Cours d’économie politique fait au Collège de France. Compte-rendu

Cours d’économie politique fait au Collège de France par M. Michel Chevalier. Compte-rendu par Hippolyte Dussard (Journal des économistes, septembre 1844).


COURS D’ÉCONOMIE POLITIQUE

FAIT AU COLLÈGE DE France

PAR M. MICHEL CHEVALIER

DEUXIÈME ANNÉE, 1842-43[1]

L’étude de l’économie politique n’est point encore commune en France. Deux chaires, sans plus, lui sont consacrées, et malgré les efforts des savants professeurs qui les occupent, à peine chaque année quelques centaines d’esprits sérieux suivent-ils avec l’attention qu’elles méritent leurs leçons et leurs préceptes.

Une chaire d’économie politique au Collège de France, une chaire d’économie industrielle au Conservatoire des arts et manufactures, tel est l’enseignement dans toute son étendue. Comme modèle, comme base fondamentale, cependant, un tel enseignement suffirait. Ces deux cours, professés de conserve pour ainsi dire, devraient être l’école normale de la science pure d’abord, puis appliquée. Puis chaque Faculté, chaque ville de France, profitant de ce haut enseignement, devrait en jouir à son tour par l’organe de quelqu’un des jeunes auditeurs qui se pressent aux attrayantes leçons des deux maîtres.

Ce temps arrivera sans doute. Un jour on s’apercevra que les fonctions publiques, le commerce, la magistrature, la robe et les travaux publics réclament leur part des lumières que l’économie politique a jetées sur tout ce qui intéresse la vie sociale. C’est surtout en province, là où la vie est encore quelque chose, où chacun a le temps de la méditation, où l’on peut faire de temps à autre un retour sur soi-même sans craindre de perdre la trace de ceux qui vont en avant, que l’économie politique nous paraît devoir être un jour cultivée avec fruit. Si cette science a besoin des faits, si elle est en définitive la loi des sociétés, c’est-à-dire des agglomérations, elle demande cependant aussi à ses adeptes un esprit sain et tranquille ; si elle se forme au sein des masses, elle se cultive et s’étend dans le repos, et les deux grands livres qu’elle a donnés au monde sont le fruit de longues et paisibles années passées loin de la foule.

En présence des succès mérités des deux jeunes et savants professeurs qui se partagent l’enseignement de toute la France, il ne nous est guère permis d’aborder la critique. Dès l’année dernière, nous avons payé notre juste tribut d’éloges à M. Michel Chevalier, nous avons rendu justice à son talent, à la chaleur de son cours, si bien signalés par ses pensées généreuses, et les lignes qui suivent sont encore l’éloge de ses nouvelles leçons. M. Blanqui, à son tour, a eu du Journal des Économistes, ce qu’il regarde sans doute comme propriété inattaquable, l’approbation de tous les gens de science et d’esprit. Néanmoins et avant d’aller plus loin, nous croyons devoir exposer très succinctement l’idée que nous nous étions faite de l’enseignement de l’économie politique, qui nous paraît laisser à désirer dans la forme qu’ont adoptée les professeurs.

Le nom officiel des deux cours semble indiquer ce qu’ils doivent être. Au Collège de France, la science pure, les larges principes ; ses lois, peu nombreuses, mais sûres ; leur explication claire et détaillée, leurs déductions. Au Conservatoire, la science appliquée aux œuvres des hommes, au commerce, à l’agriculture, aux travaux publics.

Ces deux cours se succéderaient pour ainsi dire ; mais comme tous les auditeurs de l’un ne peuvent devenir plus tard les auditeurs de l’autre, il va sans dire que dans le cours du Conservatoire, la première année, une partie de la première année si l’on veut, doit être consacrée à l’exposition des lois de la science. Nous disons avec dessein à l’exposition. Ici les développements sont inutiles ; les auditeurs doivent être dociles : ils doivent adopter pour ainsi dire de confiance la loi qui leur est donnée, regarder comme acquises les vérités qui leur sont transmises. Les faits, l’application, viennent bientôt leur en démontrer toute l’importance. Ces faits, cette application, c’est la partie essentielle du cours. Il convient alors d’entrer dans les entrailles de l’industrie, de prendre corps à corps chaque branche de la production active des richesses, d’interroger toute son économie et d’y appliquer les préceptes de l’économie politique.

Et cependant voyez l’étrangeté des faits. Ce cours d’économie industrielle a été longtemps le seul cours d’économie politique de France. Cette chaire a été fondée par le savant J.-B. Say, l’homme du précepte pur, puis occupée depuis et avec éclat par le plus illustre de ses élèves. C’est à cette tribune que d’abord ont été discutées, analysées, élaborées avec profondeur les grandes lois de la science. C’était assez sans doute pour la gloire du professeur ; mais le programme, le programme n’était pas rempli. L’industrie métallurgique, celles des cotons, des laines, des tissus en toute espèce, la science de l’ingénieur, du commerçant, du manufacturier, ne se sont point encore assez enrichies des illustrations du professeur ; elles n’ont point assez touché au bout du doigt la démonstration. Brillamment admonestées, raillées avec esprit, vivement intéressées, elles ne sont point encore convaincues ; elles attendent la suite de ces excellents et précieux commentaires.

Au Collège de France, le savant M. Rossi avait cru devoir donner à son cours le cachet sévère qui distingue la science pure. Appliquant son esprit logique et lucide à la confection de la loi, il avait tout repris ab ovo. Sans innover, il avait su tout refaire ; sans copier, il avait tout redit. Il avait savamment analysé les faits, il avait déduit les lois, et sa phrase claire et précise avait ajouté, s’il est possible, à la clarté et à la précision de J.-B. Say, qu’il combattait pourtant de temps en temps.

M. Michel Chevalier a suivi une autre route. A-t il bien fait ? C’est assurément ce que pensent ceux qui l’ont entendu, et qu’a si vivement intéressés son discours d’ouverture et ses leçons. Cependant le programme est précis. « Cours d’économie politique », cela indique assurément, et avant toute chose, la discussion des principes, leur déduction des faits établis, leur analyse, en un mot la base fondamentale de tout l’enseignement, la loi.

D’où vient que le professeur a passé par-dessus son programme ? D’où vient qu’il est arrivé de plein saut, au Collège de France, aux applications de la science, qu’il a traité des routes, des canaux, des travaux publics, de l’application des troupes à ces travaux, de la comparaison des voies de transport, après avoir consacré quelques leçons seulement à la production, aux machines, à la monnaie, sujets traités par lui avec talent ?

Une pensée a peut-être dominé le professeur, il a cru que la science étant fondée, il n’avait plus à s’occuper de la base, mais qu’il lui restait pour mission de construire l’édifice. Dans la pensée de M. Michel Chevalier il doit, en effet, y avoir une grande gloire à acquérir, à construire l’édifice social sur les bases inébranlables de l’économie politique. M. Michel Chevalier est surtout un organisateur. Il s’est mêlé toute sa vie aux travaux producteurs ; ingénieur, publiciste, saint-simonien, il a eu sans cesse l’esprit tendu vers la réalisation, il a toujours eu hâte d’arriver au but, et pour lui c’est être inutile que de ne pas viser à l’application prochaine de ses vues. Il n’a pas cru que le professeur devait rester derrière en se contentant d’ouvrir la route. Il croit devoir la parcourir, il veut tenir la boussole au lieu de se contenter d’enseigner la manière de s’en servir.

Dans l’état actuel de la science, nous le dirons sans détour, nous regrettons cette détermination. Nous aimerions mieux voir le professeur au Collège de France, insister, insister sans cesse sur les principes. — Trop peu de gens les connaissent, trop peu les ont entendus ; l’auditoire du Collège se renouvelle ; les leçons d’aujourd’hui conviennent aux auditeurs d’hier ; il faut que celles de demain trouvent les auditeurs d’aujourd’hui préparés à les entendre. Or, c’est ce qui n’est pas. Je ne veux pas dire que les leçons de M. Chevalier ne soient pas pleines, entières et parfaitement claires : comme explications des préceptes, elles sont admirables ; nous voulons dire seulement qu’elles ne sont pas les préceptes eux-mêmes, et que nous croyons que c’est là d’abord ce que doivent être les leçons du Collège de France. — Sans doute ce cours serait plus aride, plus difficile à suivre, d’une assimilation plus laborieuse, que les brillantes leçons de M. Chevalier ; mais elles resteraient comme enseignement élémentaire, et nous sommes bien convaincus que M. Chevalier saurait mettre dans cette aride entrée en matière l’attrait qui s’attache à tous ses écrits.

La deuxième année du cours du Collège de France se compose de vingt-cinq leçons et d’un discours d’ouverture de vingt-cinq pages.

Nous nous rappelons avec quel plaisir nous avons entendu le discours d’inauguration du cours de M. Chevalier. Cette année encore, le discours d’ouverture exprime de belles et grandes pensées. Nous en citerons quelques phrases, parce qu’elles expliquent bien le but que l’auteur s’est proposé. Les observations que nous avons faites sur son programme ne sauraient nous empêcher de remarquer que ce programme ne fait pas défaut aux larges pensées organisatrices du professeur, et que ses leçons sont empreintes d’une généreuse chaleur que saurait difficilement atteindre un cours où il s’agirait de l’élucubration de préceptes.

« Depuis cinquante ans, la société européenne en général, et la société française en particulier, éprouvent un renouvellement dont les exemples sans doute ne manquent pas absolument dans l’histoire, mais qui est plus caractérisé, plus complet, plus universel peut-être que tout ce qui s’était passé de semblable dans la série des siècles. Pendant la génération qui nous a précédés, cette transformation sociale s’opérait brusquement, violemment, au sein de douleurs horribles, de déchirements affreux. De nos jours et à jamais, nous avons le droit de l’espérer, ce n’est plus un cataclysme. L’œuvre se poursuit, mais graduellement et avec mesure, sous les auspices de la paix.

« Un autre équilibre s’assied. L’un des traits les plus visibles de cette métamorphose, c’est la diffusion du bien-être. De plus en plus les hommes sont habiles à travailler, excellent à tirer parti des forces de la nature. En retour de leur travail, ils sont admis à une aisance toujours croissante, et de jour en jour plus générale. En présence de ce résultat, l’homme d’État se sent rassuré. Il juge que ce sont autant d’éléments de stabilité répandus dans la société, autant de points fixes sur lesquels il peut s’appuyer. Le moraliste se félicite et remercie la Providence, car il voit ses semblables affranchis d’une misère qui les dégradait. Ce développement rapide du bien-être à la faveur du travail sera, aux yeux de la postérité, le titre d’honneur de notre époque.

« Car, messieurs, c’est un immense service rendu à la cause de la liberté et de la dignité humaine. Ce n’est point le règne de la matière qui arrive sur la terre ; c’est, au contraire, l’espèce humaine qui triomphe et asservit la matière à ses désirs, à ses lois. Tous les progrès matériels ne dérivent-ils pas en effet de l’esprit humain ? Ne sont-ce pas des conquêtes de l’intelligence ?

« La matière règne despotiquement dans les sociétés arriérées ; plus vous remontez vers les temps antiques, et plus vous trouvez l’homme opprimé par ses besoins matériels, plus vous le voyez courbé devant eux et leur obéissant comme un vil esclave. Sa raison est au service de ses appétits brutaux. Tous les matins, la pensée du sauvage, à son réveil, n’est pas d’honorer Dieu, ni de savoir à quels devoirs il vaquera, ce qu’il pourra faire pour la culture de son esprit et de son cœur, pour l’avancement moral ou intellectuel de sa famille et de ses pareils ; c’est de savoir comment il se procurera une grossière pâture.

« En ce sens, messieurs, l’économie politique, science des intérêts matériels, peut aspirer à servir activement, puissamment même, la cause de la liberté de l’homme, de cette liberté générale qui consiste pour chacun à développer ses facultés, et à les exercer pour le plus grand avantage de lui-même et de ses semblables. Cette définition de la liberté, je le sais, n’est pas celle de la langue politique ; mais nous ne sommes pas astreints à parler ici cette langue ; et, définie ainsi, la liberté vous paraîtra encore, je l’espère, un bien digne d’envie.

« Cela posé, ce progrès du bien-être dont nous sommes les témoins, résulte de l’accroissement de la puissance productive des sociétés, et par ces mots, l’accroissement de la puissance productive, vous savez qu’il ne faut pas entendre une surexcitation maladive, fébrile, qui exagérerait subitement la quantité de production de telle ou telle industrie en particulier. L’accroissement de la puissance productive, c’est une plus grande production pour une même quantité du travail humain, non pas seulement dans une série particulière d’ateliers, mais dans l’ensemble de l’industrie agricole, manufacturière et commerciale, afin que, pour un même nombre d’hommes, la société ait plus de produits à sa disposition. Ainsi entendue, la question de la création d’une plus grande masse de produits domine celle de la répartition des produits elle-même. Ce n’est pas que celle-ci ne soit du premier ordre ; certes, le partage des produits du travail est digne de toute la sollicitude de quiconque a de l’intelligence et du cœur. Cependant, messieurs, elle est moins urgente à discuter, et pratiquement elle sera moins embarrassante que celle de l’accroissement harmonique et régulier de la production.

« Occupons-nous donc d’avoir plus de produits, sans rien précipiter, en équilibrant toute chose. Quoi que l’on puisse dire, ce sont des produits qui manquent aujourd’hui avant tout, car il y a encore un grand nombre d’hommes qui sont plus mal nourris, plus mal logés, plus mal vêtus qu’il ne leur convient, et qu’il ne plaît à nous-mêmes, qui nous sentons leurs semblables. C’est donc à avoir plus de produits qu’il faut surtout aviser aujourd’hui. Procéder autrement, ce serait tomber dans le travers que le fabuliste a décrit dans l’apologue des chasseurs trop pressés de vendre la peau de la bête qui se promenait pleine de vie dans la forêt. Tout nous autorise à croire d’ailleurs que, lorsqu’il y aura une plus grande quantité de produits, le partage de cette production supplémentaire se fera avec équité. Pour cela il y a toute chance. L’histoire nous le montre : cette multiplication des produits a toujours été, comme la multiplication des pains de la parabole, au profit de la multitude souffrante. Dans le temps où nous vivons, dans l’ère qui s’ouvre devant nos pas, la répartition équitable a des garanties inconnues jusqu’à nous : la religion a accoutumé les hommes à se regarder comme des frères, et la loi fondamentale de l’État est celle de l’égalité proportionnelle. L’égalité proportionnelle, messieurs, c’est l’équité.

« Ainsi, le grand problème dont l’économie politique doit, de nos jours, examiner les termes, pour la solution duquel elle est sommée de réunir tous les éléments en son pouvoir, est celui de l’accroissement de la puissance productive du genre humain. Indépendamment des machines, sur lesquelles nous nous sommes expliqué l’an dernier, il y a trois moyens généraux d’accroître la puissance productive, trois procédés que l’économie politique n’a pas découverts, trois ressorts que les peuples mettent déjà en œuvre. Ce sont les voies de communication, les institutions de crédit, l’éducation professionnelle. »

Ainsi que M. Chevalier l’annonce dans son discours d’ouverture, ses leçons roulent principalement sur les travaux publics, l’éducation professionnelle, les institutions de crédit. La première question est bien familière au professeur, c’est pour lui une question pratique, il la traite avec toute la supériorité de son talent. On lira avec un grand intérêt la première leçon, qui traite des diverses voies de transport ; la deuxième, la troisième, la quatrième et la cinquième, qui examinent l’intervention de l’État dans les travaux publics ; la sixième, qui parle des compagnies d’exécution ; l’auteur ne se décide point par un système absolu. « In medio virtus », s’écrie-t-il ; et il cherche à faire à chacun sa part. L’intervention de l’armée dans les travaux publics fournit à M. Chevalier l’occasion d’émettre les pensées dont nous parlions tout à l’heure. Il énumère les services journaliers rendus par les corps du génie et de l’artillerie, il se demande si ce n’est pas là qu’il faut chercher le rudiment de cette organisation du travail, si désirée, tant cherchée et si peu découverte encore. — Les leçons où M. Chevalier raconte les travaux de l’armée prussienne, l’organisation des colonies militaires russes, celle des confins militaires de l’Autriche, celle de l’armée suédoise, prouvent abondamment que ces États ont plus fait pour le peuple armé, que jamais n’ont osé le tenter la France et l’Angleterre.

Après avoir parlé de l’organisation du travail, le professeur ne pouvait passer la concurrence sous silence. La concurrence ! que de phrases ont été dites sur ce régime ! Depuis quinze ans on s’est aperçu que la liberté du travail est une monstruosité, et il est né de toutes parts des régulateurs de la richesse. Malheureusement en pratique chacun en veut beaucoup pour soi, et s’inquiète fort peu de la part des autres.

Il est consolant de voir M. Chevalier rendre justice aux bienfaits qu’a répandus sur l’humanité la liberté du travail. « Si la concurrence a causé de grands maux, elle a aussi, dit le professeur, rendu d’immenses bienfaits, et est appelée à en rendre encore. »

L’association, les institutions de crédit qui la développent, devaient trouver dans M. Chevalier un défenseur éclairé. Tous ses écrits, tous les actes de sa vie ont été des protestations chaleureuses en faveur de l’association ; à chaque pas on retrouve cette opinion dans les leçons du professeur. Le crédit foncier surtout est l’objet de ses méditations ; c’est qu’en effet tout ce qui tend à développer la puissance productive du sol tend au développement de la richesse et de la force d’un État, et nous ne sommes pas surpris des efforts que fait M. Chevalier pour ramener vers le sol tant de producteurs égarés. Esprit pratique autant que penseur profond, cet économiste, nous le répétons, semble pressé d’arriver au but ; c’est surtout aux résultats qu’il s’attache, et dans tous ses conseils il puise à dessein ses renseignements dans les choses réelles. Sa vingt-troisième et sa vingt-quatrième leçons sont des leçons d’histoire pleines d’intérêt.

Nous attendons avec impatience l’ouverture de l’année scolaire 1844-1845. La jeunesse qui se presse à l’amphithéâtre de la rue Saint-Jacques vient s’y accoutumer à méditer ces questions si nouvelles pour elle ; puisque M. Chevalier n’a pas jugé à propos de suivre la méthode de ses prédécesseurs, il est tenu d’intéresser ses auditeurs : il réussira si, comme les autres années, il reste fidèle à la devise qu’il semble avoir adoptée, l’utilité.

Hte. D.

—————

[1] Un volume in-8 ; Paris, Capelle, 1844. — Prix : 8 fr.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.