Oeuvres de Turgot – 134 – Lettres à Du Pont de Nemours

1773

134. — LETTRES À DU PONT DE NEMOURS.

CXXI. (Arrivée de Turgot à Paris.)

Limoges, 11 janvier.

Vous devez, mon cher Du Pont, être impatienté de ne me point voir arriver. Je n’arriverai que dimanche prochain 17 au soir. Il serait inutile que vous vinssiez parce que probablement vous ne me trouveriez pas. J’aime mieux que vous veniez le lundi matin de bonne heure au risque de me trouver au lit, si je suis trop las du voyage. J’ai grande impatience de causer avec vous et de connaître en détail votre position pour en chercher ensemble les remèdes. Adieu, je vous embrasse. Je profite d’une occasion pour vous écrire et je n’ai que le temps de vous assurer de mon amitié. Mille compliments à Mme Du Pont.

CXXII. (Chaire de droit des gens.)

s. d.

Comment ne m’avez-vous pas dit, mon cher Du Pont, que vous alliez à Versailles. Je vous aurais mené, ramené et parlé, comme on dit en Normandie. Je suis bien fâché que nous nous y soyons pris trop tard pour la chaire de Droit des gens. Est-ce que je ne vous verrai point avant votre départ ? Je sors ce matin, mais je dîne chez moi. Voyez si vous voulez y venir. Je vous embrasse.

CXXIII. (La goutte.)

s. d.

J’ai en effet souffert un peu hier, mon cher Du Pont, mais je ne dormais pas et j’aurais été fort aise de vous voir. Aujourd’hui, je suis mieux grâce à la suppression de la viande et à ma persévérance à transpirer dans mon lit. Je vous embrasse et vous renvoie vos quatre volumes.

CXXIV. (Dîners.)

Dimanche matin.

Je crains, mon cher Du Pont, que vous n’ayez fait le projet de me venir demander à dîner ; je vous avertis que vous ne me trouveriez pas. M. le Duc de La Rochefoucauld part demain pour son régiment et je vais dîner avec lui chez sa mère. Demain je vais dîner chez Mme de Courteille qui part après-demain. Mardi, c’est le jour de M. de Mirabeau, et mercredi, je suis invité chez M. de La Michodière que j’ai déjà refusé deux fois.

J’ai pourtant bien envie de vous voir. Adieu mon pauvre ami.

CXXV. (Mme Blondel. — Necker.)

Samedi

Venez demain dîner chez moi, mon cher Du Pont, j’ai à vous parler sur un très léger service que Mme Blondel vous demande[1]. J’ai achevé l’ouvrage de M. Necker[2] qui m’a donné une bien mauvaise idée de son auteur.

CXXVI. (Morceau sur Colbert.)

Samedi.

Je vous remercie, mon cher Du Pont, de toutes vos peines et Mme Blondel me charge de vous en témoigner sa reconnaissance. À l’égard du morceau sur Colbert, je vous demande en grâce de ne rien envoyer à Mlle de Lespinasse que je ne vous aie vu.

CXXVII. (Départ de Du Pont pour le duché de Bade.)

Samedi.

Voici, mon cher Du Pont, ma lettre pour Caillard que vous mettrez à la poste à Strasbourg. Je vous enverrai lundi les vers de Thouvalow, la chanson des rois, et la lettre de Mme Blondel à Mme Bush[3], elle ne peut pas l’écrire aujourd’hui.

Je vous embrasse du fond de mon cœur.

CXXVIII. (Mme Blondel. — Du Pont et le Margrave de Bade. — La goutte.)

Limoges, 24 octobre.

J’ai reçu, mon cher Du Pont, vos deux lettres de Strasbourg, et votre relation de la visite que vous avez faite chez Annmaïl[4]. J’écris à Mme Blondel pour qu’elle emploie à nouveau son crédit auprès de M. le Prêteur afin de procurer, s’il est possible, à l’honnête Bush un emploi plus digne de lui que celui de geôlier. Votre petit mensonge, ou plutôt l’ignorance qui vous a mis dans l’impossibilité de le soutenir, a épargné à ces bonnes gens un sentiment douloureux, car vous leur auriez appris que la bonne Mme Francès[5] est morte il y a seize mois. Toutes les personnes d’ailleurs dont on vous a demandé des nouvelles, se portent bien.

Savez-vous que vous faites injure à Mme Blondel, en la comparant à cette pédante de Julie[6]. Savez-vous que pour s’en former une idée exacte, il faut réunir l’honnêteté profonde de Clarisse[7], la sensibilité pénétrante de la Fanny de Cleveland ;la la bonté de tous les bergers de Gessner et un naturel dans l’esprit et le caractère dont elle seule peut donner l’idée. Julie est bien loin de là.

Je vous écris à tout hasard à Strasbourg. Je souhaite que votre opiniâtreté à achever l’ouvrage commencé pour votre Margrave ne vous y retienne pas trop longtemps. Il est bien vrai que la nature a fait une chaîne, mais elle fait tant de circonvolutions que nul mortel à ce que je crois ne peut la dévider d’un bout à l’autre. Il faut saisir les anneaux qui sont à notre portée et renoncer le plus souvent à voir leur liaison, sans s’obstiner à mettre des liaisons artificielles pour arranger des tableaux qui sont toujours plus ou moins arbitraires. Vous mettrez dans votre ouvrage bien de l’esprit qui sera en pure perte ; mais pourvu que vous en voyez le bout et que cela plaise à votre Margrave, je serai content.

Je me mettrai en marche après-demain pour le bas Limousin. J’ai heureusement le plus beau temps possible. J’espère que le mouvement joint au régime du pain et du fruit auquel je me suis mis feront du bien à ma santé. Je ne me portais pas trop bien en partant de Paris, mais je me trouve maintenant beaucoup mieux. Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse en attendant le plaisir de vous revoir à Paris.

Vous dites que Bush a six francs par semaine et vous dites que cela fait 304 écus par an. Six livres par semaine ne font que 104 écus par an, ce qui fait un traitement bien mesquin. D’un autre côté, six écus par semaine feraient 312 écus par an.

CXXIX. (Mme Blondel. — Table des principes de l’économie politique. — Éloge de Colbert.)

Limoges, 12 novembre.

Je veux du mal, mon cher Du Pont, à vos princesses de ne rien faire pour la jeune Annmaïl parce qu’elle est jeune et jolie. C’est précisément par cette raison qu’il fallait faire davantage pour elle. Ce n’est pas assurément l’ordre naturel qui fait regarder ces deux qualités comme un inconvénient. Je vous veux du mal aussi à vous d’un jugement très téméraire que vous portez à la fin de votre lettre. Ce n’est réellement pas bien à vous.

Au reste, je suis fort aise que votre tableau[8] soit fini à votre satisfaction, fort aise qu’on l’imprime, fort aise que vous soyez arrivé à la cour de Bade, qu’on y soit content de vous, qu’on vous y traite bien, qu’on y assure votre sort et celui de votre femme et fort aise que vous nous reveniez. J’espère que, pendant votre voyage, vos correspondances n’auront pas été interrompues.

J’ai fini mon département et je reste ici jusqu’à ce que les affaires de la succession de mon frère me rappellent à Paris. Cela me conduira vraisemblablement jusqu’au milieu de décembre, et sans doute, vous serez alors à Paris.

Mme Blondel est réellement pleine de reconnaissance de la visite que vous avez rendue à la famille Bush. Vous avez exalté la tête d’Annmaïl qui a envoyé son fils aîné offrir ses services à Mme Blondel, laquelle précisément ne sait qu’en faire et sera obligée de le renvoyer à sa mère, ce qui la fâche beaucoup. Elle est bien fâchée aussi qu’on ait fait de son ami Bush un geôlier ; elle en fera faire de vifs reproches à M. le Prêteur qui sera persécuté jusqu’à ce qu’il ait réparé sa faute. J’ai été content de l’extrait que l’abbé Roubaud a fait de l’Éloge de Colbert.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse de tout mon coeur.

CXXX. (Arrivée de Du Pont à Paris. — Les princes allemands. — Leurs persécutions contre les protestants. — Livre de philosophie et de morale élémentaires. — Les expositions d’enfants. — Mme Blondel.)

Limoges, 10 décembre.

Comme je ne veux pas, mon cher Du Pont, que vous vous donniez inutilement la peine de courir chez moi, je me hâte de vous écrire afin que vous trouviez ma lettre à votre arrivée. Je souhaite qu’elle soit aussi heureuse que votre voyage. Il me paraît que vous n’avez pas perdu votre temps, et j’en partage bien la joie avec vous ; avec deux correspondances de plus que vous n’aviez, vous pourrez vivre aisément, et si vous n’étiez ainsi que moi un peu paresseux, vous pourriez trouver du temps pour faire des ouvrages pour votre compte.

Je n’aime pas les électeurs palatins, qui, ayant le bonheur d’avoir des sujets protestants se sont avisés d’être de tous les princes d’Allemagne les plus bêtement catholiques, qui ont été superstitieux sans être religieux, qui se sont livrés aux conseils des Jésuites, qui ont forcé par leurs persécutions une partie de leurs sujets à émigrer et à se transporter dans l’Amérique anglaise et qui font aujourd’hui les beaux esprits et les petits philosophes.

Je méprise surtout le duc des Deux-Ponts qui, appelé par les lois de la succession, à réparer ces maux et, étant né protestant, a eu la platitude de se faire catholique et fait de son petit État le refuge de l’athéisme, où l’on imprime les ouvrages d’Helvétius, le Système de la nature[9], etc. digne association !

Pour les ducs de Saxe-Gotha, la race en vaut mieux. Il y en avait un, il y a quelque temps, qui a eu le bon esprit de faire faire un livre de philosophie et de morale élémentaires à l’usage des paysans qui, depuis ce temps-là, sont beaucoup plus instruits et raisonnables qu’en aucun pays. J’ai grande curiosité depuis longtemps de connaître ce livre dont j’ai appris l’existence par des discours politiques d’un certain M. Schmidt que vous avez vu chez M. de Mirabeau. Jamais je n’ai pu me le procurer. Puisque vous apprenez l’allemand vous ferez très bien de vous le procurer. L’instruction du peuple peut être une fort bonne matière à votre Correspondance.

Il y a aussi une horrible loi dont l’exécution est très fréquente en Allemagne : c’est celle qui condamne à mort les filles qui ont exposé leur fruit ; ce qui rend les exécutions très fréquentes, c’est qu’il n’y a point d’établissement pour les enfants trouvés ; autre sujet de lettre.

Je compte rester à Limoges tout le mois encore occupé à de fort ennuyeuses et fort sottes besognes, entre autres à préparer le tirage des milices. On m’a mandé que mes affaires ne me rappelleraient à Paris qu’au commencement de janvier.

J’imagine que vous aurez, en repassant par Strasbourg, pris les commissions de la famille Bush pour Mme Blondel, mais vous ne la trouverez pas chez elle. Je la crois à Malesherbes pour une partie de ce mois-ci. Vous ferez bien, au reste, de lui écrire pour lui demander quand vous pourrez la voir, car elle est fort souvent renfermée sans voir personne que sa famille et ses intimes amis. Vous avez raison de penser que je lui ai gardé le secret de vos sottises.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse bien tendrement en attendant le plaisir de vous revoir. Bien des compliment à Mme Du Pont.

Vous ne me mandez pas si vous êtes aussi bien avec le jeune Margrave qu’avec son père.

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[1] Voir les lettres ci-après.

[2] L’Éloge de Colbert.

[3] Femme du pêcheur Bush que Mme Blondel protégeait.

[4] Idem.

[5] Mère de Mme Blondel.

[6] Dans la Nouvelle Héloïse de Rousseau.

[7] Clarisse Barlowe, du roman de Robertson.

[8] Table des principes de l’économie politique par Du Pont.

[9] Par le Baron d’Holbach.

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