Correspondance du marquis de Mirabeau avec Jean-Jacques Rousseau

La correspondance échangée entre Jean-Jacques Rousseau et Mirabeau père est une source majeure pour mieux comprendre l’esprit profondément original de ce physiocrate, bras droit de Quesnay. Dans ses immenses lettres, il s’épanche, se raconte, comme il raconte aussi l’histoire et les principes de sa très chère science économique.


 Correspondance du marquis de Mirabeau avec Jean-Jacques Rousseau

  1. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 27 octobre 1766. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, 31 janvier 1767.
  2. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 20 février 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, 8 avril 1767.
  3. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 13 mai 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, Calais, le 22 mai 1767.
  4. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 25 mai 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, le 2 juin 1767.
  5. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 5 juin 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II.
  6. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, 9 juin 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, 9 juin 1767.
  7. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 10 juin 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, lettre perdue.
  8. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 16 juin 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II.
  9. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 18 juin 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, 19 juin 1767 ; autre lettre de Rousseau : 24 juin 1767.
  10. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, 2 juillet 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II.
  11. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 8 juillet 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II.
  12. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 18 juillet 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, 26 juillet 1767.
  13. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Saint-Maur, 30 juillet 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Lettre republiée dans la controverse sur le commerce des grains.
  14. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 6 août 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, 12 août 1767.
  15. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 14 août 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, 22 août 1767.
  16. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 28 août 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II.
  17. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 30 septembre 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II.
  18. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Novembre 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II.
  19. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 21 novembre 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II.
  20. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 9 décembre 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, 12 décembre 1767.
  21. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 20 décembre 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, 13 janvier 1768.
  22. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 20 janvier 1768. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, 28 janvier 1768.
  23. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 3 février 1768. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Avec ajout du 4 février. — Réponse de Rousseau, 9 mars 1768.
  24. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, 19 février 1768. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II.
  25. Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 16 mars 1768. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II.

Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 27 octobre 1766. — J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 315-328. — Réponse de Rousseau, 31 janvier 1767.

Paris, 27 octobre 1766.

Pardonnez, monsieur, à mes intentions, dont vous allez être le juge ; pardonnez à ma franchise qui ne vous est pas étrangère si je vous le suis ; pardonnez, qui plus est, à mon préambule, car je ne vous en devais point. Je parle du cœur, et c’est une langue dont vous êtes le premier lettré.

C’est moi, monsieur, qu’on appela l’Ami des hommes, titre d’autant moins disputé qu’il est moins mérité. Si mon cœur était aussi chaud que le vôtre, je serais aussi éloquent, je le sais, je le sens, et c’est ce que ne savent pas ceux qui vous donnent celte petite épithète. Ils s’entendent à la marqueterie des mots, sans se douter du volcan qui enfante Minerve toute armée ; mais la nature m’en a appris davantage, et assez pour admirer le génie comme un don rare et fatal. Je vous ai beaucoup lu, je ne connais pas de morale qui pénètre plus que la vôtre ; elle s’élance à coups de foudre, elle marche avec l’assurance de la vérité, car vous êtes toujours vrai, selon votre conscience momentanée. Elle ne s’arrête que dans les terrains spongieux, et vous n’êtes pas propre à les rendre tels ; mais, Dieu merci, j’ai eu d’autres maîtres. En conséquence, ayant cinquante ans bien passés, j’ai actuellement l’Héloïse sur mon bureau, et quand mon âme trop tendue commence à sabler vos idées et à s’engourdir à l’ombre de leurs vêtements, je prends Richardson, le plus utile à moi de tous les hommes, et je ne le quitte pas que je n’aie pleuré. C’est l’habitude des larmes douces que je voudrais vous enseigner, car elles sont le vrai bien ici-bas, et je vous demande pardon, mais vous ne connaissez que les larmes brûlantes, je le parierais ; vous, avec tant de ressources et de talents pour être heureux, si je pouvais vous en aviser comme d’un bouton de votre habit qui se détache, il me semble que j’aurais fait bien, et un grand bien, et cette opinion me rend heureux, moi, d’écrire cette lettre.

Cent fois j’ai été tenté de lier commerce avec vous, mais cette idée a été repoussée comme mille autres ; cette envie n’avait que moi pour objet, elle ne méritait pas de réussir et je m’en abstins. Il fallait vous laisser parcourir la bruyante carrière de l’engouement public, attendre, en un mot, que votre front fût en sueur pour vous présenter le mouchoir. Aujourd’hui, que, selon les règles de la prudence, cette démarche est plus déplacée que jamais, je me sens toutefois porté à la faire parce que je crois qu’elle vous pourrait être utile, et conséquemment que j’en serais bien payé.

Vous aimez la vertu, monsieur, mais vous aimez un être fantastique, car il n’est point d’homme vertueux absolu, et il n’en est point qui n’ait quelque vertu. Or, au lieu de pardonner à la ville entière en faveur de quelques justes qui y demeurent cachés, au lieu de pardonner à chaque caractère en particulier en faveur des parcelles de vertu que chacun d’eux renferme, vous n’avez voulu connaître qu’une vertu pleine et entière selon vos idées, c’est-à-dire rigide, vraie, forte, agissante : vous n’avez imaginé l’amitié que comme un dévouement, la justice que sur un tribunal, la sensibilité que comme un frisson et un spasme, et à force de vous être fait un panthéon d’êtres moraux, complets et analogues aux appétits de votre âme vorace, vous n’avez plus trouvé d’êtres physiques à qui leurs facultés fussent applicables. J’ai des amis, direz-vous ; je le crois. Vous avez besoin d’aimer et même, encore à votre âge, de faire à cet égard des châteaux en Espagne, mais ou je me trompe fort ou vous n’en avez aucun dont vous ayez toujours été absolument content, pas plus que de vous-même. N’est-il pas vrai que je serais injuste si je mettais au même taux le mérite que vous avez à n’avoir jamais attaqué personne le premier, tout fougueux que vous êtes, à avoir toujours été au-dessus du vil intérêt des trames, des bassesses, etc., si je ne prisais, dis-je, pas plus en vous qu’en moi, cette privation de vices communs ? Pourquoi ? C’est que la fortune, ou, pour parler en homme, la Providence, m’a mis à l’abri des écueils du besoin et de l’isolement, et que, comme dit Arlequin, je n’ai nul mérite réel et physique à avoir été honnête homme. De même aussi, et par la même règle de justice, si je n’ai jamais su traiter personne en inférieur, si les préjugés de château ont reçu de moi leurs plus fortes attaques publiques, on doit en quelque sorte m’en savoir plus de gré qu’à vous. Tout est de position, monsieur, tout est vrai sous différents aspects, ou, pour mieux dire, la vérité est répandue en germe dans la nature, l’homme en attrape ce qu’il peut. Voyons les hommes de leur côté favorable, ils nous rendront la pareille el nous y gagnerons tous.

Une dame née sous le même ciel que vous, et qui, à la gaieté près, est, par l’esprit, les talents, la bonté, le portrait vivant de Julie, me disait, après avoir lu l’histoire du dernier accident qui vous affecte[1] : « Vous ne vous seriez jamais brouillé avec mon compatriote : malheureux à l’excès par vos oublis, vos distractions et vos inconséquences, il n’eut jamais pu se déprendre de vous. Dans cette occasion, à la place de M. Hume, vous lui auriez répondu : « Mon ami, vous êtes un fou, et moi je suis un sot ; vous d’avoir cru me faire entreprendre à mon âge un petit cours de sensibilité délicate, abondante en explications, en injures, en excuses, etc., moi d’avoir cru pouvoir manier un fer dérougi sans prendre des pincettes et obliger un homme d’autant plus pointilleux sur les obligations que son âme est au-dessus des bienfaits. Mais, mon ami, entre deux hommes qui ne sauraient marcher du même pas faute d’être de même taille, et qui pourtant ont entrepris un voyage ensemble, c’est au plus grand à s’arrêter et à se rapprocher. Croyez-donc, je vous prie, qu’il n’y a que votre imagination échauffée par un foyer inextinguible qui ait pu produire tout le beau roman de machinations dont vous m’accusez et me faites trop d’honneur, car il s’en faut bien que je sois si habile, et par conséquent il n’y a que vous qui puissiez le débrouiller. Revenez sur moi, sur vous, sur la caricature dont vous m’avez fait rire, par l’estimation réelle du profit que j’aurais à vous faire lapider en Angleterre, ou à m’être épris d’un homme avili. Tirez de tout cela ce que vous pourrez, et puis j’irai vous embrasser et rire auprès de vos remords, qui par bonheur s’effaceront par la bonne lettre que vous m’avez écrite, qui est un chef-d’œuvre de rêve prolongé comme mon regard, mais aussi d’éloquence et de sentiment dont je vous remercie. »

Oui, monsieur, il est en quelque sorte imprudent à moi d’oser vous parler de cette affaire, mais je ne crains pas chez vous le tact du sentiment, je l’invoque au contraire. Je connais M. Hume, ses écrits à part, et je suis sûr que les défauts qu’il peut avoir, surtout vis-à-vis de vous, viennent de la facilité de son caractère, loin d’être susceptibles d’aucun amalgame de malignité. Il n’est certainement point chaud, mais il est bonhomme, aimable, facile. Il aime le monde, parce qu’il a semé pour recueillir et que les hommages de la postérité sont une récolte bien froide ; le monde l’aime aussi, parce qu’il a le fumet du bien-être reposé, de la réputation faite et prise en jouissance, qu’il aime à rire, qu’il n’est pas malin ni dupe, qu’il a l’extérieur lourd et l’esprit accort et fin. Il a vraiment les yeux comme vous dites, et il n’y a personne qui puisse après vous dire anchio son pittore ; mais ce que vous ne savez pas, et que je sais, moi, c’est qu’il a le bâillement bien autrement prolongé, et j’ai fait cette découverte toutes les fois qu’induit par son habitude questionneuse il m’interrogeait, moi et non ma gouvernante, sur ma pauvre science économique. Je m’y prenais, je déblayais les principes fort vite, car je ne suis pas lent ; je voulais pourtant en dire assez pour un Anglais, pour un homme de génie et de poids certainement, eh bien, il bâillait d’une manière qui m’est contagieuse encore, et cela chez moi, qui ne le cherchais pas. Je lui ai bien pardonné pis : je lui fis présent d’un mien ouvrage où toute la subsistance de l’univers est renfermée, eh bien, il a eu l’audace de me dire, à moi, qu’il ne l’avait pas lu. Je vous jure que c’est un homme superficiel, et qui ne doit fâcher, je ne dis pas vous ni moi, mais pas même un poulet, à moins qu’il ne lui tombe bouilli dans la bouche avec sauce au beurre. Mais sur quoi, s’il vous plaît, vous êtes-vous cru enlacé dans les rets indestructibles de ses bienfaits ? Il vous a fait amitié, mais chacun est payé pour se rendre aimable, et je ne sache de caresses qui nous engagent que celles d’une femme, parce qu’elle y perd quelque chose. Il vous a emmené en Angleterre ; parbleu, je vous en ramènerais bien, moi, s’il n’y avait entre deux la mer que j’ai promis de ne jamais passer ; je supporterais et choyerais votre robe levantine, vos humeurs, vos bouderies, et ne vous en croirais pas plus obligé pour cela. Il vous a fait trouver une maison de campagne, cela n’est pas rare en Angleterre ; il a sollicité pour vous une pension. Oh ! c’était là le cas de dire net oui ou non. Si vous croyiez pouvoir la gagner, dire oui ; et comme votre camarade de voyage avait des relations au pays des grâces, il obtint pour vous quelques morceaux du collier dont il fut attaché. Grand merci, camarade, et non pas mon patron, car là où est le patronnage il n’y a plus guère d’amitié pour les gens de votre encolure. En un mot, je vous le cautionne honnête homme, non pas peut-être selon vos définitions ; mais un père de la Trappe aurait-il bonne grâce de damner un Chartreux parce qu’on met du beurre dans sa soupe ? Il est de la probité pour tous les ordres, chacun en a à sa manière, tous ceux du moins qui en veulent avoir ; prenons de la meilleure, s’il se peut, pour nous, et ne révoquons point en doute celle des autres, c’est le moyen de leur en faire pousser. Voilà d’abord un régime que je vous voudrais pour votre repos, ensuite, celui de n’être pas autant sensible aux obligations qu’à votre boulanger qui vous nourrit. Mais, dit-on, c’est pour son avantage. Et qui diable nous a jamais obligés, ni vous ni moi, que par intérêt ? Vous allez, sans doute, distinguer ici intérêt d’attrait et intérêt de rétribution. Ma foi, mon maître, nous ne valons plus guère la peine du premier, et au fond l’un rentre dans l’autre. Personne ne donne ici-bas, tout le monde prête, vend ou place, et messieurs les bienfaiteurs désintéressés peuvent brider des oies, mais non pas moi. De cette morale s’en suit que j’accepte tout autant de services qu’on m’en veut rendre, que j’en demande même, que j’en reçus beaucoup ; mais si mes serviteurs pensent être devenus mes maîtres, ils se trompent fort. J’oublie les services que j’ai rendus, je pèse ceux que j’ai reçus pour ce qu’ils valent et je les cote dans un livre. En un mot, ici-bas une main lave l’autre ; le meilleur lot est pour la première certainement, il ne faut pas qu’elle s’en fasse valoir. Le troisième point de votre régime serait de tuer tous vos ennemis. Oui, monsieur, cette plante là n’est pas de celles qui viennent malgré nous, elle est de création humaine et périt d’elle-même si l’on ne prend soin de la sarcler et de la cultiver. La culture qui lui est propre est la connaissance et la sensibilité. On m’assura après l’Ami des hommes et la Théorie de l’impôt que je m’étais fait bien des ennemis, je promis que je n’en aurais point et j’ai tenu parole. Vous penserez que je rapporte à ma recette ce que aurea mediocritas m’a valu ; mais point. Il n’est petit poétereau qui ne parle de ses ennemis, qui n’inculpe la cabale. On a fait des livres contre moi ; j’ai dit modestement : « Ils n’apercevront combien la façade du Louvre est élevée qu’en jetant des pierres contre. » Je n’ai point lu leurs bêtises, grand avantage sur eux qui avaient lu les miennes.

Mon égoïsme ici étalé doit, monsieur, vous déplaire plus encore qu’à tout autre, mais vous êtes fait aussi pour avoir plus d’indulgence. C’est d’ailleurs ici le cas d’en avoir, car ma morale vaut mieux que la vôtre pour le bonheur, et c’est de quoi seulement il est question ; c’est l’objet de ma lettre auquel il est temps d’arriver.

Vous n’êtes point heureux, ou du moins vous ne l’êtes que par intervalles, par accès, qui ont de durs et fâcheux recès. Vous êtes plus attaché à la société que tout autre ; vous en avez fui les vieux ronge-temps et patience, les embarras, les rites, les haleines fades et les dégoûts, mais vous avez toujours travaillé pour elle, pour vous par elle, en un mot, vous avez beaucoup vécu dans l’opinion des autres et vous cherchez encore dans le maintien de ceux qui vous font visite si vous êtes heureux. On assure que le bruit et l’éclat vous sont aujourd’hui nécessaires ; je ne sais qu’en dire, mais ce serait bien dommage que l’engouement, le concours et la louange vous eussent flétri le cœur et les parties nobles jusques-là. Quoique le régime des succès soit plus venteux et plus vide que le repas d’Arlequin dans l’empire de la lune, comme il a gonflé tous les brûle-maisons de l’univers depuis que le monde est monde, j’y ai encore plus de foi qu’à l’extase perpétuelle d’un naturaliste, qui sans prendre part à la culture, sans s’intéresser aux cultivateurs, jouit délicieusement quatre heures chaque jour de la contemplation animée des beautés de la nature et du riant assemblage de l’or des genêts et de la pourpre des bruyères[2]. C’est ce qu’en style moins pompeux on appelle bayer aux corneilles, et ce régime là n’est point fait pour les hommes actifs. Je voudrais donc vous apprendre encore un par de là. Salomon dit que tout est vanité, si ce n’est de rire et de bien faire, et je suis fort de son avis. Quant au premier point, rit qui peut, et en y tâchant à la fin on y parvient ; mais pour le second il faut un système. Voici le mien :

Je tiens que nous ne sommes ici-bas que pour faire du bien à notre terre et à ceux qui l’habitent. Extrêmement erroné sur la morale des bienfaits, ainsi que vous l’avez vu ci-dessus, je tâche de faire du bien à moi d’abord, et par moi à ma terre et à ses colons. Je m’explique : je ne fais de bien que reproductif, attendu que je ne veux pas que le besoin de demain se plaigne de ma libéralité d’aujourd’hui. D’ailleurs je n’aime point ce qui avilit ; je n’ai eu qu’un hôpital sous ma main, je l’ai détruit, et ma plume en a conseillé autant pour tous les autres. J’accrois donc ma terre, en profondeur s’entend, car je n’acquiers point celle de mon voisin ; mon travail attire et nourrit les hommes et accroît mon revenu, cet accroissement retourne au travail, et la terre et ses habitants n’en sont plus reconnaissables. Voilà la fausse confiance que je me suis faite et pour laquelle je vous demande, s’il vous plaît, votre approbation ; je fais plus, comme je ne suis point délicat à requérir, je désirerais que vous voulussiez bien prendre part à ma besogne. Trêve, s’il vous plaît, de pensées foudroyantes. Vous vous croirez en droit de me dire que tous vos travaux ont eu le bien général de l’humanité pour objet : d’abord de couper l’aile à la puérile et exclusive vanité des sciences, si propre à encroûter l’entendement humain dans la présomptueuse contemplation de ses découvertes et à donner un nec plus ultra très rapproché à son don de perfectibilité et à lui dessécher le cœur ; ensuite de rappeler aux hommes leur origine commune et de les aviser que ceux qui font la roue avec le plus d’éclat ne brillent que d’une parure non usuelle et sont de tous ceux qui, par proportion, ont la tête la plus petite et les pieds les plus difformes ; après, de rendre hommage aux mœurs simples et de montrer que ce que les grandes sociétés regardent comme des remèdes contre la corruption ne sont en effet que des palliatifs. Puis, par une fiction ingénieuse et pétrie de vérité, de donner cette leçon si utile à l’homme, fragile par nature, qu’il n’est point de voie détournée d’où l’on ne puisse rejoindre la route des vertus, mais que surtout il faut se faire justice, avouer qu’on fut hors du cercle et y rentrer, et non pas suivre cette fausse conscience, dangereux principe de toute dépravation de mœurs, qui étend les barrières de l’honnêteté à raison de ce qu’on s’en est plus écarté soi-même ; enfin, de donner des principes d’éducation dont on peut prendre et laisser, mais qui opérèrent toujours le bonheur de la vie d’une infinité d’individus à qui la Providence ne devait accorder que leurs premières années, ci-devant livrées aux tortures et qui, pour ceux qui doivent vivre, feront des hommes et non des pagodes disloquées, des barbares par l’habitude de contrainte et de terreur. Je ne parle pas de vos ouvrages de politique dont je ne serais pas bon juge, mais dans ce qui est ici résumé j’en vois assez pour vous mettre en droit de me dire : Bonhomme, allez garder vos foins et ne proposez pas des actes de bienfaisance sur des choux à Pythagore ou à Socrate. Mais, monsieur, je ne vous propose pas du tout de mettre votre plume au croc, Dieu m’en préserve, elle me fait trop de plaisir : mais, à vos heures de récréation, je vous propose de vous trouver entouré d’êtres de votre création, de jouir, d’aimer, d’être aimé des bonnes gens et de vous en soucier comme de rien, et puis notre correspondance entre vous, qui êtes un autre Prométhée, et moi, qui ne suis occupé que de ces choses, ne sera pas une mauvaise adjonction au plaisir d’écrire et de penser.

Je dis donc et je suppose que votre gouvernante finisse par s’ennuyer en Angleterre, et que neussiez-vous que le tort, que j’ai aussi, de ne savoir pas l’anglais, cette nation ne s’empressera pas de vous retenir, et en ce cas je voudrais que vous me fissiez le plaisir de prendre auspice sur un ou plusieurs de mes gazons, car j’en ai de toute espèce à vous offrir, et, selon le précepte des anciens, point de maison sans domaine, point de domaine sans maison. Partout il y a des meubles dont les vers me payent très mal le loyer, et, à la préférence près que je vous donnerai sur eux à cet égard, je ne vous offre rien de plus ; vous payerez votre bois, votre chandelle, et vous n’aurez pas à craindre ces petites astuces d’argent que nous avons si bien au service de tous ceux qui n’en veulent point. Or, pour vous donner à choisir, je vais maintenant vous tracer une esquisse de chacun de ces paysages. Mirabeau, d’abord, est la maison de mes pères et le territoire que la Providence m’a plus particulièrement confié ; c’est sous le ciel brûlant et le climat excessif de la Provence. La maison est bonne, grande, perchée seule et entourée du village, les domaines immenses ; je les ai doublés de revenu. Je bâtis sans cesse, je plante, je remplis les maisons de fourrage et de bestiaux, j’établis des familles, et mon argent, au bout de quelques années, me rend près de dix pour cent. Là tout est en branle, tout est en mouvement ; j’ai huit maçons établis dans le lieu où il n’y en avait qu’un. Au reste, l’aspect est sauvage, les promenoirs arides, des rochers, des oiseaux de proie, des rivières dévorantes, des torrents ou nuls ou débordés ; pas un arbre qui ne soit de rapport, pas un habitant qui ne travaille, des hommes faits, forts, durs, francs et inquiets. J’ai à Marseille une antique bastide dans le quartier le plus désert et le plus reculé, et qui n’a d’abords que par des sentiers ; qui dit un quartier désert à Marseille dit pourtant environ cinq cents bastides, mais toutes peuplées de vignerons. La mienne est en amphithéâtre sur la mer, qui n’a point de reflux, sous un ciel clair et brillant et un climat doux. La mer, qui fait un vaste cintre borné à droite par de hautes montagnes bleues, à gauche par la ville et son port, sur le devant par les îles du château d’If et de Ratoneau, y forme un immense bassin argenté, toujours couvert de barques de pêcheurs, comme la terre l’est de vignerons. La famille de mes fermiers y est de père en fils depuis deux cents ans. Si vous pouviez voir un jour la description que je fis à vingt ans de leurs mœurs et de leurs usages, elle vous charmerait. Qu’il vous suffise de savoir que dans cette famille on n’a jamais querellé, ni pleuré (même les plus petits, si ce n’est pour la colique) que la mort des parents. Chaque génération est saine là dedans en observant de marier tous les enfants et de ne prendre pour brus que des filles sages et laborieuses. À la mort du père, l’aîné reste dans la bastide et les cadets, avec leurs familles, cherchent d’autres placements. Enfin, le Marseillais est aussi bon et simple que le Provençal est dur et fin. Changeons de climat, et tout opposé. J’ai dans l’Angoumois une terre ci-devant en friche, et désireux dans mes rêves civiques de transporter dans ces malheureuses provinces une bonne culture, ce qui ne se peut que par l’exemple, j’ai payé trente mille livres à un bon agriculteur pour le transporter là, lui et sa famille ; je lui ai donné encore de gros fonds. Depuis trois ans il y travaille avec ardeur, houspillé par les vauriens, soutenu de moi seul, mais si fort et si fier, quand on le tarabuste, qu’il les range bien, et fait vivre tout le canton ; il y a changé la face de la terre. On lui envoie des élèves et il n’y a plus que ma bourse qui en gronde parfois. À deux lieues de là, en haut Poitou, est une terre où je voudrais vous savoir si vous êtes tel que vous croyez être, un château ou manière de donjon, mais bon, solide et très habitable et bien clos sur une belle prairie. Aux quatre coins de l’enclos sont quatre métairies bien bâties, ornées de prairies et de belles eaux ; tous les chemins bordés de hauts châtaigniers, partout les eaux qui ruissellent de toutes parts dans ces hauts cantons d’où sortent toutes les rivières de l’occident de la France ne demandent qu’à être recueillies, les prés qu’à être défrichés et couverts de bestiaux. Il y a quatorze domaines presque vides, attendu que ma belle-mère plus qu’octogénaire jouit encore de cette terre, et il y aura plaisir à la régénérer un jour si Dieu le veut. Enfin, en haut Limousin, j’ai encore une vaste terre, la première baronnie de la province, dans le même cas que la précédente pour la jouissance, plus habitable pour les civilisés, mais comme je ne puis faire partout le bien que je voudrais, tout ce que je pourrai faire là sera le rétablissement de la police dans ces dix vastes paroisses, et le redressement des abus dans l’usage des droits du seigneur qui sont fort étendus. J’ai encore deux terres aux environs de Paris, l’une qui n’est que comme une grosse ferme, à deux cents pas de la forêt de Villers-Coterets ; le logement y est dans la basse-cour, garnie de trente chevaux, quarante vaches, six cents moutons et les assortiments de tout cela. L’autre, où j’ai résidé l’été, tant que ma mère a été portative, est du côté de Montargis ; j’y ai tout créé, mais faute d’entente et de débouché rien ne m’y a réussi. Elle est singulièrement champêtre et riante, mais j’imagine que les fous qui vous firent peur de l’animadversion du parlement de Paris ne vous permettraient pas de penser à ces résidences, dont je vous garantirais pourtant bien la sûreté.

Voilà donc, monsieur, l’étalage de toutes mes gentilhommières. Si j’étais assez heureux pour que ma proposition vous plût, je détaillerais mieux celui de ces séjours pour lequel vous pencheriez. Je voudrais, dis-je, que vous voulussiez bien jouir en réalité de ce dont je ne jouirai jamais qu’en idée ou par relation, mais je vous avoue pourtant que cette idée fait toute ma joie, ou pour mieux dire, ma consolation. Quand je vois les jours devenir si courts et l’intervalle du lever au coucher si rapide, la vie disparaître et les ombres de l’âge descendre des sommets de mon horizon, je me dis que chaque instant est précieux pour bien faire, et je ne trouve guère que je fasse bien qu’en cela. Et pourquoi ne prendriez-vous pas votre part de cette satisfaction ? Je ne vous fais point ici une offre de jeune homme, j’ai cinquante et un ans passés ; ni d’enthousiaste, je n’aurais pas tant attendu. Pour mieux dire, je ne vous offre rien, je vous demande, au contraire, mais je vous propose aussi. Informez-vous de moi ; je passe pour bon fils, bon frère, etc. : je suis bonhomme. Je puis vous répondre de vous garantir de tracas quelconques partout, mes voisins et ayants cause ayant toute confiance en moi. D’ailleurs, en donnant une adresse particulière à tous ceux dont vous voudriez recevoir des lettres, elles vous viendraient sans que le bruit de la feuille sèche brisée sous vos pas vous empêchât de dormir. La longueur démesurée de ma lettre, dont je m’aperçois seulement, m’empêche de rien détailler. Je voudrais que vous prissiez un chez moi pour être un chez vous, à cela près que les fruits et les frais viendraient à moi, et d’ailleurs vous y seriez le maître. Je vous demande pardon de la liberté de mon griffonnage dégingandé comme pantin. Vous ne me faites point de peur, je voudrais vous faire plaisir. Mon adresse est à Paris. Excusez ma démarche, quelque chose me dit que je n’en suis pas indigne.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.


Réponse de Rousseau, 31 janvier 1767.

À M. LE MARQUIS DE MIRAREAU.

Wootton, le 31 janvier 1767.

Il est digne de l’ami des hommes de consoler les affligés. La lettre, monsieur, que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, la circonstance où elle a été écrite, le noble sentiment qui l’a dictée, la main respectable dont elle vient, l’infortuné à qui elle s’adresse, tout concourt à lui donner dans mon cœur le prix qu’elle reçoit du vôtre : en vous lisant, en vous aimant par conséquent, j’ai souvent désiré d’être connu et aimé de vous. Je ne m’attendais pas que ce serait vous qui feriez les avances, et cela précisément au moment où j’étais universellement abandonné ; mais la générosité ne sait rien faire à demi, et votre lettre en a bien la plénitude. Qu’il serait beau que l’ami des hommes donnât retraite à l’ami de l’égalité ! Votre offre m’a si vivement pénétré, j’en trouve l’objet si honorable à l’un et à l’autre, que, par un autre effet bien contraire, vous me rendrez malheureux peut-être, par le regret de n’en pas profiter ; car, quelque doux qu’il me fût d’être votre hôte, je vois peu d’espoir à le devenir ; mon âge plus avancé que le vôtre, le grand éloignement, mes maux qui me rendent les voyages très pénibles, l’amour du repos, de la solitude, le désir d’être oublié pour mourir en paix, me font redouter de me rapprocher des grandes villes, où mon voisinage pourrait réveiller une sorte d’attention qui fait mon tourment. D’ailleurs, pour ne parler que de ce qui me tiendrait plus près de vous, sans douter de ma sûreté du côté du parlement de Paris, je lui dois ce respect de ne pas aller le braver dans son ressort, comme pour lui faire avouer tacitement son injustice ; je le dois à votre ministère, à qui trop de marques affligeantes me font sentir que j’ai eu le malheur de déplaire, et cela sans que j’en puisse imaginer d’autre cause qu’un malentendu d’autant plus cruel que, sans lui, ce qui m’attira mes disgrâces m’eût dû mériter des faveurs. Dix mots d’explication prouveraient cela ; mais c’est un des malheurs attachés à la puissance humaine, et à ceux qui lui sont soumis, que quand les grands sont une fois dans l’erreur, il est impossible qu’ils en reviennent. Ainsi, monsieur, pour ne point m’exposer à de nouveaux orages, je me tiens au seul parti qui peut assurer le repos de mes derniers jours. J’aime la France, je la regretterai toute ma vie ; si mon sort dépendait de moi, j’irais y finir mes jours, et vous seriez mon hôte, puisque vous n’aimez pas que j’aie un patron ; mais, selon toute apparence, mes vœux et mon cœur feront seuls le voyage, et mes os resteront ici.

Je n’ai pas eu, monsieur, sur vos écrits l’indifférence de M. Hume ; et je pourrais si bien vous en parler, qu’ils sont, avec deux traités de botanique, les seuls livres que j’aie apportés avec moi dans ma malle ; mais outre que je crois votre sublime amour-propre trop au-dessus de la petite vanité d’auteur pour ne pas dédaigner ces formulaires d’éloges, je suis déjà trop loin de ces sortes de matières pour pouvoir en parler avec justesse , et même avec plaisir : tout ce qui tient par quelque côté à la littérature, et à un métier pour lequel certainement je n’étais pas né, m’est devenu si parfaitement insupportable, et son souvenir me rappelle tant de tristes idées, que, pour n’y plus penser, j’ai pris le parti de me défaire de tous mes livres, qu’on m’a très mal à propos envoyés de Suisse : les vôtres et les miens sont partis avec tout le reste. J’ai pris toute lecture dans un tel dégoût, qu’il a fallu renoncer à mon Plutarque : la fatigue même de penser me devient chaque jour plus pénible. J’aime à rêver, mais librement, en laissant errer ma tête et sans m’asservir à aucun sujet ; et, maintenant que je vous écris, je quitte à tout moment la plume pour vous dire en me promenant mille choses charmantes, qui disparaissent sitôt que je reviens à mon papier. Cette vie oisive et contemplative que vous n’approuvez pas, et que je n’excuse pas, me devient chaque jour plus délicieuse ; errer seul, sans fin et sans cesse, parmi les arbres et les roches qui entourent ma demeure, rêver, ou plutôt extravaguer à mon aise, et, comme vous dites, bayer aux corneilles ; quand ma cervelle s’échauffe trop, la calmer en analysant quelque mousse ou quelque fougère ; enfin me livrer sans gêne à mes fantaisies, qui, grâce au ciel, sont toutes en mon pouvoir ; voilà, monsieur, pour moi la suprême jouissance, à laquelle je n’imagine rien de supérieur dans ce monde pour un homme à mon âge et dans mon état. Si j’allais dans une de vos terres, vous pouvez compter que je n’y prendrais pas le plus petit soin en faveur du propriétaire ; je vous verrais voler, piller, dévaliser, sans jamais en dire un seul mot, ni à vous ni à personne : tous mes malheurs me viennent de cette ardente haine de l’injustice que je n’ai jamais pu dompter. Je me le tiens pour dit : il est temps d’être sage, ou du moins tranquille ; je suis las de guerres et de querelles ; je suis bien sûr de n’en avoir jamais avec les honnêtes gens, et je n’en veux plus avec les fripons, car celles-là sont trop dangereuses. Voyez donc, monsieur, quel homme utile vous mettriez dans votre maison. À Dieu ne plaise que je veuille avilir votre offre par cette objection ! Mais c’en est une dans vos maximes, et il faut être conséquent.

En censurant cette nonchalance, vous me répéterez que c’est n’être bon à rien que n’être bon que pour soi : mais peut-on être vraiment bon pour soi, sans être, par quelque côté, bon pour les autres ? D’ailleurs, considérez qu’il n’appartient pas à tout ami des hommes d’être, comme vous, leur bienfaiteur en réalité. Considérez que je n’ai ni état ni fortune, que je vieillis, que je suis infirme, abandonné, persécuté, détesté, et qu’en voulant faire du bien je ferais du mal, surtout à moi-même. J’ai reçu mon congé bien signifié, par la nature et par les hommes : je l’ai pris, et j’en veux profiter. Je ne délibère plus si c’est bien ou mal fait, parce que c’est une résolution prise, et rien ne m’en fera départir. Puisse le public m’oublier comme je l’oublie ! S’il ne veut pas m’oublier, peu m’importe qu’il m’admire ou qu’il me déchire ; tout cela m’est indifférent ; je tâche de n’en rien savoir, et quand je l’apprends je ne m’en soucie guère. Si l’exemple d’une vie innocente et simple est utile aux hommes, je puis leur faire encore ce bien-là ; mais c’est le seul, et je suis bien déterminé à ne vivre plus que pour moi et pour mes amis, en très petit nombre, mais éprouvés, et qui me suffisent : encore aurais-je pu m’en passer, quoique ayant un cœur aimant et tendre, pour qui des attachements sont de vrais besoins ; mais ces besoins m’ont souvent coûté si cher, que j’ai appris à me suffire à moi-même, et je me suis conservé l’âme assez saine pour le pouvoir. Jamais sentiment haineux, envieux, vindicatif, n’approcha de mon cœur. Le souvenir de mes amis donne à ma rêverie un charme que le souvenir de mes ennemis ne trouble point. Je suis tout entier où je suis, et point où sont ceux qui me persécutent. Leur haine, quand elle n’agit pas, ne trouble qu’eux, et je la leur laisse pour toute vengeance. Je ne suis pas parfaitement heureux, parce qu’il n’y a rien de parfait ici-bas, surtout le bonheur ; mais j’en suis aussi près que je puisse l’être dans cet exil. Peu de chose de plus comblerait mes vœux ; moins de maux corporels, un climat plus doux, un ciel plus pur, un air plus serein, surtout des cœurs plus ouverts, où, quand le mien s’épanche, il sentit que c’est dans un autre. J’ai ce bonheur en ce moment, et vous voyez que j’en profite : mais je ne l’ai pas tout à fait impunément ; votre lettre me laissera des souvenirs qui ne s’effaceront pas, et qui me rendront parfois moins tranquille. Je n’aime pas les pays arides, et la Provence m’attire peu ; mais cette terre en Angoumois, qui n’est pas encore en rapport, et où l’on peut retrouver quelquefois la nature, me donnera souvent des regrets qui ne seront pas tous pour elle. Bonjour, monsieur le marquis. Je hais les formules, et je vous prie de m’en dispenser. Je vous salue très humblement et de tout mon cœur.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 20 février 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 328-342. — Réponse de Rousseau, 8 avril 1767.

Paris, 20 février 1707.

Je craignais, monsieur, que ma lettre ne fût perdue, car, de ma nature, je donne volontiers aux choses le tour le moins chagrinant, et j’ai été bien aise et bien flatté quand j’ai vu que votre réponse était datée de sept jours après la réception de ma lettre. Cette circonstance, ainsi que l’honnêteté et la douceur de la vôtre, m’autorisent à vous récrire encore. Vous paraissez désirer de converser avec des cœurs ouverts ; le mien l’est au point d’en être éventé peut-être, du moins vous puis-je assurer qu’il n’a point d’arrière-boutique, comme disaient nos anciens. J’ai en outre la prétention de vous offrir une philosophie meilleure que la vôtre en général, et quand je dis vous l’offrir, c’est uniquement comme lénitif ; car, de même que je soutiens que l’agriculture est partout la meilleure possible, selon les positions données, j’en crois autant de la philosophie dans chaque caractère et tempérament. Je ne pense donc pas qu’on puisse en ce genre se faire un habit de l’étoffe d’autrui, mais si fait bien la doublure, et la qualité de la doublure fait beaucoup à l’utilité du vêtement.

En un mot, monsieur, je me trouve intérieurement flatté de votre correspondance. J’aime à croire que la mienne vous fera plaisir, et il se peut aussi que je vous dise telles choses dont votre cœur conviendra, car il n’y a ici que celles-là qui restent, et que cela vous fasse du bien, ex ore infuntium. Voilà bien assez de motifs pour m’autoriser à vous écrire, jusqu’à ce que vous me fassiez signal d’incommodité.

Votre compatriote, dont je vous ai parlé dans ma première, et à qui j’ai lu votre lettre, m’a fait reproche de vous avoir ouvert tant de paysages différents. Ces âmes vastes, dit-elle, saisissent tout, et cela les trouble. Laissez-lui son bonheur ; je le conçois, j’en jouirais ; c’est une manière d’innocent quiétisme qui réunit la paix de l’apathie et les joies passagères de l’illuminé. Je crois tout le plus facilement du monde, et surtout que j’ai tort : mais je n’en suis pas plus contrit alors que je ne l’ai pas fait exprès, ni moins facile à la rechute quand le tort est dans mon caractère. Toutefois je me soutiendrai. Vous sentez bien, par exemple, le beau chapitre que j’aurais à vous faire sur la crainte de blesser une cour souveraine en la faisant tacitement souscrire de fait à l’inexécution d’un sien arrêt, et cela chez une nation où rien ne s’exécute trois jours de suite. Ce serait, dites-vous, lui faire avouer son injustice. Point du tout. Votre livre était condamnable pour la forme dans tous les pays du monde, surtout décoré du nom public de l’auteur qu’on eût fort ménagé sans cela. Ce diable d’auteur en même temps n’en était que plus intéressant, et c’est là le mal, et, je crois, le mal unique que vous ayez constamment fait pendant toute votre vie publique. Le monde entier ne va que par inconséquence, c’est-à-dire la tourbe. Eclairez-le, retirez de cette tourbe le plus grand nombre que vous pourrez : c’est bien fait, c’est même presque le seul bien à faire ; mais le nombre des étourneaux sera toujours le plus fort. Aucun même des lettrés ne pourra jamais se répondre d’être tout à fait débourré, et tant mieux, car une société d’hommes conséquents n’aurait pas deux générations. C’est donc un mal de vouloir faire remarquer aux hommes leur inconséquence, de la leur faire avouer. Vous l’avez fait, et ils vous l’ont bien rendu ; car tout se rend ici-bas. Par exemple, la seule injustice en toute cette affaire fut la prosopopée tendant à votre diffamation personnelle ; elle manqua son objet, car l’injustice le manque toujours, et elle ne fut regardée que comme une déclamation, verba et voces, et vous, tout de suite, vous vous mettez au niveau de vos détracteurs en clochant aussi de votre côté et récriminant contradictoirement aux bien-séances.

Là, de bonne foi, ne voudriez-vous pas effacer cet article de votre capitulation ? Je deviens bien impertinent ; mais c’est là ma manière de sonder les gens que je veux aimer et estimer, car l’un ne va pas sans l’autre. Quand on regimbe, je m’arrête, mais mon opinion s’arrête aussi. Si toute vérité dite à bonne intention obtient indulgence plénière, alors ma tête et mon cœur se déploient, et je dis : Scribe hic gregis hunc… Mais le troupeau de cette espèce n’est pas nombreux. Reste que le parlement ne vous voulut aucun mal alors, n’y pense plus aujourd’hui, et que c’est se créer des monstres pour les combattre que d’imaginer deux jours de terme à la même idée dans ce pays-ci.

Frère, dites si j’ai tort. Moins l’homme est original, plus il est sociable ; car la société ne marche que par imitation. Le pays des modes est certainement le pays où il y a le moins d’hommes originaux, car une mode n’est qu’une épidémie rapide et passagère d’imitation. Voilà pourquoi toutes les nations viennent prendre les modes chez nous, qui bientôt grimaceront chez elles, parce qu’elles y contractent la nature ; c’est aussi pourquoi nous sommes le plus sociable des peuples, et, si vous nous regrettez, c’est que la société vous est bonne ; elle est bonne à tout humain. La variété, que les romans appellent l’inconstance, est nécessaire à l’homme. Cette nécessité est peut-être issue du contraste de son activité naturelle et de son goût pour le repos. Je m’en rapporte à vous sur cela, car je ne suis pas grand métaphysicien ; mais enfin la chose est ainsi. Cette variété, nous ne la trouvons pas en nous-mêmes ; nous n’avons que des variations, ce qui est toute autre chose, à la vérité. Les beautés de la nature nous offrent à cet égard un champ vaste ; mais il est peu d’âmes assez sublimes pour soutenir un commerce intime avec sa silencieuse majesté, et celles-là prêtent à la sensibilité en raison de leur étendue. Cette sensibilité a besoin d’exercice, et cet exercice est la communication des idées et l’épanchement des sentiments. Vous l’avouerez vous-même, monsieur, vous vous sentez besoin d’un confident. Si votre barbet pouvait vous entendre, cela serait ou semblerait plus commode. Je dis semblerait, car, s’il pouvait vous entendre, il voudrait répondre aussi : bientôt il voudrait questionner, et le voilà déjà ami parfois incommode. Ensuite, en raison de son imagination plus étendue, il aurait ses goûts aussi et ses dégoûts, ses besoins moraux et ses fantaisies, et le voilà refroidi de tout ce qui vous serait étranger dans tout cela. Peu à peu nous en ferions un homme, et votre attachement pour votre barbet serait encore un de ces sentiments de la classe de ceux qui vous ont coûté si cher. Aussi, direz-vous, ai-je appris à me suffire à moi-même. En ce cas-là, renvoyez donc votre chien ; car, dans son état actuel, il a encore trop de ce qui fut un écueil pour vous. En le perfectionnant, il vous deviendrait funeste, et, pour vous être bon, il faut qu’il ne soit qu’une pauvre brute, bornée aux besoins animaux.

Cela posé, ne serait-ce pas vous par hasard qui seriez injuste dans le commerce social ? Votre attachement pour les bêtes raisonnantes pourrait bien avoir été personnel. Supposez qu’il eût un peu trop exigé de devenir le point central et fixe des affections d’un animal porté par instinct, ou par insuffisance, ou par faiblesse, ou par dépravation, à discerner mal, à changer d’idées ou d’objet, à languir dans la stabilité, à avoir la conscience de tout et la force de rien. Mais, direz-vous, je hais invinciblement l’injustice ; je n’exigeai jamais que le sentiment du retour. On m’en offrit davantage ; on m’engagea, on me trompa ; on me hait de m’avoir trompé. On voulut m’avilir pour pouvoir fouler aux pieds plus aisément son remords. Aigri, ballotté, trompé, livré au cauchemar de la sensibilité vilement abusée, fatigué du brouhaha de l’engouement qui semble plutôt nous berner que nous élever, et nous laisse retomber au milieu des suppôts de l’envie, j’ai juré de me suffire à moi-même. Eh bien, monsieur, le jour que vous serez bien sûr de tenir ce serment-là, je vous dirai ce que je ne vous conseillerai de mes jours, c’est de revenir au milieu de la société. En effet, telle est la disposition nécessaire pour y faire bien, y jouir de la société et n’en souffrir jamais. C’est notre disposition à chercher toujours dans autrui si nous sommes heureux, à dépendre d’un coq-à-l’âne que fait un commissionnaire, d’un portier qui nous repousse, d’un laquais qui nous annonce, d’un fat qui croit ne devoir le salut qu’à des titres, d’un faquin décoré dont les droits à l’accueil distingué font perdre dans l’air la réponse d’un homme de mérite questionné ; c’est notre sensibilité, dis-je, à toutes ces choses qui dérange, détruit, ou, qui pis est, qui fait toute notre philosophie. C’est cette sensibilité qui nous met les cheveux aux fers, le cou au carcan gaufré, nous embarrasse les poignets de réseaux, nous incruste les flancs de paillettes, et dans cet état nous dit : Fais de l’exercice, jouis de la vie, aie des amis, de la réputation, de la considération, des attentions, l’esprit à propos, léger, toujours au fait, sachant devant qui l’on parle, n’appesantir sur rien, du goût surtout, de la gaieté ; sois aimable, de la connaissance de tous, et de l’intimité d’aucun s’il n’est en place ; car il n’y a que ceux-là qu’on puisse renier dans la disgrâce sans se faire tort. Or, comme il est des disgrâces pour tous, des maladies, des pertes, des chagrins, etc., qu’en un mot la vie est un choc continuel, il faut faire comme ces habiles gens qui sont vus partout un jour de bataille et jamais aux lieux où se donnent alternativement les coups. N’est-il pas vrai que je vous bous du lait en vous peignant ainsi la société ? Peut-être le fais-je exprès. Mais poursuivons.

Le moyeu qu’un pauvre diable atteigne à tout cela ! Mais admettons qu’en cahotant et bronchant peut-être à chaque pas, alors qu’aux dépens de beaucoup de talents et de vertus avortées par un régime de tâtonnage et de faux calculs, on est parvenu au sommet de l’âge, et qu’on n’a plus que la descente rapide à parcourir, oh ! par ma foi, si l’on ne sait pas choisir à soi-même son attitude et sa marche, on fait bien au moins de fuir les hommes, parmi lesquels on ne ferait plus que grimacer ; de s’éloigner des exemples à suivre, puisqu’on ne se sent pas la force d’en donner ; de se borner enfin à avoir les échos pour confidents de ses pensées. Mais, si par hasard, on se sent en état de renoncer à toutes les prétentions indirectes, à toutes les distinctions incommodes, à toutes les juridictions disputées, de vivre pour les autres à sa mode et selon son goût, de s’en fier à son instinct pour avoir soin de soi et d’en détourner toutes ses pensées, je crois qu’à tout prendre, en observant bien ce régime, on peut trouver que la société nous est bonne en raison de ce que nous lui sommes bons, et que nous pouvons lui être meilleurs dans l’arrière-saison de l’infirmité et des souffrances, du décroître et du compatir que dans celle de la force, bien voisine de l’exigence, de l’indépendance, toujours tentées de vouloir assujettir. Le bonheur dont nous sommes susceptibles, nous l’avons au dedans de nous, celui que poursuit le malheur est obligé de fuir la société. Il est sans doute plus dépendant d’elle au fond que celui qui se trouve mieux à travers tous ses embarras que dans la solitude. Elle ne fait qu’effleurer ce dernier, elle l’excite sans l’irriter, elle l’entraîne sans le gêner, elle lui fournit des sensibilités, des distractions de l’usage de ses facultés et de ses organes ; tout en elle est relatif à lui par reflet, le fait jouir de lui-même. L’autre, au contraire, sensible à tout ce qu’elle lui présente d’analogue à ses facultés de jouissance, précipite son âme sur l’appas offert et mord à l’hameçon des mécomptes, inséparables de l’espoir d’un être fini et dont les désirs sont infinis : de là ses douleurs, ses reculades, ses méfiances et sa fuite. Lequel des deux, je vous le demande, avait le plus d’appétit et de besoin réel des douceurs de la société ? Je dis donc que notre premier soin doit être de se bien connaître. Nous sommes tous, généralement parlant, combattus plus ou moins par deux éléments contraires, le besoin d’action et le désir du repos. Se refondre serait se détruire, il n’est pas question de cela, mais il faut se contenir, les extrêmes étant partout vicieux. Il s’agit donc de savoir lequel de ces deux éléments domine dans notre caractère. Je n’ai connu de malheur moral permanent que provenant de leur combat. Pour moi, par exemple, je me suis intimement persuadé à la fin que je devais me déterminer à l’action : 1° parce que je n’ai pas de foi aux ressources du far niente ; 2° parce que je crains que les occupations de choix ne tirent la grande moitié de leur prix des contradictions qu’elles éprouvent, et que si l’on eût laissé Scipion, tout occupé alors qu’il n’avait rien à faire, longtemps à ses occupations, il n’eût été pris de la maladie des ministres ; 3° parce que nos organes jurent, nos yeux deviennent mauvais et la meilleure tête livrée uniquement et surtout volontairement à ses rêveries, perd à la fin le gouvernail de ses pensées, le fil des idées les plus simples, et tombe avant le temps dans le radotage absolu ; j’en ai devant les yeux un exemple bien frappant. En un mot, soit que ces raisons m’aient frappé, soit que, comme nous en usons assez ordinairement, mon esprit les ait trouvées après coup, pour justifier un parti pris par le caractère, j’ai décidé pour moi, né sauvage au point d’en être appelé ours et trouvé farouche dans ma jeunesse, j’ai décidé, dis-je, que ce penchant continuel à trouver importun le courant des misères d’affaires et de société, et de haleter sans cesse comme le paysan d’Horace après l’instant où toute la rivière aura coulé, était le vice d’un enfant mutin qui s’impatiente contre ce qui l’empêche d’aller jouer et qui ne sait pas et ne saura de longtemps, grâce à ses maîtres, que le jeu l’ennuierait bien fort et serait sans ressource à la fin.

Vous, au contraire, vous vous êtes décidé pour l’indépendance, et vous en avez joui à votre profit et au nôtre ; mais aujourd’hui c’est pour le repos absolu. Tant que vous en serez parfaitement satisfait, ne changez aucunement d’attitude, mais, je vous en prie, n’en faites ni le vœu ni la confidence. La pire des duperies est de se tenir par bienséance sur un côté où l’on crut se trouver bien et où l’on est mal. Mais pour s’épargner ce scrupule encore, il vaut mieux faire et dire au moral comme les médecins vraiment probes et savants disent au physique : Telle chose me fera-t-elle du bien ? — Je ne sais, essayez. — Je sens tel mal, quelle en est la cause ? — Je ne sais, mais l’expérience en pareil cas y a apporté utilement tel remède. Essayerons-nous jusqu’au bout, monsieur ? Il y aurait de la besogne pour des siècles, mais craignons l’absolu, surtout dans les voies particulières ; c’est circonscrire notre être immense et le supposer borné.

Je ne sais ce que vous me supposerez, moi, d’après tout ce bavardage ; vous croirez du moins, à juste titre, qu’au milieu de Paris, père de famille, etc., je n’ai autre chose à faire qu’à philosopher ab hoc et ab hûc, et ramasser les papiers épars dans quelques vieux greniers du château de Montaigne. Ayez un peu plus d’indulgence. Je suis bousculé comme un autre et ne sais auquel entendre. Il ne serait pas juste que pour ce qu’elle vaut ma prose me coûtât beaucoup, mais enfin c’est le plaisir de causer avec vous qui m’entraîne, et c’est l’idée que les hommes de génie sont toujours enfants et simples en beaucoup de choses et à tout âge, et que par conséquent ma ratiocination vous pourrait être utile qui me donne ce plaisir. Je dis donc que si vous continuez à être heureux où vous êtes il ne faut pas changer d’attitude ni de lieu, mais que pour peu qu’il vous manquât quelque chose d’essentiel et que cette chose s’offrît ailleurs, vous pourriez la chercher et l’accepter sans déroger à la qualité d’homme, et il faut, s’il vous plaît, rayer de votre âme tout ce que vous voudriez être par-delà. Je dis encore qu’il s’en faut bien que je vous aie peint la société telle que je la vois, telle qu’elle est. Sans doute, la surface en est un tableau mouvant, superficiel, et, si l’on voulait, ridicule. Il est un certain nombre d’être frivoles qui font le remplissage ; mais, si l’irrégulière et continuelle inquiétude du vol des papillons vous fatigue dans votre promenade, c’est votre faute d’avoir honoré d’un regard suivi ce qui n’était fait que pour réjouir et varier le coup d’œil. Le reste imite plus ou moins leur allure, alors qu’il est obligé de passer à son tour au point d’optique extérieur. Mais combien de vertus sociales, de douceur, de condescendance, d’actions bienfaisantes demeurent au fond, et c’en est une encore au moins honnête, si elle n’est réfléchie, que la civilité avec laquelle plusieurs que je connais cachent des vertus qui sembleraient hérissées sur une surface où la plupart ne peuvent mettre et par conséquent ne veulent admettre que du poli. Au fond, enfin, se trouvent des hommes essentiels, ou fatigués de ce genre de danse comique, ou qui n’y ont jamais figuré, et, de près à près, tous les hommes laborieux de l’univers qui ont tout autre chose à faire qu’à puiser dans le seau des Danaïdes les eaux fades et fétides de la vanité.

La cupidité les talonne, il est vrai, comme tous les autres ; mais elle est moins vague, moins indécise, moins conquérante ; elle n’a qu’un objet. Un certain physique la circonscrit, et le régime grossier auquel ils sont accoutumés leur rend si suaves les gestes de la douceur et de la bonhomie, qu’on leur inspire un nouvel être, on leur procure des jouissances inconnues à moitié moins de frais qu’il n’en faut dans le monde pour faire écouler un compliment banal. Le tout ensemble vaut bien, selon moi, la peine de n’y pas renoncer, fût-on obligé de faire de son mieux face à toutes les parties, comme je le suis, par exemple, par état et par devoir, à plus forte raison pour celui qui, dispensé de ces liens, peut choisir le genre qui lui convient et voir passer tout le reste comme la lanterne magique.

Je dis enfin qu’il s’en faut bien que vous ayez renoncé, puisque vous avez des amis, puisque vous êtes encore susceptible d’en faire, et je m’en flatte ; mais je serai bien plus insolent encore, et je dirai, ne fût-ce que pour voir comment on prendra la chose, que vous n’avez d’ennemis qu’en vous. Voyons : nous avons rayé d’abord le parlement de Paris, vous m’accorderez bien encore notre ministère. Un jour fut où icelui prononça pour votre serviteur prison, exil et disgrâce. Au fond et à tout prendre, il l’avait bien mérité ; car, quoi qu’en dise l’Apôtre, c’est une sottise que de prêcher à contretemps. Icelui répondit : exil et prison sont choses de fait ; quant à la disgrâce, Dieu m’a donné en naissant tout ce que j’en aurai de la vie. Le fait est que je n’en eus point, et que je fus vu d’aussi bon œil au retour qu’à l’aller, attendu que je ne m’étais jamais fait de bête noire.

Vous aimez la France : comptez que son ministère ne vous fera jamais de bien, parce que vous ne le demanderez pas, et que les Français sont plus que tout autre peuple dans le principe que les choses valent bien peu si elles ne valent le demander. Il ne vous fera jamais de mal non plus, parce qu’il n’est pas malfaisant, avec connaissance de cause, même pour ceux qui le méritent. À l’égard de vos persécuteurs, vous n’en aurez plus de théologiques, attendu qu’on trouve tout simple en France qu’un protestant n’aille pas à la messe. J’ai ma belle-sœur allemande avec moi. Personne ne lui demande si elle a été miauler à l’hôtel de Suède ou non, et, quand nous sommes à la campagne, elle s’en passe, et la messe se passe d’elle. Les vrais dévots eux-mêmes sentent et savent que vous fûtes le plus rude fléau de leurs persécuteurs, et, à dire vrai, je pense que ce serait plutôt parmi ces derniers que vous trouveriez vos véritables ennemis. Restent enfin vos envieux. Oh ! puisque vous avez quitté les livres, vous n’en voulez plus faire, et comme il arrive d’autres hommes piqués de cette démangeaison, la meute carnassière prendra bientôt le change sur quelque daguet, et laissera le vieux cerf dix-cors en paix. Au pis aller, ne les écoutez pas ; ce ne seraient plus que des aboyeurs à la lune. Une femme délaissée rencontre le maréchal de Bassompierre et lui dit : « Ni plus ni moins je t’ai tiré bien des plumes. — Oui, dit le maréchal, mais c’était de la queue, et cela ne m’empêche pas de voler. »

Je suppose qu’ils aient troublé le marc et la lie de M. R… ; mais ils n’ont pas mordu son génie, et cela ne l’empêchera pas de voler. Il est pourtant question de mettre le tout en paix, et je vous dis que je les défie de vous fatiguer chez moi, à moins que vous ne le vouliez bien, et alors votre ennemi serait en vous-même. Vous êtes infirme, et nous aussi aujourd’hui ou demain. Je ne laisse que des mourants, disait une jeune fille expirante à la fleur de son âge. Abandonné ! Cela n’est pas honnête à me dire et à tant d’autres qui voudraient vous servir. Persécuté ! Vous le fûtes, mais je fus écolier, moi aussi, et j’aurais tort de dire aujourd’hui : Je suis chargé de pinçons, de gènes, de férules, et poussé de la crainte du fouet détesté ? Oh ! en conscience, croyez-vous le pouvoir être ? La certitude du contraire fait ma seule défense contre les craintes de l’enfer. Vous n’êtes rien de tout cela ; mais vous êtes tout excès et tout feu. Vous pourriez bien dire comme Despréaux : C’est par là que je vaux, si je vaux quelque chose. Mais il ne faut pas vous prendre au mot vous-même, car vous seriez votre propre dupe, vous qui n’en avez jamais fait d’autre sciemment.

Vous dites que si vous étiez chez moi, vous me verriez dévaliser sans en rien dire. Vous auriez de la peine si vous m’aimiez, et vous m’aimeriez plus que de justice, car cela m’arrive avec ceux qui m’aiment ; mais toutefois je vous en prierais, attendu que je n’aime ni le tracas ni à écouter aux portes, et que je sais qu’il faut ici-bas du bien et du mal à tout. — J’ai en Provence un homme d’affaires pour le contentieux, qui a des appointements fixes tous les ans quand je n’ai pas de procès, pour me servir gratis quand j’en ai. Cette singularité vous dira quel est à cet égard mon caractère. Mais, si l’on faisait en mon nom quelque injustice au pauvre ou à tout autre, et que vous ne me le dissiez pas, alors vous manqueriez à vous, à moi, à la justice et à l’hospitalité.

Vous haïssez l’injustice. C’est encore de quoi faire un beau chapitre que le texte pris de ce mot-là. Je revenais de Passy à cheval, un soir d’automne, sur le pavé noir et fangeux. Une femme brutalisait sa petite fille, parce qu’elle laissait son soulier dans la boue et s’arrêtait. Quelle éducation, disais-je, et quelle injustice ! Insensiblement j’avançais et me trouvais sur les talons de cette femme. Mon postillon cria : Gare donc ! comme si nous n’eussions pas été libres de passer à côté. Autre injustice, m’écriai-je intérieurement, et c’est moi qui la fais. Celle-ci fut tôt rangée. Un carrosse venant au trot nous fit garer plus durement encore ; il triomphait, quand un autre à six chevaux le fit brusquement descendre du pavé. Grand Dieu ! dis-je en moi-même, que d’injustices habituelles qui nous blessent sur cette route, et que les injustes sont rares en comparaison ! Dieu voit l’injustice en pitié sans doute ; faisons-en de même, mon maître, et comptons que, sans être injustes, nous sommes néanmoins fabricants en injustice sept ou huit fois par jour.

Les âmes vulgaires qui verraient votre lettre et la mienne diraient : On voit bien que ce dernier a le bon bout de son côté ; il jouit, et fait à son aise l’éloge de ses jouissances. Vous devez moins qu’aucun autre assurément être soupçonné de cette illusion que je n’ai guère vue que chez le bas peuple et chez les princes. Les uns et les autres pensent également que c’est le plus ou moins de richesse qui fait le bonheur. Je crois, moi, qu’il consiste dans la manière de voir les choses, et je suis environné de détails cuisants au premier chef qui me font regarder par mes amis comme très malheureux ; mais, à la moindre tentation de me trouver tel, je dis aussitôt que c’est que mon estomac digère mal. Si je cherche à coopérer au bonheur de mes semblables, ce n’est point par les détails dont je vous parlais dans ma précédente : ces travaux tendent tous à l’amélioration de mes domaines. Je tâche de les conduire relativement à mes lumières à cet égard, et il ne faut pas se faire de fausse conscience. C’est par mes efforts, et par l’emploi du peu de temps et de talents que j’ai de libres à la promulgation et publicité de la science économique, que je tâche de m’acquitter de ce devoir. Je lui ai sacrifié beaucoup de choses, et, entre autres, la liberté de ma tête et de mes doigts. Qui comparerait mes premiers ouvrages avec la Philosophie rurale, par exemple, verrait jusqu’où j’ai poussé ce sacrifice-là. Je ne croirai avoir reçu mon congé de la nature qu’à mon dernier souffle, et des hommes que quand ils m’auront coupé les oreilles et crevé les yeux ; encore ne le prendrai-je que par impuissance de faire autrement, car l’injustice des uns ne saurait faire vis-à-vis de moi le crime des autres.

Voilà, monsieur, bien des contradictions entassées. J’espère que vous les prendrez pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire pour une franche exposition de mes pensées, déposées ici à deux fins : l’une de vous faire connaître votre nouvel et sincère ami, l’autre de présenter à votre âme vorace une seconde face des choses que je crois valoir mieux au sentiment que le revers que je vous ai présenté.

Au reste, si vous êtes heureux comme vous êtes, notre bonheur est notre premier devoir : mais ne laissez pas rouiller votre bel organe : vous en devez compte au ciel, de qui vous l’avez reçu. Permettez du moins que je l’exerce par mes persécutions. Pardonnez à la surabondance de ma rhétorique ; je vous en dirais bien davantage que je n’en écris. Au surplus, le château de Brie (ainsi s’appelle cette terre en Angoumois) vous attendra toujours. Il n’est pas dans le monde une plus belle solitude dans le genre champêtre et sauvage que j’aime fort. Les améliorations mêmes qu’on pourrait et devrait y faire ne changeraient rien à cela ; car, loin de défricher, il ne s’agirait que de cultiver à profit ce qui est en culture, et non à perte, comme il l’est aujourd’hui. Le château est à une lieue de toute paroisse, seul et ayant quatre métairies derrière quatre bocages voisins.

Adieu, monsieur ; ne vous rebutez pas de moi et de mes immenses lettres, et comptez que je vous honore de tout mon cœur.

On m’assure que c’est la faute du commissionnaire si ma lettre a été retardée trois mois, et que désormais on se servira d’une meilleure voie.


Réponse de Rousseau, 8 avril 1767.

À M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Wootton, le 8 avril 1767.

Je différais, monsieur, de vous répondre, dans l’espoir de m’entretenir avec vous plus à mon aise quand je serais délivré de certaines distractions assez graves ; mais les découvertes que je fais journellement sur ma véritable situation les augmentent, et ne me laissent plus guère espérer de les voir finir : ainsi, quelque douce que me fût votre correspondance, il y faut renoncer au moins pour un temps, à moins d’une mise aussi inégale dans la quantité que dans la valeur. Pour éclaircir un problème singulier qui m’occupe dans ce prétendu pays de liberté, je vais tenter, et bien à contre-cœur, un voyage de Londres. Si, contre mon attente, je l’exécute sans obstacle et sans accident, je vous écrirai de là plus au long.

Vous admirez Richardson : monsieur le marquis, combien vous l’admireriez davantage, si, comme moi, vous étiez à portée de comparer les tableaux de ce grand peintre à la nature ; de voir combien ses situations, qui paraissent romanesques, sont naturelles ; combien ses portraits, qui paraissent chargés, sont vrais ! Si je m’en rapportais uniquement à mes observations, je croirais même qu’il n’y a de vrais que ceux-là ; car les capitaines Tomlinson me pleuvent, et je n’ai pas aperçu jusqu’ici vestige d’aucun Belford ; mais j’ai vu si peu de monde, et l’île est si grande, que cela prouve seulement que je suis malheureux.

Adieu, monsieur. Je ne verrai jamais le château de Trye ; et, ce qui m’afflige encore davantage, selon toute apparence, je ne serai jamais à portée d’en voir le seigneur ; mais je l’honorerai et chérirai toute ma vie : je me souviendrai toujours que c’est au plus fort de mes misères que son noble cœur m’a fait des avances d’amitié ; et la mienne, qui n’a rien de méprisable, lui est acquise jusqu’à mon dernier soupir.

 


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 13 mai 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Réponse de Rousseau, Calais, le 22 mai 1767.

Paris, 13 mai 1767.

Je vous ai marqué dans le temps, monsieur, que je ne recevais pas aisément mon congé de la nature et des hommes, et peut-être vous le prouverai-je trop aujourd’hui. Mais, après avoir attendu de vos nouvelles de Londres, ainsi que vous me le promettiez, j’ai pensé que je devais encore vous en demander ; que m’étant présenté à vous comme ami, qu’ayant reçu des assurances que vous seriez le mien, nous étions trop mûrs l’un et l’autre pour que ce ne fussent là que des sons, et qu’en conséquence la situation d’esprit où vous me paraissez être dans votre lettre demande du souci de ma part. Ce n’est pas une explication que je désire : on ne se confesse pas volontiers à la poste ; mais je m’intéresse à votre sort et surtout à votre repos, car il n’y a que cela de bon : pacem commendo robis. Ce qui nous en éloigne le plus est d’ordinaire ce que nous prisons davantage. Si mademoiselle Clarisse n’eût été supérieure ni en mérite ni en beauté, elle n’eût jamais rien eu à démêler avec le capitaine Tomlinson. Et nous sentons si peu la vérité de l’axiome An eam quisquis mediocritatem diligit, ou nous l’appliquons si grossièrement, que l’amour paternel même ne cherche qu’à en effacer jusqu’aux vestiges chez les enfants. Je ne sache que la vertu sur laquelle le désir du par-delà de la médiocrité ne soit pas un vertige ; or toute la vertu se combine en un seul mot, justice, et la justice n’a de prise à notre portée que par la bonté. Et que peuvent faire ou ajouter à cela l’esprit, les grâces, les talents ? etc.

Quoi qu’il en soit, monsieur, je vous prierai, puisque vous voulez bien me promettre votre amitié, de me dire quelquefois si votre âme, qui me paraît écorchée, se cicatrise, de me dire vos mécontentements, et surtout si par hasard il arrivait que les offres que je vous ai faites pussent convenir à votre repos ; car tout change dans la vie et les circonstances plus que tout le reste, et je serais, sans compliment, bien satisfait qu’il s’en rencontrât où je pusse vous être bon à quelque chose, parce que, vu mon genre et ma tournure d’esprit, cela supposerait du calme et de la confiance renaissante dans votre cœur. Sur ce, je vous honore de tout le mien.


 Réponse de Rousseau, Calais, le 22 mai 1767.

À M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Calais, le 22 mai 1767.

J’arrive ici, monsieur, après bien des aventures bizarres, qui feraient un détail plus long qu’amusant. Je voudrais de tout mon cœur aller finir mes jours au château de Trye ; mais, pour entreprendre un pareil établissement, il faudrait plus de certitude de sa durée que vous ne pouvez la donner. Je ne vois pour moi qu’un repos stable, c’est dans l’état de Venise ; et, malgré l’immensité du trajet, je suis déterminé à le tenter. Ma situation, à tous égards, me forcera à des stations que je rendrai aussi courtes qu’il me sera possible. Je désire ardemment d’en faire une petite à Paris pour vous y voir, si j’y puis garder l’incognito convenable, et que je sois assuré que ce court séjour ne déplaise pas. Permettez que je vous consulte là-dessus, résolu de passer tout droit et le plus promptement qu’il me sera possible, si vous jugez que ce soit le meilleur parti. Je ne vous en dirai pas davantage ici, monsieur ; mais j’attends avec empressement de vos nouvelles, et je compte m’arrêter à Amiens pour cela. Ayez la bonté de m’y répondre un mot sous le couvert de M. Barthélemi Midy, négociant. Cette réponse réglera ma marche. Puisse-t-elle, monsieur, me livrer à l’ardent désir que j’ai de voir et d’embrasser le respectable ami des hommes !

 


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 25 mai 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 344. — Réponse de Rousseau, le 2 juin 1767.

Paris, 23 mai 1767.

Vous me récompensez de mes sentiments, ou, pour mieux dire, la Providence, car je fus toujours son enfant gâté. Comptez sur moi beaucoup plus que sur vous-même, et que mon existence est caution de votre sûreté. — Maintenant voici ce que le majeur de notre petite société propose ; j’ai une maison à Fleury-sous-Meudon que j’ai achetée l’année passée pour ma mère, qui, plus qu’octogénaire, ne pouvait plus aller au Bignon. La nature a redemandé cet automne à ma digne mère une raison qui fut unique jusque-là. Tombée dans l’enfance, elle ne sort plus de sa chambre. Je la garde, et, en conséquence, ne puis habiter à Fleury. Ma maison est au bout d’un hameau de vignerons, encadrée dans le grand parc brut à gauche et peigné à droite. J’ai une grille qui va dedans, une source, une vue, un désert dans le fait. C’est le lieu d’où je vous ai écrit ma première lettre. Tout y est meublé, et toutes les nécessités et commodités s’y trouvent, et là nous raisonnerons de tous vos plans. Pour y arriver, voici le moyen : mandez-moi le jour et le moment où vous arriverez à la Villette ou à Saint-Denis, car je ne sais pas précisément lequel est sur la route d’Amiens ; l’heure et le lieu où je vous trouverai ; je vous irai prendre en voiture. Il faut que ce soit assez de bonne heure pour que sans entrer dans Paris je puisse gagner avec vous la route qui traverse le bois de Boulogne et va au pont de Sèvres, et de là chez nous. Là je vous déposerai et installerai en paix vis-à-vis mon jardinier, qui est un sauvage, et sa femme, qui a neuf enfants, dont le plus vieux a neuf ans. Ne craignez rien, mandez-moi le nom sous lequel je vous pourrai demander. Je vous préviens à mon abordage, de ma manière franche ; mais croyez que surtout je ne veux pas vous blesser, je croirais faire un crime. Je vous honore ; je respecte vos talents et vos intentions. La suite vous fera voir, si je puis, que je vous aime, et cela de la bonne manière qui n’attend ni ne prétend. Je vous ai écrit dernièrement : vous n’avez sans doute pas reçu ma lettre. Adieu ; permettez que je vous embrasse, et venez.


Réponse de Rousseau, 2 juin 1767.

À M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Amiens, le 2 juin 1767.

J’ai différé, monsieur, de vous écrire jusqu’à ce que je pusse vous marquer le jour de mon départ et le lieu de mon arrivée. Je compte partir demain, et arriver après-demain au soir à Saint-Denis, où je séjournerai le lendemain vendredi pour y attendre de vos nouvelles. Je logerai aux Trois Maillets. Comme on trouve des fiacres à Saint-Denis, sans prendre la peine d’y venir vous-même, il suffit que vous ayez la bonté d’envoyer un domestique qui nous conduise dans l’asile hospitalier que vous voulez bien me destiner. Il m’a été impossible de rester inconnu comme je l’avais désiré, et je crains bien que mon nom ne me suive à la piste. À tout événement, quelque nom que me donnent les autres, je prendrai celui de M. Jacques, et c’est sous ce nom que vous pourrez me faire demander aux Trois Maillets. Bien n’égale le plaisir avec lequel je vais habiter votre maison, si ce n’est le tendre empressement que j’ai d’en embrasser le vertueux maître.


Lettre de Rousseau à Mirabeau

 

À M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Fleury, ce vendredi à midi, 5 juin 1767.

Il faut, monsieur, jouir de vos bontés et de vos soins, et ne vous remercier plus de rien. L’air, la maison, le jardin, le parc, tout est admirable ; et je me suis dépêché de m’emparer de tout par la possession, c’est-à-dire par la jouissance. J’ai parcouru tous les environs, et au retour j’ai trouvé M. Garçon qui m’a tiré de peine sur votre retour d’hier, et m’a donné l’espoir de vous voir demain. Je ne veux point me laisser donner d’inquiétudes ; mais, quelque agréable et douce que me soit l’habitation de votre maison, mon intention est toujours de les prévenir. Mille très humbles salutations et respects de mademoiselle Le Vasseur.

 


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 5 juin 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 345.

Je vous envoie de nouveau Garçon, qui, comme je vous ai dit, est sûr à tous égards, et je désire bien que la matinée vous ait plu, ainsi que l’air. Si l’on vivait d’air, j’aurais plus de confiance, mais il y a du pain à Meudon, et quant à la parole de Dieu vous la trouvez dans tous les arbustes. Tâchez de vous reposer bien et comptez que vous êtes chez vous ; tout ce que j’oserais exiger, c’est que sitôt qu’on vous donnera quelque inquiétude vous veuilliez bien me consulter.

Je vous salue de bon cœur, ainsi que mademoiselle Levasseur.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, 9 juin 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 346. — Réponse de Rousseau, 9 juin 1767.

 

9 juin 1767.

1° Ne m’écrivez pas, mon cher maître, à moins que vous n’ayez quelque chose à me dire, car c’est ainsi qu’il faut faire ;

2° Je vous envoie ci-joint ma dernière lettre à vous, adressée en Angleterre, qui vient de m’être renvoyée par M. Bontemps, qui me mande qu’il paraît certain que vous avez quitté ce pays-là ;

3° Un gros livre de plantes, qui je crois est le seul que j’aie ; j’en saurais davantage s’il plaisait à Garçon de se lever ;

4° Souvenez-vous du Bignon dans vos prières, non comme de Inveni portum, mais comme du siège de votre empire, de vos malles, de votre herbier, etc., d’où vous ferez au dehors des excursions, sûr de trouver toujours ce séjour-là comme un pis-aller, et je vous prierai de ne m’écrire qu’à chaque sortie que vous ferez, ou quand il vous faudra quelques malles. Vale.


Réponse de Rousseau

Ce mardi, 9 juin 1767.

Votre présence, monsieur, votre noble hospitalité, vos bontés de toute espèce, ont mis le comble aux sentiments que m’avaient inspirés vos écrits et vos lettres. Je vous suis attaché par tous les liens qui peuvent rendre un homme respectable et cher à un autre ; mais je suis venu d’Angleterre avec une résolution qu’il ne m’est pas même permis de changer, puisque je ne saurais devenir votre hôte à demeure, sans contracter des obligations qu’il n’est pas en mon pouvoir ni même en ma volonté de remplir ; et, pour répondre une fois pour toutes à un mot que vous m’avez dit en passant, je vous répète et vous déclare que jamais je ne reprendrai la plume pour le public, sur quelque sujet que ce puisse être ; que je ne ferai ni ne laisserai rien imprimer de moi avant ma mort, même de ce qui reste encore en manuscrit ; que je ne puis ni ne veux rien lire désormais de ce qui pourrait réveiller mes idées éteintes, pas même vos propres écrits ; que dès à présent je suis mort à toute littérature, sur quelque sujet que ce puisse être, et que jamais rien ne me fera changer de résolution sur ce point. Je suis assurément pénétré pour vous de reconnaissance, mais non pas jusqu’à vouloir ni pouvoir me tirer de mon anéantissement mental. N’attendez rien de moi, à moins que, pour mes péchés, je ne devienne empereur ou roi ; encore ce que je ferai dans ce cas sera-t-il moins pour vous que pour mes peuples, puisque en pareil cas, quand je ne vous devrais rien, je ne le ferais pas moins.

En outre, quoi que vous puissiez faire, au Bignon je serais chez vous, et je ne puis être à mon aise que chez moi ; je serais dans le ressort du parlement de Paris, qui, par raison de convenance, peut, au moment qu’on y pensera le moins, faire une excursion nouvelle, in animâ vili : je ne veux pas le laisser exposé à la tentation.

J’irais pourtant voir votre terre avec grand plaisir si cela ne faisait pas un détour inutile, et si je ne craignais un peu, quand j’y serais, d’avoir la tentation d’y rester : là-dessus toutefois votre volonté soit faite ; je ne résisterai jamais au bien que vous voudrez me faire, quand je le sentirai conforme à mon bien réel ou de fantaisie ; car pour moi c’est tout un. Ce que je crains n’est pas de vous être obligé, mais de vous être inutile.

Je suis très surpris et très en peine de ne recevoir aucune nouvelle d’Angleterre ; et surtout de Suisse, dont j’en attends avec inquiétude. Ce retard me met dans le cas de faire à vous et à moi le plaisir de rester ici jusqu’à ce que j’en aie reçu, et par conséquent celui de vous y embrasser quelquefois encore, sachant que les œuvres de miséricorde plaisent à votre cœur. Je remets donc à ces doux moments ce qu’il me reste à vous dire, et surtout à vous remercier du bien que vous m’avez procuré dimanche au soir, et que par la manière dont je l’ai senti je mérite d’avoir encore. Vale, et me ama.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 10 juin 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 346. — Réponse de Rousseau, lettre perdue.

Paris, 10 juin 1767.

Oh bien ! Griffonnez donc, si cela peut vous plaire. Je vous avais prié de ne point écrire, et vous pouviez d’autant mieux obtempérer à ma requête que vous ne m’avez rien écrit que vous ne m’eussiez dit et persuadé. La nature sait bien ce qu’elle fait dans les dégoûts qu’elle nous donne, et l’attitude sédentaire ne vaut rien du tout à votre santé. Ainsi, je vous le répète, n’écrivez pas. Pour moi, qui porte des lettres comme un prunier des prunes, je vous dirais :

1° Que vous croyez bien difficile d’obliger sans intérêt, puisque vous vous creusez la tête pour me trouver des motifs et vous rappeler un pauvre mot, entraîné, comme tout le reste, dans les flots mêlés de ma volubilité. Or donc, je vous déclare que depuis que vous m’avez dit le genre de tourment que vous donne la composition, que je conçois très fort comme étant une suite du vrai génie, qui n’est jamais content de ce qu’il produit, et que vous avez ajouté à cela l’affirmation du bonheur que vous offrent la liberté et vos rêveries, et un genre d’études analogues à l’un et à l’autre et qui les unit dans la contemplation des ouvrages de la nature ; depuis cette exposition, dis-je, je croirais vous faire tort de propos délibéré en vous excitant à écrire en quel sens que ce puisse être et ainsi je n’en ferai rien.

2° Que vous perdriez dans mon estime si vous continuiez à tâter et à dire : Mais que veut-il donc de moi ? Vous avez été nourri de mauvaise nourriture fréquemment, en fait de société, mais le désintéressement ne doit pas vous paraître une plante inconnue à tout autre qu’aux botanistes. D’ailleurs je ne vous offre rien que ce dont je ne fais rien et n’ai nullement affaire, et sans m’arrêter à cet excellent axiome : Vilis amicorum est annona bonis ubi quid deest. Je vous répète qu’il n’y a ici-bas jamais de don, que tout est prêt et échange, et que sachant dès longtemps que c’était vous mettre au supplice que d’exiger quelque chose de vous, j’ai résolu, avant de vous aborder, de ne vous jamais rien offrir, et, je vous le répète, je ne vous offre rien. Mais, direz-vous dans votre tête, il y a pourtant bien des gens qui ont besoin de loqement, et si M. de M… en offrait à tous il n’en aurait guère de reste ; à quoi je réponds d’abord en niant la majeure. J’ai beaucoup logé de gens en ma vie, et tant que j’ai eu de la place, mais je n’en connus aucun qui n’eût en cela d’autre objet que d’avoir la tête à couvert, et aucun qui m’en ait demandé en maison déserte pour y vivre de ses deniers sans se mêler de rien, sans remuer rien, etc. J’ajouterai après que pourtant il y a gens et gens, et que je suis payé plus qu’un autre pour penser et sentir que la célébrité à laquelle il ne se trouve au fond d’autre objection à faire que : C’est un homme singulier, mérite quelque chose.

3° À l’égard de Bignon, je vous répéterais : 1° Qu’il n’y a rien du tout à craindre, pas plus qu’au Congo, pour le fait du parlement, et quand j’affirme la sûreté d’un homme confié à ma foi je puis être cru. 2° Que c’est être chez vous, car puisque vous ne voulez ni faire bâtir ni acheter le toit d’un autre, je ne vois pas comment le mien ne vous conviendra pas autant que tout autre, d’autant que vous serez le maître d’en payer le loyer à mon fermier, qui dans le fait en est le vrai possesseur d’ici à dix-huit ans. 3° Que c’est continuer à dérouter les curieux et à brouiller vos traces autant et si peu qu’il vous plaira. 4° Que c’est un bien habité par de très bonnes gens, tous à moi dévoués ; que vous y serez mené et arrangé par ma ménagère qui les connaît à fond, ainsi que tout le pays. 5° Que je n’envisage pas cela néanmoins comme un séjour fixe, car je pense même qu’avec l’âge, le rapprochement des secours casuels vous deviendrait nécessaire, n’eussiez-vous pas d’autres motifs. Mais il me semble que votre premier besoin à présent est un lieu de sûreté, un point de ralliement, un séjour dont vous soyez assuré, pour tâter bien tout autre établissement avant d’y consentir, et pour avoir, lors même que vous en prendrez un autre, la petite astuce de pouvoir vous dire à vous-même : Si je ne suis pas bien, je retourne à ma perche et je verrai de là.

Voilà mes raisons, toujours en n’insistant sur aucune aux dépens de votre libre arbitre, car je vous avertis que je vous passerai tout, hors le dégoût du raisonner, sur lequel il ne faut pas vous écouter, sauf à garder votre avis comme le meilleur. À l’égard de l’idée d’une nouvelle embarcation, et par conséquent d’un coup d’œil de rupture, en quittant mon donjon, misère ! Ne vous en déplaise, je ne suis point un enfant gâté ; je ne veux pas non plus vous traiter comme si vous l’étiez. Eh ! mon cher tissu d’homme au-dessus et au-dessous de l’homme, relisez la fable des Deux amis du Monomotapa ; l’un accourait avec sa bourse, son épée, son esclave, l’autre ne présente qu’un mot : Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu. Le bon et excellent homme la Fontaine, qui, à l’inquiétude près, vous ressemblait beaucoup, ne vous déplaise, n’ose décider lequel des deux aimait le mieux. Mettez à côté de cette amitié votre délicatesse, et dites après si elle est digne de votre cœur. Mais, direz-vous, je ne suis point votre ami encore. Eh bien soit, je ne vous arrête point sur l’anathème de privation du don d’aimer que vous prononcez sur l’âge où l’on n’a plus le temps des longues expériences. Je vous dirai seulement, en supposant que ce que je vous offre soit quelque chose, que je vous fais acte et signal d’ami, que si votre cœur est de niveau, la main présente doit frapper franchement dans la main offerte. Ce n’est qu’aux autels que c’est pour jamais, partout ailleurs tout est de convention momentanée, et vous ne me blesserez pas même au moment où vous voudriez me blesser : volonté que je ne saurais vous supposer, car il y a bien loin en ce genre de l’acte à la volonté, et il faudrait vous supposer déchu, et je ne le saurais et vous croirais plutôt malade. Or, vous me devez la même justice et me croire beaucoup plus homme, c’est-à-dire beaucoup plus simple et plus juste que ceux avec qui vous avez vécu. Voilà tout mon petit manifeste. Ci-joint une lettre que je reçois d’Amiens. Je ne comprends pas comment vous êtes en peine de n’avoir pas de nouvelles, car il ne doit pas y avoir longtemps que vos correspondants ont votre adresse. Ces dames devaient aller vous voir aujourd’hui, ma sœur s’est trouvée incommodée ; je ne vous envoie que notre amie, vous serez bien aise de causer avec elle, et elle certainement avec vous. Quant à moi, je veux commencer à ne vous pas gêner et que vous jouissiez de vos promenades, car la vie n’est qu’une enfilade de jours ; c’est un larcin que de prendre des moments au passager, et nous sommes tous résidents en espérance et passagers de fait. Adieu, je vous embrasse. Vale.


La lettre de réponse de Rousseau a été perdue.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 16 juin 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 350

Paris, 16 juin 1767.

Vous m’appelez patron ; vous avez donc oublié ma première lettre ? S’il n’est ni roi, ni prince du sang, le patron d’un homme tel que vous est un sot, et Dieu merci je ne suis pas plus cette dernière chose que les deux premières, du moins dans le genre de la fatuité. Je suis votre ami, puisque les hommes m’ont inscrit le leur, et nul n’est plus homme que celui qui fait honneur à son siècle. Le Bignon ni moi ne changerons de place ni de volonté pour vous, au premier signal de votre part vous en disposerez toujours sans vous gêner, je vous assure. Quant au lieu où vous êtes, je désirerais de tout mon cœur qu’ils vous y trouvassent bien, et que vous pensassiez comme eux[3] ; ma sauvegarde à moi est levée depuis samedi, jour où vous seriez parti si vous aviez été libre ; nous marchions entre les roseaux. Le chêne[4] vous met sous son ombre, c’est autre chose ; mais vous êtes toujours le même, et l’intérêt que j’y prends n’a fait que croître.

Celui qui vous porte ma lettre est à moi, c’est le mari de ma gouvernante que vous avez vue ; ainsi ce n’est pas un espion ni un imposteur. Adieu, mon ami, pas client ; je vous honore et embrasse de tout mon cœur.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 18 juin 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 351 — Réponse de Rousseau, 19 juin 1767 ; autre lettre de Rousseau : 24 juin 1767.

Paris, 18 juin 1707.

Adieu, excellent homme[5], votre simplicité m’a touché autant que vos rares talents m’avaient frappé. Je croirais vous faire tort en vous excitant à l’émotion ; c’est un ressort chez vous prompt à la détente, et dont on n’a que trop abusé. De cette pensée a résulté le sang froid, plein de franchise, mais aussi d’égalité avec lequel je vous ai abordé et quitté, et auquel je n’ai failli manquer qu’une fois. De là cet étonnement intérieur chez vous, qui prolongeait quelques-uns de vos regards jusque dans mon âme, pour y trouver la conciliation des contraires, avec le flambeau d’une intelligence encore entièrement neuve sur la science de l’empire sur soi- même. C’est néanmoins cet empire et celui de la raison que les gens de bien qui voudront user de vous en conscience, doivent sans cesse interroger chez vous. Une âme forte et élevée était sortie des mains du créateur pourvue de toutes ses facultés ; la première de ces facultés, qui sort de sa coque, est la sensibilité. L’usage de celle-ci est si doux, ses abus mêmes, et jusqu’à ses mécomptes, sont si piquants, qu’on s’accoutume à l’exercer seule, et de même qu’un bras tenu constamment en écharpe s’engourdit et devient nul, ainsi la raison, la force, la justice plénière, la charité bien ordonnée et autres facultés si nécessaires à la plénitude de notre être et à la maturité de notre âge, demeurent engourdies et sans essor. Ainsi l’homme devient une image vivante à la fois et masquée de son créateur ; ainsi le plus rare génie se trouve accompagné de la plus fragile pusillanimité. De là ces axiomes si répétés et si peu crus de ceux qui ont obtenu de pouvoir tenir tête à l’orage : cela est plus fort que moi, je suis incapable ; je n’ai plus de tête, etc… Ce que je vous en dis en passant ici n’est pas pour vous inquiéter ni vous convaincre, c’est uniquement pour vous donner la carte de ma conduite. Si tous les hommes méritaient un abord de réflexion, ou, pour mieux dire, si je méritais moi de vivre à toute heure en présence de mon devoir, je les aborderais tous avec intention de n’être avec eux que ce qu’il leur est bon que je sois, le tout sans fausseté. J’ai jugé qu’il vous fallait du calme et de la cordialité sans émotion, voilà le chiffre de mon allure, et pourtant vous m’avez vu tel que je suis.

Maintenant, il faut pourtant que vous me connaissiez un peu mieux, et que vous jugiez plus sûrement mon existence. En conséquence, je vous demande, au nom de l’amitié que vous m’avez promise, j’ose exiger, dis-je, le sacrifice de la lecture de mon dernier ouvrage que voici. Ceci n’est nullement un piège. Je ne prétends point échauffer votre génie, mais votre bonté me fit pitié pour moi-même quand vous m’offrîtes hier de plein gré de m’aider pour notre travail de quelques détails de botanique. Ce n’est point de voir le citoyen de Genève ramper parmi le serpolet et la guimauve qui m’a étonné ; ce qui le ferait croire frappé comme Nabuchodonosor au vulgaire peut le faire trouver sage à qui sait que rien n’est grand ni petit dans la nature. En un mot, je ne m’en dédis point, le travail sédentaire ne vous est pas bon : mais sans vouloir engager en rien ni vous ni vos rêveries, je veux que vous connaissiez, par un aperçu du moins, moi et la science qui m’occupe. Chacun a sa conscience ; je ne me connaissais aucun talent. L’applaudissement général sur mon premier ouvrage, sans me persuader de sa justesse, ou pour mieux dire parce qu’il ne m’en persuada pas, me parut une vocation marquée. J’ai constamment étudié et travaillé depuis, et, persuadé que le bon emploi de notre talent est le pacte immuable et éternel de notre existence, je ne cesserai point : mais je veux que vous voyiez à quoi je l’emploie, et que vous n’emportiez pas de moi l’idée d’un homme qui s’est assis sur sa première et par conséquent sur sa plus commode idée de la bienfaisance et qui s’en tient à semer et recueillir. Vainement, me diriez-vous que vous croyez tout et ne voulez rien voir, je répète que j’exige pour tout le bien que j’aurais voulu vous faire que vous ayez la patience de me lire jusqu’au bout, je le demande et je m’en fie à votre foi.

Adieu, excellent homme, emportez mon livre de plantes, il sera plus heureux que moi. Songez que jusqu’aux temps tranquilles ce pays-ci doit être votre centre de réunion. Ne recevez point de terreurs, laissez dire ceux qui y croient ; c’est un prix de plus à leur bonne volonté, mais n’en tâtez plus, ceux qui vous saisiraient et vous interrogeraient ne feraient-ils pas une bonne figure aux yeux des nations ? Votre conscience vous le dit, c’est en fuyant et quand on vous verra par le dos qu’on vous appellera sot et incompatible. Ceci me rappelle la fin d’une de mes phrases dans la Philosophie rurale : Et verseront des torrents de lumière sur les repaires même de ces blasphémateurs ; c’est ainsi que je répondais aux imputations sur la Théorie de l’impôt. Vous avez renoncé à rester ; soit, mais vous ne pouvez renoncer à être homme et faire tomber le scandale. Demeurez donc, souvenez-vous quelquefois de cette maison que vous quittez. C’est sur l’escalier qui descend du salon à la terrasse que M. de P… me dit ces mots : Mon pauvre compatriote ne se serait jamais dépris de vous…, qui firent éclore l’idée de vous écrire ; c’est sur ce bureau noir que cette première lettre le fut. Ce lieu exercera souvent les jambes de mon héros de frère dont je vous ai parlé ; c’est là que vous verrez l’homme simple, brisé de services rendus et méconnus, de connaissance des hommes, pétri de simplicité intérieure et de grandeur de proportion. Si les circonstances nous permettaient de l’habiter toujours, la petite maison serait-elle vide pour vous et mademoiselle Levasseur ? Quant au Bignon, il sera toujours à sa place solitaire et champêtre et moi à la mienne, ou si j’en bouge in ogni modo, ce ne sera, j’espère, que pour être mieux, car l’homme moral peut toujours se perfectionner, et je ne jurerais pas que le vieillir ne fût perfectionnement. Adieu, combien ceci est déjà long ! mais je vous parle du cœur, qui est bavard de sa nature. Ma méthode à moi n’est pas de mettre la sensibilité à l’avant-garde, elle n’y est que trop portée de sa nature et elle marche trop à la houzarde ; je la tiens au corps de réserve tant que je puis, c’est alors qu’elle donne de l’activité à tout le reste : mauvais guide, mais bon suivant. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.

 


Réponse de Rousseau, 19 juin 1767.

À M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Ce vendredi, 19 juin 1767.

Je lirai votre livre, puisque vous le voulez ; ensuite j’aurai à vous remercier de l’avoir lu : mais il ne résultera rien de plus de cette lecture que la confirmation des sentiments que vous m’avez inspirés, et de mon admiration pour votre grand et profond génie, ce que je me permets de vous dire en passant et seulement une fois. Je ne vous réponds pas même de vous suivre toujours, parce qu’il m’a toujours été pénible de penser, fatigant de suivre les pensées des autres, et qu’à présent je ne le puis plus du tout. Je ne vous remercie point, mais je sors de votre maison fier d’y avoir été admis, et plus désireux que jamais de conserver les bontés et l’amitié du maître. Du reste, quelque mal que vous pensiez de la sensibilité prise pour toute nourriture, c’est l’unique qui m’est restée ; je ne vis plus que par le cœur. Je veux vous aimer autant que je vous respecte. C’est beaucoup ; mais voilà tout ; n’attendez jamais de moi rien de plus. J’emporterai si je puis votre livre de plantes ; s’il m’embarrasse trop, je le laisserai, dans l’espoir de revenir quelque jour le lire plus à mon aise. Adieu, mon cher et respectable hôte ; je pars plein de vous, et content de moi, puisque j’emporte votre estime et votre amitié.


Autre lettre de Rousseau à Mirabeau, 24 juin 1767.

À M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Trye-le-Château, le 24 juin 1767.

J’espérais, monsieur, vous rendre compte un peu en détail de ce qui regarde mon arrivée et mon habitation ; mais une douleur fort vive qui me tient depuis hier à la jointure du poignet me donne à tenir la plume une difficulté qui me force d’abréger. Le château est vieux, le pays est agréable, et j’y suis dans un hospice qui ne me laisserait rien à regretter, si je ne sortais pas de Fleury. J’ai apporté votre livre de plantes dont j’aurai grand soin ; j’ai apporté votre Philosophie rurale, que j’ai essayé de lire et de suivre sans pouvoir en venir à bout : j’y reviendrai toutefois. Je réponds de la bonne volonté, mais non pas du succès. J’ai aussi apporté la clef du parc ; j’étais en train d’emporter toute la maison ; je vous renverrai cette clef par la première occasion. Je vous prie de me garder le secret sur mon asile ; M. Je prince de Conti le désire ainsi, et je m’y suis engagé. Le nom de Jacques ne lui ayant pas plu, j’y ai substitué celui que je signe ici, et sous lequel j’espère, monsieur, recevoir de vos nouvelles à l’adresse suivante. Agréez, monsieur, mes salutations très humbles. Je vous révère et vous embrasse de tout mon cœur.

Renou.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, 2 juillet 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 354.

2 juillet 1767.

Je commençais à craindre, mon cher monsieur, non que vous m’eussiez oublié, car je compte plus que cela sur vos paroles, mais qu’on ne vous eût de nouveau jeté dans les craintes et l’inquiétude d’esprit. Je suis ravi d’apprendre que vous soyez tranquille. Je ne sais pourquoi j’ai une sorte de satisfaction que vous ayez la clef de ma grille, et je ne veux pas que vous me la renvoyiez. On dit aux enfants qui font leur premier acte public : Regardez les têtes d’hommes comme des choux. Si cette leçon, dont mes souvenirs seuls me paraissent avoir profité, pouvait passer dans la tête de M. Renou, et que tout herborisant à travers les choux mouvants il voulût être libre au milieu d’eux comme au milieu de carottes immobiles, il me paraît qu’il en serait tout à coup bien aise et qu’un jour il pourrait faire afficher que chacun de ceux qui ne le croient pas un fripon eussent à lui envoyer une clef de sa maison. Il en aurait bientôt plus que M. Josselin n’a de fouets et de férules à sa ceinture, et la mienne serait la doyenne, et il entrerait un jour tout à coup dans mon jardin. On lui dirait : Bonjour M. Jacques, et le maître l’embrasserait, et puis ils se mettraient à causer comme deux hommes qui n’ont jamais rien eu en propre et dont l’un a sué toute sa vie au métier de la surintendance des propriétés, et l’autre à repousser les émanations gauches d’icelles qui voulaient arriver à lui malgré lui. Ce monde-ci n’est qu’une œuvre comique, ne nous avisons jamais d’y prendre rien au sérieux que nos devoirs.

La langue économique est un nouvel alphabet, et il est impossible d’y lire de suite au premier coup d’œil. Vous seriez bientôt fort au-delà de nous si vous n’aviez abdiqué toute contention d’esprit ; mais mon dessein n’a pas été de vous y induire, seulement de vous faire voir quel était l’ordre, quelle était la scène de mes travaux.

Madame de Pailly vous honore et vous remercie ; elle voulait fourrer ici un petit billet, mais c’est une paresseuse. Son esprit, aussi foncièrement original que s’il fût sorti de vos montagnes, vous plairait à l’user, et autant par écrit que par conversation, car tout y est vie et vérité.

Adieu. M. Garçon, qui vous remercie et vous assure de son respect, ramassera vos feuilles la semaine prochaine que nous irons à Fleury, et les enverra au retour à M. Coindet, et moi je vous aime et honore et embrasse de tout mon cœur. La petite comtesse dit son mot.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 8 juillet 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 356.

l’aris, 8 juillet 1767.

J’ai répondu, mon cher digne homme, à votre lettre du 24 juin sitôt que je l’eus reçue. Jusque-là je ne vous avais point écrit pour ne vous pas reforcer et parce que je ne savais pas votre adresse. L’engouement des hommes, et leurs hauts et bas, vous ont accoutumé à l’inquiétude et tourmente l’esprit sur leur délicatesse : mais avec moi il ne s’agit que de m’en croire sur ma parole. Je vous ai dit que j’étais tel un jour que l’autre, du moins pour autrui ; que ma main gauche pouvait bien blesser ma main droite par maladresse, mais que pour cela elles ne se voulaient point de mal et ne se boudaient jamais : voilà pour le commun. Je vous ai dit pour vous en sus que je vous aimais, estimais et honorais. Je vous répète que, quand je vous ai embrassé, j’ai toujours senti que je pressais contre mon cœur un cœur digne de le connaître, sans fausseté, sans fiel, sans bassesse et sans cupidité. Je vous défie après cela de me blesser. Ôtez-vous pour jamais ce souci de la tête, et ne songez pas plus aux méthodes qu’il faut avec moi qu’à apprendre le rituel du Vatican pour le moment où vous serez pape. De ma part, trouvez bon que ma propre conscience me rassure contre votre délicatesse. J’ai jadis imprimé : « Adam uhi es ? fit cacher notre premier père ; un jour plus tôt, ces mots l’eussent fait accourir. » Adieu, mon digne ami. Si je ne vous demande pas des nouvelles de votre établissement, ou, pour mieux dire, de votre contentement, ce n’est pas que je ne m’y intéresse ; mais je ne veux vous faire écrire que ce que vous voudrez. Adieu ; nos dames vous disent bonjour, et je vous embrasse de tout mon cœur.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 18 juillet 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 357. — Réponse de Rousseau, 26 juillet 1767.

Paris, 18 juillet 1767.

Je ne sais, mon digne ami, si l’on n’aura pas dévoyé mes deux lettres ; mais, voyant arriver ma clef sans un mot de billet, j’en ai quelque doute. Quoi qu’il en soit, je me vois obligé de vous faire passer un livre qu’on m’a opiniâtrement laissé pour vous[6]. J’ai eu beau dire que vous ne vouliez point lire, etc., on a persisté, et je suis obligé de m’acquitter. Cela sort de notre école, voilà tout. Garçon, qui vous salue, n’a trouvé nul cahier ni dans sa chambre ni dans la vôtre ; vous aurez tout emporté. Je salue, s’il vous plaît, mademoiselle Levasseur, et vous embrasse de tout mon cœur.


Réponse de Rousseau.

 

À M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Trye le 26 Juillet 1767.

J’aurais dû, Monsieur, vous écrire en recevant votre dernier billet : mais j’ai mieux aimé tarder quelques jours encore à réparer ma négligence, et pouvoir vous parler en même temps du livre que vous m’avez envoyé. Dans l’impossibilité de le lire tout entier, j’ai choisi les chapitres où l’auteur casse les vitres, et qui m’ont paru les plus importants. Cette lecture m’a moins satisfait que je ne m’y attendais ; et je sens que les traces de mes vieilles idées, racornies dans mon cerveau, ne permettent plus à des idées si nouvelles d’y faire de fortes impressions. Je n’ai jamais pu bien entendre ce que c’était que cette évidence qui sert de base au despotisme légal, et rien ne m’a paru moins évident que le chapitre qui traite de toutes ces évidences. Ceci ressemble assez au système de l’Abbé. de St. Pierre, qui prétendait que la raison humaine allait toujours en se perfectionnant, attendu que chaque siècle ajoute ses lumières à celles des siècles précédents. Il ne voyait pas que l’entendement humain n’a toujours qu’une même mesure et très étroite, qu’il perd d’un côté tout autant qu’il gagne de l’autre, et que des préjugés toujours renaissants nous ôtent autant de lumières acquises que la raison cultivée en peut remplacer. Il me semble que l’évidence ne peut jamais être dans les lois naturelles et politiques qu’en les considérant par abstraction. Dans un gouvernement particulier que tant d’éléments divers composent, cette évidence disparaît nécessairement. Car la science du gouvernement n’est qu’une science de combinaisons, d’applications et d’exceptions, selon les temps, les lieux, les circonstances. Jamais le public ne peut voir avec évidence les rapports et le jeu de tout cela. Et, de grâce, qu’arrivera-t-il, que deviendront vos droits sacrés de propriété dans de grands dangers, dans des calamités extraordinaires, quand vos valeurs disponibles ne suffiront plus, et que le salus populi suprema lex esto sera prononcé par le despote ?

Mais supposons toute cette théorie des lois naturelles toujours parfaitement évidente, même dans ses applications, et d’une clarté qui se proportionne à tous les yeux ; comment des philosophes qui connaissent le cœur humain, peuvent-ils donner à cette évidence tant d’autorité sur les actions des hommes, comme s’ils ignoraient que chacun se conduit très rarement par ses lumières et très fréquemment par ses passions. On prouve que le plus véritable intérêt du despote est de gouverner légalement ; cela est reconnu de tous les temps : mais qui est-ce qui se conduit sur ses plus vrais intérêts ? Le sage seul, s’il existe. Vous faites donc, Messieurs, de vos despotes autant de sages. Presque tous les hommes connaissent leurs vrais intérêts, et ne les suivent pas mieux pour cela. Le prodigue qui mange ses capitaux sait parfaitement qu’il se ruine, et n’en va pas moins son train ; de quoi sert que la raison nous éclaire quand la passion nous conduit ?

Video meliora proboque,

Deteriora sequor.

Voilà ce que sera votre despote, ambitieux, prodigue, avare, amoureux, vindicatif, jaloux, faible : car c’est ainsi qu’ils sont tous, et que nous faisons tous. Messieurs, permettez-moi de vous le dire ; vous donnez trop de force à vos calculs, et pas assez aux penchants du cœur humain, et au jeu des passions. Votre système est très bon pour les gens de l’utopie, il ne vaut rien pour les enfants d’Adam.

Voici, dans mes vieilles idées, le grand problème en politique, que je compare à celui de la quadrature du cercle en géométrie, et à celui des longitudes en astronomie. Trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme.

Si cette forme est trouvable, cherchons la et tâchons de l’établir. Vous prétendez, Messieurs, trouver cette loi dominante dans l’évidence des autres. Vous prouvez trop : car cette évidence a dû être dans tous les gouvernements, ou ne sera jamais dans aucun.

Si malheureusement cette forme n’est pas trouvable, et j’avoue ingénument que je crois qu’elle ne l’est pas, mon avis est qu’il faut passer à l’autre extrémité et mettre tout d’un coup l’homme autant au-dessus de la loi qu’il peut l’être, par conséquent établir le despotisme arbitraire et le plus arbitraire qu’il est possible : je voudrais que le despote pût être Dieu. En un mot, je ne vois point de milieu supportable entre la plus austère démocratie et le Hobbisme le plus parfait : car le conflit des hommes et des lois qui met dans l’État une guerre intestine continuelle, est le pire de tous les états politiques.

Mais les Caligula, les Néron, les Tibère ! …. Mon Dieu…. Je me roule par terre, et je gémis d’être homme.

Je n’ai pas entendu tout ce que vous avez dit des lois dans votre livre, et ce qu’en dit l’auteur nouveau dans je sien. Je trouve qu’il traite un peu légèrement des diverses formes de gouvernement, bien légèrement surtout des suffrages. Ce qu’il a dit des vices du despotisme électif est très vrai : ces vices sont terribles. Ceux du despotisme héréditaire, qu’il n’a pas dits, le sont encore plus.

Voici un second problème qui depuis long-tems m’a roulé dans l’esprit.

Trouver dans le despotisme arbitraire une forme de succession qui ne soit ni élective ni héréditaire, ou plutôt qui soit à la fois l’une et l’autre, et par laquelle on s’assure autant qu’il est possible de n’avoir ni des Tibère ni des Néron.

Si jamais j’ai le malheur de m’occuper derechef de cette folle idée, je vous reprocherai toute ma vie de m’avoir ôté de mon ratelier. J’espère que cela n’arrivera pas ; mais, Monsieur, quoi qu’il arrive, ne me parlez plus de votre despotisme légal. Je ne saurais le goûter ni même l’entendre ; et je ne vois là que deux mots contradictoires, qui réunis ne signifient rien pour moi.

Je connais d’autant moins votre principe de population, qu’il me paraît inexplicable en lui-même, contradictoire avec les faits, impossible à concilier avec l’origine des nations. Selon vous, Monsieur, la population multiplicative n’aurait dû commencer que quand elle a cessé réellement. Dans mes vieilles idées sitôt qu’il y a eu pour un sol de ce que vous appeliez richesses ou valeur disponible, sitôt que s’est fait le premier échange, la population multiplicative a dû cesser, c’est aussi ce qui est arrivé.

Votre système économique est admirable. Rien n’est plus profond, plus vrai, mieux vu, plus utile. Il est plein de grandes et sublimes vérités qui transportent. Il s’étend à tout ; le champ est vaste ; mais j’ai peur qu’il n’aboutisse à des pays bien différents de ceux où vous prétendez aller.

J’ai voulu vous marquer mon obéissance en vous montrant que je vous avais du moins parcouru. Maintenant, illustre ami des hommes et le mien, je me prosterne à vos pieds pour vous conjurer d’avoir pitié de mon état et de mes malheurs, de laisser en paix ma mourante tête, de n’y plus réveiller des idées presque éteintes, et qui ne peuvent renaître que pour m’abîmer dans de nouveaux gouffres de maux. Aimez-moi toujours ; mais ne m’envoyez plus de livres ; n’exigez plus que j’en lise ; ne tentez pas même de m’éclairer si je m’égare : il n’est plus temps. On ne se convertit point sincèrement à mon âge. Je puis me tromper, et vous pouvez me convaincre ; mais non pas me persuader. D’ailleurs je ne dispute jamais ; j’aime mieux céder et me taire ; trouvez bon que je m’en tienne à cette résolution. Je vous embrasse de la plus tendre amitié et avec le plus vrai respect.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Saint-Maur, 30 juillet 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 358. — Lettre republiée dans la controverse sur le commerce des grains.

Saint-Maur, 30 juillet 1767.

Je vous rends grâces, mon cher et digne ami, de l’ouverture de votre cœur et de votre tête. Je n’aime pas à disputer non plus ; l’abondance d’idées m’étouffe alors, l’impatience me grille, l’ardeur m’enroue, et l’on dirait que mes gros yeux veulent aveugler le contendant. Cependant cela m’arrive ; on me le pardonne, ou, pour mieux dire, on sait bien que c’est de ma part une marque d’estime et d’amitié ; mais il ne saurait être question de cela entre nous, et je trouve que la résignation étant l’acte de sagesse et de devoir le plus nécessaire et le plus clair, toute étude qui tend à nous montrer la nécessité des choses dans son vrai jour est l’usage juste de la raison humaine dans son loisir. Voilà dans quel sens j’oserai, malgré vos défenses, suivre avec vous les discussions que vous me présentez. Quoique les principes de ma science ne soient point à moi ; que j’eusse près de quarante ans quand je les ai adoptés, et qu’il me fallût pour cela faire sauter à mon amour-propre la barrière du désaveu de l’ouvrage auquel je dois ma célébrité et mon nom public ; courber le front sous la main crochue de l’homme le plus antipathique à ma chère et natale exubérance, le plus aigre aux disputes, le plus implacable à la résistance, le plus armé de sarcasmes et de dédain (car, ainsi que toutes les âmes droites, le succès depuis l’a bien civilisé) ; quoique je n’aie cru céder qu’à la vénérable et irrésistible évidence au service de laquelle j’ai consacré huit années depuis, autant que ma santé a pu me le permettre, cependant il s’en faut bien que je vienne à vous avec les certitudes du fanatisme et de l’orgueil. Quoique vous me paraissiez nager encore dans l’océan d’incertitudes dont je suis fort aise de mètre sauvé, toutefois, comme je sens que la vérité nécessaire aux hommes doit leur être accordée un jour ou l’autre, si vous me démontrez que ce que j’ai regardé comme une relâche assurée n’est qu’une anse exposée à tous les orages et à l’incertitude des vents, je vous en aurai obligation. Essayons donc petit à petit de vérifier la chose.

Je ne vous ai envoyé le livre de M. de La Rivière que parce que c’était une commission. Il est singulier de dire que cet ouvrage, fait pour intéresser et rapprocher les esprits négligents et effrayés de l’étude des principes, est cependant dans un autre sens trop fort pour vous. Il jette le but du gouvernement trop loin de vos idées libres, et, comme toutes les idées sont en vous des sentiments, il vous faut un tout autre régime. Quant à cet ouvrage, puisque vous l’avez ouvert, je n’ai qu’une chose juste et obligatoire à vous demander : c’est de lire tout l’ouvrage ou d’oublier ce que vous en avez lu.

Vous n’entendez pas notre évidence, et pour cela vous nous soupçonnez d’esprit systématique et de rêver comme le bon abbé de Saint-Pierre ; vous croyez que nous poursuivons la perfectibilité de l’esprit humain et voulons étendre ses limites. Bien loin de là, nous voulons uniquement le ramener au simple, aux premières notions de la nature et de l’instinct. Toutes nos lois se résument à nous conformer aux lois de la nature quant à l’ordonnance de nos travaux, et à l’évidence du droit de propriété quant à la jouissance de leurs fruits.

Cette évidence, dites-vous, disparaît au milieu des combinaisons, des applications et des exceptions des gouvernements particuliers. Nous en convenons et nous démontrons que toute législation humaine n’a été qu’institution d’un désordre légal excitée par l’intérêt particulier et prétextée de l’intérêt public, et que tous les législateurs exposés à la vénération de l’histoire n’ont été que des fripiers politiques qui n’ont jamais su reprendre les choses à leur racine. Cette racine se trouve dans l’ordre naturel ; mais la connaissance de l’ordre naturel n’a pu être réduite en science, afin quelle demeurât et fût ferme contre toutes les fausses sciences produites par l’entendement humain, dérouté pour avoir voulu méconnaître sa nourrice. Elle n’y a pu être réduite qu’au moment de la découverte d’une vérité la plus simple du monde : c’est que tout marche ici-bas par excédant de produit que notre maître a appelé produit net.

Oui, monsieur, ce n’est pas à vous, à un homme simple et grand, que je craindrai de dire que la découverte du produit net, due au vénérable Confucius de l’Europe, changera un jour la face de l’univers. Cette vérité était si peu connue, que M. de Vauban, grand, excellent, modeste et laborieux citoyen qui a tant travaillé sur ces matières, établissait de nos jours une recette du fisc égale sur les produits, que la dîme sacerdotale le fut ainsi de tous les temps. Quant à nos ricaneurs politiques qui glanent aujourd’hui sur nous pour nous attaquer avec nos propres armes, qui sont fiers d’avoir tout ambigué, tout indiqué, discuté, réglementé, d’avoir réduit l’art social au bourdonnement, avant-coureur du combat, entre les deux parties d’un essaim qui a deux chefs, ils prétendraient que nos principes étaient connus de leurs apôtres, et, bien entendu, nous conduiraient aux mêmes résultats. C’est pour ces frelons qu’est fait l’essai de nos rayons politiques. Tous leurs travaux sont stériles ; tous leurs réduits souterrains. Les nôtres sont au grand jour, et le miel distributif des subsistances en doit découler à grands flots.

Non seulement notre maître à tous a découvert que du produit total de la culture une portion était restituable à la terre sans en rien retenir, sous peine d’extinction du tout, et que toute la partie de la société qui n’est pas employée à la culture ne subsistait que sur l’excédent du produit de l’année, par-delà le montant de ce que l’année précédente en avait confié à la terre ; mais il n’a pas eu de repos jusqu’à ce qu’il ait pu figurer aux yeux cette grande vérité et la marche de la distribution des subsistances.

C’est ce qu’il a fait dans le Tableau économique que vous avez sous les yeux à la tête de mes éléments. Vous y voyez, selon une donnée quelconque, la société divisée en trois parties réelles, réunies par le concours des dépenses et des travaux, pour prendre part à la distribution des subsistances et opérer par leur consommation la reproduction des mêmes subsistances. Vous voyez la classe productive avec ses avances qui, selon la donnée que présente le tableau, rendent cent pour cent d’excédent ou de produit net. Ce produit net, remis aux mains des propriétaires et s’appelant revenu, nourrit par sa distribution tout l’excédent de la société qui n’est point outil de production, et, selon que cette distribution est plus ou moins accélérée, plus ou moins conforme aux règles de l’ordre naturel, elle opère à son terme, qui est la consommation de tous les produits, une plus ou moins abondante reproduction.

Tout l’avantage physique et moral des sociétés se résume de la sorte en un point, un accroissement de produit net ; tout attentat contre la société se détermine par ce fait, diminution du produit net. C’est sur les deux plateaux de cette balance que vous pouvez asseoir et peser les lois, les mœurs, les usages, les vices et les vertus. Tout se calcule par ce tableau. Tout ce qui fait décroître votre cent pour cent détériore la société ; tout ce qui l’augmente ajoute à sa prospérité.

D’après cet aperçu, donnez-vous la peine de lire et de suivre la série de principes établis dans les six premiers chapitres des Éléments, de parcourir les conséquences qui en dérivent dans les cinq derniers. Je ne prétends pas assurément qu’ils vous apprennent rien ; mais je me crois en droit de demander, comme une justice, que vous décidiez s’il est vrai qu’ils réduisent et joignent en un seul et même faisceau toutes les questions ci-devant éparpillées et jetées à bâtons rompus dans les têtes par tant et tant de nageurs politiques, ou si l’adhérence des conséquences avec les principes, et de principes en principes à cette racine sociale, le produit net, est un rêve systématique de notre imagination ?

Ce pas fait, et en vous supposant instruit et persuadé, vous nous renvoyez à l’aveuglement des passions humaines toujours obéies, quoique contradictoires à l’intérêt visible et notoire. C’est une difficulté simple, et que vous ne devez pas supposer nous avoir échappé. Aussi, si l’on nous accuse d’avoir espéré et prêché comme possible la perfection humaine individuelle et absolue, on nous calomnie. Je ne m’arrêterai point à vous dire que, quoique tout ce qui passe sur le pont Neuf soit agité de bien des passions aveugles, divergentes, toutes ces passions néanmoins concourent au même point, qui est de passer sur le pont, au lieu de se jeter à l’eau ; que si quelqu’un était assez aveugle pour prendre ce dernier parti, fût-il roi ou despote arbitraire, on l’enfermerait aussitôt ; que le video meliora proboque, deteriora sequor, est purement un jeu de l’esprit et non un axiome senti. L’homme voit la sagesse comme la mort dans le lointain nécessaire et convenu, video, mais l’attrait du moment l’entraîne, et c’est le meliora de l’instant déterminant. Tout cela ne serait que discussion métaphysique. Nous avons senti l’inconvénient tout comme vous, et, pour appuyer notre évidence de la force irrésistible de l’opinion, nous avons invoqué, pour base nécessaire de notre législation permanente, l’instruction générale et continuelle.

Oui, monsieur, il est aisé de sentir que ce concours général, qui va chercher le pont pour traverser la rivière, n’est dû qu’au jour qui éclaire les objets ; que dans la nuit le plus grand nombre courrait risque de s’égarer, et c’est cette nuit de l’ignorance des lois essentielles de l’ordre naturel que nous cherchons à bannir par tous nos travaux. Ce sont les fausses lueurs de la science recherchée et des législations humaines que nous attaquons par tous les côtés, et que nous voulons tenir écartées à jamais par l’instruction continuelle et par un cours de démonstrations aussi simples que le sont celles qui dérivent de la connaissance, de l’usage et de l’application du Tableau économique.

Une fois qu’un peuple sera instruit et imbu dès le berceau de la divinité de cette loi sacrée, la propriété, de son influence sur la prospérité générale et individuelle de l’humanité, chez ce peuple, dis-je, nous ne craindrons plus que les passions personnelles des dépositaires de l’autorité tutélaire et conservatrice des sociétés attentent aux lois naturelles et fondamentales des sociétés. Nous savons trop que ceux qui paraissent les maîtres des humains sont plus que tous autres esclaves des bienséances d’opinion ; que le plus puissant roi de l’Europe serait mis au lit malgré lui s’il demandait tout à coup la chaussure ou la coiffure de son bisaïeul et voulait sortir avec cet attirail ; que les Caligula, les Tibère et les Néron étaient des enfants de leur époque et des fruits naturels de la couche sur laquelle ils furent semés et réchauffés ; que les plus grands excès des gouvernements arbitraires ne sont ainsi que les moindres, de même aussi que le sac d’une ville prise d’assaut n’est que l’effet d’une association pour partager les fruits de l’injustice.

Vous demandez une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme ; mais elle y est. L’homme, ainsi que tout le reste de la création, est assujetti et englobé dans les lois essentielles de l’ordre naturel ; il peut les enfreindre quant au petit cercle relatif à la subsistance et à la multiplication de son espèce, mais il ne le peut que sous peine de souffrance et de mort. Il ne s’agit donc que d’un gouvernement qui montre la loi à l’homme et qui la lui fasse observer. Or, après avoir bien cherché, nous n’avons trouvé que l’évidence de l’ordre naturel. Sa démonstration se fera par un cours de principes simples, à la portée de tous, et l’institution conservatrice de ce dépôt sacré sera l’instruction continuelle.

Vous n’entendez point nos lois ; nous n’en avons d’autres que la propriété personnelle, mobilière et foncière, d’où dérivent toutes les libertés possibles qui ne nuisent point à la propriété d’autrui. C’est de la connaissance de cette loi générale et applicable à tous les cas quelconques que dérive notre despotisme légal qui vous effraye, et qui ne doit pas pourtant vous étonner davantage que le despotisme du calcul, qui depuis qu’il est reçu décide tous les comptes faits et à faire. Toute erreur de ce genre ne pourrait être décidée et finie qu’à coups de bâton. Le chiffre arrive, décide le cas despotiquement et sans appel, car, dites-moi, quelles sont les contre- forces de l’addition et de la soustraction ? En cet état ce n’est pas la peine de disputer sur l’espèce de la main dépositaire de l’autorité et chargée d’exercer ce despotisme légal. Vous redoutez l’autorité d’un seul comme plus susceptible de dégénérer en arbitraire. Nous croyons le concours de plusieurs plus susceptible d’association d’intérêts particuliers contre le despotisme légal ; mais il est à considérer qu’un seul ne saurait résoudre et exercer son autorité sans le concours de plusieurs ; que plusieurs ne sauraient agir sans choisir et déléguer un seul ; que sitôt que l’ordre naturel et ses lois essentielles seront généralement connues et enseignées, elles seules seront despotes, et le consentement de tous veillera à leur exécution. Tout digne économiste n’attaque aucune des autorités qu’il trouve établies, mais il les soumet toutes à l’ordre naturel, parce que Dieu et la nature l’ont ainsi voulu. J’attends pour reconnaître une puissance humaine législatrice de trouver un souverain, un sénat ou une nation qui puisse changer la saison de semer et de recueillir, alors j’accorderai que de cette pleine puissance découle celle de distribuer les subsistances. Mais, comme il m’est démontré par nos principes qu’il n’est institution sociale quelconque qui n’influe, soit en bien soit en mal, sur la distribution, la consommation et la reproduction des subsistances, je ne puis accorder le droit de législation qu’à la puissance qui ordonne à la sève d’agir ou de surseoir, et je crois qu’il n’appartient aux hommes que d’étudier et de connaître les lois immuables une fois données et prescrites à la nature par cette puissance, de les observer et de les faire observer ; tel est le nec plus ultra de toute puissance humaine.

Je n’entends pas bien l’énonciation que vous me faites de vos difficultés sur nos principes de population ; je les crois néanmoins très essentielles à débattre, car si c’est ce que je pense, cette discussion est la clef et le nœud de toute la science économique. J’imagine que vous êtes dans les mêmes idées à cet égard que j’avais lorsque j’ai écrit mon Traité sur cette matière, qui fit tant de bruit alors. J’avais pris mes premières et uniques notions à cet égard dans l’Essai sur la nature du Commerce de M. Cantillon, que j’avais depuis seize ans en manuscrit. Cet auteur, beau génie d’ailleurs à bien des égards, élevé dans le commerce, n’avait fait par ses spéculations et ses recherches que perfectionner l’erreur éclose dans le dernier siècle, qui regarde le commerce comme principe de richesse. En conséquence, j’avais, comme lui et tant d’autres, conclu, d’après la visibilité de la chose, que, puisque ma main mise devant mon œil me cache le soleil, ma main est plus grande que le soleil. J’avais, dis-je, raisonné ainsi : Les richesses sont les fruits de la terre à l’usage de l’homme ; le travail de l’homme a seul le don de les multiplier. Ainsi plus il y aura d’hommes, plus il y aura de travail ; plus il y aura de travail, plus il y aura de richesses. La voie de prospérité donc est : 1° De multiplier les hommes ; 2° par ces hommes, le travail productif ; 3° par ce travail, les richesses. En cet état je me trouvais invulnérable, et je papillotais à mon aise la décoration de mon édifice politique, des mariages, des lois somptuaires, que sais-je. Jamais Goliath n’alla au combat avec tant de confiance que j’en eus pour aller chercher un homme qu’on m’apprit avoir emmargé sur mon livre ces audacieuses paroles : L’enfant a tété de mauvais lait ; la force de son tempérament le redresse souvent dans les résultats, mais il n’entend rien aux principes. Mon critique ne me marchanda pas, et me dit tout net que j’avais mis la charrue avant les bœufs et que Cantillon, comme instituteur politique, n’était qu’un sot. Ce blasphème me fit regarder celui qui le proférait comme un fou, mais faisant réflexion qu’en toute dispute l’opinion respective marche d’ordinaire par représailles, je me retins, rompis la conversation, et, pour mon bonheur, je revins le soir questionner à tête reposée. Ce fut alors qu’on fendit le crâne à Goliath. Mon homme me pria de faire aux hommes le même honneur qu’on fait à des moutons, puisque qui veut augmenter son troupeau commence par augmenter ses pâturages. Je lui répondis que le mouton était cause seconde dans l’abondance, au lieu que l’homme était cause première dans la création des fruits. Il se mit à rire et me pria de me mieux expliquer et de lui dire si l’homme arrivant sur la terre avait apporté du pain dans sa poche pour vivre jusques au temps où la terre préparée, semée, couverte de moissons mûries, coupées, battues, etc., pût le nourrir. J’étais pris ; il fallait ou supposer que l’homme avait léché dix-huit mois sa patte, comme l’ours l’hiver dans sa lanière, ou avouer que ce créateur des fruits en avait trouvé en arrivant qu’il n’avait point semés. Il me pria alors de vouloir bien faire participer toute la population subséquente au même avantage, parce que également cela ne pouvait être autrement. La présomption une fois déroutée dans un sot cause la confusion et la haine ; dans une âme honnête, elle opère la reconnaissance et la docilité. Ce fut mon cas. Je priai mon maître de s’expliquer et de m’instruire, car j’étais un pauvre jouvenceau de quarante-deux ans, et il n’avait point encore alors fait son Tableau économique. Ce fut même un bonheur pour moi, car sentant son utilité et sa nécessité comme la Genèse dit que Dieu vit la beauté de ses ouvrages, il m’y aurait renvoyé, et m’aurait rebuté, attendu que ma nature est fort antipathique à l’application mécanique que demandent les calculs. Il fallut donc qu’il m’expliquât son système, ou pour mieux dire celui de la nature, comment les premiers hommes, soit pasteurs, soit chasseurs, etc., avaient vécu des produits spontanés de la nature ; comment la population des nations qui n’ont point cultivé est encore toujours la même sans s’accroître, et leur habitation errante pour ravir les produits successifs ; comment l’industrie de la cultivation a rendu les nations sédentaires ; comment l’accroissement des produits ne peut provenir que de leur qualité de richesse ; leur qualité de richesse que de leur valeur d’échange ; leur valeur d’échange que de la consommation de ces produits ; comment c’est donc la consommation des produits actuels qui est la source des plus grands produits à venir, base nécessaire d’un surcroît de population. En général, il ne faut pas m’en dire beaucoup pour me mettre sur la voie, à plus forte raison quand je vous fais, ici mon histoire je ne prétends pas vous présenter un cours d’instruction que vous avez d’ailleurs sous les yeux appuyé de toutes ses démonstrations. Voilà, monsieur, nos principes de population. De ces vérités radicales, de ce tronc de l’arbre social sortent tous les embranchements que la Philosophie rurale ramène à leur tige. S’il nous en échappe quelqu’un, voyez vous-même, non pas avec ce génie sublime qui s’irritant des entraves du désordre légal lui préférerait avec raison l’instinct solitaire des brutes et verrait avec justesse que l’homme législateur n’a jamais abouti qu’à asservir l’homme et empirer l’état de l’humanité, mais avec cette équité douce et modeste de votre âme droite et de vos mœurs qui ne se préfère à personne qu’à l’usurpateur ou violent ou frauduleux ; qui défère à tout, hors à l’insolence ; qui pousse la modération jusqu’à l’extrême ; qui semble n’oser m’appeler son ami que par circonlocution. Et c’est là cet homme qu’on disait farouche et orgueilleux !

Ô mon digne ami, je vous ai dit que je croyais que c’était abuser de vous que d’interroger votre sensibilité ; mais votre cœur est trop riche pour n’en avoir que d’une espèce. Celle que je réclame ici est douce, tranquille, satisfaisante ; elle correspond à l’âme, l’imbibe, en reçoit sa direction et son emploi, ne l’ébranle point et ne lui échappe jamais. S’il est possible que vous rencontriez sous vos pas la voie d’être utile au bonheur général de l’humanité et de vos frères, pensez-vous pouvoir vous en détourner, vous et l’emploi de vos facultés ? Votre tête est mourante, dites-vous, et vous le dites de la voix du cygne, et vos derniers accents sont, comme les premiers, dus à l’acquit de vos devoirs. Vous rappelez votre état et vos malheurs, mais vous étiez arien dans les flots et vous pouvez être arien sauvé du naufrage. La science économique n’attaque rien que les abus physiques et ne veut régner que par le concours de ceux mêmes qui résistent à ses lois ; elle est vouée, autorisée du moins à l’instruction, et ne connaît pas d’autre manière de gouverner les hommes, n’en connaîtra jamais d’autre, respectera toutes les puissances, et n’attaque que ces trames civiles appelées privilèges et contre-poids. Or, dans une telle carrière où sont les risques, où peuvent être les malheurs ? C’en est un, dira-t-on, que de prêcher aux échos et aux sourds ; peut-être, mais la science nous apprend qu’il est une saison pour semer, une autre pour recueillir. En tout, fût-ce l’emploi de la mouche du coche, je ne la trouve ridicule qu’alors qu’elle s’attribue le succès des efforts pour gravir, car jusque-là elle avait fait son devoir et de son mieux. C’est d’après ces raisons et ces sentiments que je ne crains pas d’abuser en vous envoyant les six premiers volumes des Éphémérides ; c’est un recueil qui paraît chaque mois et qui discute par les détails nos principes et nos résultats. La lecture de ces petits traités à parties brisées n’est point fatigante. Vous y verrez des bribes de votre ami ; enfin vous nous lirez et nous jugerez.

Je ne vous demande point du travail, c’est de la lecture ; je n’exige pas la conviction, mais l’examen. Osez-vous dire tout de bon ce mot échappé : On ne se convertit point sincèrement à mon âge ? Quoi ! à tout âge la vérité n’est point vérité ? Il est bien question de se convertir. Je vous l’ai dit, vous êtes et fûtes de tout temps plus qu’à mi-chemin ; vous avez senti le vide et le faux de toutes les institutions humaines ; vous vous êtes irrité contre ce monceau de prestiges sous l’empire duquel en effet tout est ; toute invention, tout ce qui nous semblait perfection étant viciation ou moyen de viciation. S’il est vrai que d’autres aient trouvé le nœud de la chose, ce n’est pas une âme comme la vôtre qui enviera à Colomb d’avoir découvert le nouveau monde. En cela j’en réponds, et je puis en juger par moi. Au premier instant de mon instruction, je pouvais me retourner et désavouer mon maître, avec d’autant plus de facilité que sa haute visée, dédaigneuse des demi-succès, versait comme le soleil la lumière gratuite sans réclamation ni prétention de droit d’aubaine. Je pouvais revenir d’autant plus imperceptiblement que malgré les désaveux et les rétractations les plus authentiques, le grand nombre ne s’en est pas aperçu, et cite encore mon premier ouvrage comme autorité ; mais je crois toute justice quelconque une modification du grand culte, et c’est refuser l’adoration à la majesté divine et la reconnaissance à l’auteur de tous les biens que de refuser à qui que ce puisse être une partie de ce qui lui est dû. Plus mon maître se cachait sous sa doctrine, plus je m’empressais de le désigner, plus je lui envoyais ceux que la chaleur fraternelle de mes écrits m’avait conciliés. J’ai à cet égard donné le ton à tous les économistes qui l’eussent bien pris sans moi, car pour être économiste véritable il faut être honnête homme ou le devenir. C’est à ce titre que vous l’êtes, mon digne ami, et cela sans vous convertir. Nous n’avons qu’un seul et même but, qui est le bonheur de l’humanité ; il ne s’agit que d’en éclairer la voie. Si je vous disais de la chercher, vous auriez raison de vous refuser à un travail immense et qui ne peut être solitaire ; si je vous disais de juger la nôtre, vous auriez raison de me dire que c’est tout un et que mieux vaut rêver que juger et commenter les rêves d’autrui. Mais il s’agit de nos principes ; vous les avez dans les mains, suivez-les tant que cela vous ira, et quant aux résultats regardez-les comme amusement, et non comme étant faits pour vous rien apprendre. Mais, mon Dieu, pardon, excellent homme, de l’énorme lettre que je vous envoie ; pardon d’un griffonnage horrible auquel ma plume et mon papier se sont également refusés ; aimeriez-vous mieux que je vous envoyasse ma lettre en copie ? Comparez le fond de votre solitude au tiraillement de la vie que je mène, et au lieu d’anathématiser ma prolixité regardez-la comme une suite de l’intérêt que je prends à la matière et à celui avec qui je la traite. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.

L’auteur des Éphémérides, qui par parenthèse est un digne et excellent économiste, a voulu, mon cher, qu’avant de vous faire passer son recueil j’obtempérasse à votre désir de ne pas être assommé de lecture, et que je vous fisse passer seulement ce petit traité qui est extrait d’un des volumes des Éphémérides, en vous priant de vouloir bien m’en mander votre avis.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 6 août 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 371 — Réponse de Rousseau, 12 août 1767.

Paris, 6 août 1767.

J’ai répondu, et longuement répondu, à votre lettre, mon cher et digne ami et maître, et je vous ai envoyé ma lettre par la voie de vos paquets, attendu qu’à madite missive, déjà beaucoup trop lourde, était jointe la petite brochure du Droit naturel de l’abbé. Comptez que c’est un recueil de bonnes gens que le petit nombre d’économistes que nous sommes, comme aussi les vrais amateurs, car quant aux lecteurs, le nombre en augmente tous les jours, mais un des meilleurs c’est sans doute ledit abbé. C’est une âme vive, chaude, sans orgueil ni soupçon de cela, toujours le rire sur le front et la larme près de l’œil, en un mot une très excellente créature, indépendamment de ses talents d’intelligence et d’élucidation qui sont rares.

Maintenant j’ai de sa part une requête à vous présenter : c’est tout nu et tout cru de permettre que votre lettre et ma réponse, que je lui ai communiquées, soient imprimées dans les Éphémérides. Voici les raisons de sa requête : 1° Vous ne serez indiqué que sous la lettre initiale M. R., et supposé que vous fussiez reconnu, il assure, et moi aussi, que le style et la forme de votre lettre ne dégénèrent aucunement et sont dignes de vous et de votre réputation ; 2° il dit qu’étant à présent à même de rendre compte de l’ouvrage en question, et votre lettre renfermant toutes les objections principales qu’il a ouï faire contre le livre de l’Ordre essentiel, la collection de ces objections ne saurait être mieux faite par aucune autre main quelconque ; 3° que néanmoins elle ne vous engage à rien, puisque dès les premières phrases vous déclarez n’avoir ouvert que les chapitres les plus frappants pour un homme qui a d’ailleurs beaucoup pensé sur ces matières ; 4° que ma réponse à ces objections est telle qu’elle doit être pour éviter à cet égard une multitude de répétitions ; 5° que s’il est vrai, comme nous le croyons, que cet ouvrage doit faire du bien, il importe à ce bien de l’étayer par les détails d’explications dès l’aurore des oppositions. Ce dernier article me fait joindre à lui, mon cher maître, pour la même requête, attendu que ce genre de zèle est mon âme unique aujourd’hui ; le tout néanmoins sans prétendre abuser du droit des gens et de ceux de l’amitié, vous laissant pleinement à cet égard votre libre arbitre, et vous assurant que, telle que soit votre détermination, j’en serai également content.

Donnez-moi en outre des nouvelles de votre santé et de votre goût pour votre séjour, et de ce qui vous touche. Adieu. Je vous embrasse d’un bon et franc cœur.


Réponse de Rousseau, 12 août 1767.

 

À M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Trye, le 12 août 1767.

Je suis affligé, monsieur, que vous me mettiez dans le cas d’avoir un refus à vous faire ; mais ce que vous me demandez est contraire à ma plus inébranlable résolution, même à mes engagements, et vous pouvez être assuré que de ma vie une ligne de moi ne sera imprimée de mon aveu. Pour ôter même une fois pour toutes les sujets de tentation, je vous déclare que dès ce moment je renonce pour jamais à toute autre lecture que des livres de plantes, et même à celle des articles de vos lettres qui pourraient réveiller en moi des idées que je veux et dois étouffer. Après cette déclaration, monsieur, si vous revenez à la charge, ne vous offensez pas que ce soit inutilement.

Vous voulez que je vous rende compte de la manière dont je suis ici. Non, mon respectable ami ; je ne déchirerai pas votre noble cœur par un semblable récit. Les traitements que j’éprouve en ce pays de la part de tous les habitants sans exception, et dès l’instant de mon arrivée, sont trop contraires à l’esprit de la nation et aux intentions du grand prince qui m’a donné cet hospice, pour que je les puisse imputer qu’à un esprit de vertige dont je ne veux pas même rechercher la cause. Puissent-ils rester ignorés de toute la terre ! Et puissé-je parvenir moi-même à les regarder comme non avenus !

Je fais des vœux pour l’heureux voyage de ma bonne et belle compatriote que je crois déjà partie. Je suis bien fier que madame la comtesse ait daigné se rappeler un homme qui n’a eu qu’un moment l’honneur de paraître à ses yeux, et dont les abords ne sont pas brillants ; elle aurait trop à faire s’il fallait qu’elle gardât un peu des souvenirs qu’elle laisse à quiconque a eu le bonheur de la voir. Recevez mes plus tendres embrassements.

 


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 14 août 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 375. — Réponse de Rousseau, 22 août 1767.

Paris, 14 août 1767.

Là, là, ne grognez plus, révérend père Nabuchodonosor, vous ne serez point imprimé malgré vous ; Apollon vous destine à faire pendant avec le bel Hyacinthe et vous permet en attendant de n’être plus qu’un borgne gramen. Ce n’était pas moi quoi vous avais cherché cette querelle, je n’étais que commissionnaire pour l’envoi du livre ; pourquoi écriviez-vous ? Mais ce n’est pas le tout que d’être grognon, il faut encore être poli, et vous deviez mettre dans votre lettre un petit mot de remercîment pour la note de celui qui vous a envoyé son petit livret de Droit naturel. Mais supposé qu’il voulût imprimer ma lettre qui ne vous désigne en rien, le défendriez-vous ? Car au fait elle vous appartient. Vous me fâchez et beaucoup, par ce que vous me dites de l’allure de vos alentours. Je ne suis pas soupçonneux et n’imagine pas que quelqu’un sous main voulût vous impatienter pour pouvoir arguer contre vous. Le fait est que dans tout pays misérable les gens de la campagne sont barbares et grossiers, et que toute l’Europe est ce pays-là plus ou moins. Comptez que si j’habite dans les villes c’est que j’ai touché au doigt et à l’œil du sentiment que toutes les campagnes sont peuplées d’ignorance, de malice et d’infatuation. Je ne jurerais pas que mon ami grognon ne finit par mettre en pension chez moi M. Renou et sa gouvernante, sauf à aller herboriser à Meudon quand le Luxembourg et l’aspect des plantes mobiles l’ennuieraient.

Voici ce que me mande votre compatriote dans une lettre du 6 courant, qui m’est arrivée en même temps que la vôtre. « En cherchant le nom de tontes les habitations qui bordent ce tant magnifique lac, on me montra Meillerie. Je ne peux vous dire l’impression que la vue de ce lieu-là fit sur moi ; votre idée, celle de Rousseau, celle de Julie, la mienne, tout cela se mêla dans ma tête, je m’attendris, mes yeux s’y fixèrent, je considérais ces rochers devenus si célèbres, et enfin je fis aussi mon roman. Faites le vôtre, mais quand vous écrirez à M. Renou, dites-lui mille choses de ma part et que j’aurais bien désiré de l’avoir auprès de moi dans ce moment ; j’aurais eu la présomption de lui dicter le canevas d’une bonne lettre. »

Adieu, méchant bonhomme, pardonnez à mon coquin de chat la saleté de mon papier ; à ce propos on m’a dit qu’on vous avait ramené votre chien. La comtesse vous remercie bien de votre souvenir et vous fait mille compliments. Faites mention de moi à mademoiselle Levasseur, et je vous embrasse.


Réponse de Rousseau, 22 août 1767.

À M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Ce 11 août 1767.

Je vous dois bien des remerciements, monsieur, pour votre dernière lettre, et je vous les fais de tout mon cœur. Elle m’a tiré d’une grande peine ; car, vous étant aussi sincèrement attaché que je le suis, je ne pouvais rester un moment tranquille dans la crainte de vous avoir déplu. Grâces à vos bontés, me voilà tranquillisé sur ce point. Vous me trouvez grognon ; passe pour cela : je réponds du moins que vous ne me trouverez jamais ingrat ; mais n’exigez rien de ma déférence et de mon amitié contre la clause que j’ai le plus expressément stipulée ; car je vous confirme, pour la dernière fois, que ce serait inutilement.

J’ai tort de n’avoir rien mis pour M. l’abbé ; mais ce tort n’est qu’extérieur et apparent, je vous jure. Il me semble que les hommes de son ordre doivent deviner l’impression qu’ils font sans qu’on la leur témoigne. La raison même qui m’empêchait de répondre à sa politesse est obligeante pour lui, puisque c’était la crainte d’être entraîné dans des discussions que je me suis interdites, et où j’avais peur de n’être pas le plus fort. Je vous dirai tout franchement que j’ai parcouru chez vous quelques pages de son ouvrage, que vous aviez négligemment laissé sur le bureau de M. Garçon, et que, sentant que je mordais un peu à l’hameçon, je me suis dépêché de fermer le livre avant que j’y fusse tout à fait pris. Or, prêchez et patrocinez tout à votre aise, je vous promets que je ne rouvrirai de mes jours, ni celui-là, ni les vôtres, ni aucun autre de pareil acabit : hors l’Astrée, je ne veux plus que des livres qui m’ennuient, ou qui ne parlent que de mon foin.

Je crains bien que vous n’ayez deviné trop juste sur la source de ce qui se passe ici, et dont vous ne sauriez même avoir l’idée ; mais tout cela n’étant point dans l’ordre naturel des choses ne fournit point de conséquence contre le séjour de la campagne, et ne m’en rebute assurément pas. Ce qu’il faut fuir n’est pas la campagne, mais les maisons des grands et des princes qui ne sont point les maîtres chez eux, et ne savent rien de ce qui s’y fait. Mon malheur est, premièrement, d’habiter dans un château, et non pas sous un toit de chaume, chez autrui, et non pas chez moi, et surtout d’avoir un hôte si élevé, qu’entre lui et moi il faut nécessairement des intermédiaires. Je sens bien qu’il faut me détacher de l’espoir d’un sort tranquille et d’une vie rustique ; mais je ne puis m’empêcher de soupirer en y songeant. Aimez-moi et plaignez-moi. Ah ! pourquoi faut-il que j’aie fait des livres ? J’étais si peu fait pour ce triste métier ! J’ai le cœur serré, je finis et vous embrasse.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 28 août 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 574.

Taris, 28 août 1767.

J’ai été incommodé, j’ai été à la campagne, j’ai craint de vous importuner de trop fréquentes lettres. Voilà, cher et digne homme, bien des raisons pour avoir retardé ma réponse, bien par-delà mon désir et mon sentiment. J’ai la confiance et la certitude que votre cœur et votre sentiment se mêlent à tout ce que vous écrivez et faites ; j’ai la conscience que ni l’un ni l’autre ne peuvent rien produire qui me puisse offenser. Rendez-moi la même justice et ne craignez de m’avoir blessé qu’alors que vous l’aurez voulu faire. Si vous ne connaissez pas mon cœur ce n’est pas ma faute ; je vous ai dit tout ce que j’en savais, mais je me flatte qu’il est du petit nombre de ces choses qu’il vaut mieux aller voir que croire. Je ne vous parle plus de vos résolutions sur votre esprit. Je pense avoir mes raisons pour croire que c’est faute d’avoir trouvé de bonne pâture propre à votre âme tendre et droite et à votre esprit vigoureux que vous vous êtes dégoûté en ce genre ; que je suis absolument de votre avis sur le néant, le vague, le déplacement, la torture et l’injustice des sciences humaines ; que tout cela va être mis au clair par la rapide explosion et vogue de la science économique, qui perce enfin dans l’humanité ; qu’en conséquence j’ai raison de gémir de vous voir vous ensevelir volontairement dans l’âge de la force, du jugement, et au moment où les spéculations du moins, supposé que ce ne soit que cela, prennent un tour satisfaisant pour votre bon cœur et votre âme droite ; mais cela dit, j’ai fait ma charge d’ami et je dois la parfaire en ne m’opiniâtrant pas à vous aimer à ma guise et non à la vôtre. Comptez que quand je serai injuste ce sera pour moi le pot au noir. Mais, mon doux ami, votre chien vous lèche quand vous êtes inquiet tout comme quand vous faites bonne mine ; accordez la même licence à votre chien à deux pieds sans le soupçonner de vouloir brusquer votre humeur. Je sais bien que le chaume est plus chaud en hiver et plus frais en été que l’ardoise ni le plomb ; cependant quand vous souhaitez le chaume, quand vous vous trouvez mal chez autrui qui ne vous prête qu’un couvert qu’il ne peut occuper, ne vous vient-il jamais en pensée ce qu’on a tant répété que le vrai bien-être est en nous-mêmes ? Je sais qu’on ne refond pas le caractère, mais autre chose est de le refondre, ou de le contenir, ou de le pousser. Ce qui m’arrache cette trivialité, c’est la continuation de votre anathème sur votre qualité d’auteur. Est-il possible que vous ayez un regret continuel à ce que j’aie chaque jour une parcelle de votre âme dans ma poche, que vous vomissiez de la sorte ce qui m’a fait vous connaître et vous tendre ma faible mais fidèle main, ce qui vous a procuré tant d’autres partisans qui valent mieux ? Non, je ne vous croirai bien avec vous-même que quand je vous verrai susceptible du plus doux des sentiments, de ce nettoiement de l’âme qui la rend propre à réfléchir l’éclat des flammes vivantes qui sortent sans cesse d’un cœur tendre et pur, à éclairer l’esprit, à rallier toutes nos facultés morales, par elles à jeter un regard fraternel et sympathique sur les hommes, à plaindre leurs défectuosités, à aimer leurs vertus, à priser leurs suffrages, à partager leurs afflictions, leur amour-propre et même leur émulation, si souvent gauche et dévoyée, à voir dans tout cela l’ordre de la nature, de cette grande et belle nature que vous adorez et qui vous doua si particulièrement, son ordre, dis-je, interverti par le désordre légal. C’est alors qu’en rentrant en vous-même vous vous trouverez grand de tout ce qui dépasse en vous ce désordre, de tout ce qui lui échappe, et c’est ce résultat qui nous rend simples et jamais présomptueux. Faute de cela, malgré toute réclamation de la nature, on nage dans l’incertitude et dans l’océan de sa propre singularité, et l’on ne prend terre que sur le sable mouvant du consentement à sa manière d’être personnelle, du bonheur aperçu par-delà les barrières de la fortune, de la dépendance et des regrets sur le passé.

Pardon, digne homme, de tant de récidives ; mais il me faut passer aussi, à moi, mes singularités. Au reste quand vous serez las d’intermédiaires, le Bignon est toujours à sa place, c’est un milieu entre le pauperum tabernas regumque turrest. Ayez le cœur dilaté. Je finis et vous embrasse.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 30 septembre 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 377.

Paris, 30 septembre 1767.

J’étais inquiet de votre silence, mon digne ami, tout en le regrettant. Quand je croirai mon frère heureux, je jouirai comme d’un bien de plus de lui voir ce repos d’esprit qui fait qu’on n’a rien à écrire, mais jusque là je crains que son absence ne soit de l’abattement. J’ai passé à notre Bignon, en revenant de voir mes filles. Tant d’eaux, de prairies et d’arbres, celle multitude de saules et de peupliers d’Italie, l’agreste même du tout, le mouvement de cette basse-cour où j’ai fondé de bons travailleurs pour leur compte, les matériaux d’un pont dont je vais gratifier tout le pays, le désir qu’avaient mes bonnes gens de m’obliger d’une grand’messe, afin de mettre en parade une croix et une robe de bedeau verte et rouge que je leur ai envoyées ; le bon sens de De l’Orme, la confiance de Bouraton, l’épaisse et tranquille droiture et sagesse du bonhomme de curé, la tranquillité du lieu et son agrément, tout cela me faisait regretter que vous n’y fussiez pas assis et tranquille. Au bout, quand vous serez las de patienter, le peu de santé est toujours un bon prétexte, et à tel lieu qu’il vous plaira. Garçon, que vous connaissez, ira vous prendre tous deux en cabriolet, et ne vous quittera qu’il ne vous ait installés, et je vous promets repos et tranquillité ; c’est ce qui a été dit et redit et ce que je répète sans vous vouloir impatienter. Adieu, mon cher et digne homme. Je suis toujours à ma place, et mon cœur et mon âme ne sont pas sujets à dédit.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Novembre 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 378.

Novembre 1767.

Je crois qu’il est temps que je vous demande de vos nouvelles, car vous laisseriez bien mourir les gens sans croire en avoir un cheveu de moins. Depuis la dernière fois que je vous écrivis, je n’ai pas eu de santé, si ce n’est seize jours que j’ai passés à Fleury, dont l’air m’est singulièrement salutaire. Je n’ai pas plus cessé d’écrire néanmoins que vous d’herboriser, excepté que l’autre jour, sachant qu’on jouait le Devin du Village, j’y fus vraiment par enfance et le trouvai d’un tout autre goût encore qu’avant que je connusse son auteur. Je me disais : Est-il possible que je prenne tant de plaisir à entendre ce chien d’homme, et qu’il n’en prenne aucun à mon ramage à moi ? Quoi qu’il en soit, j’avais grand regret à ce que tout le papier que j’ai griffonné en ma vie ne fût pas, au lieu de cela, barbouillé de notes de sa façon, c’est croches et doubles croches que je veux dire ; et puis je me supposais au Bignon avec vous et les deux dames que j’avais à Fleury. Je dis au Bignon, parce que je n’ai vu que là le peuple vraiment bonnes gens, et que d’ailleurs il me fallait un très petit théâtre pour que nous fussions suffisants à icelui et mettions tout notre avoir et savoir à tenir ces gens-là heureux et exempts de tous maux d’institution humaine, et à faire en sorte qu’ils eussent vraiment des rubans sur leurs habits, comme tous les gens de la campagne devraient en avoir, et qu’ils sussent la musique et qu’ils exécutassent de petits drames champêtres que vous composeriez. Eh dame ! pourquoi y a-t-il des devoirs dans la vie ? On ferait de si jolies choses de son choix, à ce qu’on croit, et l’on se trompe bien si l’on croit cela tout de bon. Tout au début de Colette, qui est si touchant, votre compatriote dit : « Si notre ami n’avait été dans mon pays, il n’aurait pas eu ces deux mots si bons, serviteur et délaissé. » Quoiqu’il en soit, mon cher homme, je vous prie de me faire savoir de vos nouvelles de temps en temps et de croire que vous avez toujours en corps de réserve un ami qui ne se fait point de fête, mais qui est tout aussi bon qu’il peut l’être et qui vous honore et vous chérit de bon cœur.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 21 novembre 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 379.

Paris, 21 novembre 1767.

Précisément hier matin, mon très cher, on m’apporta le beau présent que vous me faites de votre Dictionnaire[7], et je disais le soir à votre compatriote : Ce diable d’homme, je l’aime plus que je ne voudrais ; vous ne sauriez croire la sorte de joie tendre que cela m’a fait de voir ces deux grands J à la tête de son nom sur le frontispice de ce livre. Comme je disais cela, l’on m’apporta votre lettre[8], dont l’écriture et le petit cachet me firent le même effet. Je ne veux ni ne dois croire qu’il y ait du compliment dans ce que vous me dites que mes lettres vous font plaisir ; en conséquence, je me livre à mon attrait, et je vous écris avant même d’avoir lu la préface de votre ouvrage ; au bout du compte, ce sera dans une autre lettre que je vous en parlerai. Vous ne comprendriez pas comment ma plume est plus près que votre livre si je ne vous le disais, c’est que je continue à être incommodé, je tousse, étouffe et crache toutes les nuits, mais j’ai trouvé le secret de m’arranger avec mon ennemi. Ces nuits là étaient autrefois fort redoutables à mon impatience, maintenant je prends ma lampe, une table de nuit, et j’écris et je fais mes lettres, et ma besogne avance, et je ne fais plus ensuite que me promener le matin avec mon digne frère, qui m’est arrivé après une absence de près de sept ans, et l’après-midi que muser. Je vous félicite d’avoir servi votre ami[9], je vous plains de l’avoir vu malade. Qu’il se souvienne que les drogues médicinales, qui ne sont jamais bonnes à rien, sont détestables dans tous les cas pour tout homme dont le tempérament s’est déterminé vers la goutte ; ce souvenir est de la plus grande conséquence.

Vous me dites à moi de ne pas travailler ; si vous voyiez ce que je fais vous ne diriez pas cela. Du moins ma conscience, qui est fort de vos amies, me dit tout le contraire, et souvent le soir, quand je me trouve pressé d’accablement que je cache, et qu’un peu de vapeurs sans doute, qui se mêlent toujours à ces états-là, me font croire mon absolue décadence prochaine, le résultat de ce sentiment est : Et tu perds du temps. Ce n’est pas que je sois assez fat pour ne pas voir en moi la mouche du coche, mais que pouvons-nous que ce que nous pouvons ? La Providence qui nous a placés sait mieux que nous la case qui nous était propre. Elle a voué les végétaux à tenir à des racines, les animaux à errer au gré et au choix de leur instinct, les hommes à faire effort par adhérence et à ne pouvoir trouver le bonheur de l’individu que dans celui de l’espèce, c’est la grande loi de l’ordre naturel qui m’est visible et démontrée. Eh bien, je pousse de toute ma force pour faire reculer le mur, et je crois agir et opérer d’autant plus que plus il me résiste, bien plus heureux en cela que tant et tant d’autres qui cherchent dans le vide immense le repos de leur conscience et leur bonheur. Mais voulez-vous que je me corrige ? Je ne sache que vous qui le puissiez faire. Sur douze lettres trop grandes, dont six font le tableau de la dépravation de l’ordre légal, et six de la restauration, il ne m’en reste plus que trois à faire : cela fini, si vous voulez que nous fassions un opéra ensemble, je laisse à mon buste le frontispice solonique dont on l’a affublé, et je ferai, à la provençale, des chansons. Tel que vous me voyez, j’ai fait jadis plus de vers que je ne suis gros. J’avais l’imagination trop exaltée, et vous n’auriez pas aimé ceci :

Mais tandis que je vous atteste,

Cruel, redoublant mon malheur,

Je prononce ce nom funeste,

Et vous le gravez dans mon cœur.

Barbare, chaque instant redouble

La douleur, la honte et le trouble

Où vous prétendez m’égarer,

Et vos flèches étincelantes

M’arrachent des larmes brûlantes

Qu’en vain je voudrais dévorer.

Mais, ma foi, les choses ont bien changé depuis, comme disait M. de P… la première nuit de ses noces après que sa laide femme eut profité du répit accordé pour dénouer les rubans ponceau de son corset, de peur qu’ils ne fussent froissés. Mais enfin, ce qui mieux vaudrait, je vous donnerai simplement le canevas, car les vers vous viendront bien dans vos promenades si la musique y vient. Si jamais vous avez entrepris de lire Tircis et Zélie, certainement vous avez jeté contre le mur ce tas de bergers maniérés ; toutefois, le lisant à FIeury, votre compatriote me donna l’idée de cinq actes qui seraient piquants de tableaux et d’événements, et moi j’y trouvais une chanson que j’aime ; la voici :

Je ne suis né ni roi ni prince,

Je n’ai ni ville ni province,

Ni presque rien de ce qu’ils ont ;

Mais je suis plus heureux peut-être :

Je ne suis rien de ce qu’ils sont,

Mais je suis ce qu’ils voudraient être.

Vous sciez très étonné quand au premier coup d’œil, en ouvrant ma lettre, vous verrez tant de vers. Eh bien, si vous voulez, nous ferons le radotage des vieillards. Le cygne chante encore mieux à sa fin, et vous n’en êtes pas là, et mes amis et ma famille vous auront l’obligation de m’avoir arraché à la politique, à qui ils en veulent bien ; voyez, il ne tient qu’à vous. Vous savez sans doute que madame de Chenonceaux a perdu son mari ; le monde sec appelle cela un bonheur, et à la longue il a raison, mais cela rouvre les plaies. Je l’ai vue deux ou trois fois chez une dame de mes amies et elle a daigné s’arrêter sur l’étiquette de votre ami. Quand vous lui écrirez, dites-lui, je vous prie, que je ne suis pas indigne d’être des siens, du moins si l’intérêt pour ses malheurs et la vénération pour ses vertus peuvent faire un titre. Adieu, mon cher ami, écrivez-moi quelquefois et sans vous incommoder. Je vous aime, honore et embrasse de tout mon cœur.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 9 décembre 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 382. — Réponse de Rousseau, 12 décembre 1767.

Paris, 9 décembre 1767.

Je vous demande pardon de la récidive, mon digne ami, mais j’aurais un vrai besoin d’obtenir de votre amitié ce que j’en attends, et j’en mesure l’espérance sur mon désir et sur votre bon cœur. Les critiques vont, dit-on, pleuvoir sur l’Ordre essentiel et naturel, et sur le plan que cet ouvrage renferme. J’en sais une de l’abbé Morellet, homme venu peut-être depuis vous, car je ne sais pas trop la date de ces despotes de canton, redoutables tant qu’ils menacent. Celui-ci, qui a quatre mille livres de pension pour faire un dictionnaire de commerce, ce qui me paraît un titre comme celui de Barbier de l’Infante, s’est tenu en panne jusqu’à présent verba et voces, prætereaque nihil ; mais ce qui est plus étonnant, c’est qu’il va paraître une critique par l’abbé de Mably, homme de mœurs el de réputation, qu’un très mauvais livre de politique[10], soutenu d’un ton frondeur, a décoré d’un vernis de disgrâce. Des observations sur les Grecs lui donnèrent occasion de papoter gouvernement. Dans un ouvrage intitulé Phocion, il moralisa tout à son aise et fit de la prose vertueuse, dont le succès à Genève avisa la duchesse d’Enville, qui y était venue voir Tronchin, d’estimer et d’appuyer l’auteur, à qui elle procura une pension sur un bénéfice ; depuis il a disserté sur notre antique constitution, savamment pour les ignorants, et faiblement pour les savants. Cet homme tout entier et tout lesté, mais plein d’humeur, est tellement attaché aux passions qu’il n’a pu souffrir un système qui fait cesser la petite et défavorable guerre que leur fait la morale depuis longtemps, et dont le plan tout physique les comprime les unes par les autres. Il fait plus, il voit avec tant de complaisance ses premiers doutes à cet égard qu’il prend sa répugnance pour un plan raisonné et qu’à son âge, n’ayant rien à désirer, rien à gagner et tout à perdre, il vient se compromettre contre une secte qui fait légion, qui est endoctrinée par des têtes routées, qui se recrute de jeunes gens que j’ai bien de la peine à contenir, qui gagne les provinces et les pays étrangers avec succès, tant dans le droit que dans le fait, et dont l’objet au pis aller est de prêcher la fraternité, l’unité d’intérêts, l’union et l’indépendance. Dans ces circonstances, et poussé de toutes parts par une manière de sédition de gens qui à la fin s’avisent, qui font semblant de nous attribuer la cherté des blés, etc., j’aurais grand besoin que vous permissiez qu’une certaine lettre à vous adressée cet été parût, en y ôtant tout ce qui pourrait donner à connaître celui à qui elle est écrite. Je ne suis pas routé demandeur, je ne sais dire que mon besoin, mais vous me feriez le plus sensible plaisir. Je vous prie donc de me l’accorder, ou seulement, si vous tenez à des paroles à cet égard, de ne me pas répondre à cet article. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse de bon cœur.


Réponse de Rousseau, 12 décembre 1767.

À M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Ce 12 décembre 1767.

Je consens de tout mon cœur, mon illustre ami, que vous fassiez imprimer, avec les précautions dont vous parlez, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et je vous remercie de l’honnêteté avec laquelle vous voulez bien me demander mon consentement pour cela.

Vous voilà donc embarqué tout de bon dans les guerres littéraires : que j’en suis affligé, et que je vous plains ! Sans prendre la liberté de vous dire là-dessus rien de mon chef, j’oserai vous transcrire ici deux vers du Tasse, que je me rappelle, et auxquels je n’ajouterai rien :

Giunta è tua gloria al sommo, e per innanzi

Fuggir le dubbie guerre a te conviene.

Je vous honore et vous embrasse, monsieur, de tout mon cœur.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 20 décembre 1767. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 384. — Réponse de Rousseau, 13 janvier 1768.

Paris, 20 décembre 1767.

Je vous remercie bien tendrement, mon digne ami, de la permission que vous me donnez, je n’en abuserai pas. Pour vous prouver comment je suis capable de tomber dans des pièges contentieux, je fais transcrire au bas de cette lettre un article de lettre écrite à mon ancien ami Quesnay où je lui peins une scène économique en ce genre ; mon cœur me dit qu’elle sera du goût du vôtre. Je vois tous nos antagonistes errants per l’ombra mistra d’un incerta Iuce, et je ne les veux voir que comme cela. Si vous lisiez nos Éphémérides, qui s’étendent tous les jours, vous verriez que cet esprit y prédomine ; quand quelque morceau ou quelque ouvrage à part s’en écarte, j’en punis l’auteur en ne lui en parlant jamais. C’est tout ce que je puis, car au fond il est bien difficile de rassembler des abeilles sans aiguillon.

Votre compatriote me tient encore votre dictionnaire[11], qu’elle lit ligne à ligne ; elle vous trouve souvent, et c’est ce qui fait que je ne vous ai pas. On vous a sans doute parlé de l’opéra nouveau, mais ce ne sont pas des rustres comme moi. Il y a des morceaux d’art d’après nature qui nous manquaient, comme des duos de passions absolument contradictoires, des chœurs antiphoniers opposés de culte et de sexe, quelques morceaux de sentiment, du récitatif ou français ou ridicule ; des airs dansants de cimetière, et tant et tant de musique de commande à faire bâiller l’automate de Vaucanson. Nature, Nature, tu n’as fait qu’un Devin du Village, il était toi, et tu n’es ni française ni italienne, c’est-à-dire ni enflée ni grimacière, et ton pauvre ami s’y est mépris parce qu’il a voulu une nation et que toi tu fais de chaque cire une nation particulière propre à l’amalgame et détruite par l’imitation. Adieu, mon cher et digne ami ; nous causerons quand vous voudrez, mais je vous aimerai toujours.

Je fis mardi passé un coup de ma tête que je vais raconter à mon ami. Il faut vous dire que ce n’est que de cette année que les partisans de la science économique ont pris forme de société. Ce fut à la fin de l’an passé que les entrepreneurs du Journal d’Agriculture le retirèrent à Dupont, notre petit élève. Je me revirai à l’abbé Bandeau, auteur des Éphémérides, qu’il donnait alors en feuilles volantes et papotait de son mieux. Celui-ci, que j’appelle le saut de la science, parce qu’à peine averti il se revira, entendit à fond le tableau et devint un des plus forts ; celui-ci, dis-je, consentit à mettre son journal dans la forme actuelle. De ma part, je fondai chez moi un diner et une assemblée tous les mardis. J’y reçus tous les étrangers qui viennent voir le bâton flottant sur l’onde, les magnats qui me viennent voir, et surtout la jeunesse. C’est de ces assemblées, qui ont été fructueuses à l’excès, que nous est venu le nom d’Économistes. C’est là qu’un ambassadeur de Russie est venu prendre La Rivière, auteur du livre de l’Ordre essentiel, qui est maintenant à Pétersbourg avec des adjoints que nous lui avons donnés pour y planter la législation économique. C’est enfin là que s’est donné un certain ensemble, que j’ai trouvé un sujet pour professer à une école ouverte ici et dont il en sortira d’autres. Lundi passé, je trouvai à une assemblée chez de mes parents, Forbonnais, le chef de nos antagonistes, qui a forgé longtemps, obscurément et insidieusement, un ouvrage sous le titre d’Observations économiques, dont l’objet est de fronder le Tableau économique et de ridiculiser les fondateurs et les adeptes. Aigri primitivement par la chute de la vieille cuisine, dont il était le coryphée depuis son livre des Éléments du Commerce, par esprit d’état, étant fils de commerçant, par sa chute, ayant été à son dam employé, sous Silhouette, dans les finances, par son orgueil, qui est son seul vice mais bien fort, il s’est empoisonné encore du représenter de ses propres traits. Je farcis en anonyme le Journal d’agriculture abandonné de sarcasmes et souvent d’injures, et redressé de main de maître par l’abbé Baudeau dans toutes ses assertions ; il était mal à son aise dans sa propre peau et dans celle d’autrui. Dès que Forbonnais me vit, il se rencoigna et demeura seul. Je n’aime pas mes ennemis, et je tue tout de suite tout ce qui ressemble à cela le moins du monde. Faisant d’ailleurs réflexion que j’étais en force, le sentiment du droit des gens aida à mon goût meurtrier ; je fus droit à mon homme, et nous voilà à causer de l’opéra nouveau. Lui, tout aise d’avoir aux yeux de l’assemblée l’air de si bon accord avec moi, il disserte avec beaucoup d’esprit. Après lui en avoir donné le plaisir, je lui dis en me levant : Voudriez-vous faire une chose qui nous ferait honneur à tous deux ? C’est de venir demain, sous la sauvegarde de votre ami, dîner avec vos ennemis économiques, qui sont de fort honnêtes gens et fort gaillards. II me dit qu’il était bien fâché, mais qu’il avait ce jour-là un travail avec un intendant. Point, c’est que le lendemain il arrive au milieu de l’assemblée, aussi ahurie que si elle avait vu tomber M. Colbert. Les uns se crêtent, d’autres murmurent. Mon frère me mande, car à cette heure-là je suis chez ma mère. J’entre, et l’embrassant, je prends aussitôt par la main l’abbé Bandeau, qui est la meilleure créature du monde, et leur dis en riant que j’ai voulu voir, comme Cicéron, si deux augures pouvaient se regarder sans rire. Forbonnais, qui a bien de l’esprit, répond qu’il n’est point augure, mais que monsieur en porte la robe. Chacun rit, et ma foi les bons avaient la larme à l’œil. Je montre à Forbonnais ma bibliothèque. On va à table ; je fais en sorte qu’il soit auprès de madame de Pailly, de M. d’Arnstein, votre compatriote, bonne et sage tête, et des gens de marque, en un mol toujours plus décents que les autres. Je garde à mon bout le petit peuple, murmurant. On parla d’administration et non de principes, en un mot on se mit à son aise sans lui faire les honneurs, de manière qu’il demeura jusqu’à huit heures, et que le bon abbé, toujours discutant, jamais disputant, me disait de temps en temps : « Ce qui me fâche, c’est qu’il y a en ce moment sous presse un morceau où je l’écrase en citant dans ses propres écrits la preuve d’un fait qu’il me nie et sur lequel il me fait un défi. — Abbé, disais-je, on lui redorera la pilule. » Voilà, mon ami, comme j’aime la dispute, et voici un beaucoup trop long conte pour celui qui l’écrit et celui qui le lira.


Réponse de Rousseau, 13 janvier 1768.

 

À M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

13 janvier 1768. [12]

J’ai, mon illustre ami, pour vous écrire, laissé passer le temps des sots compliments dictés non par le cœur, mais par le jour et par l’heure, et qui partent à leur moment comme la détente d’une horloge. Mes sentiments pour vous sont trop vrais pour avoir besoin d’être dits, et vous les méritez trop bien pour manquer de les connaître. Je vous plains du fond de mon cœur des tracas où vous êtes ; car, quoi que vous en disiez, je vous vois embarqué, sinon dans des querelles littéraires, au moins dans des querelles économiques et politiques ; ce qui serait peut-être encore pis, s’il était possible. Je suis prêt à tomber en défaillance au seul souvenir de tout cela ; permettez que je n’en parle plus, que je n’y pense plus que par le tendre intérêt que je prends à votre repos, à votre gloire. Je puis bien tenir les mains élevées pendant le combat, mais non pas me résoudre à le regarder.

Parlons de chansons, cela vaudra mieux : serait-il possible que vous songeassiez tout de bon à faire un opéra ? Oh ! que vous seriez aimable, et que j’aimerais bien mieux vous voir chanter à l’Opéra que crier dans le désert ! Non qu’on ne vous écoute et qu’on ne vous lise, mais on ne vous suit ni ne veut vous entendre. Ma foi, monsieur, faisons comme les nourrices, qui, quand les enfants grondent, leur chantent et les font danser. Votre seule proposition m’a déjà mis, moi vieux radoteur, parmi ces enfants-là ; et il s’en faut peu que ma muse chenue ne soit prête à se ranimer aux accents de la vôtre, ou même à la seule annonce de ces accents. Je ne vous en dirai pas aujourd’hui davantage, car votre proposition m’a tout l’air de n’être qu’une vaine amorce, pour voir si le vieux fou mordrait encore à l’hameçon. À présent que vous en avez à peu près le plaisir, dites-moi rondement ce qui en est ; et je vous dirai franchement, moi, ce que j’en pense, et ce que je crois y pouvoir faire : après cela, si le cœur vous en dit, nous en pourrons causer avec mon aimable payse, qui nous donnera sur tout cela de très bons conseils. Adieu, mon illustre ami ; je vous embrasse avec respect, mais de tout mon cœur.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 20 janvier 1768. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 587. — Réponse de Rousseau, 28 janvier 1768.

Paris, 20 janvier 1768.

Votre calendrier est un peu dérangé, mon digne ami, car il y a trois jours que j’ai dans ma poche votre lettre datée du 23. Or, trois jours c’est beaucoup pour un homme qui a la plume à la main trois heures de chaque matinée, et qui n’aime rien tant que de parler avec vous. Au reste, chacun a sa guise ; vous parlez aux plantes, moi aux humains, et de tous les humains le plus humain c’est vous ; d’où suit qu’il est tout simple que vous répondiez tard et moi tôt. Laissons là, comme vous dites, les querelles économiques et politiques. Nous avons tous deux raison. Les Économistes querelleront et seront querellés, je le crois, et cela ne peut être autrement ; la plume démange à toute cette jeunesse, et les hommes prendront toujours une malice pour un bon mot. Mais moi je ne querellerai pas, je vous jure, et j’ignorerai ceux qui me querelleront ; tenez-le pour certain.

Ce dont il est cas vraiment, c’est que j’aie trouvé enfin le chemin de votre âme, et qu’elle se remette, par quel motif que ce puisse être, sur ses deux pattes de derrière. Si vous saviez comme votre payse, qui craint toujours de me voir évaporer en fumée à force de travail et d’exaltation, a saisi l’idée de notre complot de chansons ! Tircis et Zélie est trop en grand, ce serait vous tuer. Le Temple de Guide, on ne veut plus d’êtres idéaux, et ces sortes de machines ne sont pas dignes de vous ; mais cherchons dans La Fontaine. Le Devin du Village n’est pris nulle part ; c’est une idée de rien, c’est le sentiment de tout. Rose et Colas, petit poème si parfait, est une intrigue commune de chaque village… Voilà le résultat du premier conseil. Le mien intérieur m’a dit : À quoi puis-je être bon dans tout cela ? Mes vers sont durs d’accord y mais forts de choses, et fussent-ils bons, doux, mollets, lyriques enfin, ce n’est point ce qu’il faut à l’organe du sentiment. C’est tout ce qui fait son mérite, et c’est le vrai mérite de tout. Je vois fort bien que le public est tout comme moi et ne prend, ou du moins ne tient qu’à cela. Or donc, il faut que mon ami fasse ses paroles et sa mélodie, et tout au plus je lui servirai à lui dire rustiquement, et sans conséquence ni présomption, l’avis de mon agreste oreille, qui eût reculé, si j’eusse été de son conseil, à l’emploi de ce joli air : Un peu coquet te rend…, et puis peut-être à lui faire entretailler de l’harmonie par quelque fripier de musique. Voyez, mon très cher, développez votre idée ; vous êtes maître en tout, mais surtout en ceci. Je ferai ce que vous voudrez, et cela ne me donnât-il que l’espoir de nous rejoindre un jour, ne fût-ce que pour nous concorder.

On dit ici que vous repartez pour l’Angleterre ; qu’on montre une lettre de vous à M. Davenport qui en témoigne le désir. Que dit mademoiselle Levasseur à cela ? Quant à moi, je veux tout ce que vous voulez, et que vous m’aimiez, parce que cela est juste, et qu’aimer est vivre et qu’il n’y a que cela qui le soit. Adieu, je vous honore et embrasse de tout mon cœur.


Réponse de Rousseau, 28 janvier 1768.

À M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

Trye, le 28 janvier 1768.

Je me souviens, mon illustre ami, que le jour où je renonçai aux petites vanités du monde, et en même temps à ses avantages, je me dis entre autres, en me défaisant de ma montre : Grâce au ciel ! je n’aurai plus besoin de savoir l’heure qu’il est. J’aurais pu me dire la même chose sur le quantième, en me défaisant de mon almanach ; mais, quoique je n’y tienne plus par les affaires, j’y tiens encore par l’amitié ; cela rend mes correspondances plus douces et moins fréquentes : c’est pourquoi je suis sujet à me tromper dans mes dates de semaine, et même quelquefois de mois ; car, quoique avec l’almanach je sache bien trouver le quantième dans la semaine, sachant le jour, quand il s’agit de trouver aussi la semaine, je suis totalement en défaut. J’y devrais pourtant être moins avec vous qu’avec tout autre, puisque je n’écris à personne plus souvent et plus volontiers qu’à vous.

Conclusion : nous ne ferons d’opéra ni l’un ni l’autre ; c’est de quoi j’étais d’avance à peu près sûr. J’avoue pourtant que, dans ma situation présente, quelque distraction attachante et agréable me serait nécessaire. J’aurais besoin, sinon de faire de la musique, au moins d’en entendre, et cela me ferait même beaucoup plus de bien. Je suis attaché plus que jamais à la solitude ; mais il y a tant d’entours déplaisants à la mienne, et tant de tristes souvenirs m’y poursuivent, malgré moi, qu’il m’en faudrait une autre encore plus entière, mais où des objets agréables pussent effacer l’impression de ceux qui m’occupent, et faire diversion au sentiment de mes malheurs Des spectacles où je pusse être seul dans un coin et pleurer à mon aise, de la musique qui pût ranimer un peu mon cœur affaissé ; voilà ce qu’il me faudrait pour effacer toutes les idées antérieures, et me ramener uniquement à mes plantes, qui m’ont quitté pour trop longtemps cet hiver. Je n’aurai rien de tout cela, car en toutes choses les consolations les plus simples me sont refusées ; mais il me faut un peu de travail sur moi-même pour y suppléer de mon propre fonds.

On dit à Paris que je retourne en Angleterre. Je n’en suis pas surpris ; car le public me connait si bien, qu’il me fait toujours faire exactement le contraire des choses que je fais en effet. M. Davenport m’a écrit des lettres très honnêtes et très empressées pour me rappeler chez lui. Je n’ai pas cru devoir répondre brutalement à ses avances, mais je n’ai jamais marqué l’intention d’y retourner. Honoré des bienfaits du souverain, et des bontés de beaucoup de gens de mérite dans ce pays-là, j’y suis attaché par reconnaissance, et je ne doute pas qu’avec un peu de choix dans mes liaisons je n’y pusse vivre agréablement ; mais l’air du pays qui m’en a chassé n’a pas changé depuis ma retraite, et ne me permet pas de songer au retour. Celui de France est celui de tous les airs du monde qui convient le mieux à mon corps et à mon cœur ; et tant qu’on me permettra d’y vivre en liberté, je ne choisirai point d’autre asile pour y finir mes jours.

On me presse pour la poste, et je suis forcé de finir brusquement, en vous saluant avec respect et vous embrassant de tout mon cœur.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 3 février 1768. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II. — Avec ajout du 4 février. — Réponse de Rousseau, 9 mars 1768.

Paris, 3 février 1768.

Oh ! je vous assure, mon digne ami, que ce ne sera pas moi qui vous reprocherai les erreurs de date ; mon almanach ne sort jamais de ma poche, ma montre retarde toujours. Tout mon petit désordre environnant, la saleté de mes plumes, le chiffonnage de mon papier, la poudre de mes livres, etc., me déplaisaient autant qu’à tout autre. Je trouvais bien un jour dans l’année pour tout mettre en un bel ordre, mais jamais une minute dans le jour ; je m’en consolai enfin, parce que menant un homme de beaucoup d’esprit chez un de mes amis, homme de mérite et d’un esprit très adroit, très réglé, très vif, mais avec tout cela très étroit dans sa sphère ingénieuse, un bon académicien enfin ; cet homme me dit en sortant : J’aurais parié que les plumes, l’encre et le papier étaient plus rangés et plus propres dans son cabinet que chez le marchand. Ce qu’on appelle la présence d’esprit, qui est tout autre chose et qui m’a toujours paru un don favori du ciel, m’a beaucoup plus coûté au renoncement, d’autant qu’ayant embrassé beaucoup d’affaires, de devoirs et de besogne, je me trouvais en avoir plus de besoin qu’un autre. Mais il a fallu en faire son deuil, comme de la force du comte de Saxe et des grâces d’Adonis, et se laisser persécuter par la prévoyance de l’oubli et par les précautions ingénieuses qu’elle a inventées, telles que les tablettes où l’on n’écrit rien, ou bien ce qui y est écrit y est en poche fixe, comme les nœuds au mouchoir qui vous dénoncent que vous êtes un sot, les billets dans la tabatière dont l’enseigne est effacée par le tabac ; puis par le sentiment de l’oubli qui vous tiraille, vous distrait et vous hébète en présence, enfin par la fatale et claire réminiscence du moment où l’occasion est passée. Jugez, mon cher, si avec cela on est tenté de reprocher aux autres leurs inadvertances, et pardonnez ce long détail à l’idée de vous faire sentir un moment le bien-être de la désinvolture dans laquelle vous vivez.

Tant pis si nous ne faisons d’opéra ni l’un ni l’autre, car nous valons bien, je crois, de fait et de volonté, ceux qui en font de très jolis et de très agréables. Je ne connais rien de si délicieux que ces petits drames de Rose et Colas, la Clochette, etc. On fait aujourd’hui grand bruit de celui des Moissonneurs ; je le crois fort bon, et le crus tel du premier jour, attendu qu’il avait manqué. Les gens du bon air le trouvaient trop plein de moralités et de sarcasmes contre la richesse ; le sujet d’ailleurs est Booz et Ruth. Thompson, dans ses Saisons, on avait fait l’épisode de Palémon, Favart en a fait les Moissonneurs. Votre payse me dit sur-le-champ : Vous verrez que le parterre applaudira et que les bonnes gens pleureront. Ainsi en est-il advenu. Je ne me presse pas en hiver, mais je le verrai aujourd’hui et je vous dirai mon mot avant de fermer ma lettre. Toujours est-il qu’on en raffole, qu’on a dit pour notre fait à nous que les Économistes avaient loué plusieurs loges jusqu’à la fin. Tout cela, tant en bien qu’en mal, et le sujet surtout, me dit que je voudrais que nous l’eussions fait ; tout cela, et le succès même de mes travaux dans un autre genre, me dit que les hommes ne peuvent, malgré tous leurs soins, dénaturer les choses autant qu’ils voudraient. Le public vient de rejeter une certaine Isle sonnante. Je dis à Canlet, son digne auteur, à qui, dans un de ces moments de condescendance sociale par lesquels j’essaie et mélange la trempe de mon caractère, je l’avais entendu lire, et qui l’avait faite pour Villers-Cotterets : Monsieur, je crois que c’est là du ragoût de prince, mais je doute que le public prenne à deux heures de persiflage. C’est un tissu d’allégories, d’esprit, de comique et de bouffonnerie, sur lequel on a mis de la musique qu’on dit charmante ; le public, en effet, la vomit, naturam expellas furca. Mon cher et digne ami, je voudrais que nous passassions dix-huit jours ensemble pour tâcher d’émousser, oui, d’émousser et de combattre le sentiment de vos malheurs. Vous me diriez quels ils sont vos malheurs, car je n’y vois goutte. Ce n’est pas votre santé, vous y êtes fait et vous n’en parlez plus ; ce n’est pas la qualité de cosmopolite, car vous avez étendu votre patrie sur toute l’Europe ; ce n’est pas votre exhérédation, vous seriez riche si vous le vouliez être ; ce n’est pas d’avoir trouvé des amis vipères, vous les aviez cherchés dans le panier fleuri philosophique et littéraire, et vous avez jeté tout cela au fumier ; ce n’est pas d’avoir été critiqué, censuré, calomnié, injurié ? Je le dis sans cesse à nos adeptes à aiguillon : liberté, liberté comprend celle qu’ont les roquets d’aboyer et même de mordre, et nous assure celle d’aller notre chemin. Si vous vouliez des hommages vous en auriez demain, et ainsi de tout le reste. Mais savez-vous ce qu’il vous faut, ainsi qu’à tout homme bon, vrai, simple et naturel, c’est-à-dire grand ? Le voici : 1° Bisogna compatir, et cela d’abord avec soi-même, ce qui n’est pas le plus aisé ; 2° de l’amitié qui ne gêne point, qui ne s’empresse point, qui n’aie pas du tout l’allure de celle du Monomotapa, qui ne compatisse, ni ne s’explique, ni ne s’embarrasse, ni ne soit en présence des bons procédés, ni ne domine, ni n’écoute, ni n’obéisse, ni ne parle ; de celle enfin qui fait l’homme toujours étranger dans le monde, toujours chéri dans son intérieur ; 3° quelque variété et point de prix fait de contenance ; je ne sache rien qui rende l’homme malheureux comme cela, l’homme du moins d’une certaine étendue. Il ne nous est pas plus donné de nous rétrécir que de nous étendre, sans cela il est des temps où nous embrasserions le globe entier, d’autres où nous tiendrions dans la coque d’un gland, des jours où nous voudrions être sylphes, d’autres cailloux ; mais enfin, tels que nous sommes, bisogna compatir, et l’homme, semblable à l’écureuil enfermé dans sa roue, veut sans cesse parcourir tous les points de l’espace qui lui fut donné. S’il cède à son instinct, la raison lui fait prendre son parti sur ses bornes physiques et morales, s’il le contrarie, la résistance devient la mesure de l’effort ; le passé, le présent, l’avenir, tout se mêle, tout paraît dans l’ordre du possible et dans les fers de l’impossibilité. L’homme rugit autour de l’issue apparente de sa cage, et n’en voit plus que les barreaux.

Vous êtes trop sain d’esprit et de cœur pour arriver jamais à de telles angoisses, c’est la maladie des ministres ou le tourment des scélérats ; mais les moindres apparences de cet état funeste doivent être évitées avec prudence, et la Providence nous en offre quelques ombres pour nous préserver de la présomption d’abonder trop dans notre sens particulier. Nous devons nous établir à Fleury ce mois de mai, votre payse, ma sœur et moi seulement. Vous devriez venir y passer quinze jours, plus ou moins, avec nous. Vous êtes libre sans doute, ne craignez rien, je vous suis garant et caution que vous n’avez rien à craindre. Nous viendrions de là, vous et moi, dans quelque coin de petite loge, entendre de ces jolis opéras comiques ; je ferais porter un clavecin à Fleury et nous ferions de la musique où je n’entendis rien de ma vie, mais je ferais les gestes, et vous occuperiez dans la petite maison un appartement qui a issue sur le jardin. Quand il me viendrait quelqu’importun, chose très rare, vu qu’on ne se divertit pas chez moi, vous seriez dans les champs et hors d’atteinte. Voyez, mon cher, si cela vous tente, et comptez que vous seriez avec de bien bonnes gens. Adieu, je vous embrasse et voudrais bien vous persuader.

Le 4.

J’ai vu ces Moissonneurs ; il y a deux ou trois jolis tableaux, peu de musique, quelques jolis airs, beaucoup d’esprit et de maximes, point de drame. Le public applaudit aux maximes, mais sans enthousiasme ; il pleure sans cesse aux tableaux et aux peintures de la vie champêtre enluminée de bienfaisance et d’amour reconnaissant. En tout, quand je compare ce qu’on offre au public et ce qui l’attire aujourd’hui, avec ce qui l’amusait autrefois, avec les parodies, même le haut comique et surtout le cothurne, je trouve que les hommes se civilisent par le cœur en attendant qu’ils le soient par l’esprit.


Réponse de Rousseau, 9 mars 1768.

 

À M. LE MARQUIS DE MIRABEAU.

9 mars 1768.

Je ne vous répéterai pas, mon illustre ami, les monotones excuses de mes longs silences, d’autant moins que ce serait toujours à recommencer : car, à mesure que mon abattement et mon découragement augmentent, ma paresse augmente en même raison. Je n’ai plus d’activité pour rien ; plus même pour la promenade, à laquelle d’ailleurs je suis forcé de renoncer depuis quelque temps. Réduit au travail très fatigant de me lever ou de me coucher, je trouve cela de trop encore : du reste je suis nul. Ce n’est pas seulement là le mieux pour ma paresse, c’est le mieux aussi pour ma raison ; et, comme rien n’use plus vainement la vie que de regimber contre la nécessité, le meilleur parti qui me reste à prendre, et que je prends, est de laisser faire sans résistance ceux qui disposent ici de moi.

La proposition d’aller vous voir à Fleury est aussi charmante qu’honnête, et je sens que l’aimable société que j’y trouverais serait en effet un spécifique excellent contre ma tristesse. Vos expédients, mon illustre ami, vont mieux à mon cœur que votre morale. Je la trouve trop haute pour moi, plus stoïque que consolante ; et rien ne me paraît moins calmant pour les gens qui souffrent que de leur prouver qu’ils n’ont point de mal. Ce pèlerinage me tente beaucoup, et c’est précisément pour cela que je crains de ne le pouvoir faire ; il ne m’est pas donné d’avoir tant de plaisir. Au reste, je ne prévois d’obstacle vraiment dirimant que la durée de mon état présent, qui ne me permettrait pas d’entreprendre un voyage, quoique assez court. Quant à la volonté, je vous jure qu’elle y est tout entière, de même que la sécurité. J’ai la certitude que vous ne voudriez pas m’exposer, et l’expérience que votre hospitalité est aussi sûre que douce. De plus, le refuge que je suis venu chercher au sein de votre nation, sans précaution d’aucune espèce, sans autre sûreté que mon estime pour elle, doit montrer ce que j’en pense, et que je ne prends pas pour argent comptant les terreurs que l’on cherche à me donner. Enfin, quand un homme de mon humeur, et qui n’a rien à se reprocher, veut bien, en se livrant sans réserve à ceux qu’il pourrait craindre, se soumettre aux précautions suffisantes pour ne les pas forcer à le voir, assurément une telle conduite marque non pas de l’arrogance, mais de la confiance ; elle est un témoignage d’estime auquel on doit être sensible, et non pas une témérité dont on se puisse offenser. Je suis certain qu’aucun esprit bien fait ne peut penser autrement.

Comptez donc, mon illustre ami, qu’aucune crainte ne m’empêchera de vous aller voir. Je n’ai rien altéré du droit de ma liberté, et difficilement ferais-je jamais de ce droit un usage plus agréable que celui que vous m’avez proposé. Mais mon état présent ne me permet cet espoir qu’autant qu’il changera en mieux avec la saison ; c’est de quoi je ne puis juger que quand elle sera venue. En attendant, recevez mon respect, mes remerciements, et mes embrassements les plus tendres.


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, 19 février 1768. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 394.

19 février 1768.

Faites-moi dire de vos nouvelles, mon cher maître, car je ne vous irai pas voir maintenant, pour ne pas grossir le nombre des survenants. Il est inutile que je vous répète ici ce que je vous ai dit ; ce concours d’amitié et d’hospice, le niveau avec les hautes protections, ne vaut pas grand’chose. On sait et on débite que vous êtes chez moi. Je suis persuadé et sûr même qu’il n’y a rien à craindre pour vous ; mais le visiblement caché n’appartient qu’aux gens à bonne fortune. Je m’en fie à votre amitié pour que je sache ce qui vous concerne. Adieu : je vous embrasse de tout mon cœur.

 


Lettre à Jean-Jacques Rousseau, Paris, 16 mars 1768. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance publiée par M. G. Streckeisen-Moultou, 1894, tome II, p. 394.

Paris, 16 mars 1768.

Je ne vous répéterai pas non plus, mon digne ami, les excuses de ma prompte riposte. Trahit sua quemque voluptas. C’est comme si je faisais les honneurs de mon activité de tête et d’occupations. Si j’ai fait de la morale stoïque avec vous, j’avais bien tort, car je ne l’aime du tout pas. Tout ce qui nous juche trop fort sur nos pattes de derrière me paraît semblable à la roue du coq d’Inde, qui ne saurait ni boire, ni manger, ni dormir, ni crier même, tant qu’il fait le beau. Je crois tout bonnement que l’homme est un animal fait pour le travail de corps et de tête, qui s’use et se rouille, ce qui équivaut à se fatiguer, quand il ne fait rien : que l’emploi de ses organes et de ses facultés est de se procurer son bien-être ; que la plus sûre voie de ce bien-être est de faire bien ou de son mieux, mais surtout de faire, parce que sans cela la terre n’est pas assez grande, la nature assez variée pour nous fournir des amusements, et qu’à l’égard des pensées, quoi qu’on en dise, nous trouvons aisément notre terme et ne faisons plus que de la dentelle sur les mêmes traces, si nouveaux faits ne nous portent nouveaux conseils. Voilà mon opinion, mon digne ami, et je l’eus de bonne heure, car quoique mon imagination me fournît alors des perspectives sans nombre, à perte de vue et toutes attrayantes, j’étais heureusement animal sensible et ratiocinant ; la sensibilité m’attachait et me fixait à la société de mes amis, et le goût pour raisonner me les fit choisir raisonnables et rendit ma société piquante pour eux. Je vis, tout en cherchant à voir, qu’il fallait ici-bas travailler ou être travaillé ; que ceux qui s’étaient fait des passions de choix s’en ennuyaient comme de toute autre chose, et qu’alors ils étaient doublement pauvres, c’est-à-dire pauvres honteux. Mon sort était très disponible, mais cette remarque me fit embrasser tous les colliers de misère de ma position. J’ai bien sué dessous, tandis que vous autres faisiez de la musique, sans ce que j’y suerai encore ; mais je préférais sciemment le malaise aux mécomptes : voyez combien tout cela est stoïcien. Maintenant même, quoique chargé de besogne et de mes affaires, le matin je suis obligé de me promener, et l’après-midi il m’est impossible de rien faire, au moyen de quoi je suis voué aux ressources des désœuvrés, qui dans ce pays, ainsi que partout, ont pris les bonnes places comme les premiers arrivés, ont attrapé l’accent, la grâce, les manières, et m’enverraient volontiers leur écrire s’ils n’étaient polis.

Ne voilà-t-il pas une belle position pour philosopher ? Eh bien ! c’est du fond de cette misère profonde que je vous dis que, quant aux maux physiques vraiment incurables je n’ai rien à dire, mais qu’il en est un dont on parle trop à bien des gens et pas assez aux autres ; dont le seul soupçon imputatif faisait rugir mon père qui en était dévoré dans sa retraite ; un que je vois dans un millier de gens et qui voudrait chaque jour me faire une visite, que le pauvre Berrichon dans sa cabane exprime par ce mot : Je m’abandonne ; dont le médecin La Case gémissait, la mort entre les dents, en disant : Que faire dans ce monde quand on n’espère plus de succès ? que nous appelons la maladie des ministres, et qui donnait à Louis XIII, du haut des tours de Saint-Germain, le brevet de vaguemestre de son propre enterrement. Ce mal terrible s’appelle vapeurs, et je crains bien qu’il ne tienne mon digne ami aux jambes, à la gorge, à la tête et partout. Oh ! tenez, n’allez pas vous fâcher, car je vous jure que je ne voudrais pas désobliger, je ne dis pas vous, que j’aime comme la nature et que je choie et prise comme un être plus particulièrement doué, mais pas même un méchant s’il était sur ma route ; mais je vous le dis, parce que je le crois, vous avez des vapeurs permanentes, et cela ne peut être autrement.

Le proverbe nous dit que le chien d’ermite a une occupation ; quant à l’ermite c’est un mendiant. Je vous crois pour le présent aussi désabusé des passe-temps du premier que vous le fûtes toujours de la vertu du dernier. Tant que le feu de la tête s’est soutenu avec permanence, que la plénitude de l’âme a duré, votre imagination a fait les plus beaux dialogues du monde avec la nature. Rien de tout cela n’est épuisé, mon digne ami ; la solitude était votre maîtresse, vous l’avez prise à femme, voilà tout ; c’est le mécompte de tout le monde et surtout des gourmands. On me l’a dit souvent ; je n’en ai tenu cure. J’aime le mal qu’on appelle excès, et s’il n’y avait que la modération et moi dans le monde, bientôt il finirait. Mais le remède n’est ni là ni ailleurs ; il est, ne vous déplaise, dans le changement, dans la variété, et voilà, selon moi, tout l’avantage qu’il y a à avoir de l’âme ; car de l’esprit est un mot qui m’a tant attrapé, que je ne l’entends ni ne veux désormais l’entendre. Les gens qui ont de l’âme ont, et pour eux et pour les autres, les avantages de l’intérêt varié, seule pâture capable de nous rendre des forces dans l’épuisement de la satiété. Sauf votre respect, je suis de ceux-là ; je porte ce feu vivifiant, il se rallume à tous les objets sensibles. Voilà ce que voulait dire le Régent quand il assurait, après avoir tout épuisé, n’avoir trouvé de vrai plaisir au monde que dans la conversation d’un homme d’esprit. C’est l’âme qui nous donne les plaisirs du changement sans les travers de l’inconstance. Les moindres objets prennent du corps à la lueur de ce feu vivifiant, mais il a besoin lui-même de changer d’aspect et de tableaux, sans quoi les reflets de l’uniformité parviendraient bientôt à l’éteindre, et c’est alors qu’il fait nuit noire, et que cette pauvre âme tant privilégiée à peine a la force de permettre qu’on lui fasse la litière et qu’on la mène à l’abreuvoir. Non, mon ami, ne croyez pas que vous soyez défunt ; quelques jours de bon régime vous remettraient comme le bonhomme Eucolpe après sa défortune. Eh oui, un vert galant est bien étonné, bien humilié, bien désabusé des vanités du monde, quand il lui arrive un accident de non-valeur ; mais il se réconforte, il se retrouve s’il lui survient pain de par Dieu ou de par l’autre ; il est tout joyeux du retour de son fier appétit ; vicissitude des choses humaines, il n’y a que cela. Vous allez encore vous fâcher et me dire que c’est vouloir prouver à celui qui souffre qu’il n’a point de mal. Eh bien, laissons cela, je vous suppose nul et pour toujours, de toute nullité, c’est comme cela que nous vous voulons. Vous nous connaissez, vous dînerez avec nous ou seul, vous nous verrez ou vous ne nous verrez pas, vous bouderez. Je vous dirai que je vous aime et vous estime par sympathie et par raison, que tout ce que je fais de mal est de grossir, je ne le fais pas exprès ; que je blesse les gens délicats trois fois par semaine parce que j’ai des durillons aux pattes, mais que pas un ne se déprend de moi parce qu’au fond je n’en eus jamais au cœur. Après cette exposition, je n’y prendrai pas garde et vous caresserai mécontent comme joyeux, quand cela me duira, et nous mettrons sur notre porte cet axiome levantin : Bisogna compatir, et puis votre payse vous tiendra aussi bonne compagnie en fait de crispations de nerfs qu’en fait de sensibilité et d’âme. Vous verrez vos amis et amies, et nuls autres si vous voulez : et ils me verront s’ils veulent, sinon je m’en passerai, car vous serez dans la petite maison, et puis vous partirez quand vous voudrez et vous resterez cinq ans ou dix, la malle faite chaque jour, ce qui est le mieux. Un homme sage de mes amis, retiré du service, se faisait éveiller les jours de tempête ; son valet lui disait qu’on avait battu la générale, le tout pour se procurer le plaisir de répondre : « Je m’en… » c’est cela que j’appelle un philosophe.

Mais, direz-vous, où est la rage d’avoir un homme, sa gouvernante et son chien pour n’en faire que ce que vous dites-là ? Parbleu, je vous le demande, cette question est de ville. Si la chose vous rit, comparez le bienfait avec ce qu’il me coûte ; dans le cas contraire, il ne nous oblige à rien ni l’un ni l’autre, et voilà le genre de vertu avec laquelle je veux vivre, et non avec celle de Curtius et de Scévola. Sur ce, je vous embrasse de bon cœur et vous honore de même. Me trouvez-vous trop stoïque cette fois ?

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[1] La querelle avec Hume.

[2] Citation de Rousseau.

[3] Cette phrase est peu claire. Les personnes dont Mirabeau veut parler ne peuvent être, ce nous semble, que le prince de Conti, madame de Boufflers et madame de Luxembourg. On sait en effet que le prince s’occupait fort activement de Rousseau à ce moment-là, et qu’il lui offrait un asile au château de Trye, où le philosophe ne tarda pas à aller s’établir. (note de G. Streckeisen-Moultou)

[4] Allusion au prince de Conti. (note de G. Streckeisen-Moultou)

[5] Rousseau allait partir pour Trye. (note de G. Streckeisen-Moultou)

[6] L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767), par Mercier de la Rivière.

[7] Le Dictionnaire de musique, qui venait de paraître. (Note de M. G. Streckeisen-Moultou)

[8] Lettre inconnue. (Note de M. G. Streckeisen-Moultou)

[9] M. du Peyrou, qui avait été voir Rousseau à Trye, et qui y avait été retenu par une violente attaque de goutte. (Note de M. G. Streckeisen-Moultou)

[10] Droit public de l’Europe, fondé sur les traités (1748).

[11] Le Dictionnaire de musique.

[12] Rousseau data par erreur cette lettre du 23 janvier 1768.

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