Remarques de Vincent de Gournay sur la naturalisation des étrangers (1752)

Limiter l’immigration est contre toute logique, selon Vincent de Gournay (1752), car cela aboutit ou plutôt cela signifie limiter le travail total de la nation, cela signifie rendre plus lourd le poids des travailleurs non-productifs sur la société, cela signifie affaiblir l’État en comparaison des voisins — considération décisive à une époque où la guerre était l’état presque normal —, cela signifie enfin réduire l’émulation due à la concurrence, concurrence qui amènerait de meilleurs produits à des prix plus faibles.

Extrait des Remarques de Vincent de Gournay sur sa traduction des Traités de commerce de Josias Child (1752).


REMARQUES

SUR LE CHAPITRE 7 TOUCHANT LA NATURALISATION

(a) La naturalisation est un moyen qu’ont les souverains d’acquérir de nouveaux sujets sans détruire les anciens, c’est une espèce de conquête d’autant plus durable qu’elle est l’effet de la volonté, et d’autant plus flatteuse que c’est un hommage libre que rendent les étrangers à la douceur et à la justice du gouvernement qu’ils préfèrent à celui sous lequel ils sont nés.

C’est d’ailleurs un moyen de recruter sa nation et de la fortifier aux dépens des autres. Le prince qui perd dix mille sujets se trouve moins fort de vingt mille hommes, que celui qui les acquiert.

Il y a longtemps que les Anglais, attentifs à leurs véritables intérêts et à tout ce qui peut augmenter leur puissance, ont tenté d’accroître le nombre de leurs sujets en étendant et facilitant davantage la naturalisation chez eux ; mais quoique la chose ait été plusieurs fois agitée au Parlement, elle n’a jamais passé (heureusement pour les puissances rivales de l’Angleterre), par le crédit et l’influence des bourgeois de Londres, qui jouissant de certains privilèges, ont cru que ce serait les perdre que de les communiquer à un grand nombre, ils ont mieux aimé être moins de bourgeois que d’être plus de citoyens. L’avantage particulier a prévalu, les bourgeois de Londres ont fait à leur pays le même tort que font continuellement au nôtre les communautés de marchands et d’ouvriers, qui s’imaginent que moins ils sont, et plutôt leur fortune est faite, sans réfléchir qu’un concurrent est aussi un débouché, un aiguillon de plus pour l’industrie, et qu’étant assujetti aux mêmes charges, il allège le fardeau en le partageant ; mais ces choses que l’intérêt particulier cache au sujet, ne doivent pas échapper aux yeux du gouvernement, qui doit sentir qu’un des plus grands obstacles à l’industrie, à la naturalisation des étrangers et à l’augmentation des sujets du Roi, sont les statuts et les privilèges des communautés ; il ne faut que lire ceux des fabricants, des passementiers, tireurs d’or, des teinturiers et des principales communautés de Lyon, pour en sentir la barbarie ; l’exclusion aux apprentis mariés, la longueur des apprentissages qui dans certaines communautés sont de quinze ans et dans la plupart de dix, la cherté des réceptions à la maîtrise, dont le prix est encore doublé ou triplé pour les étrangers, et on appelle ainsi des sujets du Roi qui ne sont pas nés à Lyon, font connaître qu’il n’y a point d’absurdité dont l’intérêt particulier ne s’avise et que l’usage ne rende ensuite familier.

Il n’y a personne aujourd’hui chargé de l’administration du commerce qui ne sente combien ces communautés particulières sont réellement nuisibles au bien de l’État et au progrès des arts et qui n’en désire sincèrement l’abolition ; mais on est surtout retenu par les dettes de ces communautés, dettes presque toujours contractées pour les besoins de l’État et auxquelles il ne serait ni juste ni honorable de faire banqueroute, il faut au contraire les regarder comme sacrées ; car tout ce qui a été prêté pour les besoins de l’État, doit l’être à jamais, (sans quoi il n’y aura jamais de crédit) et comme telles il faut les payer et les payer exactement ; mais qui les payera ? La nation. Il n’y a qu’elle qui puisse les payer. Eh quoi ! N’est-elle pas assez chargée ? C’est pour éteindre une dette qu’elle paye continuellement, et qu’elle payera à jamais en hommes et en argent, que l’on propose d’acquitter celle-là.

Il est juste,

1°. que la nation paie les dettes des communautés, parce que si l’État n’avait pas tant tiré de ces corps, il aurait plus demandé au reste de la nation, et qu’il est contre toute bonne politique de taxer les ouvriers comme ouvriers et non pas comme citoyens ; c’est rendre l’état de fainéant préférable à celui de l’homme utile ; d’ailleurs le contrecoup des taxes sur les ouvriers retombe toujours sur la nation qui étant obligée d’avoir recours à eux pour se vêtir et pour les autres besoins de la vie paye toutes ces choses plus cher ; la taxe donnant un prétexte à l’ouvrier pour surhausser le prix des étoffes et de son travail, ainsi, quoique ce soit la communauté qui paraisse payer une taxe, c’est cependant toujours la nation qui la paye et qui la payera tant que la dette durera.

2°. la taxe faite sur la communauté lui donne un prétexte pour augmenter, et quelquefois doubler le prix de la réception à la maîtrise, cela rebute les aspirants dont les facultés ne leur permettent pas de payer l’augmentation de réception, ils ne se font point recevoir maîtres ; moyennant quoi les ressources que l’on comptait trouver dans leurs réceptions pour l’acquit des dettes de la communauté, manquent ; les dettes ne s’acquittent point, cependant le nombre des anciens maîtres diminue, ce qui diminuant la concurrence leur donne plus de faculté de rançonner le public et la nation en soutenant le prix des étoffes et de la main d’œuvre que la concurrence seule fait diminuer. La nation seule supporte sans s’en apercevoir le surhaussement de la denrée et la taxe de la communauté ; ses membres seuls en profitent, l’exaction subsiste et se perpétue, sans que les dettes de la communauté s’éteignent jamais.

Nous venons de prouver que c’est la nation qui paye en argent les taxes des communautés, quoiqu’elles ne soient pas faites directement sur elles ; il reste à faire voir ce que les mêmes communautés lui coûtent encore en hommes.

Il est de l’intérêt particulier des communautés de diminuer le nombre des maîtres, c’est pour cela qu’elles prolongent les apprentissages et qu’il faut plus de temps pour devenir tireur d’or, que pour se faire recevoir docteur en Sorbonne ; ces longueurs dégoutent les aspirants.

Il est cependant de l’intérêt de l’Etat de multiplier les gens industrieux.

Un homme qui apprend son métier dans un an ou deux, voyant que s’il veut l’exercer en France, il faut qu’il fasse encore dix ou douze ans d’apprentissage dont il n’a plus que faire, passe dans le pays étranger où il est maître d’abord.

Un autre à qui l’on demande 2 ou 300 livres pour le recevoir maître, passe encore à l’étranger où il l’est pour rien.

D’un autre côté un ouvrier étranger voudrait venir travailler en France, il est rebuté par dix années d’apprentissage et par 5 ou 600 livres de frais de réception à la maîtrise qu’on lui demande.

Les communautés dépeuplent donc l’État en faisant trouver aux sujets du Roi de l’avantage à passer à l’étranger et en éloignant l’étranger qui viendrait remplacer le sujet du Roi ; leur effet est donc de nous faire donner continuellement des hommes industrieux à l’étranger, et de nous interdire les secours que nous pourrions tirer des leurs.

L’État ne saurait donc trop tôt acquitter une dette qu’il paye continuellement et qu’il payera à jamais en argent sans l’éteindre, et en hommes qui le dépeuplent, ce qui augmente le nombre des fainéants, qui sont une nouvelle charge pour lui.

L’acquit de cette dette ne serait peut-être pas aussi cher qu’on se l’imagine, j’en juge par l’état de celles des diverses communautés de la ville de Lyon que l’on peut regarder comme la première du Royaume pour les fabriques, plus de 60 communautés qui la composent ne doivent entre elles que 971 937 livres, sur quoi elles ont en propre 27 772 livres de rente sur les tailles qui serviraient à en acquitter une bonne partie ; à juger de l’état des dettes des communautés des autres villes du Royaume par celui de la ville de Lyon, trois millions suffiraient peut-être (Paris excepté) pour les acquitter toutes, et lever dans un instant les obstacles continuels que ces communautés et la bizarrerie de leurs statuts, apportent à l’industrie et à l’accroissement du peuple qui diminue toujours à proportion, qu’il lui est plus difficile de s’occuper.

Mais si l’on trouvait encore la somme trop forte pour vouloir la lever sur la nation, on pourrait parvenir au même but, un peu plus lentement, en permettant dès à présent à un chacun d’exercer dans les villes où il y a des communautés telle profession qu’il voudrait, sans l’assujettir à de longs apprentissages et au compagnonnage, en fixant un droit modique pour l’exercice de chaque profession ; une fois payé, lequel serait employé à l’acquit des dettes de la communauté dont il serait donné un état tous les ans jusqu’à l’entier remboursement, lequel une fois fait toutes les professions deviendraient libres et on pourrait les exercer sans autre formalité que celle de se faire inscrire dans celle que l’on voudrait choisir, et cela plutôt par forme de recensement que pour assujettir un chacun à n’exercer que celle-là.

Il n’est pas douteux qu’en prenant ce parti, on s’apercevra en moins de 5 ans, d’une augmentation considérable dans le nombre et dans l’aisance du peuple, qu’on retiendra dans le Royaume beaucoup de sujets qui auraient passé à l’étranger, on reconnaîtra une grande diminution dans le nombre des mendiants, des vagabonds et des voleurs de grands chemins, qui n’est peut-être aussi considérable en France, que parce que ces professions sont les seules que l’on puisse exercer facilement et sans frais : point d’apprentissage, point de difficulté ni de rétribution pour être reçu maître ; l’idée du supplice où elles conduisent, cède à l’appât du profit présent et assuré qu’on y envisage, que la sévérité et la vigilance des magistrats ne balancent point dans l’esprit d’un homme à qui d’ailleurs l’entrée des professions utiles à la société est fermée.

(b) Nous avons les mêmes raisons que les Anglais pour favoriser l’établissement des Juifs en France ; ceux qui résident à Metz, à Bordeaux, à Bayonne, bien loin d’être à charge à l’État, lui sont utiles, ils consomment nos denrées, augmentent par là la valeur des terres ; plus ils font de commerce, et plus ils étendent celui du Royaume, leur industrie aiguise la nôtre, et plus le nombre en serait grand, et plus ils nous donneraient d’exemples d’économie, dont la nation française a plus besoin que toute autre, et sans laquelle une nation quelconque ne peut jamais être riche.

J’ai ouï dire que les Juifs avaient fait autrefois des propositions pour qu’il leur fut permis de s’établir dans cette étendue de terre inculte connue sous le nom des Landes de Bordeaux ; il serait à souhaiter qu’on leur eut accordé pour cela des facilités qu’ils trouvent chez tous les princes d’Italie et chez le Pape ; ils eussent augmenté le nombre des sujets du Roi et des cultivateurs, aidé les autres sujets à supporter les charges de l’État, et si par leur industrie et leur travail, ils fussent parvenus à faire produire du blé à un pays qui ne produit rien, en assez grande quantité pour approvisionner la Guyenne, ne vaudrait-il pas mieux l’acheter d’eux que des Anglais ? La valeur en serait restée dans l’État, au lieu que, portée chez nos rivaux, elle ne sert qu’à encourager davantage la culture de leurs terres et à augmenter à nos dépens leur richesse et leur puissance.

Depuis cent ans, la France a plus perdu de monde qu’aucune autre nation de l’Europe ; car sans parler de la révocation de l’Édit de Nantes qui a couté plus de six cent mille hommes, des arts et une industrie inestimable, les guerres que nous avons soutenues contre toutes les nations de l’Europe nous ont couté plus de monde qu’à aucun autre peuple ; car si pendant la durée d’une guerre, nous perdons vingt mille hommes, ces vingt mille hommes sont presque tous Français, au lieu que la même quantité des hommes perdus du côté de l’ennemi se trouve supportée et répartie sur quatre ou cinq nations différentes, en sorte que chacune en particulier a toujours perdu infiniment moins que nous ; cependant tandis que nous perdons d’avantage, nous réparons moins promptement, et moins abondamment que nos adversaires,

1°. parce qu’il vient peu d’étrangers s’établir en France pour compenser la quantité de Français qui vont s’établir chaque jour dans les pays étrangers,

2°. parce que depuis 50 ans, les mariages sont devenus moins fréquents parmi nous dans les villes et dans les campagnes qu’ils n’étaient autrefois,

3°. parce que notre état militaire (à qui d’ailleurs l’État doit tant), eu égard aux mariages et à la culture des terres, n’est pour ainsi dire qu’un couvent de plus. Cependant ce même état militaire n’est pas inutile en Allemagne à ces deux principes de la force et de la richesse des princes.

Si nous perdons donc plus d’hommes que nos voisins et que nous réparons moins, nous nous affaiblissons donc visiblement vis à vis d’eux.

Le Roi est donc plus intéressé qu’aucun autre souverain de l’Europe, à chercher tous les moyens d’augmenter son peuple. Il n’y a donc aucune nation qui ait plus besoin que la France de donner aux étrangers des facilités pour venir s’y établir.

Pourquoi faut-il que nous ayons rendu plus difficile à un Allemand de se faire Français qu’il ne l’est à un Français de devenir Allemand, et pourquoi éloigner du Royaume par des lois et des usages bizarres des gens qui préféreraient la domination du Roi à celle de tous les princes de l’univers. Quoi d’ailleurs de plus glorieux et de plus utile à Sa Majesté que d’attirer dans ses États la plus grande portion qu’il serait possible du genre humain, de disputer à nos voisins la balance des hommes, comme nous leur disputons celle des richesses, qui nous fuira cependant toujours sans la première ; et puisque ce sont les hommes qui cultivent la terre, qui exercent les arts et qui font la guerre pour la gloire du prince, pour sa défense et celle de la patrie, est-il jamais possible d’en trop avoir.

Tout ce qui tend donc à diminuer en France la quantité du peuple, à faire passer les sujets du Roi à l’étranger et à empêcher l’étranger de devenir sujet du Roi, est donc le plus grand crime que l’on puisse commettre contre le Roi et contre l’État ; or tous les statuts de nos communautés, les règlements de nos manufactures, autant qu’ils sont forcés et portent avec eux des amendes, sont coupables de ce crime.

Mais pour faire mieux connaître encore le tort que les privilèges et les communautés font à un pays écoutons Jean de Witt, au 16e chapitre de ses Mémoires ou maximes politiques.

« Beaucoup moins encore devons-nous restreindre et gêner nos sujets plus que les étrangers ne gênent les leurs dans les moyens de gagner leur vie dans leur propre pays par des compagnies ou des communautés établies en vertu de Lettres patentes ; car en considérant que le trafic de la plus grande partie des habitants de Hollande est borné et renfermé presque dans l’Europe, et que dans plusieurs États de cette partie du monde, tels que la France, l’Angleterre, la Suède, etc, notre navigation et notre plus grand commerce y sont gênés et étouffés par des gros droits et privilèges et Lettres patentes accordées à des compagnies, comme nous avons fait nous même pour les Indes, en considérant encore combien l’Europe est petite en comparaison du reste du monde, la quantité de marchands qui sont habitués en Hollande, et combien il faut qu’il y en ait pour qu’elle puisse se soutenir, nous verrons qu’il ne faut pas s’étonner si le commerce le plus avantageux avec ces petits pays qui nous environnent, est bientôt usé et surchargé et pour ainsi dire gorgé de marchandises ; mais il est bien plus étonnant de voir que la plus grande partie du monde soit regardée comme impropre au commerce du général de nos habitants, et qu’afin qu’un petit nombre de personnes puissent seules en retirer le bénéfice, il serait interdit à tout le reste d’y négocier[1]. Un chacun sait que la Hollande ne peut prospérer que par le génie et l’industrie de ses habitants, et que les Lettres patentes et les privilèges ne produisent pas les plus habiles marchands ; au contraire, les privilèges, (soit qu’ils le soient en vertu de Lettres patentes, droit de bourgeoisie ou communauté), pensent qu’ils n’ont pas à craindre que d’autres, qui sont plus industrieux qu’eux, mais qui ne sont pas bourgeois de la ville, puissent diminuer leurs profits, ce qui fait que se reposant sur la certitude et la facilité de leurs gains ils deviennent lourds, paresseux et moins actifs et moins industrieux. Nous savons cependant que la nécessité engendre l’industrie, que d’ailleurs aujourd’hui surtout que la Hollande est si pesamment taxée, et que d’autres peuples moins chargés d’impôts et qui ne dépendent pas uniquement comme nous de la pêche, des manufactures, du commerce et de l’affrètement des vaisseaux[2], ne peuvent cependant se soutenir et subsister que par leur industrie et leur frugalité ; en un mot, les privilèges et les communautés excluent certainement une infinité d’utiles habitants du commerce et du trafic ; mais ceux qui sont en possession de ces privilèges, pour peu qu’ils aient des connaissances et d’industrie n’ont pas à craindre que d’autres qui sont plus industrieux et plus ingénieux qu’eux leur enlèvent et les privent de leurs profits en exerçant les mêmes arts et métiers, lesquels cependant ne peuvent être aussi pleinement exercés et poussés à leur perfection pour le bien général du pays, par un petit nombre que par un grand ; mais pendant que nous maintenons ces privilèges et communautés chez nous, les étrangers que nous ne pouvons exclure des mêmes branches du commerce et manufactures par le moyen de nos privilèges, Lettres patentes et communautés ont une belle occasion de détourner à leur profit ce que nous défendons avec tant de folie et d’ignorance au plus grand nombre de nos sujets, et de s’attirer des moyens de gagner leur vie que nous interdisons à nos habitants ; tandis que s’il en était autrement, les industrieux et infatigables Hollandais se rendraient aisément les maîtres de tout le commerce étranger et attireraient chez nous la main-d’œuvre et la fabrication d’une quantité incroyable d’ouvrages et de manufactures, beaucoup plus grande que celle que nous fabriquons aujourd’hui. On objecte contre cela que le caractère des Hollandais est tel, que si le commerce était ouvert en Asie, en Afrique et en Amérique, ils rempliraient tout un pays de marchandises au-delà de leur consommation, et détruiraient ainsi ce commerce au préjudice de la Hollande ; ce qui est si éloigné de la vérité et de toute vraisemblance, qu’à peine cela mérite-t-il que l’on y réponde ; car :

« 1°. un si grand commerce dans des pays aussi vastes, et dont les productions sont si riches et si variées, serait pour le Hollandais le plus grand bonheur auquel il puisse aspirer sur la terre, et plût à Dieu que nous puissions voir un jour la Hollande aussi heureuse.

« 2°. On ne peut nier que dans l’Europe toute petite qu’elle est la trop grande quantité de marchandises dont on remplit et surcharge les divers pays, peut à la vérité diminuer les profits de quelques marchands particuliers ; mais que cependant l’excès des envois et la surabondance des marchandises n’est réellement que l’effet ou le fruit de l’accroissement actuel du commerce de notre pays eu égard à la petitesse et au peu d’étendue de ceux avec lesquels il nous est permis de négocier.

« 3°. Il est évident que les Hollandais en surchargeant par l’excès de leurs envois ces pays de marchandises, n’ont encore perdu aucun commerce en aucune contrée, ni dans aucune place de l’Europe, ni ne peuvent le perdre aussi longtemps que ces commerces resteront libres et ouverts[3] ; parce que ces excès et cette superfluité de marchandises est bientôt écoulé et que le même commerce est soudain repris et entretenu par les mêmes ou quelques autres de nos marchands, aussitôt que par une disette ou rareté subséquente dans ces pays on entrevoit quelque apparence de faire plus de profit sur les mêmes ou sur d’autres marchandises ; mais en supposant qu’il soit vrai que les Hollandais en surchargeant et gorgeant pour ainsi dire de marchandises les pays avec lesquels ils trafiquent courussent risque par là de perdre le commerce en quelques lieux, c’est alors que vu le peu d’étendue de ces pays, il serait doublement nécessaire de prévenir ce mal en établissant un commerce ouvert avec l’Asie, l’Afrique et l’Amérique.

« D’un autre côté, il est certain que les compagnies qui jouissent d’un monopole en vertu de Lettres patentes, par l’infidélité, la négligence, et les grands frais de leurs facteurs et employés, par leurs vastes desseins et leurs entreprises mal dirigées, ne cultivent et n’entretiennent que les commerces qui donnent un profit excessif, et abandonnent tous ceux qui ne fournissent pas ces profits extraordinaires ; lesquels cependant, s’ils étaient entre les mains du général de nos habitants, donneraient lieu à un commerce et une navigation considérable ».

______________

[1] Il semble aussi que vu le peu d’étendue que nous donnons à notre commerce, nous ayons voulu rapetisser le monde ; l’Amérique est bornée pour nous à nos Îles et au Canada, car ne retirant presque rien de la Louisiane, à peine pouvons-nous la compter encore parmi nos colonies ; cependant, tout borné qu’est le commerce de l’Amérique, il n’est pas encore permis à tous les sujets du Roi d’y envoyer.

Toute l’Asie ne nous occupe que 15 à 20 vaisseaux par an ; il n’est permis aux sujets du Roi d’aller traiter que dans une petite étendue de la côte d’Afrique. Tout le commerce du Levant est le partage d’une seule ville ; la Russie, la Suède, le Danemark sont séparés de nous par des barrières insurmontables et que nous ne franchirons jamais tant que l’intérêt de l’argent restera à 5 et à 6% ; un homme d’ailleurs ne peut faire et vendre des étoffes d’or et d’argent s’il n’est citoyen de Lyon, s’il n’a fait un long apprentissage et payé une grosse somme, au milieu de tant de sources d’occupation que nous nous sommes interdites à nous-mêmes ; comment veut-on que le nombre des sujets du Roi s’enrichisse et s’augmente, car ce n’est qu’en multipliant les moyens de s’occuper qu’on peut augmenter le nombre des hommes, les enrichir et les retenir dans leur pays.

[2] Les Hollandais ont toujours regardé l’affrètement ou le loyer de leurs vaisseaux aux autres nations pour le transport de leurs denrées dont elles ont besoin, comme une des plus avantageuses branches de leur commerce et une des sources de leur richesse. Jean de Witt, chapitre 8.

[3] Si ce principe est vrai, nous sommes donc dans une idée bien fausse de croire qu’il faille fixer notre commerce au Levant, et ôter au général de nos fabricants et de nos négociants la liberté d’y envoyer des marchandises ; même de le surcharger, ce qui est le meilleur moyen d’en éloigner les étrangers. Nous vantons nous-mêmes la politique des Anglais et des Hollandais qui, dit-on, vendent quelquefois à perte, pour nous chasser d’un commerce ; nos négociants font d’eux-mêmes et naturellement ce que nous attribuons à la politique des Anglais et des Hollandais ; pourquoi ne pas les laisser faire ?

A propos de l'auteur

Négociant passé dans l'administration, Vincent de Gournay a defendu ardemment la liberté du travail contre les règlements de son époque. Son oeuvre, longtemps perdue, est depuis sa redécouverte l'objet d'un important travail d'analyse.

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