Oeuvres de Turgot – 138 – La milice, 1774

1774.

138. — LA MILICE.

Lettre au Chancelier sur une demande en mission (affaire La Saigne).

(L’affaire avait été envoyée pour avis à Turgot par arrêt du Conseil. Sur la minute conservée aux Archives nationales, 01587, est cette note :

N. Est conservé pour les vues de justice, d’humanité et les principes d’administration dont il est rempli.)

Limoges, 30 janvier.

J’ai l’honneur de vous adresser l’extrait de la procédure instruite en 1756 en la juridiction de Ségur contre le nommé Pierre La Saigne pour raison de meurtre commis en la personne de Martin Joubertie. J’y ai joint mon avis sur les lettres de rémission demandées par Pierre La Saigne que vous m’avez demandé par lettre du 3 décembre 1772.

D’après les éclaircissements que j’ai pris sur la fortune de cet accusé, il paraît qu’il est chargé d’une femme et de trois enfants. Sa fortune consiste dans le quart d’un bien-fonds estimé 6 000 l. et partageable entre trois frères, ce qui réduit sa portion à 1 500 l. Il fait d’ailleurs un commerce de bœufs qu’il achète à crédit et qu’il ne paye qu’à son retour des marchés.

J’ai l’honneur de vous envoyer le placet accompagné d’un certificat qui vous a été présenté au nom du nommé La Saigne…

Avis. — … Dans l’hiver de 1755 à 1756, il fut donné des ordres pour lever la milice ; Pierre La Saigne qui sollicite aujourd’hui la clémence du Roi était syndic de la paroisse de Saint-Éloy.

Pour se former une juste idée des faits qui ont donné lieu à la condamnation de Pierre La Saigne et de ses coaccusés et surtout pour les apprécier, il faut savoir quels désordres accompagnaient alors toutes les levées de milice en Limousin, et combien ces désordres tenaient à la forme vicieuse de ces levées, jointe à des circonstances particulières à la Province.

Les paysans du Limousin, quoique peut-être plus aguerris que ceux de plusieurs autres provinces par l’habitude où ils sont malheureusement de se battre entre eux avec leurs hachereaux, avaient pour le service de la milice une horreur portée beaucoup plus loin qu’ailleurs. C’est dans cette province qu’on a vu des paysans se couper les doigts avec lesquels on fait aller la batterie du fusil, pour se soustraire au tirage. Il résultait de là que l’on avait toutes les peines imaginables à engager les paysans à se présenter au sort. Dès que la milice était annoncée, une grande partie des garçons se dispersaient, se cachaient chez leurs parents ou amis, et quelquefois se retiraient en troupes dans les bois.

Les ordonnances condamnant ceux qui fuient à faire le service à la décharge de ceux qui ont subi le sort, ces derniers étaient autorisés à arrêter les fuyards.

En conséquence, les garçons qui avaient tiré rassemblaient leurs parents et leurs amis, et le syndic à leur tête, ils allaient pour ainsi dire à la chasse des fuyards qu’ils cherchaient, soit dans les bois où ceux-ci s’étaient retirés, soit dans les villages qu’on soupçonnait de leur avoir donné retraite. Quelquefois les garçons d’une paroisse disputaient cette conquête à ceux d’une autre de là, des rixes, des combats, des meurtres multipliés. La première procédure criminelle sur laquelle j’ai eu à donner mon avis en arrivant dans cette généralité présentait deux paroisses dépeuplées par des décrets qui enveloppaient toute la jeunesse de ces deux paroisses et qui avaient forcé plus de 40 personnes à se réfugier en Espagne. Les désordres n’ont pas eu lieu dans les tirages de milice qui ont été ordonnés depuis la guerre, parce que j’ai ôté aux garçons la liberté qu’on leur donnait d’arrêter eux-mêmes de force les fuyards et que j’ai défendu qu’ils fussent poursuivis, si ce n’est par la maréchaussée et sur des ordres signés de moi ; mais, lors des dernières milices tirées avant et en 1758, l’abus était dans toute sa force.

Il ne faut pas omettre d’observer que, quand il ne se présentait aucun garçon pour tirer le sort, on s’en prenait au syndic qui était obligé d’en fournir et de faire à cet effet la recherche des fuyards qu’on amenait quelquefois aux assemblées garottés sur des charrettes, le tout aux frais des syndics : et comme cette commission était excessivement onéreuse à ceux-ci, on leur donnait un certain nombre d’adjoints proportionné à la force de la paroisse, et ces adjoints partageaient avec lui ce fardeau triste, dispendieux, et quelquefois périlleux.

Après ce préambule, nous allons suivre le détail des faits que présente la procédure.

Pierre La Saigne avait eu le malheur de se trouver ou d’être nommé syndic de sa paroisse pour la levée de la milice en 1756.

Soit que le milicien du sort eût déserté ou qu’il n’eût pas les qualités requises pour être admis, le syndic se trouva dans le cas de chercher un fuyard.

La nuit du 18 au 19 février, après avoir assemblé ses quatre adjoints dans un cabaret, ils parcoururent ensemble une partie de la paroisse, sans trouver aucun fuyard. Sur le bruit vague qu’il y en avait un caché dans la maison d’Antoine Gonrbat et de son frère, métayers au village de la Côte bouille, ils s’y transportèrent. Les quatre adjoints étaient munis d’armes à feu, par une précaution funeste, mais trop en usage dans ces sortes de courses.

L’adjoint Gabriel Durand avait un fusil appartenant au syndic ; mais celui-ci n’était armé que d’une fourche de fer, et suivant d’autres témoins d’un simple bâton ; arrivés dans cette maison, ils ouvrirent la porte.

Pierre La Saigne alluma une chandelle qu’il avait apportée et accompagné de l’un de ses adjoints, fut au lit de Martin Joubertie, neveu de Gourbat, et lui dit de se lever, attendu qu’il recelait un fuyard ; comme ce prétendu fuyard ne se trouva point, tous lui déclarèrent qu’ils feraient leur affaire de lui, c’est-à-dire qu’ils l’arrêtèrent pour milicien.

Joubertie se leva en effet ; alors, ils commencèrent de le prendre. Les autres se levèrent pour aller à son secours en s’armant de leurs pelles et de leurs hachereaux. Gabriel Durand, dans le débat qui s’éleva, était tombé par terre et en se relevant de cette chute il tira un coup de fusil. Il fut répondu par un autre coup. Joubertie fut tué.

Après ce malheur, l’épouvante saisit le syndic et les quatre adjoints qui prirent la fuite avec tant de précipitation qu’ils laissèrent sur la place un chapeau et trois sabots.

Le cadavre de Martin Joubertie fut visité après sa mort par un chirurgien et ce chirurgien a mis dans son rapport qu’il avait trouvé seize balles dans son ventre ; or il n’y eut que deux coups tirés, dont l’un même a fait peu de mal ; le chirurgien voulait parler de la grenaille de fer dont on se sert communément dans la Province pour charger les fusils de chasse…

Toutes les circonstances du fait établissent avec la plus grande évidence que la course de La Saigne et de ses quatre adjoints n’avait d’autre objet que d’arrêter un milicien, qu’ils n’avaient aucune querelle particulière avec Joubertie, qu’ils ne lui en voulaient pas même personnellement. Le motif de cette course, la qualité du syndic et de ses quatre adjoints, la publicité de leur démarche, l’invitation qu’ils firent à plusieurs particuliers de les accompagner, la tournée qu’ils firent dans quelques autres villages de la paroisse avant d’aller chez les Gourbat, la manière pacifique dont ils se comportèrent d’abord, après être entrés dans la maison, le soin qu’ils eurent d’allumer une chandelle, de se nommer, de déclarer l’objet de leur venue, tout prouve plus clair que le jour qu’ils n’avaient ni ne pouvaient avoir des intentions criminelles, et si les juges ont vu dans leur action le caractère d’un assassinat et la plus légère ombre de préméditation, c’est de la part de ces juges le comble de l’absurdité.

Le meurtre de Joubertie n’est en aucune manière le fait de Pierre La Saigne qui n’était armé que d’une fourche ou d’un bâton. Et de la part de Gabriel Durand et de Jean Meigie qui tirèrent chacun un coup d’arme à feu, il est évident que ce meurtre non seulement n’était pas prémédité, mais qu’il ne fut pas même l’effet d’un dessein formé de tuer, conçu sur-le-champ et dans la chaleur d’une querelle. Il est évident que ce malheur a été le pur effet d’une rixe qui s’est élevée par l’imprudence qu’ont eue les Gourbat de vouloir enlever de force leur neveu Joubertie des mains du syndic et de ses adjoints. Joubertie avait pris d’abord le seul bon parti, celui de se lever et de céder à la force. Il ne pouvait lui en arriver d’autre mal, que d’être conduit à Limoges, où on lui aurait rendu justice, puisqu’étant marié il n’était pas dans le cas d’être reçu comme milicien : vraisemblablement même, le syndic et les adjoints reconnaissant leur erreur l’auraient relâché dès le lendemain. Mais il eut le tort de crier à ses deux oncles de le secourir, et ceux-ci dans la chaleur de leur ressentiment sortirent armés de leurs pelles et de leurs hachereaux pour enlever de vive force cette proie à des hommes qui étaient en plus grand nombre qu’eux et qui malheureusement avaient des armes à feu. L’on ne peut douter que les Gourbat ne fussent fort animés, puisqu’ils dirent au cinquième témoin que s’ils avaient eu un homme de plus avec eux ils les auraient tous tués. Il est certain que la rixe fut vive, et que Gabriel Durand fut renversé avant d’avoir tiré aucun coup. Ce n’est qu’en se relevant qu’il tira, dans un moment où il était poursuivi à coups de hachereau, et il est même très possible que, comme il l’a dit dans un de ses interrogatoires, ce soit le hachereau de Joubertie qui en s’embarrassant dans son fusil ait fait partir le coup… Il n’est pas même constant que ce coup de fusil ait été la cause de la mort de Joubertie puisque Jean Meigie, après ce premier coup de feu, en tira un second et que Joubertie a déclaré en mourant que c’était ce second coup qui lui avait fait le plus de mal. Ce second coup, au reste, ne porte pas plus le caractère de préméditation que le premier…

Cette discussion sur l’appréciation de l’action de Durand et de Meigie qui ont tiré les deux coups de fusil peut paraître superflue ; elle est du moins trop tardive puisque l’un et l’autre sont morts et qu’il y a près de dix-huit ans que Gabriel Durand a subi le supplice infamant auquel il avait été condamné. Mais nous ne pouvons nous refuser aux réflexions que présente cette condamnation à mort exécutée contre un homme qui, s’il n’était pas innocent, du moins n’aurait pu manquer d’obtenir sa grâce, si quelqu’un l’eût sollicitée. Nous ne pouvons résister à l’indignation qu’excite en nous la stupide et barbare indifférence des juges, dont il ne s’est trouvé aucun, qui ait daigné faire attention aux circonstances du fait qui démontraient qu’il n’y avait eu de la part de l’accusé aucune préméditation et que son action pouvait même être excusée par le motif d’une légitime défense.

Faut-il donc que le sort d’un accusé, condamné par la lettre de la loi, mais dont l’action, par ses circonstances, est susceptible de pardon dépende uniquement du hasard qui lui procure un protecteur ? N’est-ce donc pas un devoir sacré des juges, et comme juges, et comme hommes, de peser, d’épier toutes les circonstances favorables à l’accusé et, lorsqu’ils voient que l’action ne mérite pas la mort, de présenter eux-mêmes à la clémence du Roi après le jugement celui que la loi les a forcés de condamner ? Il paraît que le plus grand nombre des magistrats connaissent bien peu ce devoir, puisqu’ils négligent d’une façon si cruelle de le remplir. Il y aurait un moyen fort simple de prévenir les malheurs qu’entraine cette négligence ; ce serait de charger dans chaque tribunal souverain un ancien magistrat d’examiner tous les procès criminels à mort dans la vue de reconnaître si le fait a été accompagné de circonstances qui le rendent susceptible de clémence et, dans ce cas, de l’autoriser à requérir la suspension provisoire de l’exécution, jusqu’à ce qu’il en ait été référé à M. le Chancelier[1]. Ce serait une espèce de Procureur général des grâces et dont le ministère serait tout de faveur. Un homme pour qui cette fonction honorable serait un devoir spécial le remplirait certainement avec une satisfaction qui garantirait son exactitude. Un pareil établissement ne paraît susceptible d’aucuns inconvénients et il sauverait la vie à des malheureux qui n’ont pas mérité de la perdre.

Il serait digne des sentiments paternels du Roi pour ses sujets, et ferait la gloire du ministre qui l’aurait conseillé…

Revenons à Pierre La Saigne, le seul des accusés dont il s’agisse aujourd’hui de régler le sort.

Il n’est point complice d’un assassinat. Il n’est point auteur d’un meurtre, puisque la mort de Joubertie n’a été occasionnée que par les deux coups de fusil tirés dans la chaleur de la rixe par Gabriel et Jean Meigie, puisque La Saigne n’a contribué en aucune manière à ces deux coups, et puisque lui-même n’était armé que d’un simple bâton ou d’une fourche. On ne peut pas même présumer que les juges l’aient regardé comme meurtrier ou comme complice d’un meurtre. Il paraît plutôt que la condamnation aux galères a eu pour objet de punir La Saigne comme coupable d’attroupement à main armée. Et il est vrai qu’à cet égard La Saigne n’est point sans un tort réel, puisqu’il a été chez les Gourbat chercher un prétendu fuyard de la milice à la tête de ses quatre adjoints qui tous quatre avaient des armes à feu, tandis qu’à la vérité lui-même était sans armes ; mais quoique cet attroupement fût en lui-même irrégulier, il faut considérer qu’à cette époque il était malheureusement autorisé par l’usage général de la Province, que la même chose se pratiquait dans toutes les paroisses du Limousin et peut-être de plusieurs provinces circonvoisines, que ces recherches tumultueuses étaient regardées comme une partie des devoirs de ces malheureux syndics et adjoints de milice, qu’on nommait malgré eux à ces places et qu’on rendait responsables du défaut de milicien lorsque la paroisse n’en présentait point. C’était, s’il faut le dire, le tort de l’administration qui, en imposant sur les campagnes une charge aussi cruelle que celle de la milice, en effarouchant les cultivateurs, en les réduisant à se disperser dans les bois, autorisait, obligeait même une troupe de paysans à courir sus aux fuyards, à les arrêter eux-mêmes. Et comment arrêter des gens pour les forcer à un service qu’ils ont en horreur sans employer la force ? Comment employer la force sans exciter la résistance, sans faire naître des rixes, des combats à main armée, sans occasionner des meurtres. Tels ont été les effets de cette erreur de l’administration, tant qu’elle a duré. Il fallait la réformer sans doute, mais il ne fallait pas condamner et faire périr comme criminels ceux qui ne faisaient que suivre l’impulsion qu’on leur avait donnée et qui étaient eux-mêmes les victimes de l’erreur qui les entraînait.

Ces considérations qui sont de toute justice doivent sans doute faire envisager d’un œil d’indulgence l’irrégularité de l’attroupement pour lequel Pierre La Saigne a été condamné aux galères. Sa conduite irréprochable avant et depuis ce malheur l’en rendent encore plus digne. D’ailleurs, il n’est point à craindre que cette indulgence puisse autoriser de pareils attroupements. Les mesures qui ont été prises pour couper la racine à ces désordres doivent rassurer pour l’avenir.

Dans ces circonstances, nous estimons qu’il n’y a aucune difficulté à accorder à Pierre La Saigne les lettres de rémission qu’il sollicite.

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[1] Voir la lettre à Condorcet du 16 juillet 1773.

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