Oeuvres de Turgot – 029 – Réflexions sur les langues

29. — RÉFLEXIONS SUR LES LANGUES.

I. – Réflexions générales et pensées diverses [1]

[A. L., minute. — D. P., III, 85.]

(Utilité de l’étude des langues pour la métaphysique et pour l’histoire. — Exemples d’analogies dans les métaphores.)

On sait aujourd’hui que l’utilité de l’étude des langues ne se borne pas à rendre communes à toutes les nations les richesses de l’esprit. Dans notre siècle, la philosophie, ou plutôt la raison, en étendant son empire sur toutes les sciences, a fait ce que firent autrefois les conquêtes des Romains parmi les nations ; elle a réuni toutes les parties du monde littéraire, elle a renversé les barrières qui faisaient de chaque science comme un état séparé, indépendant, à l’égard des autres. On s’est aperçu que la formation et la dérivation des mots, les changements insensibles, les mélanges, les progrès et la corruption des langues étaient de véritables phénomènes déterminés par des causes déterminées, et dès lors un objet de recherche pour les philosophes. La vraie métaphysique, dont Locke nous a ouvert le premier le chemin, a encore mieux prouvé combien l’étude des langues pourrait devenir curieuse et importante, en nous apprenant quel usage nous faisons des signes pour nous élever, par degrés, des idées sensibles aux idées métaphysiques, et pour lier le tissu de nos raisonnements ; elle a fait sentir combien cet instrument de l’esprit, que l’esprit a formé et dont il fait tant d’usage dans ses opérations, offrait de considérations importantes sur la mécanique de sa construction et de son action. On a vu que les signes de nos idées, inventés pour les communiquer aux autres, servaient encore à nous en assurer la possession et à en augmenter le nombre ; que les signes et les idées formaient comme deux ordres relatifs de choses, qui se suivaient dans leurs progrès avec une dépendance mutuelle, qui marchaient en quelques sortes sur deux lignes parallèles, par les mêmes détours, et s’appuyant perpétuellement l’un sur l’autre ; enfin, qu’il était impossible de connaître bien l’un sans les connaître tous deux. Nos idées abstraites n’ayant point un modèle existant hors de nous, et n’étant que des signes de nos idées collectives, tous les raisonnements des philosophes ne seront que de perpétuelles équivoques, si, par une juste analyse, on ne marque avec précision quelles sont les idées qui entrent dans la composition de ces idées abstraites, et surtout à quel point elles sont déterminées. On ne saurait lire aucun ancien philosophe sans reconnaître combien le défaut de cette précaution a produit d’erreurs.

L’étude des langues bien faite serait peut-être la meilleure des logiques : en analysant, en comparant les mots dont elles sont composées, en les suivant depuis la formation jusqu’aux différentes significations qu’on leur a depuis attribuées, on suivrait ainsi le fil des idées, on verrait par quels degrés, par quelles nuances les hommes ont passé de l’une à l’autre ; on saisirait la liaison et l’analogie qui sont entre elles ; on pourrait parvenir à découvrir quelles ont été celles qui se sont présentées les premières aux hommes, et quel ordre ils ont gardé dans la combinaison de ces premières idées. Cette espèce de taphysique expérimentale serait en même temps l’histoire de l’esprit du genre humain et du progrès de ses pensées, toujours proportionné au besoin qui les a fait naître. Les langues en sont à la fois l’expression et la mesure.

L’histoire des peuples ne reçoit pas moins de jour de la connaissance des langues. Les temps historiques, qui ne peuvent remonter beaucoup plus haut que l’invention de l’art d’écrire, sont renfermés dans un espace assez borné pour notre curiosité ; plus loin est un vide indéterminé, obscur, que l’imagination s’est plu à remplir de mille fables. C’est dans ces ténèbres que les premières origines des nations vont se perdre loin de la portée de notre vue. D’anciens voyageurs ont autrefois élevé des colonnes chargées d’inscriptions pour servir de monuments de leur passage ; les peuples anciens, dans leurs courses, ont laissé pour monuments des noms de leurs langues, imposés aux bois, aux fleuves et aux montagnes ; une partie de ces langues s’est conservée, mélangée avec celle des habitants plus anciens et avec celle des nouveaux conquérants qui sont encore venus grossir ce mélange ; monuments obscurs, mais précieux, parce qu’ils sont les seuls qui nous restent de ces temps reculés, les seuls qui puissent jeter une lumière faible sur l’origine de plusieurs coutumes répandues aujourd’hui chez des peuples fort éloignés, entre lesquels nous ne soupçonnons pas qu’il y ait jamais eu de liaison. On peut s’en servir pour éclaircir d’anciennes traditions, pour débrouiller le chaos de la mythologie, et pour y démêler les traces de plusieurs faits historiques confondus aujourd’hui avec les fables qui les obscurcissent.

J’ai envisagé sous ces deux points de vue, et surtout sous le premier, le peu de langues que j’ai eu occasion d’étudier. J’ai cru qu’il serait utile d’en choisir quelqu’une pour en faire une analyse exacte, et j’ai destiné ce discours à servir d’introduction à cet ouvrage. Je commencerai par rechercher l’origine et les commencements des langues. J’essaierai de suivre la marche des idées qui a présidé à leur formation et à leurs progrès, et je m’efforcerai de découvrir les principes de la grammaire générale qui les règle toutes. J’entrerai dans le détail des effets qui suivent leurs différents mélanges, et de ce qu’on appelle l’analogie et le génie des langues. J’exposerai ensuite la manière dont j’ai conçu qu’on devait les analyser, et le plan que je me suis fait de ce travail.

1° Amo vient d’AMMA, materama-o.

La même analogie se trouve dans la langue hébraïque : AMAN, amavitnutrivit, d’AMMA, mère. On dit aussi de REKHEM, uterusrakhamdilexitvivido affectu prosecutus est.

2° Cadaver vient de CADO ; comme de NABAL, cecidit, vient en hébreu NEBELAH, cadaver. NABAL signifie aussi stultus, et vient de la même racine, quasi mente caducus.

3° Pupilla, diminutif de pupa, signifie petite fille, aussi bien que la prunelle de l’œil. Le grec κόρη a aussi les deux significations. La prunelle, en hébreu, s’appelle bath-ghnaïn, la fille de l’œil. Comment trois nations différentes se sont-elles rencontrées dans une expression qui nous paraît si bizarre ? Les anciens faisaient-ils allusion à cette image réfléchie qu’on voit dans la prunelle en s’y regardant ? ou bien cette expression, usitée parmi nous, conserver comme la prunelle de l’œil, est-elle une espèce de renversement de l’ancienne expression, par laquelle on appelait la prunelle ce que l’on conserve comme sa fille, et dans laquelle la prunelle n’est plus le terme qu’on compare, mais le terme qui est comparé ?

4° WATHASCHERESCH-SCHARASCHEÏHA, et radicavi radices ejus. (Ps. 80, v. 10). Cette sorte d’expression superflue est extrêmement commune en hébreu ; nous l’avons même en français, filer du fil. Il n’y a là aucune emphase affectée, comme on l’a imaginé ; nous dirions : elle a jeté ses racines. Mais le génie de la langue hébraïque demande ici une attention particulière. Les verbes hébreux, dans l’origine, n’ont point été composés comme les latins et les grecs, par la conjugaison de la racine avec le verbe substantif. Quand on a commencé à les former, les abstractions du verbe substantif n’étaient pas vraisemblablement assez familières pour avoir des noms particuliers ; c’est pour cela n’on s’est servi des pronoms pour désigner les personnes, et que les verbes hébreux ont une terminaison masculine et une féminine, parce que les pronoms sont différents pour les deux sexes. À l’égard des temps, un léger changement dans le mot radical en marquait la différence. On suivit la route tracée, et l’on forma ainsi les différentes acceptions des verbes ; celles qui expriment une action réciproque, s’expriment suivant le paradigme hithpahel. Le sens qui répond au latin justificare est celui de la conjugaison hiphilghnil. On voit bien que le génie du latin, formé après les expressions des idées abstraites, exprime tout par leur combinaison, facere justumjustificare. L’hébreu, plus ancien, a été forcé de modifier la racine. Il en a été de même des actions relatives et pour les exprimer, on modifia le nom de la chose avec laquelle elles avaient rapport. Avant qu’on fût familiarisé avec l’idée abstraite faire, il était plus court de dire filer que faire du fil. Il se forma ainsi une analogie : l’imagination accoutumée à la suivre, dira plutôt raciner ses racines, qu’elle n’ira chercher l’idée de pousser ou de jeter. Communément on ne joindra point le verbe avec le nom pour éviter le pléonasme : on dira tout simplement filer. Mais, si on voulait exprimer que le fil est blanc, il faudrait dire, filer du fil blanc. Ici, dans radicari radices ejus, c’est le ejus qui rend le pléonasme nécessaire ; sans cela, on n’aurait mis que wathaschereschosculetur me osculo oris sui ; c’est encore là oris sui, qui rend le pléonasme nécessaire.

5° SCHAMAÏM THAKIN EMOUNATHEKA BAHEM. Cœli, posuisti veritatem tuam in eis, et non pas in cœlis posuisti veritatem tuam. (Ps. 89, v. 3). Ce tour d’expression si commun, en hébreu, qu’on le retrouve encore trois fois dans ce même psaume, exprime bien la marche naturelle de l’imagination. L’objet qui la frappe le premier est d’abord désigné en nominatif, parce qu’on ne sait pas encore quelle modification il faudra lui donner pour l’accorder avec le reste de la phrase. C’est le mot posuisti qui détermine le cas in eis, pour dire in cœlis. Il faut en quelque sorte voir d’un coup d’œil toutes les idées qui entrent dans la phrase ; il faut être familiarisé avec les adverbes, les régimes, et toutes les expressions des idées abstraites. C’est ce que les hommes encore grossiers qui, en formant les premières langues, en ont déterminé le génie, ne pouvaient faire. Ils ne prévenaient point les idées que la suite du discours peut amener. Dans les langues modernes, nous sommes si familiarisés avec les expressions des idées abstraites, comme les articles, les pronoms, les relatifs, les adverbes, les verbes auxiliaires, que notre construction, où le nominatif précède toujours le verbe, nous paraît plus naturelle, quoiqu’elle nous oblige de rejeter l’idée qui nous frappe la première pour en aller chercher une purement abstraite. C’est ce qui fait que ceux qui pensent en se représentant les objets à l’imagination, s’expriment souvent avec moins de facilité que ceux qui pensent par la liaison des signes des idées ; et il est vrai que plus les langues ont fait de progrès, plus elles donnent d’exercice à cette dernière faculté. Celui qui se sert des signes a ses expressions tout arrangées, par une habitude en quelque sorte mécanique ; mais l’homme qui pense par images a, outre le travail de concevoir les idées, celui d’en arranger les expressions selon la grammaire. Si on conçoit ainsi : les cieux, vous avez mis le témoignage de vos promesses en eux, il faut se traduire ensuite soi-même en français : vous avez mis le témoignage de vos promesses dans les cieux.

6° EMOUNATHEKA SEBIBOUTHEKA. (Ps. 89. v. 9). On dirait fort bien en français : la vérité vous environne, mais ce ne serait pas le sens de l’hébreu : emounatheka signifie en cet endroit la fidélité à remplir vos promesses ; quelquefois il veut dire le gagel’assurance de cette fidélité. On sent que cette interprétation rend la phrase intraduisible dans notre langue. Mais pourquoi ? C’est parce que le mot environne est une métaphore physique qu’on ne peut appliquer à une vertu, à une qualité morale, qu’en personnifiant celle-ci, ou du moins en la regardant comme une espèce de substance. Or, cette personnification n’a pas également lieu dans toutes les langues, ni pour toutes les qualités. Cette variété ne vient pas, comme on pourrait le croire, de la vivacité d’imagination différente chez les peuples différents. Chez toutes les nations, on personnifie et on substantifie, si j’ose ainsi parler, toutes sortes de qualités morales ; mais il faut pour cela qu’elles puissent s’exprimer par un seul mot ; l’assemblage d’idées qui forme une périphrase avertit trop sensiblement que l’idée est une simple combinaison faite par l’esprit, pour qu’on puisse supporter de lui voir attribuer, même métaphoriquement, des propriétés qui supposeraient une existence réelle. Pour la métaphore, il faut quelque analogie entre les idées et il faut, du moins, que la justesse n’en soit pas détruite dans la phrase même.

II. — Autres réflexions sur les langues.

[A. L., minute.]

(Exemples de formation des mots.)

1° Les langues, qui sont les signes et l’expression de nos pensées, sont aussi la mesure exacte de nos connaissances. Inventées par le besoin, toujours proportionnées à son étendue, leurs bornes se resserrent et s’élargissent comme celles des idées. Le langage des premiers hommes était grossier comme eux. Restreints aux sensations actuelles et à la mémoire des sensations passées, ils ne savaient qu’exprimer les sentiments de joie, de douleur, de crainte, d’admiration, par des gestes et par ces cris naturels : ahohaïe ! que nous appelons interjections. À l’égard des objets qui frappaient leurs sens, à mesure que le besoin de se communiquer les impressions qu’ils recevaient se faisait sentir, ils employaient quelques signes accompagnés ordinairement, pour plus de clarté, d’un geste indicatif.

2° Ces signes sont arbitraires, dans ce sens qu’ils ne sont pas liés nécessairement avec ce qu’ils signifient, mais il ne faut pas croire qu’ils soient uniquement l’effet d’un choix libre et réfléchi. Les hommes étaient incapables de concevoir l’utilité qu’ils pourraient retirer de la communication de leurs pensées et par conséquent de convenir entre eux de les exprimer par des signes. Ceux qui savent combien il est difficile aux hommes de former, je ne dis pas de nouvelles idées, mais de nouvelles combinaisons d’idées, sentiront bien l’impossibilité d’une pareille convention ; pour ceux qui n’en seraient pas convaincus, je les invite à essayer eux-mêmes de forger une certaine quantité de termes nouveaux ; la peine qu’ils auront à y réussir leur apprendra combien il en aurait fallu aux premiers hommes, qui n’avaient pas comme nous la mémoire déjà chargée d’un grand nombre de mots et de syllabes qu’il ne s’agit que de combiner pour se convaincre encore bien clairement de la stérilité de l’esprit humain. Il n’y a qu’à considérer les animaux et les plantes, que nos peintres ou nos poètes ont voulu peindre ; ils n’ont pu composer leur chimère, leur centaure, leur hippogriffe qu’en assemblant assez grossièrement les parties des animaux les plus connus, tandis qu’au contraire, la découverte du Nouveau Monde nous en a mis sous les yeux une immense variété d’espèces toutes différentes de celles que nous voyons en Europe ; tant il est vrai que l’imagination qu’on croit si vaste est incomparablement plus bornée que la nature, même la nature soumise à nos sens, et que le seul moyen de beaucoup imaginer est de beaucoup voir. Ne cherchons donc point l’origine des langues dans une convention arbitraire qui supposerait d’ailleurs des signes déjà établis, car, comment la faire sans parler ?

3° Les hommes ont suivi la nature qui les guidait sans savoir où elle les conduisait, et celui qui le premier se serait servi d’un mot, songeait à exprimer son besoin actuel et point du tout à inventer une expression générale de ce besoin. Les premiers signes portaient donc avec eux leur interprétation ; autrement, on ne les aurait point entendus. Il fallait encore qu’ils fussent fournis par les circonstances mêmes de l’objet ; où les aurait-on pris ? Le premier signe du besoin ou du désir fut vraisemblablement d’étendre la main vers l’objet et de la ramener vers soi, en y joignant quelques sons inarticulés. Si cet objet faisait quelque impression sur le sens de l’ouïe, quelque bruit, ce bruit devenait son nom ; si c’était un animal, on imitait son cri ; c’est là l’onomatopée ou ressemblance de son, source la plus générale des mots qui composent nos langues. Elle est aussi la cause pour laquelle des peuples qui parlent des langues très différentes donnent souvent aux mêmes choses les mêmes noms. Qu’on examine ces mots, communs à des nations fort éloignées, et on verra, s’il n’y a point eu de communication entre elles, que ce sont de véritables onomatopées ; tels sont plusieurs noms d’animaux : boscorvusgrillus, etc., les mots qui expriment leurs cris différents : hennirbélermiaulercrousser et presque tous ceux qui désignent le bruit ou la percussion qui le cause, comme fragorfracasclaquefrapperchoctacstrock et un grand nombre d’autres qui échappent à ma mémoire et qui se retrouvent dans plusieurs langues.

4° Il y a des mots encore plus généralement répandus parmi tous les peuples et qui ne doivent point leur origine à une ressemblance de son. Je mets dans cette classe, outre les interjections, les mots de papa ou baba et de mama, en usage chez toutes les nations du nouveau monde comme de l’ancien, pour signifier père et mère ; ces syllabes sont les premières qu’un enfant puisse prononcer parce qu’elles sont les plus faciles et, par là, elles deviennent le nom des premiers objets qu’il connaît ; et mama est partout le nom de la mère parce qu’il se prononce plus aisément que papa et qu’un enfant connaît sa mère avant son père. Ces noms ont été donnés pour la même raison aux mamelles des femmes, mammapapilla et même, si chez d’autres peuples on employa d’autres noms pour signifier père et mère, on y remarque ordinairement quelque chose d’enfantin, des lettres faciles à prononcer, et presque toujours, une répétition des mêmes sons. Ainsi, dans l’ancienne langue tudesque ou gothique, et encore aujourd’hui dans le dialecte des Frisons atta ou tata veut dire père ; dad en hébreu, τίτθη, en grec, ton en français, bubbi en anglais, signifient mamelle.

5° À l’égard des objets qui n’affectent pas le sens de l’ouïe, ils sont en petit nombre ; les signes des choses insensibles ont été d’abord appliqués aux choses sensibles, et parmi celles-ci, il en est peu qui ne rendent quelque son ; le feu ne s’allume point, l’eau ne s’écoule point, sans bruit ; un arbre, quand le vent agite ses feuilles, une pierre même, en fait en tombant. Celui qui le premier aura imposé un nom à ces objets, aura peut-être saisi quelqu’une de ces circonstances qui le frappaient dans l’instant. Peut-être même cette circonstance était-elle étrangère à la chose qu’il voulait désigner ; ce n’était peut-être qu’un rapport accidentel ou imaginaire avec une autre. Enfin, ces objets ont souvent dû leurs noms à des rencontres fortuites qu’il est .inutile de chercher et impossible de deviner.

J’ajoute qu’il y a une certaine analogie entre nos différents sens, analogie dont on connaît peu le détail et qui demanderait pour être connue des observations fines et une analyse assez délicate des opérations de l’esprit sur lesquelles elle influe beaucoup et qu’elle dirige souvent sans qu’on s’en aperçoive, soit que cette analogie soit fondée dans la nature même de notre âme ou seulement dans la liaison que nous mettons entre certaines idées et certaines sensations que l’habitude où nous sommes de les éprouver en même temps, soit qu’elle soit la même chez tous les hommes, soit qu’elle diffère selon les temps, les lieux et les esprits. Il est toujours sûr que nous sentons quelque affinité entre des sensations très différentes, entre des sensations et des idées. Par exemple, ce n’est point par métaphore qu’on dit que le goût d’une grenade est acide, car cette espèce de goût n’a pas d’autre nom. Ce mot signifie cependant dans son origine pointu, et vient d’acuspointe ; personne ne croira que jamais on ait pu dire que ce goût fut rond ou carré. Il est pourtant sûr qu’il n’y a point de rapport entre une pointe et les objets du goût ; y aurait-il donc quelque ressemblance entre la sensation d’aigreur et une piqûre. On dit qu’un morceau de bois qui se rompt, éclate : on dit un bruit éclatant, une lumière éclatante ; sans doute, il se trouve entre toute ces choses et une infinité d’autres, bien des rapports dignes d’utre constatés et expliqués par les philosophes et dans lesquels les hommes ont souvent puisé les signes de leurs idées.

6° On sent bien que la diversité des circonstances et des rapports dont nous venons de parler doit en jeter une très grande dans les noms de la plupart des objets. Cette variété doit aussi s’étendre sur les mots qui tirent leur origine de l’onomatopée, car cette ressemblance de son n’est point exacte et ne saurait l’être. L’agitation de l’air qui produit les sons en produit une variété infinie suivant les causes qui l’excitent. Il n’y a peut-être pas deux espèces de corps dont la percussion fasse sur nos oreilles une impression semblable ; le seul mouvement de l’air modifié par les obstacles qu’il rencontre fait naître mille sons. Il s’en faut beaucoup que nos organes puissent les former tous, et même que nous employions à désigner les objets, tous ceux que nous pouvons former dont plusieurs ne sont pas propres à nous servir de signes.

7° Quoique chaque son en particulier ne frappe notre oreille ou plutôt notre âme que comme une sensation simple ; cependant cette même oreille nous y fait distinguer trois manières différentes dont elle en est affectée et qui servent de fondement aux trois différentes manières dont nous pouvons comparer les sons entre eux. Nous distinguons donc dans les sons : l’intention, ou la force plus ou moins grande ; le ton musical aigu ou grave ; enfin le son lui-même, où nous ne connaissons point de plus et de moins, mais une diversité que nous sentons sans pouvoir la définir qu’en disant que l’un n’est pas l’autre et dont nous ignorons également la nature et les causes. Nous savons que la force du son dépend de la quantité d’air agité et le ton musical de la vitesse de ses vibrations : l’un et l’autre ne sont que des rapports ; nous ne pouvons les apprécier que par comparaison : un son considéré tout seul n’est ni fort ni faible, ni ut, ni , ni sol ; nous n’avons aucun point fixe pour juger de sa force ou de sa hauteur absolue. Cette raison seule aurait empêché les hommes de s’en servir à désigner les objets, mais il y en a plusieurs autres dont il est inutile de parler.

L’autre différence que nous apercevons dans les sons a quelque chose de plus absolu et peut-être est-ce à cause de cela même que nous en connaissons si peu la nature. Mais ce qui la rend impénétrable à notre curiosité, la rend bien utile à l’expression de nos besoins et de nos idées. Chaque son a un caractère distinct qui le fait reconnaître indépendamment de tout autre qui, dans l’esprit, se lie immédiatement avec l’idée dont il est le signe. Les sons des objets de la nature, par la facilité que nous avons à les distinguer et à les imiter, nous ont procuré une espèce de langue naturelle bien imparfaite, mais qui nous a épargné les premiers pas toujours si difficiles et si longs, quand on a besoin pour les faire du secours de la réflexion.

Mais, pour en revenir au point d’où cette digression sur la nature des sons nous a écartés, il s’en faut bien que nous imitions exactement tous les sons de la nature. La diversité en est presque infinie et nous ne comptons dans la langue française que quinze voyelles et dix-neuf consonnes, en y comprenant l’aspiration h. Plusieurs nations ont des consonnes et des voyelles que nous n’avons pas et n’en ont pas que nous en avons : nous ne connaissons pas les diphtongues, si communes dans un grand nombre de langues. Les hommes n’ont donc imité les sons de la nature qu’à peu près et, dans cet à peu près, il y a du plus et du moins.

Cet écart que l’à peu près suppose toujours peut se faire de différents côtés. Qu’on propose à plusieurs français de prononcer le th des anglais : l’un prononcera d, l’autre ts et un troisième s ou z, ou g, sans qu’aucun puisse attraper la prononciation qu’après un assez long exercice. J’en dirai autant du ghnaïn des Hébreux, qu’on prononce gainkhaïngnaïnngaïn ; l’oreille même est embarrassée à distinguer des sons auxquels elle n’est pas faite, et ces changements d’une lettre en une autre, qui exercent si souvent les étymologistes, ne viennent que de cet embarras.

Les premiers hommes, en voulant imiter les sons naturels, étaient dans le même cas où nous sommes quand nous voulons imiter les sons des langues étrangères avec cette différence que nos organes ont avec ceux des étrangers une analogie qu’ils n’ont pas avec les corps sonores et que l’habitude les a rendus en nous bien plus souples qu’ils n’étaient dans les premiers hommes. Les sons que formaient ceux-ci étaient encore bien moins articulés que les nôtres et par là bien plus sujets à être confondus.

Un choix précédé d’une longue suite d’épreuves a borné le nombre des sons de nos langues au petit nombre de ceux qui sont produits par un mouvement des organes plus déterminé. Peu à peu les hommes ont cessé de se servir de ces sons mitoyens entre certaines lettres. Telles sont plusieurs aspirations si fréquentes dans l’hébreu ; tel est un son mitoyen entre un l et un d que je prends pour exemple, car il est facile de l’expliquer ; on prononce un l en appuyant le bout de la langue contre le palais à quelque distance des dents, et le d en portant le bout de la langue au haut de la mâchoire supérieure ; si on porte la langue dans l’espace intermédiaire, le son sera différent.

Les premiers hommes, dans l’embarras où ils étaient pour former des sons, pliaient assez leurs organes de toutes sortes de manières ; ils essayaient d’un son pour passer à un autre ; dans la rapidité de ce passage, les deux sons étaient presque confondus ; de là, cette multitude d’aspirations, de sifflements, de sons composés dont fourmillent les langues anciennes et peu cultivées. Les hommes les ont à la longue presque tous bannis de leurs langues en choisissant les sons qui demandaient un mouvement de la langue plus déterminé, soit par l’articulation de ses muscles, soit par la situation des parties de la bouche où il se terminait.

Ces principes une fois posés, il est aisé de concevoir que le même bruit naturel a pu être imité de mille manières différentes, que dans l’impuissance de le faire exactement, on a tantôt employé deux sons pour exprimer un son simple qui n’était ni l’un ni l’autre, tantôt substitué un son simple à un son composé, et que les mêmes objets ont dû recevoir autant de dénominations différentes qu’ils ont été nommés de fois par des hommes qui n’avaient point de commerce ensemble et, puisque l’histoire nous représente les premiers hommes comme semés çà et là dans les forêts et presque sans commerce entre eux, on ne doit pas être plus surpris de voir les langues tirer leur origine de la nature et différer entre elles que de voir des arbres sortis de germes semblables et développés par les mêmes lois, former toutes sortes de figures par l’entrelacement de leurs branches. La nature, en employant les mêmes ressorts à la production des individus des mêmes espèces, leur laisse toujours un certain jeu qui fait qu’ils se ressemblent tous par des rapports généraux et qu’en même temps ils ont tous des traits particuliers qui les distinguent, et cette loi s’étend sur les esprits comme sur les corps.

Si les langues ont dû, dès leurs premiers pas, s’écarter si fort les unes des autres, leurs progrès sans doute ne les ont pas rapprochées. Il est vrai de dire cependant que, dans toutes ces variétés, on voit une certaine ressemblance ; on peut toujours suivre la trace de l’action de la nature qui les a toutes dirigées sur le même plan, parce qu’elle est partout la même. Ce sont ces variétés et ces rapports que je vais tâcher d’expliquer en observant les langues dans leurs progrès.

10° Un homme avait employé un son pour désigner un objet ; celui qui l’avait entendu le répétait dans une occasion semblable ; peu à peu, il se liait dans leur esprit avec l’idée de cet objet. Leurs enfants apprenaient à saisir cette liaison et à en faire usage, comme ils apprennent aujourd’hui leur langue maternelle ; c’était la langue de la famille. Les besoins multipliés donnaient occasion de distinguer différentes parties d’un objet, d’observer différents rapports, de former des abstractions. On inventa de nouveaux signes ; des hommes qui avaient imaginé séparément des signes différents pour les mêmes objets se rapprochèrent pour s’entendre. Il fallut choisir ; le nom qu’on avait plus souvent occasion de répéter, devint le nom de l’objet ; ainsi communément, il gardait celui qui lui était donné dans la famille la plus nombreuse, mais comme il n’était guère possible que les deux mots fussent toujours employés dans les mêmes circonstances, le plus commun désignait proprement l’objet ; l’autre, ne le signifiait qu’avec la circonstance particulière à laquelle il était déterminé dans le temps de la concurrence. Les langues n’ont guère d’autres synonymes.

Voilà deux sources de l’avancement de la richesse des langues, le progrès des idées et le mélange des peuples. Je commence par le progrès des idées, je passerai au mélange des peuples et je suivrai les deux causes dans leurs effets réunis…

III. — Sur le mot amour et sur l’amour de Dieu[2].

[A. L., minute.]

1° Ce qu’on croit entendre le plus est bien souvent ce que l’on entend le moins. Les mots qu’on emploie dans l’usage ordinaire et qui s’appliquent tantôt à une chose, tantôt à une autre, sont surtout très obscurs et il est impossible de s’en servir dans les raisonnements, si, par une analyse exacte, on n’en a déterminé le sens précis. Il n’y a pas d’autre moyen d’y réussir que d’examiner les origines du mot et les différentes circonstances dans lesquelles on l’emploie ; car un mot par lui-même ne signifiant rien, il est clair que ce n’est que dans l’usage commun qu’en font les hommes qu’il faut rechercher le sens, parce que le sens d’un mot est l’idée qu’il excite dans l’esprit de ceux qui l’entendent.

Un des mots dont on abusé le plus, est celui d’amour appliqué à la divinité.

2° Je remarque d’abord que l’étymologie de ce mot vient de la tendresse réciproque des pères et des enfants ; d’ama, mère, on a fait en hébreu amamamavit, et en latin ama-oamo, et il a signifié cette tendresse que les parents ressentent pour leurs enfants et qui les porte à leur procurer tout ce qui peut contribuer à leur bonheur. Ce sentiment de tendresse s’étend à bien d’autres objets, à ses amis, à sa maîtresse, même aux animaux ; mais il ne peut avoir pour objet que des êtres animés ; on n’éprouve un sentiment à la vue des êtres inanimés qu’en les considérant comme des signes qui nous rappellent l’idée des personnes que nous avons aimées. Il semble que cette tendresse renferme un retour sur nous-mêmes, une espèce de comparaison de nous à l’objet aimé qui ne peut avoir lieu que quand il s’agit d’êtres animés. Si on dit qu’on aime certains mets, la promenade, etc., c’est dans un autre sens que nous allons expliquer.

L’amour pour les personnes d’un autre sexe renferme, outre ce sentiment, le désir de jouir des plaisirs attachés à l’union des corps ; le mot d’amour s’est étendu à l’idée totale attachée à ces sentiments et, comme le désir de la jouissance lui est commun avec tous les désirs qu’excitent en nous les objets sensibles, on s’est servi du mot aimer pour exprimer ces désirs. On dit : aimer certaines viandes, aimer certains fruits, aimer le vin, aimer les tableaux, aimer en général les choses sensibles ; dans ce sens, que chacun se rende compte à lui-même de ce qu’il entend par le mot aimer, et il trouvera que ce n’est autre chose que trouver du plaisir dans la jouissance, d’une chose. Une remarque très importante, c’est que ce mot de jouissance s’applique encore indifféremment à des objets différents : jouir d’un concert, jouir d’un tableau, jouir d’un mets, sont trois choses qui n’ont de commun que de mettre l’âme dans un état agréable.

Comment on trouve du plaisir dans la jouissance des objets sensibles, comment l’application de nos organes à ces objets excite dans nous ce plaisir ? C’est ce qu’on ne peut expliquer sans connaître la nature de notre âme plus à fond qu’il ne nous est donné de le faire.

3° Voilà donc deux amours distingués ; l’un de tendresse, qui a lieu par rapport aux êtres animés, et que j’appelle ici amour de complaisance ; l’autre renferme l’idée de la jouissance d’un objet et le désir d’en jouir ou du moins l’habitude de le goûter et que j’appellerai goût ou désir. Il faut pourtant faire ici une observation, c’est que, malgré la distinction que j’ai posée, il y a, dans la nature des choses, certains rapports entre la manière dont nous aimons les objets animés et les inanimés. Qu’on se rappelle cette situation de l’âme où elle goûte une sensation continue de plaisir, le frais de l’ombre, l’odeur des fleurs, et ce mélange de sensations confuses qu’inspire la vue de la campagne et des objets de la nature ! Il y a là-dedans quelque chose de cette complaisance que j’attribue pour caractère à la tendresse. Ce n’est pourtant pas encore la tendresse ; c’est la nuance entre elle et le goût qu’on a pour les objets inanimés ; on ne l’appelle pas amour ; elle est une véritable jouissance ; mais le sentiment de la tendresse en est aussi une véritable et peut-être la plus douce de toutes ; ainsi, le mot d’aimer, pris dans ce sens, signifie jouir de ce sentiment. En toute autre occasion, il ne signifie qu’un désir un peu continu de jouir d’un objet, ou simplement l’habitude d’y trouver du plaisir.

Ce n’est pas que la tendresse ne fasse naître des désirs, mais ces désirs sont de véritables désirs de cette tendresse même. On aime un ami ; on désire le revoir. Je dirai qu’on désire de jouir encore plus vivement de la tendresse qu’on sent pour lui, car le plus grand plaisir qu’il y ait à aimer, c’est d’aimer…

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

8° On dit communément que tout homme aime le bien en général. Cela n’a jamais pu se dire que de l’amour de désir, jamais on n’a eu ce sentiment de tendresse pour le bien, en général, qui n’est point un être particulier, ni animé. Mais cela n’est pas même exactement vrai de l’amour de désir : une idée abstraite ne peut être l’objet du désir proprement dit qui, comme l’a remarqué Locke, est une espèce de malaise causé par la privation de l’objet. Il est seulement vrai que partout où l’âme trouvera le sentiment d’un plaisir, elle le désirera ; mais qu’on y prenne garde, j’ai dit sentiment et non connaissance. L’expérience prouve que la connaissance n’excite point un désir proprement dit ; le désir suppose le goût, et le goût le sentiment. On ne désire point les objets dont on ne peut se former d’images sensibles ; on a vu des paysans n’être nullement touchés de sommes importantes qu’on leur offrait, parce qu’ils ne se formaient point d’idée du bonheur que cela pouvait leur procurer. Par conséquent, l’idée du bien en général, qui n’est qu’une abstraction, ne peut exciter de désir.

9° On nous dit bien que l’on doit désirer ce qui est désirable, aimer ce qui est aimable, plaisants arguments ! Comme si l’on désirait, comme si l’on aimait de la même manière qu’un logicien tire des conséquences d’un syllogisme ! Comme si tout désir n’était pas l’effet d’un besoin ! Ces gens-là tombent dans un défaut bien commun parmi les métaphysiciens, c’est de regarder comme une réalité absolue une idée purement relative.

L’auteur de l’Action de Dieu sur la créature, parle des beautés inestimables de l’essence divine ; qu’est-ce que cela veut dire ? D’où nous est venue l’idée du beau ? Des sens. Nous appelons beau ce qui a un rapport avec les organes de la vue, de l’ouïe et avec quelques-unes de nos facultés intellectuelles, tel que nous ressentions un certain plaisir par leur application à l’objet. Il en est de même « d’infiniment aimable, d’infiniment désirable », pur galimatias ! Il n’y a rien de désirable, ni d’aimable que ce qui a avec nous les rapports qui excitent en nous cette tendresse dont nous avons parlé ou bien ces désirs qui ne sont que le sentiment de notre besoin. Pour ces rapports, si nous consultons l’expérience, nous trouverons qu’ils nous sont donnés avec les différents objets suivant les différentes vues de la société. La tendresse maternelle est nécessaire pour l’éducation des enfants ; la tendresse des deux sexes a dû être ajoutée à l’attrait du plaisir parce que, l’éducation des enfants devant être longue, il fallait que le père et la mère fussent réunis pour y veiller. En général, ces sentiments qui ajoutent à nos plaisirs la jouissance du bonheur d’autrui, la tendresse des hommes les uns pour les autres, graduée suivant les différentes distances, étaient nécessaires pour le maintien de la société. La compassion, l’amour de la patrie, l’amitié, en sont autant de branches.

10° Nos désirs sensibles sont destinés, ou au bien-être, ou à la conservation de notre corps en particulier et de l’espèce en général. Il faut pourtant avouer qu’il y a des sortes de désirs et de tendresse même qui ne se rapportent point à des objets sensibles. Je m’explique : je sais qu’un homme que je n’ai jamais vu et, que je ne verrai jamais, un homme mort, a été généreux, tendre, bienfaisant : Titus, Louis XII, Henri IV ; je lis dans les histoires le détail de leurs actions ; je me sens pour eux un sentiment très analogue à ce que j’appelle tendresse ; je les aime véritablement. Mais pourquoi ? c’est que je les représente à mon imagination et que les objets de l’imagination affectent l’âme comme ceux des sens, quoique moins vivement.

Ceux qui nous ont rendu des services éprouvent encore de nous un sentiment particulier de tendresse que nous nommons reconnaissance, qui, par conséquent, peut nous rattacher à un être qui ne nous soit connu que par ses bienfaits.

11° À l’égard du désir, quoique la connaissance abstraite qui nous apprend que telle ou telle chose nous mènera au bonheur ne puisse exciter en nous ce malaise de l’âme d’où naît le désir, cependant, elle peut produire en nous quelque chose d’équivalent. Quoique le désir du bien en général ne soit point un sentiment, il est un principe abstrait formé d’après les désirs particuliers de chaque bien. Or, ces principes abstraits, quand ils sont sûrs, quand leur application est certaine, nous engagent, dans la pratique, à préférer raisonnablement un bonheur certain, quoique non sensible, à un autre moins grand et plus sensible : c’est ainsi que nous préférons les biens éternels dont nous n’avons ni idée, ni sentiment, aux plaisirs de la terre ; mais il est toujours vrai que nous ne sentons point pour ceux-là ce malaise de l’âme, à moins que nous ne nous les représentions sous des images sensibles, et là dessus j’en appelle à l’expérience. Ce n’est pas que je veuille nier que la découverte d’une vérité puisse nous donner un plaisir véritablement sensible, que notre cœur ne puisse être ému par un discours sur la vérité, sur la vertu, sur le bonheur, en général, et sans aucune application particulière. Mais, dans le premier cas, c’est que la curiosité est un de nos besoins, c’est que l’inquiétude qu’elle excite en nous ne trouve de repos que dans le vrai ; enfin, c’est que ce plaisir n’est que l’accomplissement d’un désir. Or, ce désir est toujours particulier, toujours fondé sur quelque chose de sensible, ou, si vous voulez, sur ce que l’âme voit que les idées sensibles lui manquent, que cette connaissance, cette certitude où elle voudrait se reposer la fuit et, comme une découverte fait toujours naître autant de questions qu’elle en résout, comme le champ des connaissances s’étend toujours devant nos yeux à mesure que nous le parcourons, l’âme s’élève de désir en désir, ainsi que de vérité en vérité, sans cesser de désirer ni d’apprendre, et pourtant sans jamais désirer de tout connaître, de même que sans jamais savoir tout.

12° À l’égard du second cas, si l’éloquence sait nous émouvoir par les seules idées de vérité, de vertu, de bonheur en général, c’est souvent parce que l’imagination fait des applications particulières, et c’est toujours parce que les mots, n’étant parvenus à exprimer ces idées abstraites qu’en s’appliquant à des objets particuliers et sensibles, et s’y appliquant encore presque toujours, restent liés dans notre âme avec le sentiment qu’ils excitent en nous ; c’est parce qu’en général nous n’avons point d’idées purement abstraites et universelles ; elles le sont dans leur signification grammaticale ; mais elles réveillent toujours une foule d’idées accessoires auxquelles elles se lient et par lesquelles seules peut-être nous pouvons les saisir. Si l’on n’entend par aimer Dieu qu’un pareil sentiment pour le bonheur, j’y consens ; mais à parler dans la rigueur philosophique, c’est proprement devoir, à la mémoire de quelques sensations agréables, un certain degré de sentiment que la confusion et le trouble des idées rendent indéterminé et confus.

Il me semble que cette analyse de l’amour fait disparaître bien des difficultés.

13° On demande si l’amour est intéressé ? Il est bien aisé de répondre à cette question.

Parle-t-on de tendresse ? Il est clair qu’elle est désintéressée : on ne peut pas plus aimer un objet parce qu’on y trouve son profit, que goûter une belle musique par le même motif. Dire que nous ne pouvons aimer que parce que nous trouvons du plaisir à aimer et en conclure que l’amour est intéressé, c’est la même chose que si on disait qu’on trouve l’odeur d’une rose agréable par intérêt parce qu’on y trouve du plaisir ; l’un et l’autre sentiment sont fondés sur le rapport des objets à nos organes et à nos facultés, rapport nécessaire. Il n’y a de libre que de faire attention aux objets qui nous peuvent inspirer les sentiments de tendresse, comme il est libre d’approcher une rose de son nez. Il est vrai de dire que tout ce qui porte le caractère d’agrément, tout ce qui peut nous faire plaisir, nous imprime ce sentiment en faveur des personnes qui nous le procurent : la beauté, l’esprit, le caractère, les bienfaits reçus nous font aimer les personnes. Mais cet amour n’est pas pour cela intéressé ; il vient de ce que ces choses-là nous inspirent naturellement ce sentiment, car souvent nous n’en espérons aucune utilité. Il faut encore observer que tout cela est toujours sensible ou représenté par l’imagination

14° Si l’on parle du désir, il n’est pas moins clair qu’il est toujours intéressé, car il est contradictoire de ne pas désirer ce qu’on désire, de ne pas vouloir jouir, de sentir son besoin pour l’amour d’un autre.

15° Appliquons tous ces principes à la question de l’amour de Dieu. Si l’on prétend simplement que l’on est obligé d’avoir pour Dieu un amour de reconnaissance pour les biens que nous en avons reçus, alors, il n’est pas douteux qu’on a raison et que cet amour ne soit véritablement sensible ou pour parler scolastiquement, affectif ; mais veut-on parler d’une autre tendresse ? Je dis qu’elle ne peut naître que dans un rapport sensible de nos facultés à l’objet aimé, rapport qui ne peut se trouver ici parce que Dieu n’est présent ni aux sens, ni à l’imagination.

16° L’idée de Dieu est l’idée de cause proportionnée aux effet, que nous voyons et formée d’après eux ; c’est à posteriori que nous prouvons son existence et ses attributs ; il ne peut donc affecter les sens, ni l’imagination, que par le plaisir que nous font les effets, et ce sera l’amour de reconnaissance. Si l’on entend le désir : cet amour est absolument impossible dans la Religion naturelle, puisqu’elle ne peut nous faire imaginer qu’il y ait quelque manière de jouir de Dieu et il n’est possible, après la Révélation, qu’en étendant le sens des mots et en appelant désir cette détermination active de l’esprit qui fait préférer un bien connu à un autre bien, puisque nous ne pouvons jamais nous faire une idée de cette jouissance[3]

————————

[1] Date incertaine. D’après Du Pont, Turgot avait projeté et commencé un ouvrage sur la Formation des Langues et la Grammaire générale dont il n’aurait été retrouvé que la Préface et quelques observations détachées. Ce sont les Réflexions ici publiées.

Condorcet dit de son côté (Vie de Turgot, 225) :

« M. Turgot avait formé une liste complète de tous les sons de la langue, à chacun desquels il proposait d’attacher un caractère. Comme toutes les nuances de la prononciation entraient dans cette liste, il avait porté à 38 au moins le nombre de ces caractères, au moyen desquels on aurait appris à lire et à écrire en même temps avec beaucoup de facilité. Ce travail ne s’est pas retrouvé dans ses papiers. »

[2] Cet article, qui resta inachevé, était probablement destiné à l’Encyclodie comme les deux articles : 1° Définition (Logique) et 2° Dieu (Existence de) dont il est parlé dans la note (a) de l’article Étymologie, n°37 ci-dessous.

[3] On voit, d’après les documents déjà publiés, quelle était l’activité de Turgot. « Ses jours étaient infiniment remplis, dit Du Pont ; il étudiait sérieusement l’histoire naturelle ; il se perfectionnait dans la géométrie transcendante et dans l’astronomie. Ce fut encore alors qu’il se livra le plus aux langues modernes étrangères, qu’il apprit l’allemand, qu’il traduisit Gessner, Hume et Tucker.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.