Oeuvres de Turgot – 093 – Le Bélisaire

93. — LES TRENTE-SEPT VÉRITÉS OPPOSÉES AUX TRENTE-SEPT IMPIÉTÉS DE BÉLISAIRE[1] PAR UN BACHELIER UBIQUISTE[2].

[1767, in-4°. — Le même, 2e édition, in-8° et in-12°. — D. P., IX, 300. — Tissot, Turgot, sa vie et ses ouvrages, en appendice, sans le texte des impiétés.]

(Les extraits ci-après de la correspondance de d’Alembert et de Voltaire renferment au sujet du pamphlet de Turgot toutes les indications utiles :

D’Alembert à Voltaire, 4 mai. — La Sorbonne vient de faire imprimer trente-sept propositions extraites du livre de Marmontel et qu’elle se propose de qualifier dans un gros volume qu’elle donnera quand il plaira à Dieu. Cet extrait va d’avance la couvrir d’opprobre. Voici une des propositions par où vous pourrez juger des autres : « La vérité brille de sa propre lumière, et l’on n’éclaire pas les esprits avec la flamme des bûchers. » Que dites-vous de cette impudente et odieuse canaille ?

D’Alembert à Voltaire, 12 mai. — Je crois, mon cher maître, vous avoir parlé dans ma dernière lettre d’une liste de propositions que la Sorbonne a extraites de Bélisaire pour les condamner : liste qui est le comble de l’atrocité et de la bêtise. Cette canaille mourait de peur que cette liste ne se répandit avant la censure ; en conséquence, les amis de Marmontel l’ont fait imprimer, et frère Damilaville vous l’enverra ; vous ne pourrez pas en croire vos yeux, tant ces animaux-là sont absurdes. Je me flatte que le cri public va les faire rentrer dans la boue, et qu’ils n’oseront pas publier leur censure, tant la seule liste des propositions les rendra d’avance odieux et ridicules.

D’Alembert à Voltaire, 23 mai. — Avez-vous vu les trente-sept propositions que la Sorbonne doit condamner ; votre ami l’abbé Mauduit ne nous donnera-t-il pas ses réflexions sur ce prodige d’atrocité et de bêtise ? Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que l’inquisition est ici à son comble : on permet à toute la canaille du quartier de la Sorbonne d’imprimer tous les jours des libelles contre Bélisaire et on ne permet pas à l’auteur de se défendre.

De Voltaire à D’Alembert, 19 juin. — Je reçois dans le moment les trente-sept vérités opposées aux trente-sept impiétés de Bélisaire, par un Bachelier ubiquiste ; cela me paraît salé. J’espère qu’il viendra un temps où on sèmera du sel sur les ruines du tripot où s’assemble la sacrée faculté.

D’Alembert à Voltaire, 14 juillet. — On dit que la censure de la Sorbonne va enfin paraître ; ce sera sans doute une pièce rare. En attendant, les trente-sept vérités opposées aux trente-sept impiétés, les ont couverts de ridicule et d’opprobre. On dit qu’ils désavoueront, dans leur censure, les trente-sept propositions condamnées, mais à qui en imposeront-ils ? Il est certain que cette liste a été imprimée chez Simon, et qu’elle était signée du syndic, qui, à la vérité, a essuyé sur ce sujet quelques mortifications en Sorbonne, quoiqu’il n’eût rien fait que de concert avec les députés commissaires de la sacrée faculté.

D’Alembert à Voltaire, 22 septembre. — Priez Dieu qu’il tire la Sorbonne et l’archevêque d’embarras, au sujet de Bélisaire ; ils ne savent plus comment s’y prendre pour faire paraître leur censure. Ils y avaient mis un grand article contre la tolérance ; la Cour, qui est sur cela dans des principes un peu différents de ces messieurs, et même dit-on, le Parlement, tout intolérant qu’il est, leur ont fait dire qu’ils voulaient voir cet endroit de la censure avant qu’elle parût : on dit qu’ils sont actuellement occupés à bourrer leur censure de cartons. Figurez-vous le ridicule dont ils vont se couvrir. On dira que ces pédants-là ne sont pas même décidés sur le genre de sottises qu’ils ont à dire. D’autres prétendent que l’article de la tolérance sera supprimé ; c’est ce qu’ils pourraient faire de mieux ; mais ils ne veulent pas qu’on dise qu’ils ont cédé ce quartier de la place. D’autres disent que la censure ne paraîtra point du tout : ils feraient encore mieux : il est vrai qu’on se moquera d’eux tant soit peu, mais un peu de honte est bientôt passé. Je sais, de science certaine, que plusieurs docteurs sont de cet avis, et pensent que la Sorbonne a déjà eu dans cette affaire sa dose d’opprobre assez complète pour ne pas grossir davantage la pacotille.

La censure de la Sorbonne ne parut pas, mais l’archevêque de Paris condamna Bélisaire.)

Beatus vir qui non adiit in consilio impiorum… et in cathedra desirosum non sedit (Ps. I, 1).

Heureux l’homme qui n’est pas entré dans le conseil des impies… et qui ne s’est point assis dans la chaire des moqueurs.

AVIS AU LECTEUR

En produisant ce petit ouvrage au grand jour, je me propose deux choses : la première de témoigner ma reconnaissance aux illustres docteurs qui, dévoilant, par leurs savantes recherches, le venin caché et par là plus dangereux du livre de Bélisaire, m’ont arrêté sur le bord du précipice où j’étais prêt à me jeter tête baissée ; la seconde est de répandre, autant qu’il est en moi, les saintes lumières que j’ai recueillies en méditant profondément leur projet de censure, et de contribuer, pro modulo meo, à l’édification publique.

J’avoue, à ma honte, que ce mauvais livre m’avait séduit au point de m’être applaudi plus d’une fois, en le lisant, de ce que je retrouvais en moi les sentiments que Bélisaire exprimait, de ce que ses discours ne me paraissaient qu’un développement des leçons primitives de morale et de vertu gravées dans mon propre cœur en caractères ineffaçables. Je croyais entendre la voix de la nature ; et je ne m’apercevais pas que plus je l’écoutais, plus mon oreille s’endurcissait à la voix de la grâce.

Je me dois cependant ce témoignage : le précieux flambeau de la foi, quoique obscurci, n’était pas tout à fait éteint dans mon âme : j’avais vu avec beaucoup de peine l’auteur de Bélisaire placer témérairement dans le ciel plusieurs païens célèbres par leur vertu et par leur bienfaisance. Ses propositions à ce sujet m’avaient paru hasardées, inexactes, absolument contraires aux vrais principes, et horriblement dures pour toute oreille théologique. J’en étais sincèrement affligé ; je blâmais l’auteur, mais en même temps cet esprit d’indulgence que j’avais puisé dans la lecture de son ouvrage m’avait porté à l’excuser.

Je considérais que plusieurs théologiens, cordeliers, jésuites et même jacobins, ont soutenu que ceux des païens qui, étant dans l’ignorance invincible de la Religion révélée, ont cherché de bonne foi la vérité et pratiqué les devoirs de la loi naturelle, ont pu trouver grâce devant la bonté divine, qu’au défaut d’une loi explicite et formelle dans les mérites de N. S. J.-C., ils ont pu avoir une foi implicite et virtuelle exactement semblable à celle d’un enfant baptisé au moment de sa naissance et qui meurt une minute après. Personne ne doute que cet enfant n’ait le degré de foi nécessaire pour être sauvé : en conclure, comme a fait l’auteur de Bélisaire, que Dieu verra d’un œil aussi favorable un homme qui, parmi les orages des passions, au milieu des tentations d’une longue vie, aura conservé, par l’usage courageux de sa liberté, cette innocence que l’enfant est dans l’heureuse impuissance de perdre, c’est raisonner pitoyablement, je le sais bien ; c’est ne pas connaître l’efficacité des eaux saintes du Baptême.

L’auteur a encore, je le le sais, un autre tort bien plus grand : c’est d’avoir nommé par leurs noms les païens qu’il a mis au nombre des élus. Les théologiens les plus relâchés ne se sont point donné cette liberté, qui a de grands inconvénients, car il faudrait connaître un homme bien à fond pour répondre de son salut ; et, s’il est vrai qu’il n’y ait guère de héros pour leurs valets de chambre, on peut croire qu’il y a encore moins de saints.

D’ailleurs, si le droit de canoniser les catholiques est réservé au pape seul, quelle témérité n’est-ce pas à un homme du monde de canoniser des païens de son autorité privée ? Cette hardiesse ne serait pas tolérable quand il ne s’agirait que de païens morts avant la publication de l’Évangile ; mais sauver des païens morts depuis la venue de J.-C., des Titus, des Antonins, cela révolte, c’est comme si l’on sauvait aujourd’hui l’Empereur de Chine ou le Grand Turc.

Tout cela est incontestable ou il faut brûler nos livres. Mais, comme je l’ai déjà dit, en condamnant la doctrine, j’excusais l’intention de l’auteur : après tout, me disais-je, entre les opinions des théologiens favorables à l’ignorance invincible et les erreurs de Bélisaire, la différence n’est guère que du plus au moins. Pour distinguer sûrement, dans ces matières, ce qui est permis de ce qui ne l’est pas, pour fixer entre ces nuances et ces dégradations imperceptibles d’opinion, la ligne indivisible qui sépare la foi de l’hérésie, il faut une certaine finesse de dialectique que l’habitude donne et que tout le monde n’a pas. Nous autres, qui nous sommes exercés longtemps sur les bancs à cette précision délicate, nous nous tirons à merveille de toutes ces difficultés ; mais on rencontre journellement dans la société des gens, d’ailleurs très instruits, remplis d’esprit et de bon sens, qui ne comprennent rien à nos explications. Doit-on donc juger l’erreur d’un pauvre laïque avec autant de sévérité qu’on jugerait celle d’un docteur ? Non sans doute, me disais-je, et telles étaient mes dispositions, lorsque j’appris le scandale qu’excitait au sein de la Faculté ce malheureux livre, dans lequel les yeux de nos sages maîtres ont su voir le déisme tout pur.

On peut imaginer combien je fus humilié de n’y avoir vu qu’une simple inexactitude théologique sur le salut des païens ; je frémis, et je sentis combien un jeune bachelier doit se défier de ses propres lumières ; je me hâtai de relire l’ouvrage, pour tâcher d’y reconnaître le poison qui m’avait échappé ; mais quel fut mon étonnement d’éprouver à la seconde lecture la même impression qu’à la première ! Je savais à n’en pouvoir douter que le livre, à le prendre in globo, était rempli de principes affreux, et presque toutes les maximes, prises en détail, m’en paraissaient respectables. En pensant que ce que mon cœur approuvait le plus était peut-être ce qu’il y avait de plus condamnable, j’étais (pour me servir de la belle comparaison employée par le grand Archevêque[3] à qui nous devons Marie Alacoque) semblable à un homme placé devant une table couverte de mets délicieux, et qui, sachant que plusieurs de ces mets sont empoisonnés, sans pouvoir les discerner, est combattu entre la crainte et le désir.

Je crois que je serais tombé dans le désespoir, si un de mes amis ne m’avait pas procuré l’imprimé des trente-sept propositions extraites de Bélisaire par les commissaires de la Faculté. À la voix de nos maîtres, mes perplexités se sont dissipées et mon esprit s’est senti tout à coup éclairé comme par la flamme du bûcher le plus lumineux.

En lisant, en étudiant ce choix de propositions jugées dignes de la censure, j’ai connu les erreurs que je devais détester, et, par une conséquence nécessaire, les vérités que je devais croire et chérir. Enfant docile de la sacrée Faculté, soumis de cœur et d’esprit aux précieuses instructions de cette bonne mère, j’ai cherché à m’en pénétrer de plus en plus, en me développant à moi-même la chaîne des vérités opposées aux erreurs qu’elle m’a fait connaître ; et, c’est dans cette vue, que j’ai rédigé l’écrit que je donne au public. Je me flatte qu’on y reconnaîtra l’esprit qui a dirigé le choix des propositions trouvées répréhensibles.

J’ai fait imprimer l’ouvrage à deux colonnes afin de mettre toujours le remède à côté du mal. Il est fâcheux, que la forme oratoire de ces propositions n’ait pas toujours permis d’y opposer des contradictions énoncées dans la forme logique et rigoureuse. Parmi les trente-sept propositions, il y en a de fort composées, qui renferment d’autres propositions incidentes, ou des suppositions, soit expresses, soit tacites ; il est quelquefois difficile de démêler ce qu’il y a de véritablement répréhensible dans ce bloc de propositions, et la vérité précise qui doit résulter de la condamnation. J’ai fait de mon mieux pour saisir le vrai but des Docteurs ; j’ai été obligé de me livrer à quelques explications ; j’ai, dans le doute, envisagé les propositions sous tous les aspects possibles : ce qui m’a donné plusieurs contradictoires très différentes, entre lesquelles le lecteur choisira, s’il aime mieux (ce qui est peut-être le plus sage) se contenter de croire implicitement qu’il y en a une de vraie, en attendant patiemment que la Faculté ait révélé celle à laquelle il faut donner une croyance explicite.

Je regrette de n’avoir pu, quelques efforts que j’aie faits, éclaircir tous les points de doctrine qui doivent résulter de la censure de Bélisaire, mais je proteste que j’ai fait, pour y parvenir, tout ce qui a dépendu de moi. Après tout, je n’ai pas dû m’arroger ce qui ne m’appartient pas ; il ne convient point à mon âge de décider ce que nos sages maîtres ont laissé indécis, et mes lumières sont trop inférieures aux leurs pour me flatter de deviner toujours le véritable objet de leur improbation.

Au reste, ces légères incertitudes sont des bagatelles ; il n’en résulte pas moins de la comparaison des propositions de Bélisaire et des propositions opposées, un corps de vérités bien lumineuses, bien consolantes, bien capables de faire aimer la religion et de ramener les incrédules modernes au joug de la foi. Je m’estimerai heureux si, en coopérant à une œuvre si sainte, je puis me montrer un digne bachelier et mériter de parvenir un jour aux suprêmes honneurs du bonnet ; j’entends le bonnet de Docteur.

IMPIÉTÉS DE BÉLISAIRE.

Indiculus propositionum excerptarum ex libro cui titulus, Bélisaire.

De indifferentia omnium Religionum circa salutem.

Prima propositio. — Dieu nous a donné deux guides qui doivent être d’accord ensemble, la lumière de la foi, et celle du sentiment. Ce qu’un sentiment naturel et irrésistible nous assure, la foi ne peut le désavouer…

C’est la même voix qui se fait entendre du haut du Ciel et du fond de mon âme. Il n’est pas possible qu’elle se démente ; et si d’un côté je l’entends me dire que l’homme juste et bienfaisant est cher à la Divinité, de l’autre elle ne me dit pas qu’il est l’objet de ses vengeances.

VÉRITÉS OPPOSÉES AUX ERREURS DE BÉLISAIRE.

De l’indifférence des religions par rapport au salut.

Observation. — Ce n’est pas sans de bonnes raisons que les docteurs ont compris sous ce titre les seize premières propositions extraites de Bélisaire, et qu’ils l’ont préféré à celui-ci, qui se présentait comme sous la main : Du Salut des Païens qui ont observé la loi naturelle. Ce dernier titre aurait rappelé les opinions un peu adoucies de quelques théologiens peut-être trop relâchés, mais qu’on a cependant regardés comme catholiques. Or, quoique les personnes versées dans la théologie voient très nettement la différence de ces opinions et de celles de Bélisaire, les gens du monde auraient pu ne pas la saisir aussi bien et trouver l’auteur excusable, au lieu que le titre que les docteurs ont choisi présente tout d’un coup les sentiments de M. Marmontel sous le jour le plus odieux ; c’est un avantage qui n’était pas à négliger pour la bonne cause.

Première proposition. — Dieu nous a donné deux guides qui peuvent n’être pas d’accord ensemble, la lumière de la foi et celle du sentiment. Ce qu’un sentiment naturel et irrésistible nous assure, la foi peut le désavouer…

Ce n’est pas la même voix qui se fait entendre du haut du ciel et du fond de mon âme ; il est possible que l’une démente l’autre, et que, tandis que l’une me dit d’un côté que l’homme juste et bienfaisant est cher à la Divinité, l’autre me dise que l’homme juste et bienfaisant est l’objet de ses vengeances.

II. — Et qui vous répond, dit l’Empereur, que cette voix qui parle à votre cœur soit une révélation secrète ? Si elle ne l’est pas, Dieu me trompe, dit Bélisaire, et tout est perdu. C’est elle qui m’annonce un Dieu, elle qui m’en prescrit le culte, elle qui me dicte sa loi. Aurait-il donné l’ascendant irrésistible de l’évidence à ce qui ne serait qu’une erreur ?

Rien ne nous répond que cette voix qui parle à notre cœur (la raison) soit une révélation secrète : elle peut ne l’être pas, sans que Dieu nous trompe et que tout soit perdu. — Ce n’est point la raison qui nous annonce un Dieu, qui nous en prescrit le culte et qui nous dicte sa loi… N’a-t-il pas pu donner l’ascendant irrésistible de l’évidence à ce qui ne serait qu’une erreur ?

III. — Que vous fait-elle donc voir si clairement, reprit Justinien, cette lueur faible et trompeuse ? — Qu’une religion qui m’annonce un Dieu propice et bienfaisant est la vraie, dit Bélisaire, et que tout ce qui répugne à l’idée et au sentiment que j’en ai conçu, n’est pas de cette religion.

La lueur faible et trompeuse de la raison ne nous fait point voir clairement qu’une religion qui nous annonce un Dieu propice et bienfaisant soit la vraie et que des opinions qui répugnent à l’idée et au sentiment que nous avons de ce Dieu bienfaisant ne soient pas de cette religion.

IV. — La Révélation n’est que le supplément de la conscience.

La Révélation est tout autre chose que le supplément de la conscience : car, suppléer simplement à la conscience, ce ne serait qu’ajouter les vérités révélées à celles dont la conscience nous instruit, sans rien enseigner de contraire à celles-ci ; or, la révélation fait tout autre chose, comme chacun sait.

V. — Je reconnais, dit Bélisaire, qu’il y a des vérités qui intéressent les mœurs ; mais observez que Dieu en a fait des vérités de sentiment, dont aucun homme sensé ne doute.

Les vérités qui intéressent les mœurs ne sont point des vérités de sentiment, et on trouve des gens sensés qui en doutent.

VI. — Les vérités mystérieuses qui ont besoin d’être révélées ne tiennent point à la morale. Examinez-les bien : Dieu les a détachées de la chaîne de nos devoirs, afin que, sans la Révélation, il y eût partout d’honnêtes gens.

Les vérités mystérieuses et qui ont besoin d’être révélées (comme la Trinité, l’Incarnation, la Transsubstantiation) tiennent à la morale. Examinez-les bien et vous verrez que Dieu y a lié la chaîne de nos devoirs, afin que, sans la Révélation, il n’y eût nulle part d’honnêtes gens.

VII. — Qu’on me propose des mystères inconcevables, je m’y soumets, et je plains ceux dont la raison est moins éclairée ou moins docile que la mienne ; mais j’espère pour eux en la bonté d’un Père dont tous les hommes sont les enfants, et en la clémence d’un juge qui peut faire grâce à l’erreur.

Quand on se propose des mystères inconcevables, c’est fort bien fait de s’y soumettre ; mais il ne faut pas s’en tenir à plaindre ceux dont la raison est moins éclairée et moins docile que la nôtre ; et il ne faut point espérer pour eux en la bonté d’un Père dont tous les hommes sont les enfants ; il ne faut pas croire que Dieu soit un juge clément qui fait grâce à l’erreur.

VIII. — La cour de celui qui m’attend sera infiniment plus auguste et plus belle (que celle de Titus, de Trajan et des Antonins). Elle sera composée de ces Titus, de ces Trajan, de ces Antonins, qui ont fait les délices du monde. C’est avec eux et tous les gens de bien de tous les pays et de tous les âges, que le pauvre aveugle Bélisaire se trouvera devant le trône de Dieu juste et bon.

Les Titus, les Trajan et les Antonins qui ont fait les délices du monde seront damnés éternellement ; et les gens de bien de certains siècles et de certains pays ne se trouveront point devant le trône du Dieu juste et bon.

IX. — Vous espérez trouver, dit-il (l’Empereur) à Bélisaire, les héros païens dans le ciel ! Y pensez-vous ? Écoutez mon voisin, dit Bélisaire. Je ne puis me résoudre à croire qu’entre mon âme et celle d’Aristide, de Marc-Aurèle et de Caton, il y ait un éternel abîme, et si je le croyais, je sens que j’en aimerais moins l’Étre excellent qui nous a faits[4].

Bélisaire ne devait avoir aucune peine à croire qu’entre son âme et celles d’Aristide, de Marc-Aurèle et de Caton, il y eut un éternel abîme : cette croyance ne devait point diminuer l’idée qu’il avait de la bonté du Créateur.

X. — J’espère y voir (devant le trône du Dieu juste et bon), ajouta-t-il, l’auguste et malheureux vieillard qui m’a privé de la lumière, car il a fait du bien, et il l’a fait par goût, et s’il a fait du mal, il l’a fait par surprise.

Bélisaire ne devait pas espérer de voir Justinien dans le ciel, alors qu’il eût fait le bien par goût et le mal par surprise ; ou, peut-être (car les docteurs n’ont pas expliqué si Bélisaire s’est trompé dans le droit ou dans le fait), cet empereur avait fait le mal par goût et le bien par surprise, peut-être avait-il fait le bien sans goût et le mal sans surprise, peut-être n’avait-il point fait de bien du tout[5].

XI. — Par là, reprit Justinien, vous aller sauver bien du monde ! Est-il besoin, reprit Bélisaire, qu’il y ait tant de réprouvés.

Il faut bien se garder de sauver tant de monde ; il est fort bon qu’il y ait beaucoup de réprouvés.

XII. — Vous vous faites, dit l’Empereur, une religion en effet bien douce ! — Et c’est la bonne, reprit Bélisaire. Voulez-vous que je me représente le Dieu que je dois adorer comme un tyran triste et farouche qui ne demande qu’à punir. Je sais bien que lorsque les hommes jaloux, superbes, mélancoliques nous le représentent, ils le font colère et violent comme eux ; mais ils ont beau lui attribuer leurs vices, je tâche moi, de ne voir en lui que ce que je dois imiter. Si je me trompe, au moins suis-je assuré que mon erreur est innocente.

Une religion douce n’est point du tout la bonne ; pourquoi ne pas se représenter le Dieu que l’on doit adorer comme un tyran triste et farouche qui ne demande qu’à punir ? Lorsque des hommes jaloux, superbes, mélancoliques, le représentent colère et violent comme eux, et qu’ils lui attribuent leurs vices, ils font fort bien ; et l’on a grand tort de ne voir en lui que ce qu’on doit imiter : c’est une erreur scandaleuse et criminelle.

XIII. — Moi, dit Bélisaire, je suis certain qu’il ne punit qu’autant qu’il ne peut pardonner ; que le mal ne vient point de lui et qu’il a fait au monde tout le bien qu’il a pu.

(Et in nota infra paginam.) On attribue ici à Bélisaire l’opinion des stoïciens, adoptée par Leibnitz et par tous les optimistes.

Il n’est point certain que Dieu ne punisse qu’autant qu’il ne peut pardonner ; que le mal ne vienne pas de lui, et qu’il ait fait au monde tout le bien qu’il a pu.

XIV. — Ce qui m’y attache (à la religion) c’est qu’elle me rend meilleur et plus humain. S’il fallait qu’elle me rendît farouche, dur, impitoyable, je l’abandonnerais et je dirais à Dieu : dans l’alternative fatale d’être incrédule ou méchant, je fais le choix qui t’offense le moins. Heureusement, elle est selon mon cœur. Aimer Dieu et ses semblables, quoi de plus simple et de plus naturel ! Vouloir du bien à qui nous fait du mal, quoi de plus grand, de plus sublime ! Ne voir dans les afflictions que les épreuves de la vertu : quoi de plus consolant pour l’homme !

Si la religion rend meilleur et plus humain, ce n’est point là ce qui doit nous y attacher ; il faudrait y tenir aussi fortement quand elle nous rendrait durs, farouches, impitoyables. Il vaut mieux, devant Dieu, être méchant qu’incrédule[6].

XV. — Dieu m’a créé faible, il sera indulgent ; il sait bien que je n’ai ni la folie, ni la malice de vouloir l’offenser : c’est une rage impuissante et absurde que je ne conçois même pas.

Quoique Dieu m’ait créé faible, il ne sera point indulgent ; il croit que les hommes peuvent avoir la folie et la malice de vouloir l’offenser ; une pareille volonté n’est point une rage impuissante et absurde, et on la conçoit très bien.

XVI. — Et qui de nous est juste, dit l’Empereur ? Celui qui fait de son mieux pour l’être, dit Bélisaire ; car la droiture est dans la volonté.

Qui de nous est juste ? Ce n’est pas celui qui fait de son mieux pour l’être, car la droiture n’est pas dans la volonté.

De Indifferentia Principum circa Religionem.

De l’Indifférence des Princes pour la Religion.

Observation. — J’ai d’abord pensé qu’il aurait été plus convenable de ne donner d’autre titre aux propositions qui suivent que celui-ci ; De tolerantia civili, De la Tolérance civile. Il faut avouer que ce titre aurait été plus simple, mais celui que les docteurs ont choisi : De Indifferentia Principum circa Religionem, a l’avantage de renfermer une bien grande instruction. Il nous apprend qu’aux yeux de la Faculté, un prince tolérant, c’est-à-dire un prince qui ne fait point usage de sa puissance pour contraindre ses sujets à suivre sa religion et à faire céder leur conscience à la sienne ; qui ne punit point par l’exil, par les supplices et la mort même, ceux qui pensent autrement que lui, est précisément la même chose qu’un Prince indifférent pour sa religion ; d’où il résulte que la Sorbonne est fermement convaincue que l’intolérance civile est de l’essence de la religion ; que l’usage d’exiler, d’emprisonner, de brûler les hérétiques est un usage pieux, très conforme à l’esprit du christianisme, très bon à conserver ou à rétablir. Or, il est fort utile qu’on sache que la Sorbonne pense ainsi.

XVII. —Dieu n’a pas besoin de vous pour soutenir sa cause, dit Bélisaire. Est-ce en vertu de vos édits que le soleil se lève, et que les étoiles brillent au ciel ?

Dieu a besoin des Princes pour soutenir sa cause. N’est-ce pas en vertu de leurs édits que le soleil se lève et que les étoiles brillent au ciel ?

XVIII. — Si la Providence a rendu indépendants de ces vérités sublimes l’ordre de la société, l’état des hommes, le destin des empires, les bons et les mauvais succès des choses d’ici-bas, pourquoi les souverains ne font-ils pas comme elle ? Je vois, dit l’Empereur, que vous ne leur laissez que le soin de ce qui intéresse les hommes.

Si la Providence a rendu indépendants des vérités sublimes de la Révélation l’ordre de la société, l’état des hommes, le destin des empires, les bons et les mauvais succès des choses d’ici-bas, ce n’est pas une raison pour que les souverains fassent comme elle, et pour qu’ils se bornent au soin de ce qui intéresse les hommes.

XIX. — Dieu remet aux Princes le soin de juger les actions des hommes, mais il se réserve à lui seul le droit de juger les pensées.

Dieu n’a pas seulement remis aux Princes le soin de juger les actions des hommes, il leur a remis aussi le droit de juger les pensées.

XX. — Plût au ciel que Justinien eût renoncé comme eux (l’Empereur Constance et Théodoric, roi des Goths) au droit d’asservir la pensée !

Il eût été fâcheux que Justinien eût renoncé au droit d’asservir la pensée.

XXI. — Si la liberté de penser est sans frein, dit l’Empereur, la liberté d’agir sera bientôt de même. — Point du tout, reprit Bélisaire, c’est là que l’homme rentre sous l’empire des lois.

Si la liberté de penser est sans frein, celle d’agir sera bientôt de même ; car les lois n’ont pas plus d’empire sur les actions que sur les pensées.

XXII. — Les esprits ne sont jamais plus unis que lorsque chacun est libre de penser comme bon lui semble. Savez-vous ce qui fait que l’opinion est jalouse, tyrannique et intolérante ? C’est l’importance que les Souverains ont le malheur d’y attacher : c’est la faveur qu’ils accordent à une secte au préjudice et à l’exclusion de toutes les sectes rivales[7].

Lorsque chacun est libre de penser comme bon lui semble, les esprits n’en sont pas plus unis : l’opinion serait jalouse, tyrannique et intolérante, quand même les princes n’y attacheraient aucune importance ; les sectes rivales se déchireraient quand il n’y en aurait aucune de favorisée au préjudice et à l’exclusion des autres.

XXIII. — Le plus frivole objet devient grave dès qu’il influe sérieusement sur l’état des citoyens : et croyez que cette influence est ce qui anime les partis. Qu’on attache le même intérêt à une dispute élevée sur le nombre des grains de sable de la mer, on verra naître les mêmes haines.

Un objet frivole ne devient pas plus grave, quoiqu’il influe sérieusement sur l’état des citoyens : les partis n’en seraient pas moins animés quand cette influence serait nulle ; quand même une dispute élevée sur le nombre des grains de sable de la mer influerait sérieusement sur l’état des citoyens (les exposerait à la perte de leur honneur, de leur liberté, de leurs biens, de leur vie), elle n’exciterait aucune haine[8].

XXIV. — Qu’il n’y ait plus rien à gagner sur la terre à se débattre pour le ciel, que le zèle de la vérité ne soit plus un moyen pour perdre son rival ou son ennemi, de s’élever sur leurs débris, de s’enrichir de leurs dépouilles, d’obtenir une préférence à laquelle ils pouvaient prétendre, tous les esprits se calmeront, toutes les sectes seront tranquilles[9].

Quand il n’y aurait rien à gagner sur la terre à se débattre pour le ciel, quand le zèle de la vérité ne serait jamais un moyen de perdre son rival ou son ennemi, de s’élever sur leurs débris, de s’enrichir de leurs dépouilles, d’obtenir une préférence à laquelle ils pouvaient prétendre, les esprits ne s’en calmeraient pas davantage et les sectes n’en seraient pas plus tranquilles.

Ou bien :

Il n’y a jamais rien eu à gagner sur la terre à se débattre pour le ciel ; le zèle de la vérité n’a jamais été un moyen de perdre son rival ou son ennemi, de s’élever sur leurs débris, de s’enrichir de leurs dépouilles, d’obtenir une préférence à laquelle ils ne pouvaient prétendre.

Ou bien :

Quoiqu’il y ait eu quelquefois d’assez bonnes choses à gagner sur la terre à se débattre pour le ciel, jamais ceux qui se sont débattus pour le ciel n’ont cherché à rien gagner sur la terre, et quoique le zèle de la vérité ait pu être quelquefois un moyen de perdre son rival ou son ennemi, etc., etc., etc., jamais les zélés n’ont usé de ce moyen[10].

XXV. — Le ciel m’en préserve (de rendre le zèle d’un Prince inutile à la religion) dit Bélisaire, je suis sûr de lui laisser le plus infaillible moyen de la rendre chère à ses peuples, c’est de faire juger de la sainteté de sa croyance par la sainteté de ses mœurs, c’est de donner son règne pour exemple et pour gage de la vérité qui l’éclaire et qui le conduit.

Le plus infaillible moyen qu’ait un Prince de rendre sa religion chère à ses peuples n’est pas de faire juger de la sainteté de sa croyance par la sainteté de ses mœurs, de donner son règne pour exemple et pour gage de la vérité qui l’éclaire et qui le conduit ; punir, exiler, emprisonner ceux qui refusent de la croire serait un moyen tout autrement infaillible de la rendre chère à ses peuples.

XXVI. — Et qui apaisera les troubles élevés, demanda l’Empereur ? L’ennui, répondit Bélisaire, l’ennui de disputer sur ce qu’on n’entend pas, sans être écouté de personne. C’est l’attention qu’on a donnée aux nouveautés, qui a produit tant de novateurs. Qu’on n’y mette aucune importance, bientôt la mode en passera[11].

L’ennui de disputer sur ce qu’on n’entend pas sans être écouté de personne n’apaise point les troubles ; quand on ne donnerait aucune attention aux nouveautés, il n’y aurait pas moins de novateurs, et la mode n’en passerait point.

XXVII. — Elle (la vérité) triomphera, dit Bélisaire ; mais vos armes ne sont pas les siennes. Ne voyez-vous pas qu’en donnant à la vérité le droit du glaive, vous le donnez à l’erreur ? Que pour l’exercer, il suffira d’avoir l’autorité en main ? et que la persécution changera d’étendards et de victimes au gré du plus fort ? Ainsi, Anastase a persécuté ceux que Justinien protège ; et les enfants de ceux qu’on égorgeait alors égorgent à leur tour la postérité de leurs persécuteurs.

Les armes temporelles sont les armes de la vérité : le droit du glaive lui appartient exclusivement ; et l’erreur, lors même qu’elle aura l’autorité en main, ne pourra l’exercer, parce qu’elle sera l’erreur. Il ne s’ensuit donc pas que la persécution changera d’étendards et de victimes au gré de l’opinion du plus fort. Il est bien vrai qu’Anastase a persécuté ceux que Justinien a protégés et que les enfants de ceux qu’on égorgeait alors ont égorgé à leur tour la postérité de leurs persécuteurs ; mais il faut remarquer que lorsque les hérétiques égorgent les orthodoxes, ils persécutent la vérité, au lieu que quand ce sont les orthodoxes qui égorgent les hérétiques, ils ne font que punir l’erreur ; aussi le raisonnement de Bélisaire n’est qu’un sophisme fondé sur une équivoque. Il a très bien observé que les différents partis se massacraient alternativement ; mais il n’a pas vu que ces massacres alternatifs méritent ou ne méritent pas le nom de persécution, suivant que ce sont les hérétiques ou les orthodoxes qui massacrent.

XXVIII. — Dans les espaces immenses de l’erreur, la vérité n’est qu’un point. Qui l’a saisi, ce point unique ? Chacun prétend que c’est lui ; mais, sur quelle preuve ? Et l’évidence même le met-elle en droit d’exiger, d’exiger le fer à la main, qu’un autre en soit persuadé ?

Le Prince orthodoxe est toujours sûr d’avoir saisi le point unique de la vérité dans les espaces immenses de l’erreur. Il a raison de prétendre qu’il l’a saisi plutôt que tout autre, et que c’est lui qui est orthodoxe et non ceux qui pensent autrement que lui. Cette prétention n’a pas besoin d’autres preuves que celles qui lui ont paru bonnes. Elles suffisent pour le mettre en droit d’exiger, le fer à la main, que tous ses sujets en soient persuadés.

XXIX. — La persuasion vient du ciel ou des hommes. Si elle vient du ciel, elle a, par elle-même, un ascendant victorieux ; si elle vient des hommes, elle n’a que les droits de la raison sur la raison.

La persuasion qui vient du ciel n’a point par elle-même un ascendant victorieux ; elle a besoin d’être aidée par la force. La persuasion qui vient des hommes a d’autres droits que ceux de la raison sur la raison ; car, lorsque c’est le plus fort qui a raison, elle a encore le droit du plus fort.

XXX. — À quoi pense un mortel de donner pour loi sa croyance ? Mille autres, d’aussi bonne foi, ont été séduits et trompés.

Il est raisonnable qu’un mortel donne pour loi sa croyance, car les gens de bonne foi n’ont jamais été séduits, ni trompés.

XXXI. — Quand il serait infaillible, est-ce un devoir pour moi de le supposer tel ? S’il croit, parce que Dieu l’éclaire, qu’il lui demande de m’éclairer, mais s’il croit sur la foi des hommes, quel garant pour lui et pour moi !

Quoique les Princes ne soient pas infaillibles et que ce ne soit pas un devoir pour leurs sujets de les supposer tels, les princes ne doivent pas se contenter de demander à Dieu d’éclairer ceux qui pensent autrement qu’eux ; soit qu’ils croient, parce que Dieu les éclaire, soit qu’ils croient sur la foi des hommes, il suffit qu’ils soient persuadés et qu’ils aient l’autorité en main pour qu’ils puissent forcer les autres à se conformer à leur façon de penser.

XXXII. — Le seul point sur lequel tous les partis s’accordent, c’est qu’aucun d’eux ne comprend rien à ce qu’ils osent décider ; et vous voulez me faire un crime de douter de ce qu’ils décident !

Quoique les partis conviennent également qu’ils ne comprennent rien à ce qu’ils décident, ils n’en sont pas moins en droit de faire un crime de douter de ce qu’ils décident.

XXXIII. — Laissez descendre la foi du ciel, elle fera des prosélytes, mais avec des édits, on ne fera jamais que des rebelles ou des fripons.

Laissez descendre la foi du ciel, elle ne fera que des rebelles et des fripons ; mais avec des édits, on fera des prosélytes.

XXXIV. — La vérité luit de sa propre lumière, et on n’éclaire pas les esprits avec la flamme des bûchers.

La vérité ne luit point de sa propre lumière, et on peut éclairer les esprits avec la flamme des bûchers.

XXXV. — Si la violence et la cruauté lui mettent (à la religion) la flamme et le fer à la main, si les Princes, qui la professent, faisant de ce monde un enfer, tourmentent, au nom d’un Dieu de paix, ceux qu’ils devraient aimer et plaindre, on croira de deux choses l’une : ou que leur religion est barbare comme eux, ou qu’ils ne sont pas dignes d’elle.

Si la violence et la cruauté mettent à la religion la flamme et le fer à la main ; si les Princes qui la professent, faisant de ce monde un enfer, tourmentent au nom d’un Dieu de paix ceux qu’ils devraient aimer et plaindre, ils pourront être très dignes de leur religion, qui n’en sera pas moins douce, ni eux non plus.

XXXVI. — Comment voulez-vous accoutumer les hommes à voir un homme s’ériger en Dieu, et commander les armes à la main, de croire ce qu’il croit, de penser comme il pense ?

Pourquoi les hommes s’étonneraient-ils de voir un homme s’ériger en Dieu, et commander les armes à la main, de croire ce qu’il croit et de penser comme il pense ? Ils doivent y être accoutumés depuis longtemps ; d’ailleurs, la Sorbonne trouve cela tout simple.

XXXVII. — Tout est perdu en Afrique, me dit-il (Salomon, général de Justinien), les Vandales sont révoltés… et cela pour quelques rêveurs qui ne s’entendent pas eux-mêmes, et qui jamais ne seront d’accord, si l’Empereur s’en mêle, s’il donne des édits pour des subtilités qu’il n’entend pas lui-même… Pour moi, j’y renonce (à être mis à la tête des armées)…

Ainsi me parla ce brave homme. Entre nous, il avait raison.

L’Empereur avait raison, quand les Vandales étaient révoltés en Afrique, de se mêler des disputes des théologiens et de donner des édits pour des puérilités auxquelles ils ne comprenaient rien ; et Salomon, son général, avait grand tort de renoncer à faire la guerre pour forcer les Vandales à quitter leur croyance.

Conclusion de la Sorbonne. — Prœter hasce propositiones, aliœ plures annotatœ sunt reprehensione dignœ, quas tamen in indiculo collocandas Deputati non judicarunt, rati satius esse earum duntaxat fieri mentionem in clausula censurœ.

Observation. — Les commissaires députés annoncent qu’outre ces trente-sept propositions, ils en ont noté beaucoup d’autres dignes de répréhension, mais qu’ils n’ont pas jugé à propos de placer dans leur Indiculus. C’est bien dommage ! Cependant, on espère que le public n’y perdra rien, car ils promettent d’en faire mention dans la conclusion de leur censure.

Des gens de goût du collège Mazarin ont été blessés de trouver la latinité des titres et des notes de l’Indiculus si plate et si barbare. Cette critique est peu réfléchie, et ne serait bonne que si l’Indiculus était l’ouvrage d’un rhétoricien. Mais il n’est pas question ici de style et d’élégance ; l’objet d’une censure théologique est trop grave pour qu’on s’y occupe des mots.

D’autres personnes ne goûtent point ce nombre de XXXVII propositions. Elles disent que ce compte n’est point un compte rond, qu’il n’a rien de piquant ; elles voudraient que les docteurs se fussent arrêtés à cinq propositions ou bien qu’ils eussent été jusqu’à cent une, ou mieux encore, jusqu’à mille et une, qui sont des nombres consacrés pour ces sortes de choses. Cette critique est ingénieuse, mais un peu trop sévère.

QUOD FELIX FAUSTUM JUCUNDUMQUE

SIT

SACRÆ FACULTATI

ALMÆ MATRI MEÆ[12]

—————

[1] Par Marmontel.

[2] Ubiquiste, qui n’était attaché à aucune faculté. — Les impiétés censurées par la Sorbonne, sont en petit texte ; les vérités opposées par Turgot en caractères ordinaires.

[3] Languet de Gergy (1677-1753), archevêque de Sens.

[4] Notes par lesquelles Bélisaire cherche à excuser son impiété :

(In nota infra paginam ad hœc verba : les héros païens dans le ciel…, legitur).

Les Pères de l’Église ont décidé que Dieu ferait un miracle plutôt que de laisser mourir hors de la voie du salut celui qui aurait fidèlement suivi la loi naturelle. Mais on sait que Justinien était fanatique et persécuteur.

(Et in additione ad hanc notam in calce operis additâ habetur). Suarez et presque tous les auteurs de son temps, enseignent que la connaissance implicite des vérités mystérieuses de la religion chrétienne suffit pour le salut, aux personnes qui sont dans l’impossibilité de les connaître distinctement ; qu’il ne suffit, dans ce cas, de connaître et de croire d’une véritable foi l’existence de Dieu et sa Providence, et d’observer fidèlement la loi naturelle.

Ce sentiment n’a jamais été condamné par l’église, et les auteurs qui le combattent comme Sylvius, Habert, etc., ne le rejettent que comme moins probable. Innocent XII et le clergé de France, dans l’assemblée de 1700, n’ont donné aucune atteinte à ce sentiment de Suarez.

La plus saine partie des théologiens s’accordent à dire que les infidèles dont l’erreur est de bonne foi peuvent, avec des grâces surnaturelles que Dieu leur accorde, observer la loi naturelle et que s’ils le font, Dieu ne permettra jamais qu’ils meurent sans la connaissance des vérités nécessaires au salut.

Saint Thomas, dans son commentaire sur le livre des Sentences, se propose la difficulté des Incrédules ; « Nullus damnatur in hoc quod vitare non potest : sed aliquis natus in sylvis, vel inter Infideles, non potest distincte de fidei articulis cogitationem habere : ergo non damnatur ; tet amen non habet fidem explicitam ; ergo videtur quod explicatio fidei non sit de necessitate salutis. »

Voici sa réponse :

« In eis quæ sunt necessaria ad salutem, nunquam Deus homini que quærenti suam salutem deest, vel defuit, nisi ex culpa sua remaneat : unde explicatio eorum quæ sunt de necessitate salutis, vel divinitus homini provideretur per prædicationem fidei, sicut patet de Cornelio ; vel per revelationem (intimam) qua supposita, in potestate est liberi arbitrii ut in actum fidei erumpat. » (Distinct ; 25 ; quœst., 2 ; art. 1.)

[5] Cette proposition est, comme on voit, une de celles dont il est le plus difficile de démêler le venin.

Dans son sens apparent, elle ne présente autre chose sinon que Bélisaire espère que Justinien sera sauvé malgré le mal qu’il lui a fait ; et cela paraît un sentiment de charité louable. On est même porté assez naturellement à croire que, s’il n’est pas permis de placer nommément un prince païen dans le ciel, il ne l’est pas davantage de damner nommément un prince chrétien ; du moins, cette contre-partie de la canonisation n’a pas été mise en usage dans l’Église.

Ces réflexions m’ont fait penser qu’il se pourrait que, suivant les docteurs, le tort de Bélisaire ne fut pas d’avoir espéré le salut de Justinien, mais de n’en avoir pas été sûr ; parce qu’en effet, Bélisaire devait penser que le pêché qu’avait commis cet empereur en lui faisant crever injustement les yeux, était expié surabondamment par les supplices qu’il avait fait subir aux hérétiques pour les convertir.

Un prince aussi zélé ne pouvait jamais être damné, suivant ce beau mot de l’apôtre saint Pierre : « La charité couvre la multitude des péchés. »

Je soumets respectueusement cette conjecture à la décision du prima mensis.

[6] Il est difficile de savoir avec certitude quelles sont les vérités que la Sorbonne veut nous enseigner en comprenant dans la censure la seconde moitié de la XIVe proposition : car, ce que dit Bélisaire pourrait être condamnable, ou parce que la religion n’est pas conforme aux sentiments d’un cœur honnête comme celui de Bélisaire, ou parce qu’il n’est pas heureux qu’elle y soit conforme, ou parce qu’aimer Dieu et ses semblables n’est pas simple et naturel, que vouloir du bien à qui nous fait du mal n’est pas grand et sublime, que ne voir dans les afflictions que les épreuves de la vertu n’est pas consolant ; ou parce que tout cela, quoique simple et naturel, grand et sublime, et consolant pour l’homme, ne forme pas le caractère de la Religion. J’avoue humblement que je n’ose pas décider quelle est précisément, de ces propositions, celle que l’on doit croire.

[7] Voilà un nouvel exemple de ces propositions qui, pouvant être envisagées sous plusieurs faces, laissent quelque doute sur la vérité que les docteurs ont en vue d’établir par leur condamnation : peut-être ont-ils voulu nous enseigner que l’opinion n’est jamais jalouse, tyrannique et intolérante ; que les princes ne peuvent jamais y attacher trop d’importance, ni trop favoriser une secte au préjudice et à l’exclusion de toutes les sectes rivales ; que c’est le vrai moyen d’unir tous les esprits et de tout pacifier : il n’est pas impossible que ce soit là leur véritable sens.

[8] Ne pourrait-on pas croire aussi que les docteurs ont voulu nous apprendre que les disputes des théologiens ne sont jamais frivoles ? En effet, cette vérité est notoire pour tous ceux qui ont lu avec attention l’Histoire ecclésiastique.

Il faut, au reste, bien se garder de penser qu’ils aient prétendu condamner dans cette proposition la supposition qu’ils voudraient y faire soupçonner que la religion est un objet frivole ; car l’auteur, ne disant rien qui approche de cette supposition, ce serait une insinuation calomnieuse et atroce. Or, les docteurs sont incapables de calomnier.

[9] Me voici encore dans l’embarras : je n’ose prononcer si la condamnation tombe ici sur la proposition conditionnelle qu’énonce l’auteur, ou sur les suppositions tacites que les docteurs y ont vues. Pour ne laisser aucun subterfuge à l’erreur, j’ajoute à la contradictoire directe, les contradictoires des deux suppositions que sous-entend l’auteur.

[10] Il est certain que la condamnation de la proposition dont il s’agit nous oblige à croire au moins une de ces trois choses.

[11] Cette proposition est encore une de celles qui renferment une supposition tacite ; car Bélisaire suppose évidemment que les disputes dont il parle sont ennuyeuses et inintelligibles. Il faudrait être bien injuste pour trouver mauvais que les docteurs condamnassent une supposition si scandaleuse. Aussi, suis-je très convaincu que c’est là ce qui, dans cette proposition, a le plus enflammé leur zèle et que la vérité qu’ils ont voulu nous enseigner est celle-ci :

Jamais les disputes théologiques ne sont ennuyeuses ; on s’y entend toujours parfaitement ; tout le monde les écoute et s’en occupe avec un plaisir toujours nouveau.

[12] M. Charles Henry, Lettres inédites de Mlle de Lespinasse, a signalé que, dans le premier volume des manuscrits légués par Mlle de Lespinasse et faisant partie de la collection Guillaume Guizot, se trouve une épigramme intitulée : la Vérité chassée par la Sorbonne, avec corrections de Turgot.

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