Traité de la propriété de l’homme sur les choses

Au beau milieu de la période révolutionnaire, André Morellet observe de toutes parts la propriété attaquée et son concept même renversé ou nié. Dans ce traité, conservé en manuscrit dans ses papiers, il rétablit, contre Rousseau, Hobbes, Hume ou même Bentham, le sens et la portée de cette propriété qu’un homme peut légitimement exercer sur les choses, et notamment sur la terre.


Traité de la propriété de l’homme sur les choses

par André Morellet

(Manuscrit. — Bibliothèque municipal de Lyon, Fonds Morellet, n°2508.)

 

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INTRODUCTION 

Dans la marche des sociétés humaines, vers un état meilleur auquel elles tendent sans cesse et dont je les crois susceptibles, l’observateur le moins attentif peut reconnaître des temps où elles restent stationnaires ou prennent même un mouvement rétrograde qui ramène les erreurs et les crimes des époques antérieures ; de sorte qu’on désespérerait de leur progrès ultérieurs, si la durée de ces tristes périodes n’était pas courte et ne faisait pas bientôt place à de plus favorables circonstances. 

Après les calamités dont la France a été le théâtre, si dans un de ces moments qui nous laissent respirer de l’oppression, une philosophie amie des hommes et de la vérité parvenait à reconnaître la principale source des maux qui affligent les nations elle contribuerait sans doute à les adoucir et ensuite à les écarter ; et l’écrivain philosophe qui aurait rendu ce service mériterait quelque reconnaissance de ses contemporains et un souvenir de la postérité : c’est la tâche que je me suis imposée et l’espoir qui m’a conduit. 

En cherchant à reconnaître les causes qui retardent pour les sociétés politiques un état plus heureux auquel elles peuvent parvenir, j’ai reconnu qu’une des plus puissante est l’ignorance et le mépris des droits de la propriété. On peut s’en convaincre en observant généralement en combien de manières et par combien d’ennemis les droits de la propriété sont méconnus et violés : par où je n’entends pas les actes de violence des individus les uns envers les autres, mais la violation des droits de la propriété par les gouvernements eux-mêmes soit dans la constitution, soit dans leurs lois, dans dans leur administration.

Tout le monde sait à quel point les droits de la propriété sont méconnus dans les gouvernements despotiques. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur tous les États de l’Asie où le despotisme est établi, tels que la Turquie, la Perse, l’Indostan et sur les pays nouveaux que nous ont fait connaître les voyageurs modernes. On y voit partout la propriété incertaine et dépendante des souverains et des hommes puissants, le faible dépouillé par le fort, le père dans l’impuissance d’assurer son héritage à ses enfants, etc.

« Le grand Mogol, dit Bernier, est hériter des émirats ou seigneuries ; et toutes les terres du royaume sont en propre à lui, si ce n’est quelques maisons et jardins qu’il permet à ses sujets de vendre, partager ou acheter entre eux […] Toutes les terres étant à lui, il n’y a aucune famille riche en fonds de terre et subsistant de ses revenus et patrimoines ; le Mogol laisse seulement pour l’ordinaire quelque petite pension à la veuve et aux enfants. » « Selon Chardin, le gouvernement en Perse est le maître à pur et à plein des biens des sujets. » « Toute la vaste étendue des pays soumis à la domination du grand seigneur, dit Ricaut, tous les héritages, tous les châteaux lui appartiennent en propre : lui seul en dispose, et personne n’en possède rien qu’il ne le tienne de sa pure libéralité. Lorsque les terres passent du père aux enfants, ceux-ci n’en jouissent pas comme propriétaires, mais comme usufruitiers seulement et pour autant de temps qu’il plaît au Sultan, qui s’en réserve toujours la propriété et qui les ôte assez souvent aux anciens possesseurs, pour en gratifier un étranger. »

Enfin, il est de l’essence du despotisme de regarder les propriétés et surtout la propriété territoriale comme précaire et demeurant constamment dans sa main, par cette grande raison que c’est la propriété territoriale qui donne aux hommes l’indépendance que le despote ne peut supporter.

La propriété a une seconde classe d’ennemis dans le gouvernement populaire, dont le mouvement naturel est de tendre à l’égalité par la spoliation des propriétaires. Cette tendance de la démocratie est prouvée par l’histoire de tous les pays où cette forme de gouvernement a été établie d’une manière plus ou moins durable, ainsi qu’on le voit dans tous les gouvernements populaires de l’ancienne Grèce. Tel a été le but de toutes les révolutions démocratiques et celui de leurs chefs : à Rome, les Gracques, Spartacus et Marius ; Wat-Tyler, en Angleterre ; les Jacques en France ; les Anabaptistes en Allemagne, et par-dessus tous les révolutionnaires en France. Tous ont eu pour objet l’envahissement des propriétés, tous ont élevé la guerre des pauvres contre les riches.

De la part de ces deux espèces d’oppresseurs, la violation des droits de la propriété est dans la constitution elle-même. Mais une troisième espèce d’ennemis, pour elle, se forme des législateurs et des administrateurs qui sous le prétexte du bien public, des intérêts du peuple et de la nation, établissent des lois et adoptent des maximes d’administration qui blessent les droits de la propriété et à ces administrateurs il faut joindre les écrivains politiques qui établissent ces principes destructeurs.

En considérant avec quelque attention les violations nombreuses et soutenues qui blessent la propriété dans toute l’étendue du monde civilisé, j’ai été conduit à penser qu’elles sont l’effet funeste d’une erreur capitale qui a fait méconnaître la véritable origine et les fondements du droit de propriété. Cette erreur est dans l’opinion que le droit de propriété dérive de l’autorité et de la société politique, quelque soit la forme de son gouvernement ; qu’il est le résultat d’une convention entre les hommes et postérieure à l’association politique ; que la propriété est nationale et qu’elle ne devient ou ne reste individuelle que par la volonté du gouvernement exerçant en cela l’autorité et le droit de la nation : et cette opinion est commune à tous les ennemis de la propriété.

Cette fausse idée de l’origine et des fondements de la propriété est celle de tous les gouvernements despotiques où l’on trouve établie universellement la maxime d’Hobbes : que c’est une opinion séditieuse d’estimer que chaque particulier a la propriété absolue de son bien et que, la propriété n’étant fondée que sur la loi, le despote qui est l’unique et le suprême législateur, par une conséquence nécessaire, est la source et l’origine de toute propriété.

Ce même principe a été celui de tous les gouvernements démocratiques ; c’est la doctrine qu’ont enseignée tous les agitateurs et tous les révolutionnaires de tous les temps et surtout les principaux agents de la révolution française. En un mot pour celui qui a suivi l’histoire de notre révolution, il est manifeste que les pillages, les spoliations, qui l’ont accompagnée, ont été proposés, adoptés, motivés sur ce prétendu principe que le droit de propriété est une production de l’ordre social qui laisse aux mains de la société le droit d’en disposer et de la distribuer à son plaisir.

Enfin, cette même doctrine paraît avoir été celle d’un grand nombre de législateurs, d’administrateurs et d’écrivains en économie publique qu’on peut croire en cela de bonne foi, mais dont l’erreur n’en est que plus funeste. À la vérité quelques-uns d’entre ceux-ci n’ont pas tiré du principe toutes les conséquences qui en découlent, mais il n’en est pas moins vrai que cette opinion les a conduits à violer souvent les droits de la propriété. Il est aisé de voir que le principe doit conduire à ces conséquences.

En effet, pour celui qui croit que les droits de la propriété sont une émanation de la société politique, qu’ils n’ont d’autre fondement que l’autorité sociale et les lois positives, la propriété doit être moins respectable, moins sacrée que pour celui qui regarde ce droit comme préexistant et antérieur à la société elle-même et qui pense que la loi ne peut que le sanctionner et ne le crée pas. Aux yeux de celui-ci toute la puissance de la société ne peut donner atteinte à une droit qu’elle n’a pas elle-même établi et dont la conservation a été, sinon l’unique, au moins le principal but du rassemblement des hommes en société.

Ceux qui regardent la propriété comme établie par la société croiront au contraire plus facilement que le pouvoir social peut réformer ou modifier son propre ouvrage, et à cette entreprise les prétextes ne manqueront pas. Besoins publics, salut du peuple, intérêt de la nation, etc., tout servira : et la propriété individuelle sera violée, sacrifiée à je ne sais quelle prospérité publique qui n’est qu’un vain nom, tandis que les individus, les hommes réels seront opprimés et malheureux.

C’est ainsi que Mirabeau a enseigné dans ses écrits et dans ses discours à la tribune que la loi seule constitue la propriété ; que la propriété n’est autre chose que le droit que tous ont donné à chacun de posséder exclusivement telle ou telle partie du domaine universel. Le droit de propriété, a dit Robespierre, est « uniquement l’ouvrage de la loi ; son droit est une concession de la société qui lui donne ou lui conserve telle portion de propriété qu’il lui plaît d’arbitrer. »

Selon le conseil général de la Commune de 1792, « les propriété territoriales, les grains et tout ce qui tient à la subsistance, ne sont que des propriétés conditionnelles, c’est le consommateur qui est le véritable propriétaire, c’est à la république entière qu’appartiennent ces objets, le possesseur n’en est que le garant, l’échangeur. Il existe en pure ajoute. » Ainsi, Tallien déclarait que « quand les propriétaires de vastes domaines iront attendre dans le cachot la peine réservée à la mauvaise foi, le peuple jouirait de l’aisance qu’il a méritée pour son énergie et ses vertus ». Et une Commission des subsistances en janvier 1794 exhortait « le peuple à ouvrir le grenier où le riche retient l’abondance, à secouer la gerbe qui la cache, pour assurer à tous leur portion dans les produits de la mère commune, dont les administrations des districts feront elles-mêmes le partage. »

Quelques personnes penseront, peut-être, que les maximes que nous venons de rapporter n’ont pas été avancées de bonne foi, et que les vérités qui y sont opposées ne peuvent être contestées par aucun homme capable de quelque application. C’est à la vérité un étrange état de choses que celui où l’on est obligé de défendre contre des sophistes les principes fondamentaux de tout ordre social, et ce qu’il y a de pis encore est d’avoir à combattre en cela non pas seulement l’avidité, l’ignorance et la déraison d’un peuple grossier, mais des hommes appelés à concourir à l’administration. Et il faut convenir que lorsqu’on est réduit à assembler et à exposer les preuves de vérités si claires, on peut craindre de ne les pouvoir les persuader à ceux qui les combattent, parce qu’on ne peut convaincre ni la déraison ni la mauvaise foi.

Mais ces considérations ne m’arrêteront pas, parce que je suppose que parmi les ennemis les plus obstinés de la propriété il y en a un certain nombre qui ont conservé quelque bonne foi et qui pourront entendre la voix de la raison. 

C’est d’après ce même principe qu’on a vu des administrateurs faire arracher les vignes pour semer du grain ou des bois pour planter des vignes ; favoriser par le monopole telle ou telle production du sol et de l’industrie et détourner ainsi de leur route naturelle les capitaux dont l’emploi libre est un droit sacré des propriétaires ; prohiber ou grever de droits exorbitants les produits étrangers au préjudice des consommateurs nationaux, c’est-à-dire de la masse entière de la nation qui est formée de consommateurs, pour favoriser telle ou telle production ou telle ou telle industrie, etc., car toutes ces opérations ne peuvent être motivées que par la persuasion ou la supposition que la propriété est une institution sociale qui peut être restreinte et modifiée au gré du gouvernement.

Un écrivain, philosophe ingénieux autant que profond, le sénateur Garat, a tenté de détourner ce reproche fait à la doctrine qui méconnaît la véritable origine de la propriété : « Attaquer les propriétaires, dit M. Garat, est d’un brigand, mais attaquer la propriété comme un mauvais fondement du système social, c’est un système particulier de législation. Lycurgue, Thomas Morus, l’abbé de Mably ont attaqué la propriété et respecté les propriétés ».

Je n’entends pas comment on peut distinguer dans un législateur l’action d’attaquer la propriété et celle d’attaquer les propriétés. Je conviendrai que Lycurgue n’attaque pas les propriétés exactement comme un brigand vous vole votre bourse, et comme une peuplade conquérante envahit la propriété territoriale d’une peuplade voisine ; mais il n’en est pas moins vrai qu’en forçant tous les propriétaires de son temps à mettre en commun ce que chacun possédait de territoire pour partager le tout entre les habitants de la Laconie à égale portion, il a violé et foulé aux pieds le droit de propriété.

En ce même sens les écrivains qui méconnaissent les droits de la propriété, même en ne faisant que de l’estropier, comme Morue, Barclay, Mably, Rousseau, etc., attaquent tout également les propriétés, puisque leurs systèmes conduisent à spolier les propriétaires. Enfin, les législateurs et faiseurs d’utopie, ennemis de la propriété, ne sont pas des brigands, mais leur théorie mène au brigandage, et si la conséquence de leur système est, comme on l’a vu tant de fois et tout récemment parmi nous, l’envahissement des propriétés, il n’y a plus moyen de mettre, quant aux effets, aucune différence entre celui qui attaque la propriété et celui qui attaque les propriétés, puisque celui-là ouvre la porte à celui-ci.

Vous supposez bien gratuitement, me dira-t-on, encore dans les ennemis de la propriété une théorie quelconque sur l’origine et les fondements de la propriété. Les despotes et les anarchistes s’en emparent, parce que cette violence est pour eux une source de jouissance, et les administrateurs l’oppriment en croyant la servir, et persuadés qu’ils font le bien de la société politique.

Je réponds d’abord que les citations que j’ai rassemblées prouvent assez que plusieurs ennemis de la propriété ont adopté la théorie que je leur attribue. Mais en second lieu pour justifier le soin que je prends et le but que je me propose, il n’est pas nécessaire que l’erreur que je combats ait été enseignée dogmatiquement par ceux qui ont opprimé le peuple ou troublé la société par l’anarchie ou attenté à la propriété et à la liberté par des faux systèmes d’administration ; il suffit que la vérité contraire à cette erreur, c’est-à-dire à la théorie véritable de l’origine et des fondements du droit de propriété, soit ignorée et méconnue et que des erreurs importantes en matières de gouvernement et d’administration puissent être justement regardées comme des suites de cette ignorance, que je me propose de dissiper.

On s’est beaucoup occupé dans les livres de la liberté de l’homme social et pas assez de la propriété. C’est méconnaître l’ordre d’importance de ces deux droits : en observant avec plus d’attention, on voit que le danger, dont l’homme social a le plus besoin de se mettre à couvert, qui est pour lui le plus prochain, le plus fréquent, le plus constant, est celui qui menace la propriété, par la raison qu’il n’y a, généralement parlant, aucune entreprise sur la liberté et la vie des hommes qui n’ait pour but ultérieur l’envahissement de sa propriété, et que la violence, qui attaque ces deux premiers droits, n’est qu’un moyen dont l’injustice avide se sert pour attenter au dernier.

L’homme même sans lois et sans frein est rarement tenté de violer dans ses semblables leur droit à la sûreté, à la liberté, s’il n’a en vue de s’emparer de leur propriété ; de sorte que, le respect pour la propriété une fois établi, il ne reste pas aux plus injustes de motif suffisant de donner atteinte aux droits à qui celui-là sert pour ainsi dire de barrière.

Dans ce que je vais dire de l’origine et des fondements de la propriété, je ne prétends pas établir une théorie nouvelle. Cette doctrine me paraît avoir été énoncée pour la première fois en peu de mots, mais avec beaucoup de précision et de clarté par Locke, ce philosophe à qui l’esprit humain a d’ailleurs de si grandes obligations, et enseigné par les philosophes qui, depuis le XVIIIe siècle ont porté la lumière sur les principes de l’économie politique. Mais, quoiqu’il en soit de la source première où cette doctrine a été puisée, j’ai cru qu’elle avait besoin d’un développement plus étendu ; qu’il serait utile de mettre plus d’ensemble entre toutes ses parties, d’en déduire plus expressément les conséquences auxquelles elle conduit et qu’on rendrait un véritable service à l’humanité en exposant dans toute son étendue le premier et le plus important de ses droits.

J’ajoute qu’une vérité importante à laquelle tiennent beaucoup d’autres vérités ne peut guère s’établir solidement que sur une analyse entière et complète. Un ouvrage où les principes sont simplement énoncés, avec quelque clarté et quelque précision qu’ils les soient, n’opère pas une conviction durable. Une objection artificieuse et imprévue ébranle les esprits ; ils ne savent pas démêler dans les principes mêmes la solution qu’ils y trouveraient en les imitant, au lieu qu’en leur exposant avec le principe et les preuves qui l’établissent, les divers sophismes par lesquels on le combat, on prévient leurs doutes et on assure leur conviction. Je dirai enfin que lorsque la société politique est menacée par une doctrine empoisonnée, ennemie de l’homme et du bonheur social, il importe de la combattre par la discussion la plus approfondie et par tous les moyens du raisonnement.

Les recherches auxquelles je vais me livrer sont du genre de celles qu’on appelle abstraites et métaphysiques : dénominations injurieuses dans la bouche et les intentions de quelques personnes et surtout de beaucoup d’hommes publics qui s’en servent habilement pour invalider les jugements que les hommes réfléchis portent de leurs principes et de leurs opérations. Mais cette métaphysique n’étant, après tout, que l’emploi de la raison et de la réflexion à la recherche de la vérité et le seul moyen qui puisse nous y conduire, on ne peut que prendre en pitié celui qui refuserait de nous entendre par un semblable motif.

Je dirai aussi avec un jurisconsulte anglais et de grand talent, M. Mackintosh dans un Discours on the study of the law of nature, etc. : « que le lecteur ne se laisse pas détourner par cette étude en l’entendant appeler du nom effrayant de métaphysique. Lorsque les connaissances de ce genre sont exposées en un langage simple et clair, elles sont peut-être plus qu’aucune autre au niveau de la capacité ordinaire du commun des hommes, car elles ne demandent de leur part pour être parfaitement entendues, aucune disposition extraordinaire, mais seulement un jugement sain, et de la part de celui qui les expose le simple langage de la raison. »


CHAPITRE PREMIER

Définition et notion générale de la propriété

Le mot propriété reçoit dans notre langue plusieurs sens différents. On entend souvent par la propriété ou les propriétés d’une chose, d’un être, les qualités qui lui sont inhérentes ; ainsi l’on dit les propriétés des plantes, de l’aimant, de l’air, du feu, etc. On entend aussi par propriété, en parlant des mots, la convenance des mots avec l’idée qu’on veut rendre et quelquefois aussi leur emploi dans leur sens direct et naturel par opposition à la métaphore qui leur donne un sens détourné. Le mot latin proprietas, qui paraît avoir fait notre mot propriété, ne semble pas avoir eu chez les latins d’autre acceptation que les précédentes qui ne tiennent pas au sujet que j’entreprends de traiter ici.

Dans un troisième sens du mot propriété, ce terme est synonyme de possession et n’exprime encore qu’un fait et non aucune espèce de droit ; car lorsque je demande à qui appartient cette maison, je ne me propose guère que de savoir qui est-ce qui l’occupe, et lorsqu’on me répond qu’elle est à monsieur un tel, on n’entend m’apprendre que le nom du possesseur, abstraction faite du droit qu’il a de posséder, de la légitimité ou illégitimité de sa possession.

Après avoir donné le nom de propriété à la possession, on l’a donné à la chose possédée. C’est ainsi qu’en disant que les propriétés sont trop inégalement partagées, qu’un tel homme a de grandes propriétés, on parle de choses qui sont l’objet de la possession : c’est là un quatrième sens du mot.

Enfin un cinquième sens du mot propriété est celui qu’on lui donne lorsqu’on veut exprimer particulièrement cette relation d’un homme à une chose, en vertu de laquelle nous disons qu’elle lui appartient, qu’il a le droit d’en jouir exclusivement à toute autre relation, et d’après laquelle on regarde ses semblables comme obligés de respecter en lui cette possession. C’est de la propriété en ce dernier sens que je me propose de traiter ci après avoir donné encore quelque développement.

Cette possession, cette faculté de disposer exclusivement d’une chose, d’en user, d’en jouir, a pris son nom de la circonstance de la proximité qui la met sous la main et à la disposition continuelle de celui qui en a la propriété. Les mots proprius, proprium, viennent de propé, proche, à propé, dit Gesner, proprius est et proprium quod semper ad manum et in potestate nostra est, Propé, lui-même, proche, et ses composés sont des contractions de pro pede, pro pedibus, ce qui est à mes pieds, sous ma main, proche de moi, à ma portée, à ma disposition ; car c’est ainsi que l’idée abstraite et morale trouve son exposition dans l’objet sensible ; étymologie qui se reconnaît encore plus aisément dans l’italien : propietà, propio, d’où la lettre r a disparu.

Lorsque nous reconnaissons dans un homme le droit de propriété sur une chose, nous lui attribuons ce droit, soit qu’il jouisse actuellement, soit qu’il ne jouisse pas de cette chose, et il y a beaucoup de cas où le droit de propriété se trouve séparé de fait de la possession actuelle. Ce droit que nous appelons propriété, nous le regardons comme excluant un droit pareil dans tout autre homme sur la même chose, et la raison et le sentiment intérieur tant que les passions ne nous aveuglent pas, nous portent invinciblement à regarder comme injuste de la part des autres hommes toute action qui tend à arracher au propriétaire la chose sur laquelle nous avons reconnu qu’il avait un droit de propriété. C’est par cette condition même, par cette idée d’obligation pour tous les autres hommes de respecter la possession du propriétaire, que la propriété est constituée droit, le mot emportant l’idée d’une obligation pour ceux qui n’ont pas le droit, de le respecter dans celui qui l’a.

En disant que le droit de propriété d’un homme sur une chose exclut tout droit pareil dans tout autre individu sur la même chose, nous considérons la propriété dans le cas le plus commun, c’est-à-dire la propriété individuelle et particulière et nous faisons abstraction des cas où la propriété est commune entre deux ou plusieurs individus, qu’on peut d’ailleurs considérer alors comme formant tous ensemble une personne fictive qui a sur la chose un droit excluant le droit de tout autre.

La propriété de l’homme sur les choses porte sur deux sortes d’objets qui donnent lieu de distinguer deux genres de propriétés : la propriété mobilière qui est celle des choses mobiles et transportables d’un lieu à un autre, et la propriété foncière et immobilière, qui est celle de la terre appelée ainsi, parce que la terre est le fonds d’où sortent toutes les substances qui sont à l’usage des hommes, fonds qui n’est pas mobile. 

On peut croire au premier coup d’oeil que cette division n’est pas complète. Une maison, dira-t-on, n’est pas une terre et n’est pourtant pas transportable. Une obligation écrite par laquelle un homme s’est engagé à vous livrer annuellement une certaine somme d’argent est bien mobile et transportable, mais cet écrit n’est pas à proprement parler une chose, une substance propre aux jouissances de l’homme. Il en est de même d’un emploi, d’un office lucratif, qui sont regardés comme la propriété, la possession de ceux qui les exercent, et qui ne sont ni une terre, ni un effet appelé mobilier.

Cependant il faut considérer que la maison est elle-même composée de matériaux transportables et qui ont été assemblés pour la construire, que le contrat est une assurance de jouir d’une rente qui est elle-même formée de choses mobilières et transportables, telles que l’argent ou les productions de la terre en nature, que le salaire d’un emploi ou d’un office, salaire qui est ici regardé comme l’objet de la propriété, est comme la rente composée d’une certaine quantité ou valeur en argent, ou autres substances transportables et propres aux jouissances de l’homme.

De là il suit que notre division est complète : lorsque nous disons que la propriété porte ou sur des choses mobiles ou transportables ou sur la terre, qui est vraiment le seul immeuble au sens propre et rigoureux de ce mot. Rien n’empêche au reste qu’on ne fasse, si l’on veut, une troisième espèce de propriété de celle des maisons et édifices de toute espèce qui semblent se distinguer des propriétés territoriales, en ce qu’elles sont attachées au sol qu’elles occupent quoiqu’il ne fasse qu’une petite partie de leur valeur. En adoptant cette idée on appellerait cette sorte de propriété quasi foncière, et nous distinguerons ainsi la propriété territoriale ou foncière, la propriété quasi foncière et la propriété mobilière. Mais dans les premières questions qui vont nous occuper, nous pouvons nous occuper de notre première et plus simple division.

La propriété mobilière peut être séparée de toute propriété territoriale. Un homme peut être propriétaire d’un grand amas de métaux tirés des mines, de bois coupé dans une forêt, des fruits ou des grains produits par une terre naturellement féconde en quelques sortes de productions ou cultivée par d’autres hommes, qui après avoir recueilli ces produits lui en auront transmis la propriété, il peut, dis-je, être propriétaire de ces substances, sans être propriétaire de la moindre partie de la terre qui les a fournies.

La propriété foncière au contraire ne peut être séparée de toute propriété mobilière, parce qu’elle entraîne nécessairement et naturellement avec elle la propriété des substances qui sont le produit de la terre. Le propriétaire d’une terre a nécessairement la propriété de l’herbe et des plantes qui y croissent, des arbres qui y sont plantés et des fruits qui naissent sur ces arbres et, s’il n’en jouit pas toujours immédiatement, c’est qu’il a transporté sa propriété à celui qui continue de cultiver ces arbres, qui laboure et sème la terre, selon les conditions faites entre tous les deux, d’après lesquelles il en reçoit un équivalent. Mais nous considérons les hommes antérieurement aux traités de ce genre, qui ne peuvent être que le résultat assez tardif de l’état de société.

Ces premières notions toutes générales qu’elles sont, supposent quelques principes qui peuvent être problématiques pour ceux qui ne les ont point assez examinés, et sur lesquels en effet les philosophes sont partagés d’opinion. Je ne veux pas, sans doute, supposer ce qui est en question, mais on verra ces mêmes principes, d’après lesquels j’ai défini et caractérisé la propriété, prouvés dans la suite de cette discussion.

D’après les notions précédentes, nous pouvons indiquer l’objet de l’ouvrage que nous présentons au public. C’est un Traité de la propriété ou du droit de propriété que l’homme a ou croit avoir sur les choses et des droits que cette propriété lui donne. Mais avant d’entrer dans la carrière, une réflexion se présente. S’il y a dans la nature entre les hommes une telle chose qu’un droit de propriété sur les choses, que chacun soit obligé de respecter en autrui et que tout autre être son semblable soit obligé de respecter en lui, il faut qu’il y ait entre les hommes un droit et une justice. Si ce droit de propriété sur les choses est fondé, comme nous allons le prouver, sur lui-même et ses facultés, il faut que nous établissions d’abord ce droit de l’homme sur lui-même et cette première propriété.

Locke dans son Traité du Gouvernement civil voulant assigner le fondement du droit de propriété de l’homme sur les choses le trouve dans la propriété qu’il a de sa propre personne, qui lui donne un droit exclusif et obligatoire pour ses semblables sur les choses auxquelles il a appliqué sa personne et ses facultés en les tirant par son travail du réservoir commun de la nature, où elles n’étaient la propriété exclusive de personne.  En exposant cette théorie, Locke ne s’est pas occupé de prouver cette propriété que l’homme a de sa personne, il s’est contenté de l’énoncer comme une vérité évidente par elle-même et il a pu suivre cette marche parce que le principe qu’il invoque ne lui est pas contesté par les antagonistes, à qui il entreprend de montrer les fondements du droit de propriété de l’homme sur les choses.

Cette question à laquelle Locke n’est pas remonté, je me propose de la traiter ici, parce que selon l’ordre d’une analyse exacte elle est antérieure à celle que Locke s’est proposée. Lorsqu’on a dit que le droit de propriété de l’homme sur les choses a pour fondement le droit de propriété qu’il a sur lui-même et sur ses facultés, et par là sur les choses qu’il s’est rendues propres et siennes, par l’emploi qu’il a fait de ses facultés pour les acquérir, on laisse à demander sur quelle base s’appuie ce droit de l’homme sur lui-même, exclusif du droit de tout autre, car pour être droit il faut qu’il soit exclusif et c’est cette question à laquelle nous avons à répondre.


CHAPITRE DEUXIÈME.

Le fondement du droit de propriété de l’homme sur les choses est dans la propriété qu’il a de sa personne et de ses facultés

Nous avons distingué la propriété, que l’homme a de sa personne et de ses facultés, de cette qu’il peut prétendre sur les choses ou substances que la nature produit pour son usage, et nous entreprenons de prouver que c’est de cette première propriété de l’homme que découle le droit qu’il acquiert sur les choses.

Nous avons vu ci-dessus deux espèces de choses, objets de la propriété et de la possession de l’homme, la propriété mobilière et la propriété territoriale. Il est difficile qu’un homme adulte soit absolument sans aucune possession de fait de quelques-uns des objets mobilières que la nature a destinés à l’usage de l’homme. Dans l’état moins avancé des progrès du genre humain, le fruit que le sauvage a cueilli, la chair de l’animal qu’il a tué, l’arc et les flèches dont il se sert, la hutte sous laquelle il se met à l’abri des injures de l’air, sont autant de choses dont il jouit, qu’il possède. Il en a la possession. Nous cherchons à reconnaître si cette possession est un droit, une propriété excluant tout droit et toute propriété de tout autre sur le même objet, si ce droit est obligatoire pour tout autre et rend la chose propre à celui qui la possède et sur quoi ce droit peut être fondé.

Ici nous adoptons la réponse faite à ces questions par le sage Locke : « Chaque homme, dit Locke, a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention. Or il suit de là manifestement que tout ce qu’il tire de l’état de nature avec sa peine et son industrie apparient à lui seul, car cette peine et cette industrie étant siennes et lui étant propres, lui rendent aussi propre et sien ce qui a été acquis par leur moyen. »

Le droit de l’homme à la chose, à laquelle il a appliqué ses facultés et son travail, s’identifie ainsi avec celui qu’on ne peut lui contester sur sa propre personne, puisque celui-ci serait illusoire si des objets acquis et appropriés à son usage par l’extension de ses forces et de ses facultés pouvaient lui être justement enlevés par d’autres hommes qui n’auraient employé à l’acquisition de ces mêmes objets rien de leur faculté et de leur travail.

Le droit particulier d’un homme sur une chose ne peut être fondé sur une circonstance qui lui serait commune avec plusieurs autres ou avec tous les autres individus, ses semblables, comme par exemple, qu’un arbre à fruit, qu’un animal dont la chair peut le nourrir, se trouvent à sa portée en même temps qu’à celle de plusieurs de ses compagnons ; une circonstance commune à tous ne pourrait fonder qu’un droit égal et commun ; et un droit commun de deux ou plusieurs individus à la possession d’une même chose est une contradiction dans les termes : un droit véritable étant par là même exclusif. Mais un rapport, une relation particulière de l’homme à la chose peut fonder pour lui, sur cette chose, un droit particulier.

Maintenant, antérieurement à la formation des sociétés régulières, où la propriété se transmet de diverses manières, telles que la succession, la donation, l’achat, etc., il s’est établi une relation de ce genre entre chaque individu et les objets de la nature auxquels il appliquait son travail et sur lesquels il exerçait ses facultés de quelque manière que ce fût, ou seul ou avant tout autre ; s’il découvrait un arbre à fruit, s’il dépistait un animal sauvage, s’il cueillait le fruit et tuait l’animal, de là naissait manifestement entre l’homme et l’objet, qui pouvait satisfaire ses besoins, une relation qui n’était pas entre tout autre homme et ces mêmes objets. C’est une circonstance qui était particulière à cet homme d’avoir découvert le fruit, chassé l’animal et s’est mis en possession de l’un et de l’autre ; et cette circonstance n’est pas autre chose que l’application que l’homme fait de ses forces, de son industrie et généralement de son travail à l’objet dont il s’est mis en possession.

Passons maintenant à la propriété territoriale ; car la principale matière de la propriété n’étant pas à présent, comme l’observe encore Locke, les productions du sol ou les animaux qui s’y trouvent, mais la terre elle-même qui contient et fournit tous les objets des jouissances de l’homme, nous devons faire connaître particulièrement l’origine et les fondements de cette espèce de propriété.

La propriété de la terre s’acquiert de la même manière dont on acquiert celle des objets qu’elle produit, c’est-à-dire par l’application que l’homme fait de sa personne et de son travail à quelques portions du sol, en les cultivant. Si le travail employé à faire un arc, à chasser un animal, à construire une hutte donnent à l’homme un droit de propriété sur tous ces objets, la culture d’un terrain, étant une action plus suivie, doit fonder à plus forte raison un droit de même genre sur la portion de terre à laquelle elle a été appliquée.

Comme nous avons vu les facultés personnelles de l’homme, son intelligence, ses forces, son travail en s’identifiant, pour ainsi dire, avec les choses qu’il tire du fonds commun de la nature fondent sa propriété sur les choses, de même si l’homme enceint un terrain de pieux, le nettoie des ronces qui le couvrent, prépare la terre, y dépose des semences, toutes ces opérations étant un travail appliqué au sol le lui rendent propre. Cette terre a bu, pour ainsi dire, les sueurs de celui qui l’a cultivé ; et ce sont ses sueurs qui la fertilisent. Quoi de plus juste que de regarder non seulement les fruits que ce travail fera naître, mais même le sol que ce travail a rendu désormais fécond, comme appartenant à celui qui lui a fait produire et qui lui a donné cette fécondité.

Il est aisé de voir que le travail qui fonde la propriété territoriale n’est, comme celui d’où nous avons dérivé la propriété mobilière, rien autre chose que l’exercice et l’usage que l’homme fait de sa personne et de ses facultés, de sa vie et de son activité en les appliquant à tirer du fonds commun, offert par la nature aux travaux des hommes, les objets de sa jouissance particulière, et que la personne et la vie de chaque homme, ses facultés et son activité étant sa propriété, appliquées au sol doivent lui donner le même droit qu’appliquées aux choses mobilières.

C’est cette application des facultés de l’homme au sol par les avances et le travail qui fait la véritable occupation, la seule capable de fonder un droit de propriété territoriale originale, car par l’occupation qui peut fonder la propriété du sol il ne faut pas entendre avec quelques publicistes la seule découverte d’un pays. Il ne suffit pas qu’un homme ait le premier posé le pied dans un pays pour qu’il en devienne par cela seul le propriétaire légitime à l’exclusion de tout autre.

Si l’on disait que cette découverte peut être regardée comme une espèce de travail, ce serait là reconnaître le principe, c’est-à-dire le titre que donne le travail. Mais sans recourir à cette application, je dirai qu’on ne peut entendre par travail qu’une action suivie de l’homme appliquée à un même objet et à un objet que cette action peut embrasser : ce qu’on ne peut pas dire de la simple découverte d’un pays. 

On ne peut pas regarder comme un travail de ce genre l’action de celui qui a découvert, le premier, un pays, qui a dormi sur une terre nouvelle, qui y a fait du feu, tué une bête fauve, coupé du bois, ou puisé de l’eau. Mais s’il y a abattu des arbres pour nettoyer le terrain, s’il l’a enceint de pieux ou d’un fossé ; s’il a construit des habitations, s’il y a donné quelque préparation à la terre, s’il y a déposé quelques semences, s’il y a rassemblé des animaux domestiques, etc. ; ces opérations étant un travail appliqué au sol lui donnent le droit que nous avons vu découler du travail et sur les substances mobilières et sur les portions de terre qui ont reçu cette sorte de travaux. 

Cette analyse nous conduit aussi à regarder la propriété territoriale comme découlant légitimement et naturellement du droit de propriété mobilière et voici comment. La propriété territoriale n’est rien sans la culture. C’est d’une terre cultivée qu’on demande quel est le droit de propriété qu’on peut avoir sur elle. On ne peut cultiver le sol sans avances et sans travail, et le cultivateur ne peut faire d’avances et fournir un travail quelconque qu’avec une propriété mobilière plus ou moins considérable, selon l’état des progrès de la société. Les instruments et les animaux à l’aide desquels il prépare le terrain, la semence qu’il a jetée, la nourriture que lui et ses bestiaux ont consommée en le cultivant, ses vêtements mêmes qu’il a usés en travaillant, etc., sont autant de richesses mobilières qu’il a, pour ainsi dire, unies, mariées avec la terre qui sans elles serait demeurée stérile, inutile à tout possesseur et par conséquent incapable d’être l’objet d’aucune propriété, et lorsqu’elle est devenue telle, tient cette qualité de propriété mobilière de son possesseur.

Le droit de propriété territoriale est donc une conséquence naturelle et légitime du droit de propriété mobilière, une fois reconnu, et par là même il se lie aussi au droit que l’homme a sur sa personne et sur ses actions, dont sa propriété mobilière dérive si manifestement.

Je finirai cet article en rapportant le passage suivant d’un ouvrage estimable intitulé Principes de la législation, qui énonce, d’après Locke, ainsi que moi cette même théorie : « Pour mettre, dit-il, un terrain en état de produire, il faut ôter les obstacles qui s’opposent à la végétation ; il faut solliciter la terre par des labours fréquents ; il faut y employer des instruments et défendre des animaux les productions de la culture, etc. À cet effet on emploie la propriété personnelle par le travail et la propriété mobilière par les dépenses. Il est donc rigoureusement juste que je jouisse de la propriété d’un fonds auquel j’ai incorporé et mes peines et mes autres propriété. Personne n’a droit à mon travail et à mes dépenses ; personne ne peut avoir droit au fruit de mes dépenses et de mon travail, qui est le terrain défriché et cultivé ou par mes mains, ou par celles qui m’ont transmis leurs droits. »

Il suit de là que quoique le droit de propriété sur les choses ne soit pas né, pour ainsi dire, avec l’homme et ne soit pas naturel au même sens que son droit à la vie et à sa liberté, il est naturel en ce sens qu’il découle naturellement et immédiatement des droits naturels et primitifs de l’homme, puisqu’il est fondé sur l’emploi que l’homme a fait de sa vie, de ses forces et facultés à acquérir et se rendre propres quelque portion des biens que la nature a préparés pour l’usage de l’homme.


CHAPITRE TROISIÈME

La propriété de l’homme sur les choses est un droit antérieur à toute loi et au contrat social

Après avoir reconnu le droit de propriété de l’homme sur les choses, fondé sur son travail et l’emploi de ses faculté, j’établirai un autre principe non moins important : c’est que la propriété de l’homme sur les choses comme droit est antérieure à toute loi et au contrat social lui-même. 

Cette vérité se trouve déjà prouvée par cela seul que pour assigner l’origine et les fondements du droit de propriété mobilière et territoriale, je n’ai point été obligé de recourir aux institutions sociales, aux lois, aux conventions ; puisque j’ai fait voir que le droit de propriété était un résultat immédiat de l’emploi que l’homme fait de ses forces et de ses facultés personnelles, dont le libre usage lui apparient antérieurement à toute relation avec ses semblables ; d’où il suit évidemment que le droit qui en résulte sur les choses lui appartient, indépendamment de ces mêmes relations et de sa réunion en société avec d’autres hommes.

Je trouve une autre preuve de cette vérité dans le sentiment universel qui, en une telle manière, ne peut être que la voix même de la raison et le résultat de l’évidence ; or ce sentiment dicte à l’homme impérieusement que les choses qu’il a acquises par son travail, ainsi que celles qu’il tient de ceux qui les ont acquises ainsi, lui appartiennent antérieurement à toute loi, et que la loi qui lui en garantit la possession ne lui donne pas la propriété, mais ne fait que l’en faire jouir avec plus de sûreté. N’y eût-il aucune loi, aucune convention parmi des hommes réunis pour réprimer, par la force de tous, les violences faites à un individu, chaque homme n’en aurait pas moins l’idée et le sentiment d’une injustice exercée envers lui et d’une violation de la propriété qu’il a de sa personne et de ses facultés, si on lui arrache avec violence le poisson qu’il a pêché ou si on le chasse de la hutte qu’il a construite. De même, antérieurement à toute loi, l’homme verra une injustice, une violation de ses droits dans l’acte d’un autre homme qui lui enlève la chose, qui, auparavant placée dans le réservoir commun de la nature, en a été tirée par son travail et à l’acquisition de laquelle il a employé son industrie, ses sueurs, sa personne même, dont la propriété lui appartient. Ces idées, ces sentiments sont manifestement antérieures non seulement à toute loi expresse et à toute convention de la société naissante. 

Les philosophes spéculateurs politiques peuvent dire ce qu’ils veulent, il ne faut pas les écouter toutes les fois qu’ils combattent les sentiments vraiment naturels et universels avec lesquels la vraie philosophie ne peut jamais être en opposition. Qu’on établisse d’après des systèmes de morale, de politique et de gouvernement que les propriétés appartiennent à la société, que la terre nécessaire à la subsistance des hommes est à tous, etc., ces maximes seront démenties par la conviction intime de tout individu qui aura acquis une propriété par son travail, ou par la libre donation de celui qui la possédait, ou par la transmission qui lui en aura été faite par son père mourant, etc. Il pourra bien se soumettre à des lois contraires qu’il ne violerait pas sans danger, mais son esprit ne sera point convaincu.

On ne peut pas même imaginer l’homme adulte, existant sans l’idée et le sentiment de la propriété ; car comme il ne peut jamais être sans l’amour de lui-même et le désir de conserver son être, ces sentiments supposent en lui le penchant incivile à se procurer les moyens qui lui sont nécessaires pour arriver à ce but, et, que lorsqu’ils les a obtenus par son travail, le même penchant le porte à les conserver et à les regarder comme propres à lui seul. On peut dire que le sentiment de la propriété naît dans l’homme aussitôt qu’il est capable d’une action suivie et de réflexion sur ce qu’il fait et qu’il meurt avec lui.

Chez toutes les nations tant civilisées que sauvages et sur toute la surface du globe, celui qui a employé son travail, son industrie à se faire un vêtement, un meuble, à défricher une portion de terrain vacant et inoccupé, ou un travail quelconque à façonner ces objets et à défricher ce terrain regarde ces choses comme lui appartenant légitimement exclusivement et toute tentative d’un autre pour l’en priver comme injuste, non pas en vertu de la loi sociale qui lui en assure la possession, mais à raison de l’emploi qu’il a fait de ses facultés pour les acquérir ou d’un emploi semblable de sa personne et de ses facultés fait par celui ou ceux dont il les tient.

« Selon un observateur habile qui a vécu parmi les naturels du Brésil, dit Robertson dans l’Histoire de l’Amérique, leur idée sur la propriété est que si quelqu’un a cultivé un champ, lui seul doit jouir de son produit, sans qu’un autre puisse rien prétendre. Tout ce qu’un individu ou une famille prend à la chasse ou la pêche appartient de droit à cet individu ou à cette famille, sans qu’on soit obligé d’en faire part à qui que ce soit, excepté aux caciques ou à quelque parent malade. Si quelqu’un du village entre dans leurs cabanes, il peut s’y asseoir et manger sans demander la permission, mais ce n’est qu’une conséquence de leur principe général d’hospitalité ; car je ne me suis jamais aperçu qu’ils partageassent la récolte de leurs champs ou le produit de leur chasse, ce qu’on aurait pu regarder comme le résultat de quelque idée de communauté des biens. Ils sont au contraire si attachés à ce qu’ils regardent comme leur bien propre, qu’il serait très dangereux de vouloir les en priver. Je n’ai jamais vu ni entendu parler d’aucune nation indienne de l’Amérique méridionale, parmi laquelle cette communauté des biens, qu’on vante tant, soit connue. Ce qui coûta le plus aux Jésuites, à faire goûter aux indiens du Paraguay, fut la jouissance commune des biens, qu’ils introduisirent dans leurs missions, et qui était contraire aux idées antérieures des indiens. Ils connaissaient les droits d’une propriété exclusive et ne se soumirent qu’avec répugnance à des lois qui y étaient opposées. »

À ces observations du judicieux Robertson, j’ajouterai, relativement à la propriété mobilière, qu’un sauvage ayant deux arcs qu’il a fabriqués lui-même de ses mains, bien qu’un seul lui soit nécessaire, n’est pas moins intimement convaincu qu’il serait injuste de lui prendre par force l’un des deux. On pourra le déterminer à le donner gratuitement à celui qui en a besoin, mais il ne souffrira jamais qu’on le lui enlève de force ; il résistera à une tentative de ce genre, de tout son pouvoir ; il la repoussera comme injuste, sans penser aux inconvénients que peut avoir, pour la peuplade au milieu de laquelle il vit, la violence dont il se défend. 

Quant à la propriété du sol, un autre voyageur cité encore par Robertson, et qui a résidé plusieurs années parmi les indiens, s’exprime en ces termes : « Si quelqu’un a préparé une pièce de terre pour y élever une hutte, ou pour y planter, personne n’a droit de l’en priver, à moins qu’il ne renonce lui-même à sa possession. […] Les limites de chaque canton sont marquées et le terrain en est occupé et cultivé par un certain nombre de familles, qui jouissent chacune en particulier du fruit de leur travail, sans qu’il soit permis à la communauté d’y prétendre. »

Or, cette idée universellement établie, ce sentiment de tous les peuples sur la propriété acquise par le travail ne peut être que l’oracle de la raison et la voix de la vérité : il n’y a point ici de source d’erreur cachée, d’équivoque et d’obscurité dans les notions. Il n’y a que l’évidence même qui ait pu amener cette conviction universelle. Elle est inexplicable par tout autre moyen, et comme elle est indépendante de la considération de la sanction sociale donnée à la propriété, elle prouve le droit de propriété antérieurement à cette sanction.

On dira, peut-être, que parmi les nations sauvages elles-mêmes, si la possession de chaque chef de famille est respectée par tous les autres, c’est en vertu d’une convention expresse ou tacite, qu’il y a déjà une société formée entre les hommes, et que la force publique, bien petite sans doute, de cette société, défend déjà la propriété qu’elle peut dès lors être censée avoir établie. Je réponds que cette garantie de la société chez un peuple encore sauvage, faible qu’elle est, n’est pas pour cela antérieure à l’idée et au sentiment du droit de propriété. Cette idée et ce sentiment sont au contraire le motif de la réunion de ces hommes en cette société imparfaite. Il n’est pas permis à un individu de s’emparer du canot, de la hutte, du terrain cultivé par une autre famille, parce qu’on y a déjà senti qu’il était injuste que le fruit du travail de l’homme adroit et laborieux fût enlevé par l’homme violent qui n’a voulu se faire à lui-même ni hutte, ni canot, ni s’assurer par la culture la subsistance qu’elle peut donner. Le sentiment du juste et de l’injuste est, même dans la plus imparfaite des sociétés, antérieure à la loi qui sanctionne le droit de propriété, puisque ce sentiment est lui-même le motif qui a déterminé les hommes à donner à la propriété cette sanction. 

Il faut distinguer soigneusement le droit de propriété et la loi de propriété. La société établit la loi, mais elle n’établit pas le droit. La loi assure la possession exclusive qui doit accompagner la propriété ; mais elle ne donne pas le droit de posséder exclusivement.

La sûreté de la possession, ne pouvant être solidement établie pour l’individu que sur la force sociale, est bien évidemment le bienfait de la société, mais la société ne prenant ce soin qu’en considération du droit de ceux à qui elle assure leur possession, ce droit est donc antérieur à la loi de propriété. C’est parce que la raison et le sentiment de tous les hommes leur dictaient qu’il était juste, indépendamment de toute convention, que lui qui avait chassé et tué un animal des forêts, bâti une hutte, creusé un canot, cultivé un terrain, demeurât possesseur exclusivement à tout autre de ces produits de son travail, que la société lui a assuré cette possession exclusive. Cette justice reconnue et sentie universellement est ce que nous appelons le droit, et puisqu’elle a été le motif, le droit est donc antérieur à la loi, il n’est donc pas un ouvrage, une institution de la société.

L’auteur d’un Essai sur les lois civiles relativement à la propriété des biens croit pouvoir prouver que le droit de propriété et le sentiment de ce droit ne sont pas antérieurs à la formation de la société politique, en observant la facilité avec laquelle s’est établi le partage des terres effectué à Sparte par Lycurgue. Selon lui, « on ne peut expliquer ce phénomène que parce que dans ces temps reculés la propriété des fonds de terre n’était pas un droit aussi étendu, ni aussi bien établi qu’il l’est aujourd’hui. » Ce n’était guère, dit-il, qu’un droit d’usufruit, qu’une facilité de jouir des fruits pour faire subsister le possesseur et sa famille : « On ne pensait pas alors qu’une famille fût en droit de posséder plus de fonds de terre qu’elle n’en avait besoin pour se procurer les commodités de la vie, surtout si quelque autre famille de la même tribu se trouvait dans l’indigence, et d’après ces idées une distribution égale des propriétés des fonds de terre et une loi agraire n’était pas une entreprise aussi difficile qu’une personne accoutumée à l’état présent des choses serait naturellement disposé à croire. »

Cette conjecture est destituée de fondement et contrariée par les faits. D’abord, il faut distinguer, dans la révolution de Sparte, ceux qui l’ont faite et ceux qui en ont souffert. Elle fut faite par la multitude, c’est-à-dire par des gens dépourvus de propriétés territoriales ou n’en ayant que de très modiques et endettés envers les riches, par des gens ayant tout à gagner au partage et qui n’avaient pas une grande opinion des droits de la propriété territoriale dont ils voulaient l’envahissement ; mais ce n’est pas d’après leur opinion ou plutôt leur passion qu’on peut se faire des idées justes de la manière dont la propriété était considérée parmi les hommes raisonnables membres de la société qu’on voulait désorganiser. Les propriétaires eux-mêmes, et jusqu’à ce moment le gouvernement tel quel, reconnaissaient au contraire les droits de la propriété comme nous et ne paraissent pas avoir eu d’autres idées que les nôtres.

C’est ce que nous fait bien connaître le récit de Plutarque dans la vie de Lycurgue ; car d’une part il observe que le projet de Lycurgue pour faire faire le partage des terres fut une hardie et difficile entreprise, difficulté qui résultait sans doute de l’obstacle qu’y opposaient les propriétaires convaincus de la réalité de leur droit, et de l’autre il nous apprend que lorsque Lycurgue voulut faire mettre en commun et partager les autres richesses, telles que les biens mobilières, il fut obligé d’y procéder, selon les expressions d’Amiot, par voie couverte et d’assurer subtilement leur avarice et leur convoitise en cela : ce qu’il obtint, en baissant la monnaie d’or et d’argent, en établissant les repas en commun, etc. Et la résistance qu’il éludait par ces artifices n’était autre chose que les sentiments et l’idée des droits de propriété, qui sont les mêmes pour tous les genres de propriété.

Dans ces Républiques anciennes, en même temps que des lois violentes ont porté atteinte à la propriété des terres, on a vu souvent pratiquer d’après les mêmes principes l’abolition des dettes ; mais on ne peut pas croire pour cela que les riches, les créanciers eussent d’autres idées que nous de leur droit de propriété sur ce qu’on leur devait. C’est toujours, malgré les propriétaires et les créanciers, que se sont exercées ces violations d’une des premières et des plus importantes clauses du pacte social, la propriété ; violations qui ont communément amené de grands désordres et la dissolution même de la société politique. Et quand Plutarque appelle avarice et convoitise le sentiment que les riches avaient de leurs droits, je dis que comme Homère le bon Plutarque dormitait.

Ces atteintes à la propriété, portées par la législation elle-même, ne sont jamais que des exceptions, ouvrages de la force ou de quelque espèce de fanatisme politique ou religieux. Ces prétendus réformateurs sont des hommes dénaturés et nous n’argumentons ici avec raison, sans doute, que des sentiments de l’homme naturel, c’est-à-dire suivant la voix de la nature générale et commune, non viciée par des institutions factices.

La plupart de ces institutions n’ont été que passagères et de peu de durée : si l’on en excepte le gouvernement de Lacédémone qui a, dit-on, subsisté plusieurs siècles sous la loi de la communauté des terres par effet de causes et de circonstances particulières. Mais la réponse à cet exemple est que ces institutions n’ont jamais formé de véritable société politique. Celle de Sparte nommément ne fut qu’une oligarchie, ou si l’on veut une aristocratie tyrannique, qui sacrifiait le bonheur du plus grand nombre à celui d’un petit nombre de fanatiques, qui avaient la sottise de nos moines de placer leur bonheur dans la privation d’une grande partie des jouissances que la nature a destinées à l’homme. C’est là, en dépit de tous les éloges donnés aux institutions de Lacédémone, tout ce qu’un homme de sens peut y voir.

Enfin dans tous les siècles et chez toutes les nations, celui qui a cultivé une terre vacante, lorsqu’il y en avait de telles, et celui qui l’a reçue des pères, ou acquises en vertu de quelque transaction avec le possesseur antérieur, ont toujours eu de leur propriété la même idée qu’un Anglais ou un Français du XVIIIe siècle ; ils ont toujours regardé leur possession comme un droit. Un propriétaire spartiate au temps de Lycurgue a dû penser de même, quoique forcé par le peuple à consentir à sa propre spoliation.

Je ne veux pas oublier de remarquer que, quoique le droit de propriété des choses soit ainsi antérieur à la convention sociale elle-même, il n’est pas primitif et immédiat, comme le droit que nous avons sur notre propre personne et que nous avons appelé aussi propriété.

On connaît l’homme tout entier avant de le concevoir comme possédant aucune sorte de propriété sur les choses. Ce droit est un droit acquis et secondaire que l’homme peut avoir ou n’avoir point, selon qu’il possède quelque chose ou qu’il ne possède rien. Si l’on prétendait que l’homme naît avec un droit de propriété sans en avoir aucune de ses pères, en ce sens qu’il naît avec le droit d’en acquérir une par son travail ou par une transaction avec celui qui l’a acquise ainsi et que lorsqu’il aura acquis ce droit, il devra jouir pour l’exercer de toute la protection sociale, je dirais qu’appeler droit cette expectative d’un droit, dont l’objet n’existe pas encore, est une expression impropre et qui manque de justesse pour pouvoir être employée dans des questions qui ne peuvent être traitées avec trop de netteté et de précision.

Enfin le droit de propriété n’existe que pour celui qui l’a actuellement acquis soit comme propriété originaire obtenue par un travail appliqué à un objet quelconque ou au sol, soit par la donation, ou vente ou échanges ou tous autres moyens de transmettre la propriété. Ce droit est donc un droit acquis et en ce sens il n’est pas naturel au même sens que les droits de l’homme à sa vie et à sa liberté. Mais cette propriété des choses acquises par l’homme n’en est pas moins, comme la propriété qu’il a de sa personne, antérieure à toute sanction sociale et à la formation même de la société. Ce que j’ai voulu prouver.


CHAPITRE QUATRIÈME.

Réfutation de la doctrine de Hobbes et de celle de Hume.

Doctrine de Hobbes réfutée.

Je dois maintenant répondre aux objections des publicistes qui ont méconnu la véritable origine de la propriété et cette antériorité du droit de propriété à toute institution sociale.

Je combattrai d’abord Hobbes chez qui cette doctrine est liée avec les principes du despotisme, qui n’a point eu de plus adroit apologiste que lui. « Avant l’établissement de la société civile, dit Hobbes, toutes choses appartiennent à tous et personne ne peut dire qu’une chose est sienne, qu’un autre se la puisse attribuer avec le même droit ; car là où tout est commun il n’y a rien propre. La propriété des choses n’a commencé, ajoute-t-il, que lorsque les sociétés civiles ont été établies. Ce qu’on nomme propre n’est que ce que chaque particulier peut retenir à soi avec la permission de celui à qui on a commis la puissance souveraine ». Et ailleurs, il ajoute : « c’est un dogme contraire au bien de l’État de dire que chaque particulier a la propriété de son bien, telle qu’elle exclue non seulement le droit de tous autres, mais aussi celui de l’État. »

Examinons ces prétendus principes. L’assertion d’Hobbes, qu’avant l’établissement de la société civile toutes choses appartiennent à tous et qu’il n’y avait rien de propre est manifestement fausse. L’homme dont nous discutons ici les droits de propriété avant la formation de la société civile est le chef de famille qui a une compagne et des enfants destinés à perpétuer son espèce. Dans cet état de choses, chaque chef de famille a déjà appliqué et continue d’appliquer ses facultés et son travail aux objets de la nature, dont l’usage est nécessaire à sa vie et à sa conservation, puisque sans celui il périrait sur-le-champ lui et les siens, ce qui est contre l’hypothèse de la réunion prochaine de ces chefs de famille en société.

Chacun d’eux aura donc recherché et assemblé une certaine quantité de substances nécessaires à sa vie, chaque se sera fait un vêtement de la peau de l’animal qu’il a tué, un abri contre l’intempérie des saisons, peut-être aura-t-il rendu domestiques quelques animaux doux et utiles, ou même cultivé quelque portion de terre, etc. Mais dès lors que ces choses lui sont devenues propres, elles n’appartiennent plus à tous, mais à celui là seulement qui y a appliqué son travail et ses facultés, qui sont incontestablement sa propriété et qui rendent par conséquent propres à lui seul les objets sur lesquels il les a portés et avec lesquels il a pour ainsi dire incorporé son travail et ses avances.

Dans le raisonnement, avant l’établissement de la société civile aucun objet de la nature ne peut appartenir à personne parce qu’à cette époque toutes choses appartiennent à tous, le mot appartenir reçoit deux acceptations différentes contre les lois de la logique. Lorsqu’on dit que l’arbre encore sur pied dans les forêts et l’eau qui coule dans la rivière appartiennent à tous, ce ne peut être dans le même sens auquel on dit que ce même arbre appartient à celui qui l’a coupé et creusé pour en faire un canot et l’eau à celui qui l’a puisée à la rivière et portée à son habitation.

Au premier de ces sens, l’arbre et l’eau sont susceptibles d’appartenir à qui voudra y appliquer son travail, mais ils n’appartiennent réellement à personne. Au second sens, l’arbre coupé et l’eau puisée appartiennent réellement à celui qui y a appliqué son travail. Au premier de ces sens, lorsqu’on dit que l’arbre dans la forêt et l’eau dans la rivière appartiennent à tous, l’expression emporte avec elle une espèce de contradiction, puisque ce qui n’est que susceptible d’appartenir n’appartient encore à personne et ce qui appartient déjà n’est plus simplement susceptible d’appartenir. Au second, l’arbre et l’eau ont cessé d’être simplement susceptibles d’appartenir à tous et ont commencé d’appartenir à celui qui se les est rendus propres.

Or, pour pouvoir conclure de la maxime d’Hobbes que le droit de propriété ne peut être l’ouvrage de la société civile, il ne suffit pas que les objets que la nature a mis en commun soient susceptibles d’appartenir à tous, ce qui n’est pas contestable en effet ; il faudrait encore que l’objet actuellement commun, par la raison même qu’il est commun, ne pût pas devenir une propriété individuelle sans l’intervention de la loi sociale. Or, il est évident au contraire qu’avant toute convention entre les hommes, l’objet commun peut devenir propre à celui qui y applique son travail. « Tout homme, dit encore Hobbes, a le droit de se conserver. Celui qui a droit à une fin, a droit aussi de prendre tous les moyens nécessaires pour y arriver. Les moyens nécessaires sont ceux que lui-même juge tels et lui seul est juge de cette nécessité. Il a donc droit de s’emparer de tout ce qu’il juge nécessaire à sa conservation. »

Hobbes fonde sa doctrine sur ce principe que dans l’état de nature tous et chacun avaient droit à tout : d’où résultait un état de guerre qu’on voulut faire cesser par une convention dans laquelle chacun consentit à se désister de son droit universel à toute chose, sous la condition de jouir lui-même paisiblement de sa portion individuelle, et en d’autres termes sous la condition de l’établissement du droit ou de la loi de la propriété garantie par la force sociale. 

Mais le philosophe anglais qui prétend qu’antérieurement à l’établissement de l’ordre social il y avait un droit de tous à tout sera surtout conduit par la pente de son raisonnement à dire aussi qu’antérieurement au contrat social, il y a un droit de tous sur tous, puisqu’avoir droit à tout, c’est avoir droit d’enlever tout à tous, ce qui est bien la même chose que d’avoir un droit sur tous et contre tous, personne ne voulant laisser enlever sans résistance ce qu’il possède, après l’avoir acquis par son travail et la conservation de l’homme tenant le plus souvent à la possession de ce qu’il a acquis dans cet état de dénuement qui a précédé partout la naissance et les progrès des sociétés.

La propriété du moi entraîne la propriété de tout ce qui est la production, la création opérée par le moi. De même et réciproquement la propriété de ce qui est la production du moi, l’ouvrage de mes forces et de mes facultés entraîne pour celui à qui cette production et cet ouvrage appartiennent un droit véritable de propriété de mes forces et de mes facultés. Le droit de tous sur tout entraînerait donc aussi le droit de tous sur tous, sur la personne de tous.

Cette analyse prouve que tous ne peuvent avoir de droit sur tout, à moins que tous n’aient droit sur tous. Ainsi, le premier de ces principes, qui est celui qu’Hobbes énonce nettement, entraînerait avec lui le second qui choque évidemment les plus simples notions de la justice et de la raison, puisque pour arriver à placer les fondements de la propriété dans la volonté de la société politique, il conduirait à attaquer dans l’homme le droit de sa propriété personnelle, de celle qu’il a de sa personne et de ses actions.

Cette doctrine du droit de tous sur tous est monstrueuse puisque quelque haut qu’on remonte dans l’état de nature, il est impossible d’y trouver rien de pareil. On y trouve seulement que le plus fort opprime, enchaîne, assomme le plus faible ; mais on n’y voit point le droit de l’opprimer, de l’enchaîner, de l’assommer. On y voit au contraire clairement le droit de chacun à jouir de sa vie et de sa liberté de toutes les manières qui ne gênent point dans ses semblables un droit tout pareil au sien, qui se trouve établi par le même principe, c’est-à-dire par le droit de chacun, lequel est en même temps et par cela même le droit de tous.

Je finirai en observant, à la honte des philosophes que je réfute ici, que la mythologie elle-même a été plus raisonnable que leur théorie et les idées des poètes plus justes que celles de quelques législateurs.

Lorsque Virgile, peignant l’âge d’or, nous dit que les hommes de ces temps fabuleux ne se permettaient pas de séparer les champs par des bornes et que les produits en étaient communs :

nulli subigebant arva coloni ne signare quidem aut partiri

limite campum fas erat : in medium quaerebant.

Il ajoute aussi qu’alors la terre donnait des richesses sans être sollicitée par les travaux de l’homme :

Ipsaque tellus omnia liberius nulla proscente ferebat

Les parties de cette fiction sont d’accord. Lorsqu’on suppose la terre reproduisant spontanément et sans aucun travail de l’homme ses richesses annuellement renaissantes, il faut bien reconnaître dans chacun un droit égal à les partager puisque personne n’a acquis de droit particulier à telle ou telle portion de la terre elle-même ou des produits qu’elle donne.

Mais cet état de choses n’ayant existé que dans l’imagination des poètes, il faut partir de ce qui est et de ce qui a toujours été. Or, selon la maxime ancienne et vraie de tous les temps, Dei laborantibus sua numera vendunt. Les Dieux ou la nature vendent aux hommes leurs présents. Le prix que l’homme leur en paie est le travail, laborantibus, mais aussi, lorsqu’il a appliqué son travail à la terre, les fruits qu’elle donne deviennent sa propriété, car rien ne nous appartient à plus juste titre que ce que nous avons payé, qui dès lors ne peut plus être une propriété commune.

Doctrine de Hume réfutée

C’est avec peine que je vois Hume embrasser la même opinion que Hobbes sur l’origine et les fondements de la propriété. Je vais répondre à ses arguments.

Cet habile homme a traité la question qui nous occupe ici dans un des essais philosophiques sous le titre De la justice, qu’il considère relativement à la propriété, à la distinction du mien et du tien. Il entreprend de prouver la proposition suivante : L’utilité publique est la seule source du droit ou de la justice (en matière de propriété des choses) et la considération des avantages qu’apporte la pratique de cette justice, le seul fondement de son autorité.

« Supposons, dit-il, que la nature eût pourvu l’homme abondamment de tout ce qui peut satisfaire à ses besoins et à ses désirs de toute espèce. Il paraît évident, qu’en un tel état, il n’y aurait point pour lui de justice ni de propriété ; car pourquoi il y aurait-il un mien et un tien parmi des êtres dont chacun n’aurait qu’à étendre la main pour se procurer l’équivalent parfait de ce qu’un autre posséderait ? La justice et la propriété n’auraient pas lieu précisément parce qu’elles seraient d’aucun usage pour le genre humain. Elles se sont donc fondées que sur l’utilité qu’elles apportent aux hommes. »

Ce n’est là qu’un paralogisme. Le philosophe ne s’aperçoit pas que, dans sa chimérique hypothèse, il ne fait cesser toute justice et tout droit de propriété, qu’en faisant cesser pour l’homme le besoin de travailler et par conséquent le travail lui-même ; et comme c’est le travail, par lequel l’homme a tiré du fonds de la nature les choses qui satisfont ses besoins, qui fonde sur ces choses le droit de la propriété, il est tout simple qu’il n’y ait plus de droit lorsqu’il n’y a point de travail, mais ce n’est pas parce que le respect de la propriété serait inutile, c’est parce que le travail qui la fonde n’a plus lieu, ce qui ne fait que confirmer notre théorie lion de l’ébranler.

Laissons les hypothèses, considérons l’état réel de l’homme sur la terre. Virgile nous le peint, en disant :

nil sine magno

vita labore dedit mortalibus

Mais ce que la nature donne à cette condition appartient à celui qui travaille ; le travail lui donne un droit sur ce qu’il tire du sein de la nature par le travail et ce droit est manifestement antérieur à la considération de l’utilité, dont il est pour le genre humain que sa possession soit respectée et garantie par l’autorité sociale.

Selon le philosophe anglais : « Il n’est pas plus possible à la raison de donner un fondement du droit de propriété sur lequel puisse s’appuyer une obligation de la respecter que de donner à un Égyptien une raison de se croire obligé d’observer les pratiques superstitieuses les plus absurdes, telles que celles qui lui interdisaient l’usage de certains aliments. » Il n’y a selon lui que l’intérêt et le bonheur de la société, qui se trouve d’un côté et qui manque de l’autre, qui puisse apporter entre les deux cas une différence. « Les égards, dit-il, qu’on a pour le droit et la propriété et le sentiment moral qui nous y attache n’ont pas plus de fondement dans la raison que les superstitions les plus grossières et les plus ridicules ; et il n’est pas plus aisé de concevoir comment un homme transporte à un autre sa propriété par un acte qui exprime son consentement, que de comprendre comment un prêtre avec des paroles de sa liturgie fait un amas de pierre et de bois un temps qu’on regarde comme sacré. »

Il me semble au contraire évident qu’il y a entre les deux cas posés par Hume une différence bien grande, autre que celle de l’utilité. La superstition qui interdisait à un Égyptien de manger du lard n’est pas utile au genre humain comme l’opinion qui me détourne de m’établir par la force dans la maison de mon voisin. Mais il y a de plus, dans le dernier exemple, un fondement de la loi de propriété que l’esprit ne peut méconnaître : c’est que la maison de mon voisin a été construite par lui-même ou par ses auteurs qui y ont employé leur personne et leurs facultés par le travail.

L’assimilation qu’on fait des paroles qui expriment la donation que fait un propriétaire à celles par lesquelles on croit pouvoir consacrer un temple n’est pas raisonnable. Ce n’est pas par la vertu des paroles d’un acte de donation que la propriété passe dans les mains du donataire, c’est par l’acte de la volonté qu’exprime l’acte écrit. Les paroles écrites ne sont autre chose que le témoignage qui assure que l’acte de donation a eu lieu et qui met l’autorité sociale en état de faire exécuter la donation et d’assurer la possession au donataire à qui elle ne donne pas pour cela le droit de propriété. L’acte de la volonté du donateur n’est lui-même qu’un acte de propriété, le droit de propriété étant celui de donner, de vendre, d’échanger, de partager, etc. Et ce droit de propriété a pour origine et pour fondement le travail du premier acquéreur qui est censé avoir tiré la chose du fonds commun de la nature et se l’être rendue propre par le travail qu’il y a appliqué le premier. 

Cette propriété, une fois acquise, a pu être transmise par la volonté du propriétaire à qui il a voulu de son vivant, ou à sa mort rester de fait à ses enfants, qui dans l’état naturel de l’homme l’occupaient déjà par le travail qu’ils partageaient avec leur père ; et en ces transports de propriété il n’y a point de paroles magiques auxquelles on prête un pouvoir inconnu. Il y a tradition de la chose par celui qui en est le propriétaire des droits à un nouveau possesseur. Cette tradition se passe entre le donateur et le donataire ; entre le père léguant ou laissant son bien et les enfants continuant de l’occuper ; la loi et la force publique n’interviennent qu’après pour sanctionner la transaction et la faire exécuter ; mais ce n’est pas d’elles que le droit tire son origine.

La preuve en est que si un homme fort et puissant s’empare de la chose ainsi transmise par le propriétaire à un autre ou à ses enfants, l’opinion universelle de tout autre homme désintéressé sera que l’usurpation viole un droit légitime, commet une injustice, et cela sans que ce juge fasse entrer dans les motifs de son opinion l’utilité dont il est pour la société de respecter la propriété, car l’idée de cette utilité est bien un motif qui détermine la société à garantir la possession au propriétaire ; mais ce n’est que postérieurement et sans qu’elle soit un élément nécessaire de la notion qu’on se fait de ce droit.

« Quelle autre raison, dit encore Hume, que l’utilité générale pourrait-on donner du mien et du tien, puisque la nature grossière n’a pu faire cette distinction ? Les choses qui en font l’objet nous sont absolument étrangères et séparées de nous ; il n’y a donc que l’avantage de la société qui puisse établir une relation entre elle et nous. »

À la question de Hume, je réponds que la nature a fait cette distinction de la manière la plus nette. Que peut-on entendre en effet ici par la nature ? Ce n’est pas cet Être abstrait qui entre sans cesse dans les spéculations métaphysiques et qui est incapable d’action, c’est l’homme lui-même. Or, l’homme le plus près de la nature, le plus grossier, le moins avancé vers la civilisation distingue parfaitement le mien et le tien, parce qu’il distingue très bien les choses, les substances auxquelles il a appliqué son travail pour les tirer du fonds commun, ou qu’il tient de ses auteurs qui ont fait ce premier travail. Et il veut que ses semblables les distinguent puisqu’il s’en réserve exclusivement l’usage et la jouissance et repousse tout autre qui voudrait les lui enlever ou même les partager avec lui malgré lui. L’homme le plus sauvage se réserve exclusivement le canot qu’il a creusé, la hutte qu’il a construite pour lui et les siens et n’empêche pas que son voisin ne se réserve aussi à lui seul sa hutte et son canot. Il distingue donc les mien et le sien.

Qu’est-ce, dit encore Hume, que la propriété d’un citoyen ? C’est ce qui lui est loisible (lawful) : c’est-à-dire permis par la loi et permis à lui seul de posséder, d’employer à son usage. Or, quelle règle nous avons pour distinguer les choses qui peuvent être regardées ainsi ? Nulle autre que les lois, les coutumes, les usages anciens, la ressemblance des cas, etc. Tous motifs dont l’autorité n’est fondée que sur l’intérêt et le bonheur de la société humaine. Si cet intérêt est écarté, rien ne paraîtra plus bizarre, plus contraire à la nature et l’ouvrage d’une sorte de superstition que toutes ou la plupart des lois de justice et de propriété.

Je ferai toucher au doigt le vice de ce raisonnement. Le mot (lawful) employé par Hume peut avoir deux sens. Il peut signifier juste en soi, ou comme je l’ai traduit permis par la loi. Hume, ne reconnaissant de propriété et de justice que celles qui sont l’ouvrage de la loi, ne peut pas entendre lawful au premier de ces sens ; d’un autre côté, s’il a entendu par lawful ce qui est permis par la loi, il faudra convenir qu’il a supposé ce qui est en question, puisque, pour prouver que toute propriété ne peut être fondée que sur la loi, il commencerait par assurer qu’on n’entend par la propriété d’un individu que ce que la loi lui permet de posséder exclusivement ; au lieu que selon moi il y a autre chose dans la propriété que l’autorisation à jouir que donne la loi, et quelque chose d’antérieur à la loi.

Hume convient que le droit de propriété et le moyen d’assurer la jouissance de ce droit à ceux à qui il appartient sont des choses absolument différentes. Les lois civiles sont ce moyen. Elles supposent déjà établi sur des fondements le droit qu’elles veulent maintenir, mais ce n’est pas elles qui le fondent. Certaines lois défendent de parler mal du souverain, elles ont pour objet de conserver le respect dû au chef du gouvernement. Peut-on conclure que ce respect n’est dû, n’a de fondement que l’autorité de la loi ? Et n’est-il pas clair, au contraire, que ce fondement est le besoin que la société a de conserver la tranquillité publique ?

Je suis, dit encore M. Hume, d’une opinion fort différente de celle de l’illustre auteur de l’Esprit des lois, qui suppose que tout droit est fondé sur de certains rapports ou relations abstraites, système qui selon moi ne s’accorde jamais avec la saine philosophie. Et il est aisé, continue-t-il, de détruire ce système relativement à la propriété. Car, dit-il, puisqu’on convient que les lois civiles n’ont pour objet que l’intérêt de la société, il faut donc aussi convenir que l’intérêt de la société doit être le seul fondement de la justice et de la propriété.

Le principe énoncé par Montesquieu est incontestable. Il faut entre l’homme et les choses, qui forment l’objet de la propriété, un rapport, une relation constituant le mien et le tien, mais il n’est pas vrai que l’avantage de la société puisse seul établir ce rapport, qui résulte tout naturellement de l’action exercée par l’homme sur la chose, lorsqu’elle est encore vacante, lorsqu’il y applique son travail pour se la rendre propre. C’est ce rapport originairement établi entre le premier propriétaire et la chose, qui se perpétue de propriétaire en propriétaire, le premier ayant ou étant censé avoir transmis la chose affectée du rapport qui la constituait sienne à un second et le second à un troisième. La loi qui sanctionne cette transmission suppose toujours ce premier et originaire rapport ; elle ne fait pas que la chose que je tiens de mon père, ou d’un vendeur, ou d’un donateur est mienne, elle suppose que cette chose était la chose de mon père, de mon vendeur, de mon bienfaiteur ou de leurs devanciers, à remonter jusqu’au premier qui a pu établir entre lui et la chose le rapport qui constitue la propriété.

Ceci est encore un objet de Hume.

Si la justice tirait sa source de quelque instinct primitif de notre cœur, sans égard à l’intérêt si frappant de la société qui en fait une vertu indispensable, il s’ensuivrait que la propriété qui est l’objet de la justice, serait aussi fondée sur cet instinct primitif sans aucun rapport à l’utilité commune ; mais où pourrait-on trouver des preuves d’un pareil instinct ? Ou bien peut-on espérer de faire de nouvelles découvertes dans cette matière ? Il serait tout aussi raisonnable de se flatter qu’on découvrira dans le corps humain de nouveaux sens qui nous ont échappé jusqu’à présent.

En effet quelle autre raison les auteurs pourraient donner du mien et du tien, puisque la nature grossière n’a pu faire aucune de ces distinctions ? Les choses qui en font l’objet nous sont absolument étrangères, elles sont entièrement séparées de nous et il n’y a que l’avantage de la société générale qui puisse y établir une relation entre elles et nous.

Il n’y a personne qui fasse difficulté de violer, dans des cas extraordinaires, les égards dûs à la propriété des particuliers et de sacrifier au bien public une distinction qui n’a été faite qu’en sa faveur. Le salut du peuple est la loi suprême, toutes les autres lui doivent être subordonnées. Si on les observe dans le cours ordinaire des choses, ce n’est que parce qu’elles s’accordent avec la tranquillité publique et le bonheur général qui exigent, en effet, une administration uniforme et impartiale à l’égard de chacun.

Hume fait valoir encore l’argument tiré du droit qu’on attribue à la société de violer la propriété particulière pour le bien public, auquel on doit, selon lui, le sacrifice d’une distinction, celle du mien et du tien, qui n’a été qu’en sa faveur.

J’ai expliqué comment la distinction du mien et du tien est antérieure à la formation de la société politique, qui est elle-même un résultat du besoin que les hommes ont eu de sanctionner le droit de propriété que chacun d’eux avait acquis par le travail ; de sorte que loin que la distinction du mien et du tien ait été l’ouvrage, le résultat d’une convention faite par les hommes réunis en société, c’est pour consacrer et assurer à chacun la tranquille possession du sien que les hommes sont convenus de se réunir en sociétés politiques.

Il suit de là qu’en aucun cas la société n’a le droit de violer la propriété particulière, même pour le bien public. C’est ce qu’ont reconnu toutes les législations, qui ont réglé que dans le cas d’un besoin public et pressant on ne pourrait s’emparer de la propriété particulière, qu’en donnant au possesseur une juste et préalable indemnité. Or, si l’indemnité est juste, elle doit remplacer exactement toute la valeur de la propriété et alors le propriétaire n’étant point lésé, la propriété n’est pas violée. Voir ce que j’ai dit ci-dessous, en répondant à la même objection.


CHAPITRE CINQUIÈME

Réfutation de la doctrine de Jean-Jacques Rousseau et de Mirabeau sur l’origine et les fondements de la propriété.

Jean-Jacques Rousseau réfuté

C’est, comme je l’ai observé ci-dessus, dans des vues différentes de celles d’Hobbes mais non moins fausses que les partisans des gouvernements populaires et démocratiques ont adopté sa théorie sur les fondements du droit de propriété et qu’ils en ont placé la source dans les mains de la multitude, comme ils y ont mis le gouvernement, préparant ainsi la voie à toutes les violences des hommes sans propriété contre les propriétaires et les abolitions de dettes et les lois agraires et les partages forcés de la terre, en un mot la guerre des pauvres contre les riches, le plus grand fléau qui puisse affliger les sociétés. 

À la tête des écrivains politiques de cette classe, il faut placer sans doute J.-J. Rousseau qui, après avoir peint comme Hobbes les hommes en état de guerre avant l’établissement de la société civile, ajoute ces étranges paroles : « Celui qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire ceci est à moi et trouve des gens assez simples pour le croire fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes et de misères n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux et comblant le fossé, eût crié à ses semblables : gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. »

Il y a, dit-il ailleurs, « trois sortes de droits, le droit du plus fort qui n’a d’autre fondement que la force ; le droit du premier occupant ; enfin le droit de propriété résultant d’un acte positif de la communauté, qui après avoir accepté de chacun de ses membres tous les biens qu’il possède lui en assure la légitime possession, change son usurpation en un véritable droit et sa jouissance en propriété. Car, dit Rousseau, son droit de premier occupant, quoique plus réel que celui du plus fort, ne devient un vrai doit qu’après l’établissement du droit de propriété, tel qu’on vient de l’expliquer. »

Enfin, selon J.-J. Rousseau, l’État est maître de tous les biens particuliers par le contrat social, qui sert de base à tous les droits. Telle est la doctrine que je vais combattre.

Ce premier cultivateur, disant ceci est à moi, n’a trompé personne ; son travail lui donnait le droit qu’il s’attribue ; lui seul avait appliqué à cette partie du sol ses forces, ses facultés, sa semence, et des avances de différentes sortes ; lui seul pouvait dire que ce champ lui était propre, puisque son travail établissait entre lui et ce champ un rapport qui n’avait lieu pour aucun autre homme.

Cette culture d’une partie du sol que personne ne cultivait, lorsque chacun pouvait en prendre et en cultiver autant qu’il lui plaisait, fut certainement pour le cultivateur un titre, un droit à la possession paisible et continuée du terrain qu’il avait cultivée ; il ne fut donc point un imposteur, en disant ceci est à moi, puisque sa prétention équivalait à cette vérité incontestable : le sol vacant que j’ai arrosé de mes sueurs, où j’ai déposé mon adresse et mes soins pour le rendre désormais productif, de stérile et inutile qu’il était, m’est devenu propre et j’ai acquis le droit de le retenir pour moi et ce n’est que dans l’espoir de le retenir ainsi, que j’ai pris la peine de le cultiver.

C’est contre toute raison et contre toute justice qu’on lui opposerait cette maxime : que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne. Car de quelle terre et de quels fruits entendrait-on parler ? La terre inculte ne rapporte rien, car le petit nombre des végétaux qui, sous des climats doux, fournissent des fruits mangeables, ne donnent en aucun pays une subsistance suffisante à l’homme qui n’exerce aucune culture, au moins dès que son espèce se multiplie. Or, ce n’est pas la peine de se disputer une terre qui ne nourrit pas ses habitants.

Aucun homme ne recevra de préjudice de ce qu’un de ses pareils cultivera et s’appropriera une portion de cette terre, qui deviendra féconde par ses soins ; et comme personne ne s’aviserait de se donner cette peine pour que les fruits qu’il fera naître fussent la propriété de tous, il est évident qu’il faut bien que la terre qu’il aura enceinte de pieux soit à lui, ainsi que ses produits. L’imposteur et l’ennemi du genre eût été celui qui se fut opposé à cet emploi du travail et de l’industrie de chaque individu qui devait être utile à tous ; l’imposteur eût été celui qui eût tenu au premier cultivateur le langage étrange du philosophe de Genève.

Il y a une absurdité palpable à donner le nom d’usurpation à l’action de l’individu qui s’approprie par le travail une portion de la terre que la nature a destinée à fournir à la subsistance de l’homme, lorsqu’elle serait sollicitée par la culture, et qui n’est encore la possession individuelle d’aucun. Usurper c’est prendre quelque chose à quelqu’un. Or, l’homme qui au milieu d’un peuple encore sauvage, dans un pays inculte et couvert de bois, défriche une portion de terre pour y planter du maïs ou des patates ne prend rien à personne, il n’est donc point un usurpateur.

En suivant l’éloquent sophiste développant la manière dont il prétend que se forme le droit de propriété, j’observe que l’occupation dont il parle ne peut être que l’occupation par le travail ; car il suppose les hommes ayant des biens qu’ils peuvent offrir à la société. À n’entendre par ces biens que des objets mobiles et transportables, chaque individu ne peut les avoir acquis par le travail. S’il s’agit de quelque partie du sol, on ne peut assurément l’avoir occupée de manière à pouvoir en faire hommage à la communauté qu’autant qu’on y a appliqué quelque espèce de culture, autrement vingt individus auraient pu occuper ainsi toute l’Europe et en faire don à leur société naissante.

Maintenant je ferai remarquer la confusion des idées et l’impropriété des termes dans cet énoncé, en une matière où l’on ne saurait mettre trop de clarté et de précision.

Si le droit de premier occupant, en entendant par l’occupation un véritable travail appliqué au sol, est un droit avant l’établissement de la propriété par le contrat social, il ne peut être un droit faux même à cette époque, par la raison que tout droit est un droit vrai, sans quoi il ne serait pas un droit. En disant que la première occupation par le travail ne donne un droit vrai qu’à l’aide de la sanction sociale, si l’on entend seulement qu’avant cette sanction ce droit n’est pas assuré, qu’on ne le respecte point de fait, en ce sens la proposition sera vraie, mais bien mal énoncée puisqu’un droit est vrai ou faux, bon ou mauvais, réel ou prétendu, qu’il soit respecté ou non de fait.

Mais n’est-il pas évident que le droit que donne le travail au premier occupant d’une terre vacante est bon, réel, respectable avant que la force publique établie par un pacte social l’assure et le fasse respecter ? N’est-il pas évident, qu’avant tout pacte social, il est juste d’assurer la possession du sol à celui qui l’a rendu fécond par son travail et que cette justice est tellement antérieure aux conventions humaines, qu’elle est le motif, la raison première de la loi de propriété ? Le droit de premier occupant n’est donc pas rendu vrai par la sanction sociale ; il l’était auparavant.

Il est faux que chaque membre de la société se donne à elle, lui, ses forces et ses biens, au moment où se forme l’association politique. Où a-t-on vu de semblables conditions du contrat social ? Chacun au contraire garde l’absolue propriété de sa personne et des biens, pour la conservation desquels il se réunit en société. La seule condition qui peut avoir été prévue et stipulée est que chacun s’engage à employer une portion de ses forces et de ses biens proportionnelle à ses facultés pour les besoins communs.

Mais une renonciation à la propriété de sa personne et de ses biens entre les mains du souverain, c’est-à-dire de la nation, est une chimère. Enfin on ne peut pas dire avec quelque raison que l’État est maître des biens des particuliers par le contrat social qui sert de base à tous les droits. Ce contrat défend le droit et ne le fonde pas. La force publique est instituée pour cette défense, qui devient pour elle un devoir, sans établir pour l’État ou, pour parler le langage de Rousseau, pour le souverain, qui l’emploie, aucune sorte de propriété.

C’est ainsi que raisonne, en violant toutes les lois du raisonnement, cet homme célèbre à qui son éloquence a donné tant d’admiration et de partisans, et qui, en enseignant un grand nombre de vérités utiles, s’est servi de ses talents pour répandre des erreurs funestes. Admirons le grand écrivain et défendons-nous des erreurs du sophiste.

Nous devons aussi à la justice et à la vérité de dire que J.-J. Rousseau n’a pas tiré lui-même de son principe les conséquences qui en découlent et qu’on peut croire qu’il ne les avait pas prévues. Le philosophe de Genève, égaré par son humeur contre les riches et, faute d’avoir bien connu l’organisation de la société politique, a bien pu adopter un principe qui plaçait l’origine première du droit de propriété dans la force sociale, mais il n’en a jamais conclu que la société pouvait reprendre par la force aux propriétaires actuels ce qu’ils possédaient, au lieu que les politiques qui l’ont copié ont eu en vue de légitimer les violences qu’ils projetaient, et semblent n’avoir adopté le principe que parce qu’ils en avaient besoin pour mettre en pratique les conséquences auxquelles il mène, et dans ceux-là, sans doute, il y a un autre délit que celui d’avoir embrassé une fausse opinion.

Mirabeau réfuté

Je joins Mirabeau à J.-J. Rousseau comme ayant méconnu les vrais fondements de la propriété. Les idées que Mirabeau s’était faites du droit de propriété, ou du moins celles qu’il a énoncées pour flatter des opinions populaires, se sont montrées dans différents débats élevés à l’assemblée dite constituante, principalement à l’occasion des biens du clergé et dans le rapport qu’il a laissé contenant un projet de loi pour les successions. Quoiqu’il n’ait fait qu’exagérer Jean-Jacques, j’analyserai ici ses principaux raisonnements, qui donneront quelques exemples entre mille autres, que je pourrais citer, de sa mauvaise logique.

« Si nous considérions, dit Mirabeau, l’homme dans son état originaire et sans société avec ses semblables, il paraît qu’il ne peut avoir de droit exclusif sur aucun objet de la nature […] et qu’il n’est dans cet état aucune production spontanée de la terre, aucune partie du sol qu’il ait pu s’approprier à l’exclusion d’un autre homme. »

Voilà bien de l’incohérence et de la déraison. L’auteur, en supposant l’homme sans société avec ses semblables, ne peut dire en aucun sens que ce qu’il s’approprie exclut ou n’exclut pas la propriété d’un autre homme, puisqu’aucun autre ne se présente pour lui disputer la sienne, et il est trop ridicule aussi de prétendre que seul dans une forêt il n’ait pas le droit de couper un arbre, de s’en faire un canot et de regarder ce canot comme sa chose propre.

Mais peut-être par ce homme sans société avec ses semblables Mirabeau entend-t-il non pas sans société naturelle, telle qu’elle peut se trouver entre deux sauvages se rencontrant, mais sans société politique et avant tout contrat social exprès ou tacite entre des hommes rassemblés. Suivons-le dans cette supposition.

Quand Mirabeau dit que l’homme dans son état originaire ne peut avoir de droit exclusif sur aucun objet de la nature, on peut lui demander s’il entend qu’un tel homme n’a point actuellement de droit ou qu’il n’en peut acquérir. Au premier sens la proposition est vraie de l’homme considéré avant tout travail, avant toute application de ses facultés à aucun objet de la nature, mais cette vérité ne conduirait point Mirabeau à son but. Il faut donc qu’il entende aussi qu’avant l’association politique l’homme ne peut acquérir aucun droit exclusif sur aucun objet de la nature, même en y appliquant son travail.

Mais la raison et le sentiment universel des hommes nous dictent que de deux hommes se rencontrant, comme ceux que je viens de supposer, et antérieurement à toute association entre eux, celui qui a abattu un arbre, pour s’en faire un canot, a sur cet arbre et sur ce canot un droit que n’a pas l’autre, qu’il s’est rendu ces choses propres en y appliquant ses forces et son adresse, qui sans doute sont sa propriété ; et que comme ses forces et son adresse sont tellement à lui qu’elles excluent sur sa personne la propriété d’un autre homme, elles excluent aussi la propriété d’un autre sur les choses auxquelles il a appliqué ces forces et ces facultés.

Mais c’est moins à la propriété mobilière que Mirabeau en veut, qu’à celle du sol. Voyons ce qu’il oppose à la réalité de ce droit : « Ce n’est, dit-il, que sur le travail de ses mains, sur la cabane qu’il a construite, sur le produit de la culture et non sur le terrain que l’homme de la nature peut avoir un vrai privilège. »

Voilà le sophiste tombant lui-même en une contradiction palpable. Il vient de nous dire plus haut que l’homme dans son état originaire ne peut avoir de droit exclusif sur aucun objet de la nature, sur aucune production spontanée de la terre. L’arbre qu’il a abattu pour se faire une cabane, étant une production spontanée de la terre, ne peut donc lui appartenir ; il n’a pu se l’approprier à l’exclusion d’un autre homme ; mais, cela posé, comment la cabane qu’il a élevée avec des arbres ainsi abattus lui appartiendra-t-elle ? Comment aura-t-il sur cette cabane un vrai privilège ?

On voit que vaincu par l’évidence, Mirabeau convient que l’homme de la nature peut acquérir un vrai privilège sur la cabane qu’il a construite et sur le produit de la terre qu’il a cultivée ; et qu’il lui refuse seulement le même droit sur le sol qu’il a rendu fertile. Mais le principe énoncé en même temps que c’est le travail de ses mains qui lui donne ce privilège contrarie la restriction ; car si la terre a reçu, comme l’arbre et la cabane, le travail des mains de l’homme, si elle est devenue désormais féconde par ses soins, comment n’aurait-il pas plus de droit sur ce terrain qu’il a nettoyé des plantes nuisibles, bêché, enceint de pieux, arrosé, etc., que celui qui n’y a rien fait de tout cela ?

L’incohérence est sensible à dire que l’homme de la nature a un vrai privilège sur le produit de la culture et qu’il n’en a point sur le terrain qu’il a cultivé ; car si les produits lui appartiennent à raison du travail qui les a fait naître, le terrain lui-même que son travail a préparé, façonné, disposé à produire d’autres récoltés doit lui appartenir par la même raison. Si les arbres dont il a fait une hutte, un canot, quoique appartenant à tous avant qu’il les travaillât, sont devenus sa propriété parce qu’ils les a rendus propres à son usage, la terre, qu’il a rendue capable de lui donner des récoltes successives, doit être aussi regardée comme sa propriété avant toute intervention de l’autorité sociale, aussi bien que sa hutte et le canot. Cette aptitude plus grande à produire donnée au terrain est aussi le fruit de son travail, comme la récolte elle-même. Aucun principe ne peut prescrire de remettre en commun, pour l’année suivante, la terre que j’aurai ainsi améliorée, ni de laisser perdre pour moi les sueurs que j’y ai versées pour le profit d’un autre qui n’y a rien mis.

« Avant la loi, continue Mirabeau, tous possédaient ou un seul a usurpé. La loi seule constitue la propriété, car la propriété n’est autre chose que le droit que tous ont donné à chacun de posséder exclusivement telle ou telle portion du domaine universel. »

Le sophiste emploie ici des termes auxquels il n’attache aucun sens précis, car dans cette distinction qu’entend-t-il par posséder ? Si ce ne peut être, selon lui-même, qu’une possession de fait, comment cela peut-il faire que ceux qui possèdent méritent d’être regardés comme usurpateurs ?

De ces hommes dans l’état antérieur à la formation de toute société politique (s’il est possible de concevoir des hommes rassemblés sans quelque sorte d’association tacite ou expresse), les uns pensent s’être adonnés à la culture du terrain, tandis que d’autres seront demeurés ou se seront faits chasseurs, et ils pourront échanger entre eux les produits respectifs de leur culture et de leur chasse. Or, comment les cultivateurs en ce cas seraient-ils des usurpateurs aux yeux des chasseurs parce qu’ils possèdent la portion du terrain qu’ils ont cultivé, quand les chasseurs n’ont voulu en cultiver aucune partie ? Ces chasseurs eux-mêmes ne peuvent pas regarder les cultivateurs sous cet aspect, et ils sentiront que comme les produits de leur chasse leur appartiennent en propre, le champ sur lequel le cultivateur a établi sa cabane, qu’il rend fécond par ses mains et dont les produits réguliers sont une ressource utile à la peuplade elle-même, lui appartient.

Mirabeau copie ensuite J.-J. Rousseau dans la fiction imaginée par celui-ci, qu’au moment de la formation de la société chaque membre donne à la société tout ce qu’il possède, que la société accepte l’offre et que c’est cette acceptation qui change l’usurpation des individus en droit et leur jouissance en propriété. Or, j’ai réfuté cette chimérique théorie dans J.-J. Rousseau.

« C’est le partage des terres, continue Mirabeau, fait et consenti par les hommes rapprochés entre eux, qui doit être regardé comme l’origine de la vraie propriété et ce partage suppose, comme on voit, une convention première, une loi réelle. Aussi les anciens ont-ils adoré Cérès comme la première législatrice du genre humain ».

Les faits et la raison démentent cette prétendue origine de la propriété. Lorsque les hommes ont voulu se réunir en sociétés agricoles, chaque chef de famille avait commencé à cultiver une portion de terrain que personne ne lui disputait, parce que chacun pouvait en prendre pour soi-même autant qu’il en voulait. En ce temps où le terrain libre et sans maître s’offrait à celui qui voudrait le cultiver, état qui exclut toute idée de partage, il fallait bien que l’expérience leur eût montré l’utilité de la culture pour les déterminer à sanctionner la propriété par la force commune. Ils avaient cultivé avant d’assurer la possession du terrain au cultivateur, comme ils avaient appliqué leur travail aux diverses substances que leur fournissait la nature avant de convenir entre eux de s’en assurer la possession. À ce premier moment, chacun, ayant usé de sa force individuelle pour féconder le terrain qu’il avait cultivé, se croyait en droit de le conserver exclusivement quoiqu’il n’eût fait encore avec ses semblables aucune convention qui lui en assurât la possession, comme il croyait que le canot qu’il avait creusé et la hutte qu’il avait construite lui appartenaient exclusivement sans convention antérieure.

Si l’on disait que cent chefs de famille ont pu s’accorder à se partager un territoire encore inculte, et qu’en ce cas la convention sociale qui a assuré sa portion a été antérieure à la culture, cette objection ne serait qu’une chicane résultante d’un déplacement des idées, qu’on ne disposerait pas dans l’ordre naturel.

Quand dans le fait ces hommes, par une prévoyance qui n’est pas naturelle à une société naissante, auraient établi la loi de propriété avant qu’aucun d’eux eût défriché un arpent de terrain, une pareille loi aurait toujours été dans leur esprit et dans l’ordre de leurs idées, postérieure à la supposition de la culture à laquelle chacun allait se livrer et postérieure aussi au sentiment du droit que le travail allait fonder et que la loi aurait à défendre. Le droit n’a donc jamais été l’ouvrage et le résultat de la convention et de la loi.

C’est de cette manière que Cérès est devenue législatrice, en ce sens que la culture a amené le droit de propriété et, à l’appui du droit, la loi l’a sanctionné. Dans le système que je combats, ce serait tout le contraire : la loi aurait établi le droit, le droit établi aurait produit la culture, et Cérès elle-même serait fille des lois, au lieu d’en être la mère.

Enfin, Mirabeau continuant de décrier et méconnaître le droit de propriété dit dans le Courrier de Provence : « Il n’y a que trois manières d’exister dans la société. Il faut y être mendiant, voleur ou salarié. Le propriétaire n’est autre chose que le prix que lui paye la société pour les distributions qu’il est chargé de faire aux autres individus par les consommations et les dépenses. Les propriétaires sont les agents, les économes du corps social. »

Ce sont là, je ne crains pas de le dire, autant d’erreurs grossières et d’absurdités palpables, quoique devenues trop souvent des principes de conduite pour le législateur.

Mirabeau voulant bien convenir que les propriétaires ne sont ni mendiants ni voleurs, qualité qu’il pourrait leur donner sans contrarier beaucoup les fausses idées qu’il se fait de la propriété et de ses droits, il nous reste seulement à expliquer combien il est absurde de dire qu’ils sont salariés en leur qualité de propriétaires. 

Un salarié est celui qui reçoit un prix quelconque d’un travail qu’il fait pour autrui, en vertu d’une convention libre et réciproque. Or, de qui pourrait-on dire que le propriétaire du sol est le salarié ? S’il cultive lui-même, il trouve dans les produits de sa culture le fruit de ses peines. Mais ce prix ne lui est payé par personne, il se le paye lui-même.

S’il fait cultiver son fonds par un autre, ce qui nous transporte tout de suite à un état de société postérieur et différent de celui qu’il nous suffirait de considérer ici, il paye encore un salaire à celui qui cultive pour lui, lorsque celui-ci ne fait pas les fonds de l’entreprise de culture et qu’ils sont fournis par le propriétaire. Enfin, si le cultivateur fait, en plus ou moins grande partie, les fonds de l’entreprise de culture, il n’y a point de salarié que ceux que paye l’entrepreneur de culture ou fermier pour exécuter son exploitation. Le traité entre le propriétaire et le fermier étant un contrat par lequel le cultivateur s’engage à rendre une portion des fruits ou sa valeur pour obtenir le droit d’appliquer ses capitaux à la terre que le propriétaire lui donne à cultiver, dans toute cette transaction il n’y a point d’autres salariés que les ouvriers subalternes, employés par le cultivateur en chef.

En cherchant à développer la pensée de Mirabeau, on reconnaît qu’il a voulu insinuer que le propriétaire du sol était salarié de la société pour avoir un prétexte d’attribuer le droit de propriété à la société elle-même.

Mais quel est donc le salaire que la société paye au propriétaire pour administrer la propriété ? Entendrait-on par ce salaire, la sûreté, la protection sociale, en un mot les avantages de l’association ? Mais c’est abuser des mots que de donner à ces choses le nom de salaire, la société elle-même ne pouvant procurer à ses membres ces avantages qu’à l’aide d’une revenu public, qui ne peut être que partie du revenu particulier de tous les propriétaires, ou plutôt de chacun d’eux. Ce sont les propriétaires qui payent des salaires à tous les agents du gouvernement, qui maintiennent l’ordre, la sûreté et les autres avantages de l’association ; et en ce sens il est vrai, au contraire, de dire que la société ou plutôt ses agents sont salariés par les propriétaires, et non pas les propriétaires salariés de la société en cette qualité.

Je dis en cette qualité, parce qu’en effet dans une société bien organisée il doit arriver que des propriétaires appelés aux fonctions de l’administration reçoivent pour ces fonctions mêmes des salaires de la société, mais ce sera comme fonctionnaires publics et non comme propriétaires.

Certainement, chaque propriétaire cultivant son propre sol par ses mains ou par celles de ses enfants, avant la réunion des familles pour former la société ne tirait de salaires de personne, n’était l’agent et l’économe de personne.

En se réunissant à d’autres familles, il n’a ni voulu, ni pu, ni dû renoncer à ce domaine réel et absolu qu’il avait sur sa propriété. Il s’est résigné à en sacrifier quelques portions aux besoins communs pour s’assurer la jouissance des autres ; mais tout ce qu’il en a gardé, il n’a prétendu le tenir de personne à titre de salaires.

Le propriétaire n’est point non plus l’économe du corps social, ni son agent. Il économise et agit pour lui-même. Il est vrai que de l’économie générale de la totalité des propriétaires, cultivant et faisant cultiver leurs biens résultent l’avantage, la conservation et l’existence même du corps social ; mais c’est en ce sens seulement, qui ne peut servir les détracteurs de la propriété, qu’on peut entendre cette bizarre expression.

Enfin, qui ne voit qu’en établissant que le propriétaire est économe, agent du corps social, chargé de faire des distributions aux autres individus, on ouvre la porte à toutes les violences de ceux qui n’ont point de propriété, contre ceux qui en ont, ainsi que tous les genres de spoliations qu’un mauvais gouvernement voudrait tenter.

Si le propriétaire est chargé de faire des distributions aux autres individus, s’il est salarié, payé pour cela par la société, qui peut arrêter les individus, réclamant du propriétaire des distributions qu’ils arbitreront eux-mêmes, ou du moins qui empêchera le gouvernement d’ordonner à tout propriétaire de distribuer tout son revenu chacun à un certain nombre d’individus ? C’est ainsi qu’il sera l’économe et l’agent du corps social. Il ne faut pas beaucoup de réflexion pour reconnaître qu’aucune société politique ne pourrait subsister sous l’empire de semblables lois.

Non, le propriétaire n’est chargé d’aucune distribution, il fait tant et si peu de consommations qu’il veut, sans en devoir compte à personne, et cette liberté est de l’essence de la propriété et de l’intérêt de la société. Il n’est pas nécessaire que la société prescrive au propriétaire de faire des consommations qui donnent la subsistance aux individus sans propriété. La nature y a pourvu mieux que les hommes ne pourraient faire par deux moyens puissants.

Ces moyens sont l’impossibilité où se trouve le propriétaire d’obtenir le retour de la production, qui donne seule quelque prix à la propriété foncière, sans distribuer à ceux qui la tirent du sol une portion de la production et par conséquent sans fournir à leurs consommations, et l’impossibilité toute pareille d’avoir aucune jouissance pour lui-même qu’au prix de quelques autres parties de substances qu’il recueille du sol. Il n’est nullement nécessaire que la société lui fasse une loi de ce que la nature, ses besoins, ses intérêts, ses plaisirs exigent de lui si impérieusement, ainsi que toute la portion des produits de son sol qui doit fournir à l’impôt nécessaire aux besoins publics et qui dans les grandes sociétés n’est pas une petite, mais au contraire une grande portion de son revenu distribuée à tous les agents du gouvernement.

Il faut se souvenir au reste que dans sa théorie de la propriété, comme dans la plupart de celles qu’il a établies dans l’Assemblée nationale, Mirabeau a eu des vues politiques. Sa marche n’était pas celle d’un philosophe cherchant de bonne foi les principes, pour en tirer ensuite les conséquences qui pourraient en résulter ; mais ayant un but auquel il tendait, il cherchait la route qui pourrait l’y conduire, dût-il, en se l’ouvrant, renverser toutes les vérités qui se trouveraient sur son passage. Son but était ici surtout d’attaquer la propriété des nobles et celle du clergé. C’est pour autoriser le nouveau gouvernement à les spolier, sous prétexte d’attaquer la féodalité et d’autres abus, qu’il établissait que la loi seule constitue la propriété.

Je bornerai ici l’examen des paradoxes avancés par Mirabeau sur le sujet que je traite. J’en aurais beaucoup d’autres à référer, si je voulais le suivre dans ce qu’il a dit sur les successions. Mais, quoique ce ne fût pas m’écarter beaucoup de mon sujet, ce serait lui donner des développements plus étendus que ceux que je puis me permettre ici.

On me dira, peut-être, que les opinions de Mirabeau ne sont pas d’une telle autorité qu’il soit nécessaire de les réfuter en détail. Mais je réponds que les principes des détracteurs de la propriété se trouvent dans un grand nombre d’écrivains plus ou moins célèbres, plus ou moins dignes de cette célébrité. Il est assez indifférent qu’on les attaque dans l’un plutôt que dans l’autre. Mais les plus récents ayant attiré davantage l’attention publique et laissé plus de souvenirs, il est, peut-être, plus utile de les combattre chez eux.


CHAPITRE SIXIÈME

Objections de Bentham sur le même sujet

Je combattrai maintenant un philosophe estimable et profond, Jérémie Bentham, auteur d’une collection précieuse de traités de législation publiée et traduite en français par M. Dumont son ami, où je trouve sur l’origine et les fondements de la propriété, la même erreur contre laquelle je m’élève ici.

Selon ce philosophe : « Il n’y a point de propriété naturelle, elle est uniquement l’ouvrage de la loi. Je ne puis compter, dit-il, sur la jouissance de ce que je regarde comme mien, que sur la promesse de la loi qui me le garantit. »

J’observerai que dans cet exposé de sa doctrine, l’auteur laisse échapper un aveu qui fournit contre lui un argument pressant ; car il distingue comme on voit, la jouissance garantie par la loi, et l’opinion que l’homme a que la chose est sienne. Or, de ces deux idées, celle-ci est manifestement antérieure à celle-là. J’ai l’idée et le sentiment que la chose est mienne avant que la loi m’en assure la possession, et cet ordre des idées est celui que présente Bentham lui-même et d’après lequel il conduit son raisonnement.

C’est en regardant une chose comme mienne et parce que je la regarde ainsi que je demande que sa possession m’en soit assurée et que tous mes semblables qui ont la même idée, le même sentiment de leur propriété, conviennent entre eux que les jouissances de chacun seront protégées par la force commune.

On ne peut pas confondre le droit, que j’ai à la chose que je regarde comme mienne, et le moyen à l’aide duquel je peux jouir sûrement de cette chose. J’ai le droit, quoiqu’une force étrangère puisse m’empêcher et m’empêche en effet de jouir de la chose. J’ai besoin que la force publique assure ma jouissance, c’est-à-dire l’exercice, l’usage de ce droit, mais le droit est antérieur à l’emploi de cette force qui n’a lieu que pour l’appuyer.

« La propriété, dit encore Bentham, n’est qu’une base d’attente de retirer certains avantages de la chose qu’on dit posséder, en conséquence des rapports où on est déjà placé vis-à-vis d’elle, et une persuasion qu’on retirera ces avantages. Or, cette attente, cette persuasion ne peuvent être que l’ouvrage de la loi, puisque je n’y puis compter que sur la promesse de la loi qui me la garantit. L’attente de l’avenir est la chaîne qui lie les parties successives de la durée de notre vie. Le principe de la sûreté comprend le maintien de toutes les attentes, et toute attente portée à ce sentiment est un mal spécial qu’on peut appeler peine d’attente trompée ; vérité très féconde et dont l’ignorance a été l’effet et la source de beaucoup de confusion dans les idées des jurisconsultes, qui ont à peine fait entrer le mot d’attente dans leur vocabulaire, etc. »

J’observe : 1° que le mot base échappé à l’auteur, accuse la fausseté de sa doctrine ; car qu’est-ce qu’une base d’attente, si ce n’est pas une raison, un juste motif, un droit à l’attente de certains avantages ? Or, une raison, un motif, un droit aux avantages de la jouissance d’un objet sont quelque chose de distinct de la loi, d’antérieur à la loi qui vous en assure la tranquille possession.

2° Quand l’auteur n’eût pas prononcé le mot de base, je lui aurais toujours demandé si cette attente de la jouissance des avantages de la possession est fondée ou non sur quelque motif ou raison, que puisse alléguer celui qu’on regarde comme ayant le droit de propriété, et que ne puisse pas faire valoir l’usurpateur qui s’en mettrait en possession par la violence ou par la ruse. 

S’il me dit que cette attente est fondée sur quelque motif ou raison que peut alléguer celui-là seul et non pas celui-ci, j’en conclurai encore qu’il faut que ce motif soit quelque chose d’antérieur à la loi, de distinct de la loi, puisqu’il arrive souvent que la jouissance est garantie à celui qui n’est pas le légitime propriétaire et qu’en ce cas l’attente de l’usurpateur n’aura point la même base que celle du légitime propriétaire.

Que si l’on dit que l’appui de la loi fait disparaître et écarte tout reproche d’usurpation, que celui à qui la loi, c’est-à-dire la volonté des gouvernants, donne la terre qui m’appartenait, en est par là même propriétaire légitime, on contrarie toutes les idées que les hommes ont de la justice et de la propriété.

3° L’auteur qui dit que la propriété est l’attente de posséder une chose en conséquence des rapports où l’on est placé vis-à-vis d’elle, doit convenir que les rapports de l’homme au champ qu’il a cultivé et qu’il a fécondé de ses sueurs, ou à l’animal qu’il a tué à la chasse, sont différents des rapports du sauvage à la proie qu’il arrache à celui qui est plus faible que lui, et des rapports du voleur avec la bourse du voyageur. Il y a dans les deux premiers exemples une circonstance importante qui n’est pas dans les deux derniers. Cette circonstance est le travail et les avances de l’homme appliqués aux choses propres à ses jouissances qu’il a tirées du réservoir commun de la nature. Or, cette circonstance établit entre lui et ces choses un rapport qui n’a pas lieu entre tout autre individu et ces choses, et le rapport qui en résulte ne consiste pas en une simple attente, mot trop faible et très impropre pour exprimer le sentiment que cet homme a de son droit sur cette chose ; cette circonstance est une raison de préférence, un motif de lui assurer la jouissance de ce qu’il s’est rendu propre par son travail, un droit qui est le sien et non celui d’aucun autre.

4° En nous enseignant que la propriété n’est qu’une attente, une persuasion qu’on conservera sa jouissance par le secours de la loi, l’auteur doit et veut écarter toute idée d’un droit à la chose antérieur à la loi, et qui soit une raison, un motif pour le législateur d’assurer la jouissance à celui-ci plutôt qu’à celui-là. Selon cette doctrine, l’attente et la persuasion de l’usurpateur, ayant en main une force capable d’assurer son usurpation, seraient exactement les mêmes que celles du premier cultivateur. Or, cette attente et cette persuasion sont très différentes dans le cas où il y a eu un travail appliqué à un objet et dans le cas où il n’y en a point eu. Elles ont un motif et une base dans le premier cas ; elles n’en ont point dans le second.

5° Non seulement l’attente, la persuasion, la certitude de jouir se trouvent ainsi là où aucune loi ne les donne, mais on les voit aussi dans l’homme à qui la loi les ôte autant qu’elle peut ; dans l’homme qui, en jouissant, viole des lois établies.

Le voleur de grand chemin qui dans une société mal policée, armé, vigoureux, avide, dépouille le voyageur faible et désarmé, a bien la certitude de jouir des objets qu’il a volés. C’est aussi là une attente, mais il faut avouer qu’elle est différente de celle de l’homme qui fonde son attente sur l’emploi qu’il a fait de son travail et de son industrie, ou sur le travail et l’industrie de celui qui lui a transmis la chose dont la loi lui assure la possession.

Naboth, possesseur de la vigne de ses pères, avait l’attente d’en jouir. Achab souverain, lorsqu’il s’en est emparé, s’attend bien aussi à en jouir, mais l’attente du premier a une base, un motif, une raison, un droit qui la justifie ; celle du second n’est appuyée sur rien de semblable, n’a de fondement que la violence.

« En fait de propriété, dit encore Bentham, la sûreté consiste à ne recevoir aucune secousse, aucun choc, aucun changement dans l’attente qu’on a fondé sur les lois de jouir de telle ou telle portion de bien. »

Je suis d’accord avec cette notion de la sûreté, mais la propriété, le droit de propriété n’a rien à faire là, puisque l’usurpateur qui, par ruse ou par force, a obtenu un bien qui ne lui appartient pas, a cette même attente de jouir sans choc ni changement et n’a pas de droit de propriété.

Si Bentham répond qu’il n’entend par la base de l’attente que la loi elle-même, appuyée de la force publique qui assure la jouissance à celui qui jouit, propriétaire légitime ou usurpateur, la base de l’attente sera la même selon lui pour l’une et pour l’autre. Mais d’après cette explication, la propriété ne sera plus qu’un vain mot ou ne signifiera que l’actuelle possession juste ou injuste, avec titre ou sans titre ; et dès lors aussi la notion de propriété de l’auteur anglais sera différente de celle du reste des hommes qui distinguent tous les possession injuste, de cette qui est légitime, la possession de fait, de la propriété comme droit.

L’auteur s’est proposé cette même objection à la page 34, en ces termes : « mais, dira-t-on, qu’est-ce qui a servi de base à la loi, quand elle a adopté les objets qu’elle a promis de protéger, sous le nom de propriété, c’est-à-dire, quand elle a reconnu la propriété dans ceux à qui elle en a assuré la possession ? » « Dans l’état primitif, ajoute-t-il, les hommes n’avaient-ils pas une attente naturelle et dérivant de sources antérieures à la loi, de jouir de certaines choses ? »

La vraie réponse, la réponse directe à cette question, pour la défense de la théorie de Bentham, était de dire nettement que rien n’a servi de base à la loi pour sa première opération instituant la propriété ; puisque selon sa doctrine, la propriété n’a d’autre base que la loi, et que, comme il l’énonce lui-même ailleurs, avant les lois, point de propriété. Ôtez les lois, toute propriété cesse.

Mais l’auteur anglais n’a pas osé faire ici nettement cette réponse. Il se modifie, il se restreint : ou plutôt il se détourne de l’objection proposée et répond à ce qu’on ne lui oppose pas : « Oui, dit-il, il y a eu, dès l’origine, des circonstances dans lesquelles un homme a pu s’assurer ses jouissances par ses propres moyens ; mais le catalogue de ces cas est bien borné, et cette manière de posséder est bien misérable et bien précaire. »

C’est là éluder l’objection. Tout le monde convient que l’homme ne peut se passer de l’ordre social et de la force de la loi pour assurer ses jouissances, ni obtenir cette sûreté par ses propres moyens individuels : ce ne sont pas les moyens d’assurer ses jouissances qu’on prétend montrer comme antérieurs à la loi, ce sont des motifs, des raisons pour la loi elle-même d’assurer la propriété de chaque individu contre l’avidité de tous.

Je sais fort bien que c’est la force de plusieurs réunie par une association, par une convention quelconque, qui peut seule défendre le faible des violences du fort. Mais, parmi les raisons qui conduisent les hommes à se rapprocher, à s’associer, à établir des lois qui assurent les jouissances de chacun, il y en a une qui prend son origine dans l’idée et le sentiment que chaque individu a de son droit de propriété sur les objets dont il veut s’assurer la jouissance par le moyen de la convention sociale, c’est-à-dire de la loi : et cette idée et ce sentiment sont manifestement antérieurs à toute convention, à toute loi.

Enfin à l’objection de l’auteur que l’auteur s’oppose que : « dans l’état primitif les hommes avaient une attente naturelle de jouir de certaines choses ; attente qui dérivait de sources antérieures à la loi » ; sa réponse directe devait être, qu’avant la loi, il n’y a point d’attente naturelle dans l’homme qui a construit une hutte de ses mains, de la conserver pour lui-même et sa famille.

Mais c’est ce qu’il n’a pas osé dire. Tout ce qu’il oppose est que cette atteinte de l’état primitif est faible ; que le sauvage ne peut pas espérer longtemps de garder sa proie ou sa chose pour lui seul ; que sa manière de posséder est misérable et précaire, etc. Mais rien de tout cela ne touche à la véritable question : y a-t-il quelque raison naturelle antérieure à toute convention, à toute loi, sur laquelle se fonde l’attente de chacun de ces sauvages, qui sera le motif pour lequel ils feront entre eux une convention d’assurer à chacun le fruit de son travail ?

S’il y a une attente naturelle, il y en a une qui ne l’est pas. La première aura un caractère qui manquera à la seconde. Si l’attente de jouir du poisson qu’il a pêché et du daim qu’il a percé de sa flèche est appelée naturelle, dans celui qui a employé sa peine, son temps, son adresse, son canot, son arc à pêcher et à chasser ; peut-on appeler naturelle au même sens, l’attente de l’homme violent qui, après avoir arraché à ce pêcheur et à ce chasseur le fruit de leur adresse et de leur travail, compte en jouir et en jouit en effet ?

Mais, nous dit l’auteur anglais, pour trouver quelque droit de propriété, il faut toujours supposer quelque sorte de convention entre les hommes, et « si vous supposez la moindre convention entre des sauvages pour respecter réciproquement leur butin, voilà l’introduction d’un principe auquel vous ne pouvez donner que le nom de loi ».

La majeure de cet argument est fausse, et tout ce que j’ai dit précédemment en démontre la fausseté. Avant toute convention entre des sauvages, l’arc et les flèches que l’un d’entre eux a fait de ses mains, l’animal qu’il a abattu de ses traits, la hutte qu’il a construite lui appartient exclusivement, il a sur ces objets un droit de propriété, parce qu’il a employé à les acquérir sa personne, son industrie, son temps, qui sont assurément sa propriété, et il a ce droit antérieurement à toute convention faite avec ses pareils.

Il est vrai que la convention faite entre ces sauvages pour respecter réciproquement leur propriété est aussi une loi, mais cette espèce de loi, toute imparfaite qu’elle est, est encore postérieure à l’idée et au sentiment de la propriété comme justice et comme droit pour chacun des individus qui font la convention, et, c’est ce qu’il semble impossible de nier, si l’on considère que c’est ce sentiment de la propriété et de la justice dans chaque individu qui le détermine à accéder à la convention, que la convention ne se passe qu’après que chaque individu s’est dit à lui-même : j’ai le droit de garder pour moi le poisson que j’ai pêché, l’animal que j’ai tué à la chasse, la hutte que j’ai bâtie, etc. À quoi chacun ajoute : pour m’assurer la possession de ces choses, je ferai avec les autres une convention par laquelle nous nous engageons à protéger de la force commune celui à qui un ou plusieurs autres voudraient enlever sa hutte, le produit de sa pêche ou de sa chasse.

On me dira peut-être, vous supposez gratuitement que les individus qui vont se réunir en société, et passer la convention dont il s’agit, disent chacun à part soi, j’ai un droit de propriété sur ma hutte, sur le produit de ma pêche et de ma chasse ; mais ne peut-on pas vous dire que chaque individu, à ce moment qu’on suppose précéder la convention, ne sait, ne pense, ne sent qu’une chose, qui est l’utilité, le plaisir qu’il retire de la possession actuelle des objets, dont il veut s’assurer la jouissance, sans avoir aucune idée ou sentiment du droit de propriété, qu’il n’acquiert, dira-t-on, que postérieurement à la convention par laquelle cette jouissance lui est garantie ? De sorte qu’il n’y a pour lui propriété que lorsque sa jouissance a été garantie par la convention sociale.

Je répondrai d’abord à l’objection en m’appuyant des principes de Bentham lui-même.

Dans le même chapitre et immédiatement après avoir avancé que la propriété est uniquement l’ouvrage des lois, Bentham nous dit : « il n’est point d’image, point de peinture, point de trait visible qui puisse exprimer le rapport qui constitue la propriété, parce que ce rapport n’est pas matériel, mais métaphysique et qu’il appartient tout entier à la conception de l’esprit. » À quoi il ajoute : « avoir la chose enter les mains, la garder, la fabriquer, la vendre, la dénaturer, l’employer, toutes ces circonstances physiques ne donnent pas l’idée de la propriété. »

D’après cette théorie de Bentham lui-même, je demande à son éditeur comment il concilie la doctrine de Locke avec celle de son auteur ; comment il peut faire dériver des sensations l’idée d’un rapport qui ne peut être exprimé par aucune image, ni peinture, ni trait visible, qui n’a rien de matériel, etc. Et l’explication qu’il me donnera, je m’en saisirai comme lui.

On ne peut nier que l’utilité individuelle n’ait été un des motifs des conventions sociales, et en particulier de la loi de propriété ; mais ce n’est pas une raison de méconnaître un autre sentiment, dans l’ordre des idées, antérieure à celui-là. Car outre l’utilité ou les inconvénients des actes des hommes entre eux, ces actes sont justes ou injustes en même temps qu’ils sont utiles ou nuisibles, soit pour celui qui les fait, soit pour la société dans laquelle il vit.


CHAPITRE SEPTIÈME

Développement ultérieur relatif à Bentham

Je tirerai un développement ultérieur des principes que je viens d’établir dans le chapitre précédent d’une discussion que j’ai eu sur le même sujet avec M. Dumont, traducteur de Bentham et notre ami commun.

« L’ordre et le sentiment qu’une chose est mienne, m’écrit M. Dumont, ne peut être en moi avant la loi, puisque je ne suis né que sous l’existence des lois et non avant elles ; toute idée que j’ai de la propriété dérive donc de la loi. »

Je réponds : il ne s’agit pas ici de l’ordre chronologique et des temps, mais de l’ordre des idées dans l’esprit humain. Il ne s’agit pas non plus de moi individu qui suis né sous l’empire des lois établies, mais de l’espèce humaine ; de l’homme en général qu’on suppose et qu’on a droit de supposer et de considérer dans l’état sauvage et n’ayant encore aucune loi et dont on ne peut pas dire qu’il est né sous l’existence des lois.

Or, pour cet homme, et dans l’ordre de ses idées et de ses sentiments, je dis que l’idée et le sentiment qu’il a de son droit de propriété sur les choses sont antérieurs à la loi et indépendants d’elle ; qu’avant qu’un tel homme soit convenu avec ses semblables de faire des lois pour la conversation de la propriété, il est naturellement convaincu que le gibier qu’il a abattu et le canot qu’il a creusé sont sa chose et non celle d’aucun autre.

« Quand je réclame ma propriété, me dit M. Dumont, quel est mon titre ? C’est que la propriété que je réclame est fondée sur la loi. Il n’y a aucune propriété qu’on puisse réclamer par un titre qui ne serait pas légal. »

Dans un tel état de choses, il n’y a en effet aucune propriété qu’on puisse réclamer efficacement par un titre légal ; mais la propriété de l’homme, fondée sur son travail, peut être réclamée justement d’après la connaissance et le sentiment du droit que lui donnent ces circonstances, que j’appelle un titre moral. À la vérité, une réclamation pareille peut n’être pas efficace, mais elle n’en est pas moins juste selon les idées et le sentiment de tous les hommes, sentiment dont on ne peut contester la vérité par la raison qu’il est irrésistible et universel.

Il y a ici équivoque sur le mot de titre, qui signifie également le titre légal et le titre moral. Je suis en possession d’une maison que j’ai construite ou achetée ou reçue de mes pères. La loi m’assure la possession de cette maison. La notoriété de mon occupation, le contrat de vente, le testament de mon père sont autant de titres que la loi a consacrés ou de titres légaux.

Mais supposons un homme jeté avec quelques compagnons de son infortune dans une île déserte, où ils sont sans gouvernement et sans lois, qui ait construit une hutte de ses mains, tandis que ses compagnons d’infortune se sont contentés de l’abri qu’ils ont trouvé sous quelque roche. Peut-on méconnaître, et ces hommes eux-mêmes méconnaîtront-ils le titre moral que cet homme a sur sa hutte, et ce titre moral ne sera-t-il pas selon l’hypothèse, antérieur à toute loi ?

« Vous êtes dans l’erreur, me dit encore M. Dumont, vous appliquez à l’état fictif de l’homme avant les lois, le langage qui n’a pu naître que de l’existence des lois mêmes. »

Je réponds à l’éditeur de Bentham qu’en me faisant cette objection, il suppose ce qui est en question. Prétendre qu’avant qu’il y eût des lois, les hommes n’ont pas pu distinguer le mien et le tien, c’est précisément énoncer l’opinion contraire à la mienne, puisque c’est la même chose que si l’on dirait qu’avant la loi il n’y a ni mien ni tien ; tandis que je prétends avec Locke qu’avant toute loi et toute convention, la chose à laquelle j’ai appliqué mon travail, mon intelligence, mes facultés qui sont à moi, que cette chose, dis-je, est mienne et n’est celle d’aucun autre.

Que le langage employé aujourd’hui pour parler de la propriété et des droits soit né de l’existence des lois mêmes, cela n’empêche pas qu’avant les lois des hommes rassemblés n’eussent eu les sentiments et les idées de leur propriété et quelque langage ou signe pour exprimer ces idées et ces sentiments, ce langage a pu être différent de celui qui s’est établi plus tard et d’après les lois, il a pu être moins parfait et moins commode. Mais il n’y a aucune raison de croire qu’entre deux ou plusieurs individus rapprochés les uns des autres et n’ayant pas encore formé de convention sociale, chacun d’eux n’ait pas eu quelque langage ou quelque signe non équivoque, pour exprimer qu’il regardait comme sien le canot qu’il avait creusé, le gibier qu’il avait abattu.

On nous dit que cet état n’est que fictif. Mais d’abord il suffit de considérer la question dans l’état fictif pour la résoudre ; et de plus il n’est pas vrai que ce ne soit là qu’une fiction : puisque les voyageurs nous font connaître des peuplades qui n’ont pas encore des lois conservatrices du mien et du tien et chez lesquelles cependant se retrouvent les idées et les sentiments de la propriété.

À ce que j’ai dit que l’idée et le sentiment de la propriété ont été une raison d’établir les lois, M. Dumont m’oppose que la seule raison d’établir les lois a été le désir de n’être pas exposé à la peine de se voir enlever ce qu’on possède. Et il me demande pourquoi je m’obstine à appeler droit ce qui n’est qu’une crainte de peine, celle de perdre et de ne pas jouir.

La seule raison : voilà encore ce qui est en question et ce que je nie absolument. Certes, le désir de ne pas perdre ce qu’on possède est une raison d’établir les lois ; mais dire que c’est la seule, c’est assurer qu’aucune autre idée, aucun autre sentiment n’était dans l’esprit des hommes, lorsqu’ils ont sanctionné par des lois la possession, et je prétends que le sentiment des droits du possesseur acquis par l’exercice de ses facultés, par son intelligence et son travail, était dans le cœur de l’homme en même temps qu’il a porté des lois conservatrices de la propriété, autant que le sentiment de leur utilité.

Des lois, qui n’auraient pour raison que le désir de conserver la chose à celui qui la possède, consacreraient la possession dans les mains de celui qui la possède sans titre, de l’usurpateur d’un champ aussi bien que de celui qui l’a cultivé originairement ou qui le tient de ses pères. Elles ont cependant distingué celui-là de celui-ci, elles n’ont pas dit ou n’ont pas dû dire : celui qui est en possession de la dépouille de la veuve et de l’orphelin, sera maintenant dans cette possession.

Je dis, lorsqu’on prétend que la raison des lois n’a été que le désir de conserver et la crainte de perdre, qu’on suppose ce qui est en question ; puisque dans mon opinion il y a de plus la volonté d’assurer sa jouissance à celui qui a droit de jouir, ce qui suppose un droit de jouir indépendant de la loi et qui n’est pas l’ouvrage de la loi.

« Mais, ajoute M. Dumont, le désir de conserver n’a, avant l’existence de la loi, aucun caractère de droit. »

Assurément, je n’ai jamais prétendu et je ne puis prétendre qu’un désir ait un caractère de droit. Mais il s’agit ici de savoir, non pas si le désir de conserver a un tel caractère, mais s’il est accompagné dans le propriétaire légitime du sentiment d’un droit sur la chose, ainsi que je l’ai déjà expliqué plusieurs fois, et le raisonnement de mon antagoniste ne prouve point du tout le contraire.

« Il n’y a point de droit avant la loi, continue M. Dumont, aucune promesse de la part de personne, aucune garantie qui appuie le désir de conserver en donne le moyen de recouvrer la chose perdue, ni aucun titre de réclamation. »

Ce qui précède fournit assez de quoi reconnaître la faiblesse de ce raisonnement. Sans doute avant la loi ou convention, qui emploie la force sociale à appuyer le désir que chaque individu a de conserver sa chose, le possesseur n’a point de moyen efficace et sûr de la recouvrer, si elle lui a été enlevée, mais il n’en est pas moins persuadé qu’on a violé ses droits, sa propriété en la lui enlevant.

Quant au titre de réclamation, j’ai déjà dit que le propriétaire avant la loi n’a aucun titre légal et efficace, mais il a un titre moral fondé sur ce qu’il a employé ou par lui-même, ou par ceux aux droits de qui il est sa personne et ses facultés à l’acquisition de cette chose. 

Je touche à la fin des observations de M. Dumont. J’ai dit que Bentham, après s’être demandé sur quelle base a commencé l’opération de la loi, établissant la propriété, n’a pas fait la réponse à laquelle sa théorie devait le conduire. M. Dumont y répond lui-même et semble croire que sa réponse est celle-là même qu’a donnée aussi M. Bentham dans son ouvrage.

Il se peut en effet que je n’aie pas assez bien entendu cet endroit de Bentham : je prends donc la réponse de son ami comme donnée par lui-même et je vais l’examiner.

« L’opération de la loi commence, dit M. Dumont, par assurer à chacun ce qu’il possède à présent ou ce qu’il possédera demain. Le fil de la possession devient alors un cable. Des peines à éviter, des jouissances à assurer : voilà la base ; on n’en peut avoir de meilleure. »

Si j’entends bien cette observation, elle signifie que la première loi qui a consacré la propriété a eu pour base la simple possession actuelle ou future et n’a eu que celle-là. En d’autres termes, la loi n’a eu aucune autre raison d’assurer aux premiers hommes réunis par une convention sociale, ce que chacun d’eux possédait, sinon que chacun la possédait sans aucun égard à la voie par laquelle il était arrivé à cette possession.

L’objet de la loi, son opération, est bien en effet d’assurer la possession ; mais la question n’est pas quelle est la première opération, mais qu’est-ce qui a servi de base à la loi pour le commencement de l’opération ? Ce sont les propres termes de Bentham. Et cet exposé nous conduit, comme on voit, à chercher s’il y a eu un motif d’assurer la possession en telle circonstance plutôt qu’en telle autre, à l’un plutôt qu’à l’autre ; la récolte, par exemple, à celui qui a cultivé le champ, et le gibier à celui qui l’a abattu.

Peut-être dans l’examen de cette question, trouverait-on quelque avantage à descendre des généralités aux faits particuliers, et, au lieu de voir la loi en général, nous transporter dans une peuplade naissante et encore sauvage, avant qu’il y soit passé aucune convention entre les individus et qu’il se soit fait aucune association.

Dans un rassemblement pareil qui n’est pas une société, il y a déjà des possesseurs soit des terres cultivés soit de richesses mobilières de quelques genres. Ces possessions pour chacun de ces individus sont dérivées de son travail, de l’emploi qu’il a fait de ses facultés pour rendre une terre inculte et vacante que personne ne lui disputait, ou pour se faire un vêtement, une habitation, etc.

Nous pouvons supposer qu’un de ces hommes est troublé dans sa possession par un autre et que, chassé de son habitation et dépouillé par un plus fort, il se plaint aux autres de la violence qu’il éprouve et implore leur secours contre l’usurpateur.

Dans notre supposition, il n’y a point encore de loi, et il n’est pas question d’en faire. Le plaignant n’en demande pas. Il ne conçoit encore ni le moi ni la chose, il demande que ses compagnons lui fassent restituer sa terre et sa hutte, il ne leur donne pas pour raison qu’il était en possession légale, mais bien qu’il a mis sa peine, son temps, son industrie, sa personne toute entière à se procurer le vivre et le couvert et que ces choses lui appartiennent.

Si l’usurpateur plus méchant et plus fort et plus courageux que les autres n’est pas en état de braver leur jugement et que ceux-ci ne soient pas détournés de venir au secours de l’opprimé par l’incurie naturelle aux sauvages, ils se réuniront contre le premier et lui feront abandonner sa proie. Cette réunion sera un acte de justice et non pas une loi. Cette opération ne sera pas une loi assurant la possession, puisqu’au contraire elle éliminera le possesseur actuel parce qu’il est usurpateur.

Il semble que le motif de la décisions de ces sauvages est le même que celui qui les conduira dans la suite à faire entre eux une loi de propriété, et que, comme ils ont fait rendre à leur compagnon sa terre et sa hutte, parce que ces choses étaient devenues propres à lui, à la suite de son travail, leur loi de propriété sera aussi fondée sur ce qui est juste : que chacun recueille où il a semé et habite paisiblement la maison qu’il s’est construite. Ce motif sera ce qui aura servi de base à la loi pour le commencement de son opération, c’est-à-dire, à la loi assurant la possession à tous ceux qui sont supposés posséder à titre de justice et en vertu d’un droit véritable.

Dans la défense de Bentham, M. Dumont semble identifier et confondre une loi de propriété avec une loi de prescription. Selon lui, le législateur ne dit rien autre chose qu’uti possidetis. Mais cette confusion ne peut être tolérée. La prescription et l’uti possidetis font une abstraction entière du titre et du droit de propriété. Elles consacrent la possession actuelle quel que soit son titre et même sans titre. Mais la prescription est à la suite des proscriptions et l’uti possidetis après la guerre. Dans l’état naturel des sociétés, la loi de propriété suppose au contraire le titre et le droit de propriété. L’usurpateur du bien de la veuve et de l’orphelin ne se défend pas devant un tribunal en disant : je suis en possession et la loi de propriété a pour but d’assurer à chacun ce qu’il possède ; j’ai dans les mains le fil de la possession qui devient un cable, etc. On lui demande : quel est votre titre ? Et on lui oppose le titre de celui qu’il a dépouillé. C’est donc ce titre et le droit de propriété qui est la base première de la loi.

Mais M. Dumont me renvoie enfin au chapitre de Bentham, des titres qui constituent la propriété, comme suffisant pour éclaircir tous mes doutes. Mais d’abord c’est après avoir lu ce même chapitre, que j’avais exprimé mon opinion à Bentham. Ce qu’il a dit de l’attente m’a même fourni une objection que je crois sans réponse ; savoir que l’attente, selon Bentham lui-même, ayant une base pour le propriétaire à juste titre, qu’elle n’a pas pour l’usurpateur, cette base est elle-même une circonstance qui détermine la loi en faveur de celui-là, plutôt qu’en faveur de celui-ci et qui par conséquent est antérieure à la loi.

En relisant ce chapitre, je me confirme de plus en plus dans la persuasion que Bentham a méconnu le vrai fondement de la distinction du juste et de l’injuste en matière de propriété. Il ne connaît que la possession actuelle et rien d’antérieur à elle. Tous les titres qui constituent la propriété, selon lui, sont la possession actuelle, la possession ancienne de bonne foi, la possession du produit du sol et de ce que la terre contient, reçoit et nourrit à la suite de celle de la terre elle-même, la possession des terres apportées par les alluvions, etc., et enfin, la possession actuelle est, selon lui, un titre de propriété qui peut devancer tous les autres et tenir lieu de tous.

En tout cela, il m’est impossible de voir une solution analytique de la question. Je n’y trouve qu’une doctrine dénuée de véritables preuves.

J’argumenterai même avec avantage de diverses assertions semées dans ce chapitre. Je demanderai, par exemple, à Bentham quels sont ces titres de propriété que la possession actuelle peut devancer et dont elle peut tenir lieu.

Si la possession actuelle peut les devancer, elle ne les devance donc pas toujours. Il y a donc des titres de propriété antérieurs à la possession ; et lorsque ces titres appartiendront à un autre qu’au possesseur actuel, comment la possession actuelle sera-t-elle un titre de propriété ? Comment tiendra-t-elle lieu de ces titres qui auront devancé la possession et qui seront ceux d’un autre que le possesseur actuel ?

Il me semble que Bentham ne peut me donner aucune réponse à cette question, sans trahir la faiblesse de sa cause ; car pour trouver un titre qui ait devancé la possession, il sera forcé de recourir à celui dont je prétends prouver la force et la justice, le travail, l’application des facultés de l’individu à la chose qu’il a tirée du sein de la nature et qu’il s’est rendue propre, titre absolument distinct de la possession, puisque celle-ci peut être dans les mains d’un usurpateur reconnu pour tel.

Une telle possession, même lorsqu’elle est sanctionnée par la loi qui n’est que la force du gouvernement, ne peut donner aux yeux de la raison, au jugement de tous les hommes, aucun titre de propriété, et Bentham ne prouve point le contraire.

Il faut démentir ses propres sentiments pour prétendre que celui qui se voit enlever le gibier qu’il a tué, le fruit qu’il a cueilli, la hutte qu’il s’est bâtie, n’ait aucune autre idée ni aucun autre sentiment que ceux de l’utilité et du plaisir que lui procurait sa possession, et du mal qu’on lui cause en l’en dépouillant, sans aucune idée ou sentiment de quelque droit sur tous ces objets.

Il est impossible de croire que cet homme ne voie aucune différence entre lui-même et tout autre homme, quant aux prétentions de l’un et de l’autre à ces objets, en supposant que celui-ci s’en soit emparé par la force ou par la ruse ; et la preuve en est qu’un tiers désintéressé, qui ne souffre point de la violence dont il est témoin, qui n’a ni construit la hutte, ni cueilli le fruit, regarde comme un usurpateur, un voleur, un homme injuste, celui qui enlève ces choses au possesseur actuel qui se les est rendues propres par son travail, et qu’il les voit sous cet aspect antérieurement à toute convention, abstraction faite de toute loi sociale, et juge désintéressé entre l’un et l’autre.

On ne peut nier que les lois qui ont pour objet la sûreté personnelle de l’homme, et qui la lui garantissent, présupposent en lui une idée de la justice, qui n’est autre chose que le sentiment de la propriété qu’il a de sa personne, une idée, dis-je, antérieure à toute convention sociale ; que celui qui est battu, enchaîné, mutilé par un homme plus fort que lui, à qui il ne faisait aucun mal, a un sentiment profond d’une injustice qu’on exerce envers lui, indépendamment de toute loi ayant pour objet la sûreté des personnes.

Or, par les mêmes raisons, les lois qui lui garantissent la possession des choses qui sont sa propriété, sont aussi postérieures au sentiment qu’il a de son droit sur ces choses. Ces deux genres de lois se font en même temps. Lorsqu’il se fait entre des hommes une convention par laquelle une société naissante garantit à chacun qu’aucun individu ne pourra attenter à la liberté, à l’intégrité des membres, à la vie d’aucun autre, tous ont un motif antérieur à la loi même qui les conduit à la proposer et à l’admettre ; et ce motif est le droit que chacun d’eux prétend avoir de conserver sa vie, ses membres, sa liberté, droit qu’aucun d’eux ne croit devoir à la convention qui va se passer, qui leur assurera la jouissance de ce droit, mais qui ne le créera pas.

Il en est manifestement ainsi des lois relatives à la propriété des choses que l’homme a acquises par son travail, le sentiment de cette espèce de propriété est aussi réel, s’il n’est pas assai vif, que celui qu’il a de sa propriété de la personne, de sa vie, de ses membres. Comme celui-ci lui suggère la loi tu ne tueras point, celui-là le conduit à la loi tu ne voleras point, et puisqu’avant toute loi contre la violence et le meurtre, il regarde comme injuste celui qui l’a blessé ou mutilé, il regarde aussi comme tel celui qui le vole, avant qu’il y ait aucune loi contre le vol. Enfin, ces deux sentiments ont été également dans le coeur de l’homme avant toute convention et toute loi. Il nous semble impossible qu’on conteste aucune partie de ce raisonnement.

Avoir la chose entre les mains, dit encore Bentham, la garder, la fabriquer, la vendre, la dénaturer, l’employer, toutes ces circonstances physiques ne donnent pas l’idée de la propriété.

Ici Bentham s’égare malgré toute sa sagacité et son esprit d’analyse. Le droit de propriété ne peut se concevoir qu’en remontant à son origine et non pas dans les diverses formes que prend l’exercice de la propriété, ou plutôt la possession. Avoir entre les mains, garder, vendre, employer une chose, ce n’est qu’en user et se donner les jouissances de la possession ; mais l’avoir tirée du sein de la nature où elle était pour ainsi dire enfoncée, cachée, n’appartenant à personne, par un travail auquel l’homme a employé sa personne et ses forces et son intelligence qui sont à lui, ou la tenir d’un autre qui l’a acquise ainsi, c’est là avoir un droit de propriété sur cette chose, et c’est de ces circonstances que le propriétaire se forme l’idée de son droit de propriété et du rapport qui la constitue.

On voit bien que les circonstances rassemblées par Bentham ne supposent que la simple possession. En considérant la chose dans les mains de ceux qui la possèdent, qui la vendent, l’emploient, la dénaturent, on fait abstraction de l’origine de la propriété : mais il faut remonter plus haut et demander de quel droit le possesseur actuel de la chose jouit, et l’on trouvera qu’il la tient ou d’un vendeur, ou d’un donateur, ou par succession ; et la vente, la donation, la succession sont des titres de propriété qui remontent jusqu’au premier possesseur, qui se l’est rendue propre par la premier travail qu’il a appliqué, et aux droits duquel sont tous les possesseurs qui l’ont suivi dans l’ordre des ventes, donations, ou successions, et ce premier travail qui a fondé un droit transmissible par diverses voies, est assurément un trait visible, physique, sensible, qui donne l’idée du rapport constituant la propriété.

Si ma propriété n’est que l’attente fondée sur les lois et la force publique, si, en jouissant des biens qui sont la fruit des travaux de mon père ou des miens, je n’ai sur eux aucune sorte de droit distinct de l’effet de ces lois et qui leur soit antérieur, ma vie, ma sûreté personne ne seront non plus que l’attente fondée sur les lois qu’un assassin ne me l’arrachera pas et je n’aurai non plus aucun droit à conserver ma vie et l’intégrité de mes membres, aucun droit, dis-je, distinct de l’effet des lois qui défendent le meurtre et la mutilation, etc. Or, quoi de plus absurde et de plus contraire à l’opinion, au sentiment intime de tous les hommes ?

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