La liberté des banques ; Le free-trade et l’esclavage aux États-Unis

La liberté des banques ; Le free-trade et l’esclavage aux États-Unis, 5 juin 1857

(Annales de la Société d’économie politique.)

Séance du 5 juin 1857

LA LIBERTÉ DES BANQUES.

M. DUNOYER, de l’Institut, préside cette réunion à laquelle avait été invité M. Henry G. Carey, le savant économiste de Philadelphie, dont le nom est bien connu des économistes, et à laquelle assistaient, en qualité de membres nouvellement admis par le bureau de la Société, M. Bertet-Dupiney de Vorepierre, docteur-médecin, rédacteur en chef du Dictionnaire français universel et Encyclopédie universelle ; M. de Garbé, ancien préfet, rédacteur en chef du Centre Africain ; M. Émile Levasseur, professeur au collège Saint-Louis ; M. A. Leymarie, publiciste ; M. Émile Marguerin, directeur de l’école municipale Turgot ; et M. Eugène André-Pasquet, publiciste.

M. Joseph GARNIER donne connaissance d’une lettre qui lui a été adressée par M. Ch. Le Hardy de Beaulieu, professeur d’économie politique à l’École des mines de Mons et vice-président de la Société belge d’économie politique, au sujet de la discussion de la dernière séance, sur la liberté des banques.

Cette lettre est ainsi conçue :

Mons, le 25 mai 1857.

Mon cher confrère,

Je viens de lire le compte rendu de la séance tenue par la Société d’économie politique, le 5 de ce mois.

J’y vois que la Société compte parmi ses membres quelques chauds amis de la liberté des banques, et que les partisans des restrictions reconnaissent eux-mêmes le principe de la liberté, mais n’admettent pas qu’il soit immédiatement applicable, surtout dans l’Europe continentale.

Lorsque la Société belge d’économie politique discuta sur le même sujet, des opinions semblables furent émises. M. le baron Cogels, sénateur, l’un de nos plus savants financiers, et quelques autres membres, émirent l’opinion que M. Pellat a soutenue devant votre Société : Que la liberté des banques et la multiplicité des émissions diminueraient la confiance et rétréciraient la circulation. — Sans le contrôle du gouvernement, dit-il, il y aurait confusion entre les divers billets. — Il ajoute : Le public accepte de confiance les billets de la banque publique, parce qu’il sait que la Banque a pour rembourser ces billets un encaisse métallique, plus des effets à toucher à échéances rapprochées ; parce qu’il sait que l’autorité veille à ce que les choses soient ainsi. Comment les banques libres donneraient-elles la même assurance ?

M. de Parieu partage l’opinion de M. Pellat, et mon digne ami M. Quijano lui-même, quoique partisan de la liberté des banques, redoute que la multiplicité des émissions ne soit un obstacle à la circulation des billets et à la conclusion des affaires.

La manière de voir de M. Pellat, étant partagée par plusieurs membres distingués des Sociétés d’économie politique de France et de Belgique, même par des adversaires décidés des privilèges, et sans doute aussi par une bonne partie du public financier de ces deux pays, devient une objection sérieuse à la liberté des banques, autant que la prétendue nécessité d’une réciprocité universelle fait obstacle à l’adoption de la liberté commerciale par une seule nation.

Il importe donc de rechercher si cette opinion est fondée. Pour cela, examinons comment les faits se passent dans les deux hypothèses du privilège et de la liberté.

Dans le premier cas, une banque publique, autorisée, privilégiée et patronnée par le gouvernement, jouit par cela même et instantanément de la confiance du public, et elle peut émettre en peu de temps (l’expérience récente de la Banque nationale de Belgique le prouve) une grande quantité de billets, lesquels, changés contre des effets de commerce, avec escompte, peuvent parfois procurer à une banque les bénéfices de 25 à 30% du capital, dont parle M. Dupuit.

Mais, comme feu Coquelin l’a fait remarquer avec raison dans son livre intitulé Du Crédit et des Banques, non seulement le papier se substitue à la monnaie métallique dans la circulation, ce à quoi je vois peu d’inconvénients, mais le capital, emprunté gratis au public par la Banque, au moyen de ses émissions de billets, et prêté ensuite au commerce moyennant un escompte modéré, ce capital, dis-je, déplace d’autres capitaux, précédemment prêtés par leurs propriétaires sous un intérêt plus élevé.

Ces fonds déplacés, en attendant un autre emploi, sont déposés à la Banque, qui se prévaut de cet accroissement d’encaisse métallique pour émettre de nouveaux billets, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’industrie, ayant pris un plus grand essor, trouve à employer les fonds déplacés.

Les bénéfices de la Banque, si considérables ordinairement, lorsqu’elle est privilégiée, ne sont donc pas un accroissement pur et simple de la richesse nationale, puisqu’il y a déplacement, pendant un temps plus ou moins long, d’autres capitaux qui demeurent improductifs. Voilà un inconvénient des banques privilégiées que le public remarque peu en général.

M. Pellat dit bien que l’autorité veille à ce que les choses se passent régulièrement et de telle manière que le public soit toujours fondé à accorder à la Banque toute sa confiance ; mais l’autorité a-t-elle toujours la capacité et la vigilance nécessaires pour bien sauvegarder les intérêts du public, et n’est-ce pas parfois l’intervention intéressée des gouvernements dans les affaires des banques qui compromet la sécurité de celles-ci au lieu de la garantir ?

Voyons maintenant comment les choses se passeraient sous un régime de liberté, et si une émission désordonnée et nuisible de billets serait réellement à craindre.

Une association de capitalistes crée une banque en se passant de l’autorisation du gouvernement, qui ne lui accorde aucun privilège et n’intervient pas plus dans ses affaires que dans celles du premier commerçant venu. Sur quoi sera fondée la confiance que le public accordera à cette banque, ou, en d’autres termes, ce crédit dont elle jouira et la faculté qui en résultera pour elle d’émettre des billets au porteur ?

Évidemment, sur le capital qu’elle dépose dans sa caisse comme garantie du remboursement à vue de ses billets, sur la connaissance qu’a le public de la moralité et de la capacité des administrateurs, sur la sagesse avec laquelle les statuts ont été rédigés, sur le succès des affaires antérieures, dont les résultats sont soigneusement publiés par les banques, comme l’a fait remarquer M. du Puynode.

Or, cette confiance du public, sans laquelle la banque ne peut faire aucune opération, ne s’établit que lentement et à mesure que cet établissement financier prouve, par des faits palpables, qu’il la mérite ; sa circulation s’étend donc aussi avec lenteur, et encore à la condition d’offrir au commerce, dans ses escomptes, des avantages qu’il ne trouverait pas ailleurs ; et cette circulation demeure toujours exactement limitée à la confiance que la banque inspire, toute émission immodérée étant immédiatement suivie de demandes de remboursement plus considérables encore, puisqu’elle aurait pour effet de jeter des doutes sur le crédit de la banque.

L’émission de son papier ne pouvant donc avoir lieu qu’avec lenteur, et à mesure, en quelque sorte, que l’industrie se développe par les facilités que lui offre ce nouvel instrument de crédit, les capitaux antérieurement prêtés par des particuliers ne se trouvent plus brusquement déplacés, comme cela arrive quand s’établit une banque privilégiée ; et ceux d’entre ces capitaux qui ne trouvent plus d’emploi aux mêmes conditions qu’antérieurement ont une tendance naturelle à s’associer entre eux pour former des entreprises rivales de la banque qui les déplace.

De là naît la concurrence — non une concurrence effrénée, illimitée, comme les partisans des banques privilégiées semblent le craindre, mais une compétition lente et mesurée, car elle a aussi pour frein cette inexorable nécessité de commencer par inspirer confiance au public avant de pouvoir agir efficacement, et cette confiance est exclusivement l’œuvre du temps. Une concurrence illimitée aurait d’ailleurs, ici comme partout, pour conséquence d’anéantir les bénéfices de l’entreprise, ce qui tend encore à la maintenir dans les limites de l’utile, et partant à faire éviter la multiplicité trop grande des émissions et la confusion qui en résulterait dans les affaires du commerce.

Et cependant la concurrence, même ainsi limitée, aurait l’excellent effet de ramener l’intérêt du capital des actionnaires au taux courant, toute compensation gardée des risques courus et du talent peu commun déployé dans l’entreprise, en même temps que l’escompte serait obtenu, par le public, aux conditions les plus avantageuses, et que les agents des banques mettraient, à rendre service au commerce, une complaisance et un empressement que l’on ne rencontre qu’assez rarement chez les employés des banques privilégiées.

Enfin, les banques libres elles-mêmes, quelque nombreuses que l’on puisse les supposer, n’auraient-elles pas, plus encore que le public lui-même, intérêt à faire disparaître la confusion et les embarras qui résulteraient pour ce dernier de la multiplicité des billets d’origines différentes, et, mues par cet intérêt, par ce puissant mobile, ne trouveraient-elles pas le moyen, par un accord mutuel, d’obvier à ces inconvénients ?

Celui qui nierait la possibilité de ce résultat aurait bien peu de foi dans les effets de la liberté sur le développement du génie des inventions chez l’homme[1].

Une dernière objection, pour terminer cette lettre déjà bien longue, à ceux qui disent, comme M. Michel Chevalier et d’autres, « qu’on doit réglementer les institutions de crédit, par cette raison, malheureusement encore bonne, que le législateur a affaire, en France et dans beaucoup d’autres pays, à des peuples mineurs, en matière de crédit, à des peuples qui ne savent évidemment pas pratiquer le self-government au même degré que la race anglo-saxonne».

Je dis que si ces peuples ne font pas, en matière de crédit, l’expérience du self-government, dût cette expérience leur coûter cher et amener quelque crise, ils ne parviendront jamais au degré de maturité nécessaire pour pouvoir supporter la liberté du crédit, et qu’ils perdront ainsi, en détail, pendant cette longue tutelle, bien au-delà de ce que leur coûterait une rude école.

Recevez, mon cher collègue, l’assurance de mes sentiments d’estime et d’amitié.

CH. HARDY DE BEAULIEU.

Cette lecture est écoutée avec un vif intérêt.

Après avoir donné connaissance de cette lettre, M. Joseph Garnier annonce que MM. Michel Chevalier et du Puynode, qui avaient pris une brillante part au dernier entretien, dans un sens différent, sont absents de Paris et n’ont pu venir à la réunion. Il ajoute que l’autorité de M. Carey, si compétent en cette matière, ayant été invoquée par eux, ils regretteront doublement de n’avoir pu se rencontrer avec ce savant économiste.

M. CAREY, invité par M. le président à rappeler à la réunion le résultat de ses observations sur les banques américaines, prend la parole en français, et fournit, en réponse aux questions de divers membres, d’intéressantes explications.

Il y a une vingtaine d’années que M. Carey a eu l’occasion d’étudier et d’approfondir la question de l’organisation des banques. Depuis, il n’a cessé d’être attentif au développement de ces institutions et à la marche des faits, et aujourd’hui il peut dire qu’il n’a rien à changer à ses conclusions de 1838[2], à savoir, que la stabilité des banques et la régularité de leur mouvement sont en raison directe de la liberté dont elles jouissent.

Pendant la période convulsive de 1836 à 1842, les emprunts des établissements de crédit du petit État de Rhode-Island n’ont pas varié de 3% (de 12 600 000 dollars à 13 millions). Il en a été de même pour les autres États de la Nouvelle-Angleterre où les banques sont sous un régime de liberté complète.

M. GUILLEMIN ne voudrait prendre parti ni pour ni contre le principe de la liberté des banques ; mais il ne lui paraît pas que l’exemple cité par M. Carey du petit État de Rhode-Island soit tout à fait concluant. M. Carey a-t-il bien fait la part des difficultés qu’évite à une population de 100 000 âmes, comme celle de Rhode-Island, peu lancée dans les grandes affaires, le voisinage de deux grands centres comme New York et Boston ? Les banques de ces centres gardent du numéraire pour celles de Rhode-Island qui, en ayant des engagements des premières, se croient aussi bien pourvues que si elles avaient du numéraire dans leurs coffres, et sont obligées de suspendre leurs paiements quand leurs puissantes voisines le font, en subissant une influence de rayonnement qu’elles ne peuvent exercer.

M. CAREY n’a pas seulement parlé de Rhode-Island, mais des États de la Nouvelle-Angleterre, Massachusetts, Maine, New-Hampshire, Connecticut. Ce qu’il a dit s’applique encore à ceux des autres États où les banques sont relativement plus libres. En tout cas, quand les pertes ou la mauvaise influence viennent du dehors, les banques locales libres, loin d’aggraver la situation, contribuent à en atténuer les difficultés.

Lorsqu’en 1842 les débiteurs des banques libres se trouvèrent, par suite de la crise, dans l’impossibilité de faire face à leurs engagements, celles-ci se bornèrent à prendre hypothèque sur les établissements manufacturiers et autres qui leur devaient et continuèrent leur crédit.

Trois ans après, les manufactures étaient dégagées et le mouvement avait repris comme auparavant ; tant est féconde l’action du principe libre.

M. Carey établit encore en principe que la stabilité des institutions de crédit est en raison de la diminution des frottements, c’est-à-dire en raison des facilités qu’elles s’offrent en se multipliant. À l’époque où il écrivait, il y avait soixante-deux banques dans le Rhode Island, peuplé de 100 000 habitants ; il y avait cent trente banques dans le Massachusetts. C’est que, dit M. Carey, les magasins ou les boutiques où l’on trouve de la monnaie, des billets de banque ou du crédit, sont aussi nécessaires dans une société que toutes les autres boutiques. Il en faut de toutes sortes, de toutes grandeurs, pour tous les lieux. Dans le Rhode-Island, il y en a à 30 000 dollars de capital, et à 1 et 2 millions.

Les règlements ont pour effet d’entraver les opérations des banques, d’augmenter le frottement, de diminuer la stabilité, et aussi d’augmenter le taux de l’intérêt. Lorsque l’intérêt est à 6% dans les États à banques libres, il est près du double dans les États où ces institutions sont réglementées.

C’est seulement dans les États de la Nouvelle-Angleterre que les banques sont réellement libres. Dans les autres États, la législature intervient plus ou moins, même dans l’État de New-York, où le système en vigueur depuis vingt ans, tout en portant le nom de Free Banking, n’est rien moins que libre. Dans cet État, on ne peut émettre des billets sans contrôle, sans déposer des public securities,des garanties en fonds publics, c’est-à-dire que les banques sont obligées de prêter les capitaux à l’État ; de là une aliénation du capital, une centralisation, une réglementation qui ne fait pas autre chose qu’augmenter les frottements et diminuer la stabilité des institutions de crédit. En allant vers l’ouest et le sud, les États ont tendance à imiter celui de New-York et à être encore plus réglementaires. Dans l’Illinois, le Missouri, Indiana, etc., la Constitution porte qu’il ne doit y avoir qu’une seule banque. Dans la Pennsylvanie, le régime, sans valoir celui des États de la Nouvelle-Angleterre, vaut mieux que celui de New York ; toutefois l’action de la législature vient y contrarier la nature des choses. Pendant près de dix ans, le gouverneur avait toujours opposé son veto à l’installation d’une nouvelle banque ; et voilà que l’on vient, en une seule année, d’autoriser une quinzaine d’établissements. S’il arrivait une chute, on l’attribuerait au nombre des institutions, tandis qu’il faudrait l’attribuer à l’inopportunité de l’intervention législative. Les banques, comme les autres établissements commerciaux, doivent se constituer spontanément, selon le besoin des populations et l’importance que prennent leurs transactions.

M. Carey approuve les observations contenues dans la lettre de M. Ch. Le Hardy de Beaulieu, free-trade à part ; il est de l’avis des membres qui ont soutenu le principe de la liberté des banques dans la dernière réunion de la Société, et il regrette et s’étonne que l’on ait rétrogradé en 1848, en France, vers le régime de la centralisation, par la suppression des banques départementales, au lieu de progresser vers le régime libre, comme semblait le faire espérer la nature du mouvement politique.

M. WOLOWSKI, membre de l’Institut, a sur les banques des idées tout opposées à celles de M. Carey. Il est partisan de l’unité dans les institutions de crédit ; il a applaudi en 1848 à la suppression des banques départementales en France, et à leur annexion à la Banque de France.

À ses yeux, les banques doivent être et sont justement libres pour l’escompte et la négociation des effets de commerce. Mais autre chose est l’escompte et autre chose l’émission des billets faisant office de monnaie. De même que les hôtels des monnaies n’émettent des pièces métalliques que sous le contrôle et la surveillance du gouvernement, de même celui-ci surveille et contrôle l’émission du papier des banques. Les partisans de la liberté des banques vont plus loin.

M. Wolowski puise sa conviction dans la nature du crédit ; et si l’intervention du législateur lui paraît chose sage, cela tient à la nature des choses et non à l’aptitude plus ou moins grande des populations à pratiquer le self-government. 

M. DE FONTENAY croit que M. Wolowski confond improprement le billet de banque et la monnaie, qui sont chose de nature et de rôle différents. La pièce de monnaie porte son gage avec elle ; le billet n’est qu’un titre fiduciaire, un simple effet de commerce, un engagement qu’on n’est pas obligé d’accepter. Seulement, c’est un engagement qui inspire plus de confiance que le billet ou la lettre de change contre lesquels il a été émis ; c’est un titre plus commode, parce qu’il est immédiatement payable à vue et au porteur.

M. DUNOYER regrette, comme M. Carey, que l’on ait procédé en 1848, en France, au sujet des banques, dans le sens d’une fâcheuse centralisation. Les banques départementales, quoique privilégiées aussi, établissaient un contrepoids au monopole de la banque centrale. L’honorable membre était, avant la révolution de 1848, dans le conseil d’État, et il a parfaitement remarqué les efforts de la Banque centrale voulant arriver à la suppression des banques locales, pour y installer ses comptoirs, et les nombreuses réclamations que provoquaient de la part des intérêts départementaux ces prétentions au monopole qu’il a, pour son compte, toujours combattues. M. Dunoyer fait en outre remarquer que jamais on n’a eu lieu de se plaindre de l’imprudence ou de l’exagération des émissions des banques départementales. Après les événements de 1848, la banque centrale a profité des circonstances, des difficultés et des théories du moment pour se faire donner le monopole.

M. DE LAVERGNE croit que cette mesure n’a pas été la conséquence d’une théorie, mais d’une nécessité de fait. Quiconque avait à payer d’un point ou d’un autre était dans l’impossibilité de s’acquitter ; à Paris, on était payé en billets de la Banque de France qui avaient cessé d’être convertibles en argent, et qui n’avaient plus cours dans les départements ; il en était de même de département à département pour les billets des banques locales ; toute circulation était devenue impossible, et, sans la mesure adoptée, on aurait eu une succession de catastrophes.

M. Joseph GARNIER confirme les observations de M. Dunoyer. La mesure de 1848 relative aux banques a été motivée sur les difficultés du moment ; mais elle a été le résultat des démarches du monopole, qui a exploité les idées d’unité du crédit, dont étaient alors partisans quelques écrivains influents de toutes les opinions et le premier ministre des finances de la révolution. En admettant comme bonne la mesure de l’autorisation de la suspension des paiements en espèces, on pouvait donner cette autorisation temporaire à toutes les banques départementales.

M. Th.-N. BÉNARD met aussi la concentration des banques en 1848 au nombre des fausses mesures économiques de l’époque. Il pense également que la liberté des banques est une de celles par lesquelles il y aurait tout avantage à commencer, dans les pays peu avancés en libertés économiques, et qui ont besoin de se procurer les facilités que l’on trouve en Amérique.

Des observations sont échangées entre divers membres sur le privilège des émissions des billets conféré à la Banque, et sur la nature du cours de ces billets. Il est établi que chacun a en France le droit d’émettre des billets à vue ; mais que la Banque a seule le droit d’émettre des billets au porteur. Si quelques maisons, comme celle de M. Adam, à Boulogne, d’autres à Rouen et ailleurs, ont pu émettre de ces derniers, c’est parce que la Banque n’a pas cru de son intérêt de s’y opposer.

Au sujet du cours, M. RENOUARD, conseiller à la Cour de cassation, rappelle qu’il a été jugé que les offres judiciaires en billets de banque peuvent être refusées.

M. BÉNARD dit qu’en Angleterre les créanciers sont obligés de les recevoir en paiement ; mais que le cours légal n’est pas positivement un cours forcé, puisque la Banque est, de son côté, tenue de rembourser les billets en espèces.

LE FREE TRADE ET L’ESCLAVAGE AUX ÉTATS-UNIS.

M. CAREY, continuant à répondre à diverses questions qui lui sont adressées, expose ses idées sur les avantages du système protecteur et les dangers du free trade pour les États-Unis.

M. Carey était, il y a dix-sept ans, un promoteur déterminé du free trade et faisait alors cause commune avec M. Calhoun, l’homme de l’Union qui a le plus fait pour cette cause ; mais, éclairée par ses études et ses observations, sa conviction a changé. Il croit toujours que le libre-échange est la loi de l’avenir ; mais, pour y arriver, il pense qu’il faut se servir du système protecteur, à cause des effets qu’il est actuellement susceptible de produire, du moins aux États-Unis et dans des pays présentant des circonstances analogues.

Le fait remarquable qui a le plus frappé l’esprit de M. Carey et déterminé son évolution, c’est l’apparition des crises après les diverses réductions de tarifs qui ont été faites. La convention industrielle de 1836 à 1842, qui détermina la crise des banques dont il vient d’être question, fut le résultat des mesures du free trade, et le même phénomène s’est reproduit à d’autres époques. L’Union était en prospérité en 1817, en décadence en 1822 ; en prospérité en 1837, en décadence en 1842, par suite de l’abandon du système protecteur. Si la réduction des tarifs de 1846 n’a pas été suivie des mêmes effets, cela a tenu à la dérivation produite par la Californie en 1850, 1851, etc. Actuellement l’Union est dans une période ascendante, mais la décadence ne tarderait pas à suivre des mesures de free trade.

Le free trade agit comme excitant à la spéculation, à l’exportation au loin des produits du sol, à l’épuisement du sol, à la mise en culture incessante de terres nouvelles, à la conquête ou à l’acquisition de territoires nouveaux, à l’augmentation des dépenses publiques, à l’émigration des populations, à l’éparpillement des forces productives. C’est ainsi que le sol de l’Ohio, qui était vierge il y a cinquante ans, ne produit que treize boisseaux de blé par acre, comme dans l’État de New-York. C’est ainsi que s’est épuisé le sol de la Virginie, des Carolines, de la Géorgie, etc., et même celui de l’Alabama, qui était occupé par des Indiens, il y a moins de quarante ans. C’est ainsi que l’Union a été entraînée à acheter la Louisiane, à conquérir ou à acheter plus ou moins régulièrement une partie du Mexique, etc. C’est ainsi que les regards sont tournés vers d’autres pays, et que peuvent surgir des complications futures.

M. Carey assimile la terre à une banque qui paye ses billets quand on s’acquitte avec elle, quand on lui rend ce qu’on lui prend ; mais qui vous chasse, quand vous la volez. Par le système de free trade, de culture épuisante, l’homme est sans cesse porté vers des terres nouvelles, vers l’émigration. Or, il résulte de cet éparpillement une grande distance entre la production et les marchés, plus de frais d’intermédiaires et de transports, plus de frottements et d’entraves entre le producteur et le consommateur.

Le système protecteur, au contraire, pousse la population à la concentration et produit l’accroissement de richesse de proche en proche. Il fait rendre à la terre ce qu’on lui prend ; il diminue les intermédiaires ; il rapproche les marchés. Or, avec des marchés locaux, le cultivateur se livre à des cultures plus variées, il a plus de ressources et court moins de chances. Comme il produit du blé, du maïs, des pommes de terre, des légumes, etc., si la température se trouve défavorable à une de ces productions, elle est par contre favorable à l’autre ; tandis que le planteur américain, qui ne peut compter que sur une seule chose, soit le coton, soit le café, soit le blé, soit le tabac, perd tout à la fois, quand la chance lui est contraire. C’est ainsi qu’en Amérique un fermier est pauvre avec 200 acres de terre.

Donc, selon M. Carey, les progrès de l’agriculture bien entendue, savante, rationnelle, vraiment productive et qui, ainsi comprise, est le plus difficile des arts, ne peuvent venir qu’à la suite des manufactures qui fournissent les capitaux nécessaires, offrent les débouchés locaux, et exonèrent la production agricole des intermédiaires et des frais du marché lointain.

M. Carey rend encore le free trade responsable du maintien et de l’extension de l’esclavage, à la suppression duquel il est impossible de songer avant longtemps, avant la disparition des causes qui l’ont rendu nécessaire.

M. Eug. ANDRÉ-PASQUET ne trouve rien que de très logique et de très naturel à l’éparpillement de la culture américaine. À quoi bon cultiver avec peine et sacrifice des terres épuisées, quand on a des terres vierges à sa portée?La même chose se passe sous nos yeux en Algérie. C’est la première période de toute culture ; plus tard, lorsque toutes les terres seront appropriées, lorsque la population se sera accrue, quand on ne pourra plus cultiver de terres vierges, il sera temps d’attaquer les autres avec des engrais et tous les moyens perfectionnés.

M. DE LAVERGNE ne conteste pas cette fièvre de dispersion et de conquête qui s’est emparée d’une partie de la nation américaine ; mais il croit qu’une autre partie de l’Amérique présente un spectacle différent. Dans les États du Nord-Est qui longent l’Océan, connus sous le nom de Nouvelle-Angleterre, se trouve une population plus compacte et plus sédentaire qui cultive le sol par des moyens perfectionnés, et qui ne se contente pas du système d’épuisement dont parle M. Carey. Dans les ventes publiques de l’Angleterre, les plus beaux chevaux appartenant à la race de Durham, ceux qui se vendent jusqu’à mille guinées, sont aujourd’hui achetés par des Américains, ce qui suppose une agriculture très progressive, car on n’achète pas des animaux de ce prix pour les transporter dans les savanes ; il faut, pour les nourrir, une culture très intensive. D’autres faits montrent combien ces États se servent d’engrais pour renouveler la fertilité du sol ; les États-Unis sont, après l’Angleterre, les plus grands acheteurs de guano du Pérou, et sur la côte on fait un grand usage du poisson pour engrais. En même temps, on s’attache à multiplier les prairies, tant naturelles qu’artificielles, pour produire le plus possible de fumier de ferme ; tout cela prouve que les cultivateurs de cette partie de l’Amérique, du Massachusetts, du Rhode Island, du Connecticut, aiment mieux payer leur dette à la terre, suivant l’expression de M. Carey, que d’aller chercher des terres vierges, comme ceux du Sud ou de l’Ouest.

M. de Lavergne fait remarquer à ce sujet que les prix des denrées alimentaires sont généralement aussi élevés sur la côte de l’Amérique qu’en France, ce qui fait que les exportations y sont très limitées ; il a calculé qu’en moyenne les États-Unis ne vendent pas au reste du monde pour plus de 150 millions par an de produits agricoles, dont 100 millions en blé, maïs et riz, et 50 millions en produits animaux.

M. RENOUARD a été frappé de cette assertion de M. Carey, que la liberté du commerce serait aux États-Unis une des causes du maintien de l’esclavage, qui nous paraît en Europe en opposition flagrante avec tous les principes de justice divine et humaine. Il prie donc l’honorable économiste américain d’entrer dans quelques explications à cet égard.

M. CAREY expose que le free trade lui apparaît comme une cause primordiale du maintien de l’esclavage, parce qu’il pousse à la culture des terres étendues et nouvelles, et à l’éparpillement de la population, à la multiplication des intermédiaires. Ce sont ces conditions qui maintiennent l’esclavage dans les États du Sud ; et l’émancipation ne deviendra possible et praticable que lorsque ces mêmes conditions seront modifiées par l’établissement des manufactures, le rapprochement des marchés : de même que l’éparpillement maintient l’esclavage, de même le rapprochement émancipe l’homme, qu’il soit esclave de la nature ou d’un autre homme.

M. Carey dit avoir traité la question d’esclavage au point de vue des faits sociaux et économiques, en dehors de la question du sentiment, et c’est ainsi qu’il est parvenu à se faire considérer comme abolitionniste dans les États du Sud, et comme partisan de l’esclavage dans le Nord.

Les circonstances actuelles dans l’Union sont défavorables à l’émancipation et favorables à la tendance et à l’extension de l’esclavage. La Cour suprême a pris, il y a six mois, une décision qui renverse toute la jurisprudence établie depuis soixante ans ; elle a jugé que l’homme de couleur ne peut paraître devant les tribunaux, et que la Constitution fédérale ne leur reconnait aucun droit à cet égard. C’est une interprétation nouvelle qui peut avoir les plus graves conséquences. Dans peu de temps, elle aura à se prononcer sur la question de savoir si le propriétaire d’esclaves a droit de transporter sa propriété dans tous les États de l’Union, par suite de la revendication faite par M. Leman de ses esclaves qui l’avaient quitté lors de son passage par New-York. Dans le cas de l’affirmative, le droit des États libres dans cette question sera anéanti[3].

M. Carey voit le progrès dans l’abolition de l’esclavage, comme il le voit sous un autre rapport dans le libre-échange ; mais il ne le croit pas possible par les moyens préconisés par les économistes d’Europe. En ce qui touche l’esclavage, il redouterait une émancipation subite, qui produirait certainement beaucoup de mal aux esclaves eux-mêmes. C’est, dit-il, l’habitude en Europe, en France surtout, de méconnaître le précepte : Festina lentè ; de sorte qu’après avoir marché trop vite, on recule d’une distance plus grande que celle de laquelle on avait avancé.

Vu l’heure avancée, la conversation générale est close. Mais l’opinion de M. Carey aurait suscité, si le temps l’avait permis, plusieurs objections de la part de divers membres qui l’ont écouté avec intérêt, mais qui ont sur la liberté des échanges internationaux et sur l’esclavage des convictions tout à fait opposées aux siennes.

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[1] La crainte de voir la liberté des banques produire une émission désordonnée de billets, portant la confusion dans les affaires commerciales, me paraît de même nature, quoique plus plausible seulement, que la crainte, si souvent manifestée par les protectionnistes, de voir la liberté commerciale produire l’inondation du marché national par les marchandises d’origine étrangère. (L. de B.)

[2] The Credit system of France, Great-Britain, and the United States, forte brochure in-8, 1838. (J. G.)

[3] C’est le président qui nomme les magistrats de la Cour suprême, au fur et à mesure que l’un d’eux vient à mourir. Or, la plupart des présidents ont été des hommes du Sud. On a remarqué que trois présidents seulement ont été des hommes du Nord : le général Harrisson, qui n’a vécu que peu de jours après son élection ; le général Taylor, qui ne vécut que dix-huit mois, et M. Fillmore, qui fut trop préoccupé de se ménager les suffrages du Sud pour sa réélection. L’administration, étant en général recrutée par des présidents élus sous l’influence du Sud, est favorable à l’extension de l’esclavage. Les représentants de plusieurs des nouveaux États du Sud et de l’Ouest, bien que leur Constitution n’admette pas l’esclavage, votent avec les représentants du Sud. (J. G.)

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