Oeuvres de Turgot – 090 – Lettres à Hume

90. — LETTRES À HUME.

[A. L., minute — Léon Say, David Hume.]

III. (Hume ministre — J.-J. Rousseau ; l’Émile ; le Contrat social. — Les romans. — L’impôt indirect ; son influence sur les salaires. — La valeur.)

25 mars.

Je profite, M., de l’occasion de M. Francès[1] pour m’acquitter d’une réponse que je vous dois depuis bien longtemps, et pour vous faire en même temps mon compliment sur la place que vous occupez dans votre ministère, si tant est que ce soit un compliment à faire à un homme de lettres, de se trouver jeté dans le tourbillon des affaires ; quant à moi, je recevrais de bien meilleur cœur un compliment sur un événement qui me délivrerait des affaires pour me rendre aux lettres ou à la liberté. Quoi qu’il en soit, et quels que soient vos sentiments sur cet événement, je les partage, et j’y prends l’intérêt que je prendrai toujours à ceux qui vous concerneront.

J’étais à Limoges au milieu des courses de mon département lorsque M. d’Alembert me fit passer votre seconde lettre sur Jean-Jacques, qui n’est point datée. Je ne pouvais pas y répondre alors et, depuis mon retour à Paris, j’ai attendu le départ de M. Francès, qui était annoncé depuis quelque temps. J’hésite à vous parler encore de ce sujet, dont vous avez été si ennuyé avec raison, et je vois, par une nouvelle lettre que M. d’Alembert a reçue depuis peu de jours, que vous avez encore à vous plaindre du silence de Rousseau, après des preuves claires de la fausseté de ses soupçons. D’ailleurs, pour s’expliquer de si loin, il faut des volumes et, avec des volumes, on ne parvient pas encore à s’entendre parfaitement, parce que les plus légères circonstances, envisagées différemment, font interpréter les expressions d’une manière toute contraire à l’intention de l’écrivain. Je vois, par exemple, par les détails où vous entrez, et par la peine que vous prenez pour vous défendre, que vous avez cru mes réflexions dictées par mon attachement pour Rousseau dont vous m’appelez a zealous friend et dont vous dites ailleurs que je suis si engoué, so fond. En conséquence, vous me savez très bon gré de vous dire que je ne crois pas qu’après le défi public de Rousseau, vous puissiez vous dispenser de rendre ses lettres publiques, et je puis bien vous assurer qu’aucun autre motif n’a dicté tout ce que je vous ai écrit que mon attachement pour vous, attachement très réel et fondé sur une connaissance personnelle, au lieu que je ne puis en avoir aucun pour Rousseau personnellement, puisque je ne l’ai jamais entendu causer qu’une demi-heure chez le baron d’Holbach, il y a plus de douze ans. Je ne connais Rousseau que comme auteur, et malheureusement, l’expérience m’a bien détrompé de cette illusion, qui fait aimer l’homme sur la foi de ses écrits. Je dis, malheureusement, parce que cette illusion est bien douce, et que je ne l’ai pas perdue sans beaucoup de regret. Je ne me défends pas d’estimer et d’aimer infiniment les ouvrages de Rousseau, non pas seulement à cause de son éloquence, du moins, si l’on n’entend par éloquence que la beauté du langage, car l’éloquence de Rousseau a un charme bien indépendant du langage et qui tient de très près à la partie morale de ses écrits. Il s’en faut bien que je les juge, comme vous, nuisibles à l’intérêt du genre humain ; je crois, au contraire, que c’est un des auteurs qui a le mieux servi les mœurs et l’humanité. Bien loin de lui reprocher de s’être sur cet article trop écarté des idées communes, je crois, au contraire qu’il a encore respecté trop de préjugés. Je crois qu’il n’a pas marché assez avant dans la route ; mais c’est en suivant sa route que l’on arrivera au but qui est de rapprocher les hommes de l’égalité, de la justice et du bonheur. Il faut nous entendre. Vous me ferez l’honneur de croire que je n’adopte pas ses ridicules paradoxes sur le danger des lettres, et sur la destination de l’homme à la vie sauvage. Je les regarde, ainsi que vous, comme un jeu, une espèce de tour de force d’éloquence. Rousseau n’était point encore connu quand il s’engagea dans cette fausse route ; l’ensemble de ses idées n’était point encore formé ; il s’imagina étonner davantage en saisissant le côté paradoxal des sujets proposés par l’Académie de Dijon. Ce malheureux orgueil dont je ne prétends pas assurément le justifier l’a sans cesse conduit à entasser les paradoxes pour ne pas rétracter le premier ; et son Émile est encore gâté par des entorses qu’il y donne quelquefois aux vérités qu’il y établit pour les lier à ses anciennes folies. Je crois qu’en cela il y a de sa part un peu de charlatanisme, fait d’un amour-propre très mal entendu. Je ne le crois pas non plus de bonne foi dans son prétendu christianisme : mais, malgré ces défauts, combien de vérités utiles dans Émile ; combien la marche qu’il présente à l’éducation est puisée dans la nature ; que d’observations fines et neuves sur les développements successifs de l’esprit et du cœur humain ! Il prolonge un peu trop ce développement. La nature va plus vite qu’il ne le dit ; mais elle suit la route qu’il trace, et il est le premier qui ait appris à la seconder sans la gêner ; et c’est assurément une obligation éternelle que le genre humain lui aura. Et compterons-nous pour rien le Contrat social ? À vérité, ce livre se réduit à la distinction précise du souverain et du gouvernement ; mais cette distinction présente une vérité bien lumineuse, et qui me paraît fixer à jamais les idées sur l’inaliénabilité de la souveraineté du peuple dans quelque gouvernement que ce soit. Émile me paraît partout respirer la morale la plus pure qu’on ait encore donnée en leçons, quoiqu’on puisse, selon moi, aller encore plus loin ; mais je me garderai bien de vous dire sur cela mes idées, car vous me jugeriez peut-être encore plus fou que Rousseau. Je ne vous dirai donc pas que je ne trouve la vraie morale dans aucun livre de morale, et que tout ce que j’en connais d’écrit est épars çà et là dans les romans. Je ne vous dirai pas que, c’est précisément parce que la morale des écrits de Rousseau se rapproche davantage de celle des romans que je l’estime si fort, car je vous donnerais trop mauvaise idée de moi. Après cette profession de foi sur Rousseau, considéré comme auteur, je conviendrai sans peine, mais non sans regret, qu’il a des défauts qui rendent sa personne intolérable dans la société, et qui l’ont fait tomber dans des fautes odieuses. Il n’y a personne au monde qui puisse n’être pas indigné de ses soupçons contre vous. Quoique je ne les aie pas envisagés tout à fait comme vous, et que je ne les aie pas crus un prétexte imaginé de mauvaise foi et par réflexion pour secouer les obligations qu’il vous avait, quoique je les aie regardés comme le fruit d’une imagination exaltée par l’orgueil et la mélancolie, je ne sens pas moins qu’une âme honnête ne conçoit pas de pareils soupçons contre un bienfaiteur, et qu’une défiance aussi atroce n’annonce pas un homme en qui on puisse prendre confiance. Je crois qu’à présent Rousseau est très convaincu de la fausseté de ses soupçons et je le trouve inexcusable de ne pas revenir sur ses pas. Cependant, je suis moins étonné de cette seconde faute que de la première, vu l’excès de son orgueil, et l’horreur qu’il aurait sans doute de se voir humilié devant vous après la manière dont vous l’avez traité.

Si j’ai disputé contre vous, ce n’était pas pour justifier Rousseau, parce que personne au monde ne peut le justifier. Mais je croyais, et je vous avoue que je pense encore de même, que vous vous étiez trompé sur la manière d’envisager sa faute ; et je voyais avec peine qu’en vous défendant du fonds de l’accusation de Rousseau, sur laquelle assurément vous n’aviez aucun besoin de défense et qui tombait par son atrocité même, vous vous donniez un léger tort vis-à-vis de lui, en lui supposant les vues que je croyais qu’il n’avait pas eues, et vous lui donniez, pour ainsi dire, un moyen de rétablir le combat.

Il me semblait qu’en vous bornant, sans explication, à faire imprimer les deux lettres, il était confondu de la manière la plus accablante. Je sais bien qu’il l’est ; mais les partisans de Rousseau disent encore : M. Hume a pris cette affaire trop vivement. Au reste, tout cela me paraît devoir à présent vous inquiéter bien peu : les gens qui vous connaissent le moins du monde vous ont rendu une pleine justice, soit en France, soit en Angleterre ; et je suis bien persuadé que, même parmi les partisans de Rousseau qui vous connaissent le moins, aucun n’a été tenté de donner la moindre créance aux absurdités de sa lettre. Si c’est pour mener Rousseau en Angleterre que vous avez quitté le séjour de la France, c’est nous qui souffrons le plus de cette affaire, puisque nous sommes privés du plaisir de vous posséder et de vivre avec vous. Je ne suis pas un de ceux qui le regrettent le moins. J’ai été bien plus long que je ne voulais sur ce chapitre, mais ce sera sûrement la dernière fois que je vous en parlerai.

J’aurais fort voulu entrer dans quelque détail sur la matière de l’impôt ; mais pour répondre à vos objections, il faudrait, pour ainsi dire, faire un livre et mériter mon prix. Je veux seulement vous indiquer le principe d’où je pars et que je crois incontestable : c’est qu’il n’y a d’autre revenu possible dans un État que la somme des productions annuelles de la terre ; que la totalité des productions se partage en deux parts : l’une, affectée à la reproduction de l’année suivante et qui comprend non seulement la part des fruits que les entrepreneurs de culture consomment en nature, mais encore tout ce qu’ils emploient à salarier les ouvriers de tout genre qui travaillent pour eux : maréchaux, charrons, bourreliers, tisserands, tailleurs, etc ; elle comprend aussi leurs profits et les intérêts de leurs avances. L’autre part est le produit net que le fermier rend au propriétaire, lorsque la personne de celui-ci est distinguée de celle du cultivateur, ce qui n’arrive pas toujours ; le propriétaire l’emploie à salarier tout ce qui travaille pour lui. Cela posé, il faut que l’impôt qui ne porte pas sur le propriétaire directement tombe, ou sur les salariés qui vivent du produit net, ou sur ceux dont le travail est payé sur la part du cultivateur. Si le salaire a été réduit par la concurrence à son juste prix, il faut qu’il augmente ; et, comme il ne peut augmenter qu’aux dépens de ceux qui payent, une partie retombe sur le propriétaire pour les dépenses qu’il fait avec son produit net ; l’autre partie augmente la dépense des cultivateurs, qui sont obligés dès lors de donner moins au propriétaire. C’est donc, dans tous les cas, le propriétaire qui paye.

Vous dites que je suppose que les salaires augmentent à raison des taxes, et que l’expérience prouve la fausseté de ce principe ; et vous observez avec raison que ce ne sont point les taxes plus ou moins fortes qui déterminent le prix des salaires, mais uniquement le rapport de l’offre à la demande.

Ce principe n’a certainement jamais été contesté ; c’est l’unique principe qui fixe immédiatement le prix de toutes les choses qui ont une valeur dans le commerce. Mais il faut distinguer deux prix : le prix courant, qui s’établit par le rapport de l’offre et de la demande, et le prix fondamental, qui pour une marchandise est ce que la chose coûte à l’ouvrier. Pour le salaire de l’ouvrier, le prix fondamental est ce que coûte à l’ouvrier sa subsistance. On ne peut imposer l’homme salarié sans augmenter le prix de sa subsistance, puisqu’il faut ajouter, à son ancienne dépense, celle de l’impôt. On augmente donc le prix fondamental du travail. Or, quoique le prix fondamental ne soit pas le principe immédiat de la valeur courante, il est cependant un minimum au-dessous duquel elle ne peut baisser. Car, si un marchand perd sur sa marchandise, il cesse de vendre ou de fabriquer ; si un ouvrier ne peut vivre de son travail, il devient mendiant ou s’expatrie. Ce n’est pas tout : il faut que l’ouvrier trouve un certain profit, pour subvenir aux accidents, pour élever sa famille. Dans une nation où le commerce et l’industrie sont libres et animés, la concurrence fixe ce profit au taux le plus bas qu’il soit possible. Il s’établit une espèce d’équilibre entre la valeur de toutes les productions de la terre, la consommation des différentes espèces de denrées, les différents genres d’ouvrages, le nombre d’hommes qui y sont occupés, et le prix de leurs salaires.

Les salaires ne peuvent même être fixés et demeurer constamment à un taux déterminé, qu’en vertu de cet équilibre et de l’influence qu’ont les unes sur les autres toutes les parties de la société, toutes les branches de la production et du commerce. Cela posé, si l’on charge un des poids, il est impossible qu’il n’en résulte pas dans toute la machine un mouvement qui tend à rétablir l’ancien équilibre. La proportion de la valeur courante des salaires à leur valeur fondamentale était établie par les lois de cet équilibre, et par la combinaison de toutes les circonstances où se trouvent toutes les parties de la société.

Vous augmentez la valeur fondamentale : il faut que les circonstances qui ont fixé auparavant la proportion de la valeur courante avec cette valeur fondamentale fassent remonter la valeur courante jusqu’à ce que la proportion soit rétablie. Je sais bien que cet effet ne sera pas subit, et qu’il y a dans toute machine compliquée des frottements qui ralentissent les effets le plus infailliblement démontrés par la théorie. Le niveau même, dans un fluide parfaitement homogène, ne se rétablit qu’avec le temps, mais il s’établit toujours avec le temps. Il en est de même de l’équilibre des valeurs que nous examinons. L’ouvrier, comme vous le dites, s’ingénie pour travailler plus ou consommer moins ; mais tout cela n’est que passager. Il n’est, sans doute, aucun homme qui travaille autant qu’il pourrait travailler. Mais il n’est pas non plus dans la nature que les hommes travaillent autant qu’ils pourraient travailler, comme il ne l’est pas qu’une corde soit tendue autant qu’elle peut l’être. Il y a un degré de relâchement nécessaire dans toute machine, sans lequel elle courrait risque de se briser à tout moment. Ce degré de relâchement dans le travail est fixé par mille causes qui subsistent après l’impôt et, par conséquent, si par un premier effort la tension avait augmenté, les choses ne tarderaient pas à reprendre leur assiette naturelle.

Ce que j’ai dit de l’augmentation du travail, je le dis de la diminution de la consommation. Les besoins sont toujours les mêmes. Cette espèce de superflu, sur lequel on peut à toute rigueur retrancher, est encore un élément nécessaire dans la subsistance usuelle des ouvriers et de leurs familles. L’avare de Molière dit que, quand il y a à dîner pour cinq, un sixième trouve à manger : mais à pousser ce raisonnement un peu plus loin, on tomberait bien vite dans l’absurde. J’ajoute que la diminution de la consommation a un autre effet bien terrible sur le revenu du propriétaire, par la diminution de la valeur des denrées et des productions de sa terre.

Je n’entre point dans le détail de l’objection du commerce étranger, que je ne saurais regarder comme un objet bien considérable dans aucune nation, si ce n’est en tant qu’il contribue à augmenter le revenu des terres, et que d’ailleurs on ne peut le taxer sans le faire diminuer. Mais le temps me manque, et je suis forcé de finir, quoique j’eusse bien des choses à dire sur les inconvénients de l’impôt sur les consommateurs, dont la perception est une atteinte perpétuelle à la liberté des citoyens : il faut les fouiller aux douanes, entrer dans leurs maisons pour les droits d’aides et d’excises, sans parler des horreurs de la contrebande, et de la vie des hommes sacrifiée à l’intérêt pécuniaire du fisc : voilà un beau sermon que la législation fait aux voleurs de grand chemin.

Je finis malgré moi, en vous assurant, sans compliment, de l’attachement le plus sincère et le plus inviolable.

—————

[1] De Batailhe Francès, frère de Mme Blondel et ministre de France à Londres.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.