était en ce temps si douce et si dénuée de tiraillements de conscience, que le même Turgot, affirmant ne pouvoir résister à ses penchants et servir une religion à laquelle il n’était plus attaché, se vit répondre par quelques-uns de ses condisciples, les futurs abbés de Cicé, de Brienne, de Véri, de Boisgelin, qu’il surestimait notoirement le péril. « Nous sommes unanimes à penser », lui dirent-ils (d’après ce que rapporte Dupont de Nemours) « que tu veux faire une action tout à fait contraire à ton intérêt et au grand sens qui te distingue. Tu es un cadet de Normandie et conséquemment tu es pauvre. La magistrature exige une certaine aisance sans laquelle elle perd même de sa considération et ne peut espérer aucun avancement. Ton père a joui d’une grande renommée ; tes parents ont du crédit. En ne sortant point de la carrière où ils t’ont placé, tu es assuré d’avoir d’excellentes abbayes et d’être évêque de bonne heure. Il sera même facile à ta famille de te procurer un Évêché de Languedoc, de Provence ou de Bretagne. Alors tu pourras réaliser tes beaux rêves d’administration et sans cesser d’être homme d’Église, tu seras homme d’État à ton loisir ; tu pourras faire toute sorte de bien à tes administrés. Jette les yeux vers cette perspective. Vois qu’il ne tient qu’à toi de te rendre très utile à ton pays, d’acquérir une haute réputation, peut-être de te frayer le chemin au ministère. Au lieu que si toi-même tu te fermes la porte, si tu romps la planche qui est sous tes pieds, tu seras borné à juger des procès ; tu faneras, tu épuiseras, à discuter de petites affaires privées, ton génie propre aux plus importantes affaires publiques. » Et à ceci, Turgot répondit : « Mes chers amis, je suis extrêmement touché du zèle que vous me témoignez et plus ému que je ne puis l’exprimer du sentiment qui le dicte. Il y a beaucoup de vrai dans vos observations. Prenez pour vous le conseil que vous me donnez, puisque vous pouvez le suivre. Quoique je vous aime, je ne conçois pas entièrement comment vous êtes faits. Quant à moi, il m’est impossible de me dévouer à porter toute ma vie un masque sur le visage. » (Dupont de Nemours, Œuvres de M. Turgot, 1811, t. I, p. 28-29.)

Les scrupules personnels de Turgot — qui n’émurent guère ses condisciples, lesquels poursuivirent leur vocation malgré tout — prouvaient surtout son honnêteté et sa délicatesse extrême, traits de caractère qui le rendent somme toute attachant. Car au vrai, la carrière dans laquelle il refusait d’entrer après en avoir accompli la formation préalable, était parfaitement compatible avec les théories et les réformes administratives, de même qu’avec une vie d’homme et de penseur libre. 

On est presque choqué, à trois siècles de distance, des très grandes libertés prises quotidiennement, dans les doctrines et jusque dans la vie privée, par nombre de ces hommes attachés formellement à l’ordre religieux. L’abbé Terray, prédécesseur de Turgot au ministère, et dont l’action réformatrice ne fut pas aussi médiocre que la légende noire l’a longtemps laissé croire, entretient des maîtresses et épargne pour doter sa fille naturelle. (M.-L. Legay, L’abbé Terray, p. 252.) L’abbé Alary, proche du marquis d’Argenson, traîne aussi, comme bien d’autres, une piètre réputation à cet égard. (N. Clément, L’abbé Alary, p. 64-70.) Quant à l’abbé Gua de Malves, collaborateur de Vincent de Gournay, il fit l’objet de plusieurs condamnations pour cause de débauche, ayant d’abord, disent les procès-verbaux, « vu charnellement une fille trois fois en un soir en 1756 », et ayant récidivé en mai et juillet 1757 en accentuant encore ses torts. (Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 10261 et 10262.)

Les abbés philosophes, si nombreux au siècle des Lumières, trouvaient en vérité dans la carrière ecclésiastique tout à la fois les ressources, le loisir et la liberté nécessaires pour poursuivre ce qui était leur véritable vocation. Leur formation première était solide, et acquise à moindres frais : l’abbé Roubaud par exemple, fut un littérateur très doué, et le marquis de Mirabeau, son collègue physiocrate, encense dans une lettre la justesse de son esprit et sa tête « abondante » et « vigoureuse », qui lui permettaient de marcher droit sans le secours du Tableau économique, sur lequel il n’avait jamais jeté les yeux, et il rappelle que Quesnay disait : « je ne sais qui a instruit cet abbé Roubaud, mais il ne fait jamais d’hérésies. » (Lettre à Charles de Butré, 16 décembre 1777, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 12101, f°12 ; New and unpublished material, p. 60-62.) Or l’abbé Roubaud de Tresséol raconte dans un mémoire composé à l’occasion de l’exil de son frère économiste, que leur père eut vingt-et-un enfants. (Lettre de septembre 1776 ; Archives de la Bastille, dép. de l’Arsenal, Ms. 12448, f°75.) Ce n’est que grâce à l’état ecclésiastique et cette formation d’excellence, moins guindée et rigide qu’on ne le suppose, et surtout acquise à peu de frais, que de tels prodiges purent émerger dans des conditions parfois défavorables. 

Notons pour finir que l’on retrouve encore un reste de cette profusion d’abbés dans les premiers temps du XIXe siècle, à l’image de l’abbé Lesueur, précepteur de Tocqueville, que celui-ci surnomme « bébé », et qu’il malmène assez. Mais je crois que leur présence est alors sans influence notoire et leur enseignement sans force suffisante pour résister au flot rugueux qui emporte plus que jamais les consciences. Aussi n’en parlerais-je pas davantage.

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