Oeuvres de Turgot – 092 – Questions diverses

92. — QUESTIONS DIVERSES.

I. — Disette de bestiaux.

Lettre au lieutenant de police (de Sartine)[1] sur les ressources de la Province.

[A. N., K. 908, minute.]

Limoges, 25 septembre.

J’ai trouvé ici à mon arrivée la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 5 de ce mois par laquelle vous m’avez annoncé les inquiétudes que vous donnent les envois prématurés de bestiaux du Limousin aux deux marchés de Sceaux et de Poissy et la crainte où vous êtes que la disette des fourrages à laquelle on attribue ce dérangement dans la marche ordinaire du commerce ne diminue les engrais pour l’hiver et le printemps de façon à rendre l’approvisionnement de Paris très difficile dans la saison où le Limousin en est la principale ressource.

J’ai tâché de me procurer des éclaircissements certains sur ce qui fait l’objet de vos inquiétudes et j’aurai l’honneur de vous dire d’abord que la rareté des fourrages dans la Province n’est que trop réelle. La gelée de la semaine sainte avait déjà beaucoup fait de tort aux prairies et la sécheresse extrême qui a régné depuis a beaucoup augmenté le mal. Quelques jours de pluie qui ont suivi la coupe des foins ont d’abord fait pousser assez bien la seconde herbe, mais la sécheresse est revenue trop vite pour que cette ressource ait pu être abondante. Je dois pourtant vous dire que, dans la partie montagneuse qu’avoisinent le Bourbonnais et l’Auvergne, le fourrage est un peu moins rare. Cette partie, à ce que m’annoncent les personnes les plus au fait du commerce, est celle qui contribue le plus à la fourniture depuis Noël jusqu’au carême.

Outre le soin des prairies, on emploie dans la Province pour engraisser les bestiaux, une espèce de gros navets qu’on appelle raves, qu’on sème à la fin de juillet, immédiatement après la récolte des seigles, lorsque cette espèce de fourrage artificiel est abondant, et que d’ailleurs les récoltes en grains sont assez bonnes pour que, dans les parties difficiles à déboucher, l’on en donne aux bestiaux ; la disette de fourrage n’est presque pas sensible et le commerce des bœufs d’engrais n’est pas dérangé.

Je me suis informé avec soin de l’état de cette production ; on a d’abord été fort alarmé, parce qu’elle s’est fort mal annoncée dans les meilleures terres et surtout dans les environs de Limoges. Je sais que plusieurs propriétaires, pour se procurer à quelque prix que ce fût ce supplément à la disette des fourrages, ont renouvelé jusqu’à trois fois la semence des mêmes champs. Je suis persuadé que cette crainte de voir manquer encore les raves a, plus que tout autre, contribué aux envois extraordinaires qui ont excité votre vigilance.

Mais je suis instruit que les raves ont beaucoup mieux réussi dans la partie de la Marche et en général dans toutes les terres légères qui, dans cette province, sont en bien plus grande quantité que les terres fortes. J’en ai vu moi-même de fort belles et cette production, sans être d’une extrême abondance, ne sera cependant point rare et donnera une ressource précieuse pour l’engrais des bestiaux.

À l’égard de celle qu’on peut tirer des grains qu’on sacrifie aux bestiaux, elle sera médiocre parce que la production du seigle a été diminuée par la gelée de Pâques, survenue dans un temps où ce grain était déjà fort avancé. Elle sera cependant réelle parce que, d’un côté, les froments n’étant pas chers, de l’autre, les blés noirs que le paysan mange presque aussi volontiers que le seigle étant fort abondants et la châtaigne, qu’il préfère à tout, promettant de l’être, la consommation du seigle sera beaucoup moindre ; et comme les lieux, où la récolte moins hâtive a été le moins endommagée, sont précisément les parties montagneuses où les débouchés sont plus difficiles, il est très probable qu’on pourra réserver des grains pour les donner aux bestiaux et qu’ainsi l’engraissement sera comme à l’ordinaire dans une partie de la Généralité. En combinant toutes ces circonstances et en les comparant avec ce que j’ai recueilli de la façon de penser des personnes les plus instruites que j’ai pu consulter, il en résulte que la fourniture de décembre et de janvier jusqu’au carême pourra se faire à peu près comme à l’ordinaire et que, pour la fourniture du carême et d’après Pâques, vous devez vous attendre à un quart environ de diminution, ou en d’autres termes que la Province ne pourra donner cette année que les 3/4 de ce qu’elle donne ordinairement dans la même saison.

Je crois, M., que vous pouvez partir de ce résultat et prendre, en conséquence, les mesures que vous suggéreront les connaissances que vous avez en cette partie.

Je connais trop votre sagesse, pour ne pas être persuadé qu’en vous occupant d’assurer la subsistance de Paris, vous penserez aussi qu’il serait dangereux d’anéantir par des suppléments étrangers trop abondants[2] un commerce qui fait presque la seule ressource de cette province, soit pour procurer aux propriétaires le revenu qui les fait subsister, soit pour payer les impositions royales. Vous connaissez à peu près la mesure des besoins, vous y proportionnerez vos précautions sans les porter à un point qui dérangerait entièrement le cours du commerce et le retour de l’argent dans les mains des cultivateurs d’une province du Royaume.

II. — Carte du Limousin.

Lettre à Cornuau, ingénieur géographe du Roi, à Tulle.

[A. L., original.]

Limoges, 5 octobre.

J’ai reçu, M., votre lettre du 1er et je viens d’envoyer à M. Capitaine le père[3] ce que vous m’adressiez pour lui. J’ai aperçu que vous lui demandiez si l’ingénieur chargé par la Compagnie[4], de la planche 15, lèverait les trois carrés appartenant au Limousin à l’angle N.O. de cette planche. Je suis trop accoutumé à l’inexactitude des Ingénieurs employés par ces MM. pour ne pas désirer que tout ce qui est de ma généralité soit levé par vous ou sous votre inspection. Ainsi, j’ai mandé à M. Capitaine que l’Ingénieur de la Compagnie pouvait se dispenser de lever ces trois carrés.

Je reviens à l’objet des erreurs dont vous envoyez l’état à M. Capitaine ; ces inexactitudes sont trop importantes et influent trop sur la totalité de l’opération pour qu’on puisse se dispenser de vérifier par une chaîne de grands triangles, non seulement la planche de Limoges, mais même le reste de la Généralité. En faisant de fort grands triangles, je présume que ce travail pourra n’être pas excessivement long et que la plus grande difficulté consistera dans les calculs nécessaires pour rapporter aux positions données par ces grands triangles, le calcul des petits triangles qui remplissent les détails de la carte. Je vous avoue qu’il me paraît bien difficile, après toutes ces erreurs sur lesquelles vous ne comptiez pas, de me rassurer sur la crainte qu’elles n’aient un peu influé sur les positions de la planche 32 et j’ai, en conséquence, écrit à M. Capitaine d’en faire suspendre la gravure jusqu’à ce que j’en aie conféré avec vous. Il me paraît nécessaire que, pour régler toute la suite de vos opérations plus tôt que plus tard, je vous voie avant mon département qui ne peut plus être beaucoup retardé. Je serais fort aise que vous puissiez être ici la semaine prochaine.

Je vous envoie une lettre de M. Teytaud qui se plaint beaucoup de M. De la Combe[5]. Je vous prie de me mander ce que vous pensez de la justice de ses plaintes. Je présume que si M. De la Combe lui a fait quelques difficultés, c’est d’accord avec vous et sur de bonnes raisons[6].

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[1] De Sartine, comte d’Albi (1729-1801), lieutenant de police de 1759 à 1774, ministre de la Marine après Turgot.

[2] Pour comprendre la pensée de Turgot, il faut observer que, sans l’intervention du Gouvernement, la cherté à Paris aurait appelé les bestiaux du Limousin comme les bestiaux étrangers, de sorte que l’importation étrangère n’aurait pas nui à la production indigène.

[3] Graveur.

[4] La Compagnie, qui avait entrepris la Carte de France, sous la direction de Cassini IV.

[5] Subdélégué.

[6] Une lettre de Turgot à D’Ormesson sur le Logement des troupes, tirée par D’Hugues, Essai, p. 131, n’a pas été retrouvé aux Archives de la Haute-Vienne.

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