Sur la Société d’agriculture de Paris et les Sociétés d’Angleterre (21 février 1767)

Nicolas Baudeau, Sur la Société d’agriculture de Paris et les Sociétés d’Angleterre 

(Éphémérides du Citoyen, 1767, tome 2 — 21 février 1767). 

 

La Société d’agriculture de Paris est trop éclairée pour ignorer avec quelle circonspection doivent être imités les exemples des Sociétés d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande ; la plupart des prix proposés et adjugés, le sont évidemment en pure perte. Nous trouvons dans un livre très bon d’ailleurs, intitulé la Réduction économique ou l’Amélioration des terres par économie (Paris, chez Musier fils, libraire, quai des Augustins, in-12, 1767,) cette note au bas de la page 73 : « La Société d’agriculture établie à Dublin en Irlande, ayant proposé un prix pour celui qui dans le courant de 1742 recueillerait la plus grande quantité de froment sur un âcre de terre, semé en une seule pièce, ce prix fut gagné par le sieur Yelverton, qui prouva avoir recueilli 24 septiers et demi de froment dans un âcre d’Angleterre, qui est plus petit d’environ un seizième que l’arpent de cent perches de vingt pieds de roi. » L’auteur prouve que le fait est également possible en toute bonne terre, pourvu qu’on multiplie les labours et les engrais convenables.

L’unique résultat d’une pareille expérience était donc de prouver que la fécondité de la terre est comme sans bornes, moyennant les avances qu’on y met, mais c’est une vérité sue de tout le monde, et depuis plusieurs milliers d’années. Ce n’est pas la peine de faire la dépense d’un prix académique pour en obtenir une petite preuve. À quoi peut-elle tendre ? Nos cultivateurs propriétaires ou fonciers connaissent encore aussi bien que tous les livres comment il faudrait employer les richesses qu’on destinerait à l’amélioration des terres ; ils n’ont pas besoin qu’on leur apprenne le bénéfice que produirait cet emploi des richesses. Ils se rient souvent de nos conseils à nous autres écrivains, et ils ont raison, car ils en savent plus que nous ; c’est une expérience que nous avons faite très souvent, et on peut en croire notre bonne foi.

Leurs réponses à nos prétendues leçons ont été semblables dans tous les temps et dans tous les lieux : « tout ce que vous dites dans vos livres est très beau, toutes vos épreuves sont merveilleuses, tous vos calculs sont très justes, mais il nous faudrait des avances, et nous n’avons pas de quoi les faire, vous devriez savoir pourquoi : il y aurait du profit, nous le savons, mais pour qui serait-il ? Pouvez-vous nous en être caution ? »

Il y a déjà quelque temps que nous avons prié tous ceux qui sauraient une réplique à ces deux mots, de nous l’indiquer, car en vérité, elle nous paraît valoir à elle seule toutes les expériences possibles.

L’amour de la vérité, celui de la patrie, nous l’ont déjà fait dire dans les Éphémérides de 1766, et nous le répétons hardiment ici. Supposez vingt mille hommes pleins de forces et de bonne volonté, cent mille arpents des meilleures terres du monde, tous les privilèges imaginables, les plus beaux livres d’agriculture pratique, fondés sur un million d’expériences ; de tout cela mis ensemble, il n’en résultera pas le labourage d’un arpent, ni la production d’un épi de blé : il faut des richesses pour les avances, il faut des instruments aratoires, des animaux, des semences, le logement, l’ameublement, la nourriture provisoire des colons jusqu’à la récolte. La richesse, voilà (comme l’a dit en un seul mot très énergique, un des plus zélés et des plus habiles promoteurs de la science économique) le premier et le principal outil de l’agriculture, avec lui soyez sûr d’avoir tous les autres, sans lui tout le reste vous est inutile.

Tous les préceptes qui tendront à perfectionner la pratique de l’agriculture, c’est-à-dire, à diminuer les frais annuels, et à augmenter la production, seront très bons quand nos cultivateurs auront le pouvoir et le vouloir de les employer ; le secret, au reste, consiste à peu près à augmenter les avances primitives, c’est-à-dire les bonnes et fortes dépenses qu’on fait une fois pour plusieurs années ; par ce moyen, on diminue les avances annuelles, et le profit est très considérable. Entre deux cultivateurs du même lieu, dont l’un marne sa ferme, et dont l’autre ne la marne pas : ce n’est point la science qui fait cette différence, c’est la richesse. 

Nous savons que dans le monde littéraire, et même que dans quelques-unes des Sociétés d’agriculture établies par la sagesse du gouvernement, il est des hommes qui vont toujours criant la pratique, la pratique ; ils croient sans doute que c’est la seule, la première, la principale partie à réformer ; nous les trouvons très louables d’agir en conséquence de leurs principes, et d’employer tout leur zèle à multiplier les expériences, les procédés usuels, les manipulations, les instruments.

Notre opinion, et celle de plusieurs autres, est au contraire qu’il manque à nos agricoles beaucoup plus de pouvoir et de vouloir que de savoir ; les partisans de la pratique ne doivent pas trouver mauvais qu’en conséquence de nos principes nous sollicitions la préférence en faveur des spéculations politiques et morales qui tendraient à rendre aux cultivateurs l’aisance et l’émulation.

Nous soumettons volontiers notre sentiment sur cette question fondamentale à la Société d’agriculture de Paris, sûrement cette discussion très importante est essentiellement de sa compétence : et dans ce moment il nous paraît nécessaire qu’elle s’en occupe, pour répondre avec la dignité qui lui convient aux bontés du roi, à la confiance des zélés patriotes. Si d’après l’examen sérieux qu’elle en ferait faire par les citoyens éclairés qui la composent, il se trouvait que les premiers besoins de notre agriculture sont les moyens politiques de faire refluer dans nos campagnes la richesse comme premier et principal outil d’amélioration, elle partagerait au moins les prix et les encouragements qu’elle pourra distribuer au moyen des souscriptions patriotiques.

Sous les yeux de cette auguste compagnie, les philosophes économiques pourraient rechercher, exposer, démontrer les causes destructives des richesses rurales, et les moyens de régénération : tous les préjugés et toutes les erreurs seraient sûrement dissipés dans la discussion contradictoire qui se ferait à ce tribunal. La liberté n’y dégénérerait point en licence, et le gouvernement, assuré par avance de la sagesse et du zèle de la société, attendrait que la vérité fût sortie triomphante du choc des opinions, pour faire usage des résultats qu’elle établirait avec une évidence reconnue.

Nous ne doutons point que tout Français qui se pique de l’être, ne s’empresse de souscrire et de contribuer selon ses moyens au succès d’une entreprise dont le but est évidemment la grandeur du roi, la prospérité de la patrie, le bonheur de toutes les classes de l’État. L’agriculture enrichie et perfectionnée (car le second ne vas pas sans le premier) rend chaque année les biens qu’on lui confie multipliés par le bienfait de la nature ; c’est le produit de cette multiplication qui fait la force du souverain, la richesse des propriétaires, la matière et la solde des arts, l’activité du commerce, en un mot la félicité de tous.

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