Les tragédies de l’individu opposé à la société

Dans ses Réflexions sur la tragédie, Benjamin Constant remarque que le genre tragique, pour atteindre son but, doit désormais se concentrer sur un nouveau thème, celui de l’opposition entre l’individu et la société. Il semble qu’avec son roman Adolphe, l’auteur ait voulu en donner lui-même un exemple.


RÉFLEXIONS SUR LA TRAGÉDIE

Par Benjamin Constant

(Revue de Paris, tome 7, Paris, 1829)

 

Il y a cinquante ans que Diderot écrivait : « Ce ne sont plus, à proprement parler, les caractères qu’il faut mettre en scène, mais les conditions. Jusqu’à présent, dans la comédie, le caractère a été l’objet principal, et la condition n’a été que l’accessoire. Il faut que la condition devienne aujourd’hui l’objet principal, et que le caractère ne soit que l’accessoire. C’est du caractère qu’on tirait toute l’intrigue ; on cherchait en général les circonstances qui le faisaient ressortir, et l’on enchaînait ces circonstances. C’est sa condition, ses devoirs, ses avantages, ses embarras, qui devraient servir de base à l’ouvrage.

« Les devoirs des conditions, leurs avantages, leurs inconvénients, leurs dangers, n’ont pas encore été mis en scène. Or, ces devoirs, ces avantages, ces inconvénients, ces dangers, nous montrent tous les jours des hommes dans des conditions très embarrassantes.

« Il se forme tous les jours des conditions nouvelles. Rien peut-être ne nous est moins connu que les conditions, et rien ne doit nous intéresser davantage. » (Diderot, De la poésie dramatique, à la suite du Fils naturel.)

Je ne donne assurément point Diderot comme un bon guide à suivre dans les compositions dramatiques, soit pour la théorie, soit pour l’exécution. Indépendamment de l’enflure et de l’exaltation fausse à laquelle il s’abandonnait par inclination et par calcul, il était enrégimenté parmi les encyclopédistes, honorables et utiles adversaires d’un régime absurde et odieux ; mais considérant par là même la littérature comme un moyen d’abattre ce régime, et se proposant un tout autre but que la perfection de l’art, qu’ils sacrifiaient à leur idée dominante.

Le père de famille et le Fils naturel sont l’œuvre très défectueuse et ridiculement déclamatoire d’un homme qui avait d’ailleurs du talent ; et les phrases de doctrine que je viens de citer n’abordent que sous le point de vue le plus superficiel et le plus étroit, une question, qui, traitée dans toute son étendue, serait d’une bien autre importance. Les paroles de Diderot, prises à la lettre, ne nous introduisent que dans une sphère subalterne. En choisissant pour ressorts dramatiques les devoirs, les embarras, en un mot, les spécialités des conditions ; en peignant ces spécialités dans le prince, le ministre, le magistrat, le soldat, le négociant, on fera peut-être quelques tableaux de mœurs, et plus ou moins intéressants, ou fidèles ; mais ce n’est point élargir la scène, ce n’est point opérer une révolution digne d’être annoncée avec tant d’emphase.

Sous la pensée de Diderot, j’en vois une plus vaste, et je veux essayer de la développer.

Je préviens d’abord le lecteur que Diderot appliquait son système plus particulièrement à la comédie ; et en effet, dans les bornes dans lesquelles il le circonscrivait, ce n’est guère qu’à la comédie qu’il est applicable. J’applique, au contraire, le mien surtout à la tragédie.

Trois choses peuvent servir de base aux compositions tragiques, la peinture des passions, le développement des caractères, et l’action de la société, telle qu’à chaque époque elle est constituée, et telle qu’elle agit sur le caractère et sur les passions.

Phèdre, Andromaque, Mérope, sont des tragédies où la passion règne seule. Il n’y a point d’individualité dans les personnages. On ne sait point ce que seraient Phèdre sans sa flamme incestueuse, Andromaque et Mérope sans leur amour maternel, et ce qui semble individuel dans Oreste se compose de réminiscences mythologiques, plutôt que de traits appartenant à un caractère. Ces personnages ne sont en quelque sorte que la passion personnifiée. Ôtez la passion, rien ne resterait.

Dans plusieurs des tragédies de Shakespeare, et dans les meilleures, Richard III, Hamlet, c’est le caractère qui domine. La passion n’est destinée qu’à montrer comment elle s’agite sous l’empire du caractère, comment elle peut le modifier passagèrement, sauf à le voir bientôt reparaître.

Il en est de même dans beaucoup de pièces allemandes, dans Wallenstein, Egmont, Guillaume Tell, le Tasse, bien que, dans cette dernière, l’action de la société, la pression douloureuse qu’elle exerce sur les âmes irritables, se fassent déjà sentir. On pourrait aussi voir le germe d’une tragédie de caractère dans quelques-unes de celles de Voltaire, et même à une époque moins rapprochée de nous, dans Britannicus. On devine ce que serait Mahomet, indépendamment de son amour pour Palmyre, Orosmane, quand les attraits de Zaïre ne l’enflammeraient pas, et l’on discerne le jeune tyran dans Néron, irrité par ses désirs pour Junie.

Quant aux tragédies qui seraient fondées sur l’action de la société en lutte avec l’homme, opposant des obstacles, non seulement à ses passions, mais à sa nature, ou brisant, non seulement son caractère, ses inclinations personnelles, mais les mouvements qui sont inhérents à tout être humain, je n’en connais aucune qui remplisse complètement l’idée que je conçois.

Sans doute, à proprement parler, même dans les compositions dramatiques destinées à la peinture des passions ou au développement des caractères, l’action de la société occupe toujours une grande place.

Qu’est-ce en effet qu’une composition dramatique ? C’est le tableau de la force morale de l’homme combattant un obstacle.

On peut donner à cette force morale différentes appellations, suivant la cause qui la met en mouvement. Ainsi, on la nomme tour à tour amour, ambition, vengeance, patriotisme, religion, vertu ; mais c’est toujours la force intérieure luttant contre un obstacle extérieur. De même on appellera diversement l’obstacle auquel cette force morale tente de résister ; on désignera cet obstacle sous le nom de despotisme, d’oppression religieuse, de lois, d’institutions, de préjugés, de coutumes : n’importe, c’est au fond toujours la société pesant sur l’homme et le chargeant de chaînes.

Toutefois, les auteurs tragiques me semblent jusqu’ici n’avoir considéré cette action de la société que comme un cadre, comme un accessoire, et s’en être détournés volontairement, pour ne s’occuper que des passions ou des caractères.

Examinons s’ils ont eu raison, et si les caractères et les passions offrent à la tragédie de nos jours un déploiement suffisamment large et varié.

Les passions, celles du moins qui sont susceptibles d’inspirer sur la scène un intérêt vif et des émotions profondes, sont en très petit nombre. À dire vrai, elles se bornent à une seule, l’amour ; car l’ambition, la vengeance, le patriotisme, rentrent plutôt dans la catégorie des caractères. Or, toutes les nuances, tous les effets de l’amour, ses craintes, ses violences, son désespoir, ses fureurs, ses crimes, ont été décrits inimitablement par Racine, et avec succès par d’autres poètes, Colardeau dans Caliste, Ducis dans Abufar. La mine ne serait-elle pas un peu épuisée ? Le cercle ne serait-il pas déjà parcouru ? Je sais que Boileau a dit :

De l’amour la sensible peinture

Est pour aller au cœur la route la plus sûre.

Je doute cependant que cette peinture soit réellement aujourd’hui le moyen le plus efficace de faire vibrer dans les âmes les cordes les plus ébranlables et les plus retentissantes.

Je ne voudrais ici ni faire des Madrigaux ou des épigrammes, ni paraître, en signalant ce que je considère comme un des résultats inévitables de la civilisation, médire de ses progrès qui me plaisent. J’essaierai néanmoins d’énoncer ma pensée. Tout le monde sait ce qu’est l’amour tel que l’a fait la nature physique. Mais certaines circonstances, un certain état de société, peuvent entourer ce besoin d’une magie, qui en fait la passion la plus irrésistible et la plus exaltée. Quand la communication entre les deux sexes n’est pas fréquente, quand les femmes ne sortent de leur retraite que comme d’un mystérieux sanctuaire, ou quand des périls entourent leur conquête et planent sur elles ou sur leurs amants, ou encore, quand l’absence de tout intérêt national, de toute carrière politique condamne les hommes à une oisiveté, au sein de laquelle l’amour-propre cherche des occasions de briller, telle femme peut devenir pour tel homme l’objet unique, l’objet sacré d’un désir, d’une protection, et par là même d’une adoration exclusive, ou, dans l’autre hypothèse, présenter à la vanité une victoire dont elle brûle de s’enorgueillir : mais à mesure que les communications avec les femmes sont moins difficiles, qu’un plus grand nombre s’offre aux regards, que moins de dangers environnent leurs faiblesses, que des intérêts plus sérieux remplissent une vie plus mâle, l’ardeur de la passion ou l’irritation de la vanité s’apaisent. La sûreté qui s’établit écarte les séductions de l’obstacle, et l’amour, réel ou factice, baisse d’un degré.

Il se conserve pourtant, parce que sa base grossière est dans la nature, et parce que son prestige se transmet par les traditions et par les livres aux imaginations.

Mais chaque jour ces traditions s’effacent, les livres, moins en accord avec ce qui existe, perdent de leur puissance. Qui lit aujourd’hui Le grand Cyrus ou Clélie ? et cependant leurs dix volumes de 800 pages suffisaient à peine aux esprits curieux des délicatesses de l’amour. Qui écrirait maintenant :

Pour plaire à ses beaux yeux

J’ai fait la guerre aux rois, je l’aurais faite aux dieux ?

Et toutefois il y avait déjà loin de cette passion fanfaronne d’un noble de la Fronde à l’amour décrit dans les Amadis. Qui, enfin, admire encore dans le comte de Valmont le triomphateur d’un cœur crédule, et le héros barbare de la fatuité ? qui, dans le cercle de nos idées actuelles voudrait être un homme à bonnes fortunes ? qui achèterait le succès au prix de la peine ?

Attiédi par des facilités innombrables, soumis au calcul dans la vie réelle, ce qui reste de l’amour ne décide plus, à quelques exceptions près, la plupart du temps malheureuses et décourageantes, de l’ensemble d’aucune destinée. L’amour est mis à sa place, en France du moins, même par la jeunesse : combien y a-t-il de nos jeunes gens qui sacrifient leurs convenances ou leur avenir à des mariages d’amour ?

Je suis si peu disposé à faire un reproche à la civilisation de cet amortissement d’une passion jadis désordonnée, que j’aime à reconnaître que les mœurs y gagnent. L’imagination n’étant plus exaltée, chacun se borne à sa femme, pour cause de proximité.

L’habitude et surtout l’identité d’intérêts produisent aussi quelquefois l’affection morale. Le vice devient une superfluité, une fatigue, un détournement d’occupations réglées et lucratives. On est fidèle aux lois de l’hymen, à raison du voisinage. On est moral, parce qu’on emploie son activité ailleurs.

Les tragédies fondées sur l’amour ne me semblent donc plus de nature à rencontrer un public nombreux, dont les émotions leur répondent. J’ai reconnu qu’il y avait des exceptions : mais elles deviennent chaque jour plus rares, et le public approprié à ce genre de tragédies devrait se composer tout au plus de jeunes gens de dix-huit et de jeunes filles de quinze ans. Ce qui est se sent toujours : aussi ne voyons-nous aucun de nos poètes choisir l’amour pour principal ressort d’une tragédie.

Voltaire, l’Euripide de la France, averti, comme l’Euripide de la Grèce, par une sagacité admirable, qu’il ne fallait plus fonder la tragédie sur la passion seule, a cherché des ressources dans la philosophie, qui était alors une nouveauté. Il y a puisé des moyens de succès d’autant plus infaillibles à l’époque où ils étaient mis en usage, qu’ils reposaient sur un esprit de parti qui venait de naître, et qui était fort de sa jeunesse, et de l’odieuse absurdité de ses adversaires. Mais ces moyens étaient mauvais sous le rapport de l’art ; ils lui donnaient un autre but que lui-même ; ils faisaient de la poésie un instrument, ils lui assignaient un rang secondaire : il s’en est suivi que, si, grâce à la mobilité prodigieuse qui a quelquefois transporté Voltaire dans ses héros mêmes, il est resté poète dans plusieurs portions de ses tragédies, il n’a été souvent aussi, comme l’auteur grec auquel nous l’avons déjà comparé, qu’un rhéteur harmonieux et habile. Ses personnages ne sont destinés qu’à faire triompher ou à décréditer telle ou telle doctrine ; on oublie leurs malheurs, pour écouter leurs axiomes. On juge ces axiomes d’après un ensemble d’opinions, étranger à la situation qui sert de prétexte à l’exposé dogmatique.

Cette critique sera probablement un éloge aux yeux de ceux qui veulent que tout ouvrage ait un but moral. La peinture poétique des passions ne prouve rien en faveur d’une doctrine. Phèdre, qui, dans sa partie grecque, et abstraction faite d’Hippolyte un peu défiguré, et d’Aricie gauchement introduite, est certainement la plus parfaite de nos tragédies du genre passionné, n’inculque aucun précepte qui tende à améliorer les spectateurs. Je ne parle pas de vers très déplacés contre les flatteurs, tribut payé par Racine à l’opposition naissante contre la cour, et sous ce point de vue honnête, hardiesse qui fait honneur à l’homme, mais qui aussi fait tache en poésie, car le mouvement tragique est interrompu, et des réflexions générales sont substituées à l’émotion qui devrait porter sur le personnage. À cette exception près, rien n’est sentencieux dans le langage de Phèdre ; elle ne pense qu’à elle, à son amour, à sa douleur, à ses remords, qu’elle n’a pas l’idée de rédiger en maximes. Les tragédies de Voltaire, au contraire, ont presque toutes un but moral. Alzire nous prêche la tolérance, Zaïre l’indifférence religieuse, Œdipe la défiance contre les fraudes sacerdotales, Mahomet l’horreur de l’hypocrisie. Mais aussi, quoi de plus froid que Zaïre disant à sa confidente que la croyance dépend du hasard, Alzire dissertant sur le suicide ? C’est comme dans Euripide, Oreste teint du sang maternel, et déclamant, durant trente vers, sur l’influence de l’éducation.

Je le répète, le talent et la mobilité de Voltaire l’ont préservé quelquefois des défauts qu’il s’imposait, en l’identifiant à ses personnages. La nature l’avait doué, ainsi que le troisième des tragiques grecs, de cette rare et heureuse flexibilité qui l’élève, par intervalles, jusqu’au plus sublime et déchirant pathétique ; et c’est là ce qui lui constitue un mérite qui rachète ses défauts.

Mais s’il eût pu rester fidèle à sa théorie, ses pièces seraient des œuvres de rhétorique, et l’on verrait toujours derrière les héros l’instituteur.

Je ne l’en blâme pas : les circonstances étaient pressantes ; il fallait tout mettre en œuvre pour détruire des institutions vicieuses et criminelles envers notre espèce, des préjugés barbares et stupides, et la tragédie, amalgame de philosophie et de passion entre les mains de Voltaire, était un bélier que son bras puissant dirigeait contre les tours ébranlées de l’Ancien régime. Ce régime est tombé, nous en avons fini, et ni les hobereaux ni les assassins, les Laubardemonts, ni les Jefferies, ni les Dominiques ne le ressusciteront. Laissons donc les instruments de guerre dormir sur les débris des tours abattues, et occupons-nous de la tragédie, sans vouloir désormais en tirer des effets étrangers à sa nature et préjudiciables à sa perfection ; car la passion imprégnée de doctrine, et servant à des développements philosophiques, est un contre-sens sous le rapport artiste.

J’ai dit que les passions sans individualité ne suffisaient plus comme ressorts tragiques. Passons aux caractères.

Les caractères d’abord, bien que plus diversifiés que les passions, ne sont point, pour la tragédie, une mine inépuisable. Il faut au poète des caractères tranchés, des couleurs éclatantes. Tout ce qui est indécis, incertain, inconséquent, mélangé, lui disconvient. Les spectateurs exigent dans les caractères une unité, une consistance, pour prendre ce mot dans le sens anglais, une cohérence que la nature leur a refusée. Il y a donc peu de caractères véritablement propres à la tragédie, et secondement, pour les y adapter, il faut nécessairement les dépouiller d’une partie de leur vérité. Peignez un tyran avec des retours d’humanité, un héros avec des faiblesses, qui ne soient pas précisément une passion violente, vous dérouterez le spectateur. Voyez Félix dans Polyeucte, c’est un caractère tel, que nous en rencontrons assez dans le monde. Il a des mouvements généreux, il en a de pitoyables, il en a même de bas. Rien n’est plus vrai que cette peinture ; mais rien n’est moins tragique. Nous nous en détournons avec une sorte de dégoût. Quand nous allons au théâtre, nous voulons voir mieux que nos amis. Sans doute, après un crime, vous pouvez présenter le criminel déchiré par les remords ; les remords sont une suite présumée du crime. Vous pouvez même, avant qu’un forfait ne se commette, montrer celui qui va s’en rendre coupable, en proie à l’incertitude et reculant devant son action ; c’est encore un état donné, une lutte prévue et admise d’avance. Mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Je veux parler de ces faiblesses individuelles et comme fortuites, c’est-à-dire, dont la cause est dans la nature de l’individu, et qu’il faut prendre, si l’on veut être fidèle, comme une particularité qui lui est imposée. Ainsi, dans Wallenstein, la confiance en l’astrologie, qui ajourne l’audace et croise le calcul ; dans Egmont, l’entraînement au plaisir, la légèreté qui le distraient des intérêts et des dangers politiques, toutes ces individualités qui dérangent l’unité du caractère, marchent contre le but du personnage, en font un être ondoyant, dont les variations dévient subitement de la ligne convenue ; ces choses, au moins pour nous autres Français, affaiblissent la sympathie et la remplacent par l’impatience. Le spectateur ne veut pas être trompé dans son attente ; il s’irrite contre le personnage, comme contre un être réel qui ne lui tiendrait pas ce qu’il lui a promis.

Voltaire a esquivé cet écueil dans son Mahomet, où il y a, comme je l’ai dit, non seulement une passion, mais un caractère. Ce caractère n’a ni oscillations ni nuances. Il n’est point ondoyant comme les caractères réels. Le prophète n’est point tenté de s’arrêter en route, comme Wallenstein. Il ne s’attendrit point sur Séïde, comme le duc de Fierland sur Max Piccolomini. Il veut posséder Palmyre, voilà la passion ; il veut dompter ou anéantir quiconque lui résiste, voilà le caractère. Le caractère et la passion sont tout d’une pièce.

Je me rappelle que lorsque j’achevais l’imitation de Wallenstein, un ami qui en avait écouté la lecture avec une attention bienveillante me dit : Il faut qu’une grande idée, une idée unique domine votre pièce. Il faut que Wallenstein conspire contre la maison d’Autriche, pour établir un vaste système de liberté politique et religieuse. Retranchez-moi ces retours de loyauté envers Ferdinand, qui, intolérant et superstitieux, ne mérite pas l’affection de votre héros ; ou s’il éprouve des rechutes, qu’elles servent à montrer avec quel stoïcisme il sacrifie des souvenirs d’amitié à la cause de l’humanité qu’il veut affranchir. Retranchez-moi ces préjugés envers une légitimité que l’esprit éclairé de Wallenstein, tel que vous devez le peindre pour qu’il nous intéresse, ne peut mettre en balance avec le salut de l’espèce humaine. Retranchez-moi surtout cette croyance à l’astrologie, qui dégrade Wallenstein, le rend ridicule, et nous empêche de nous associer au destin d’un homme qu’un nuage ou un clair de lune peuvent faire changer. Tout cela est parfait, lui répondis-je ; Wallenstein sera sans doute un caractère très beau et très soutenu, un caractère tel que le dix-huitième siècle en a préparé, tel que le dix-neuvième en verra peut-être ; mais sera-ce le dix-septième ? Sera-ce Wallenstein ?

Cette alternative, ou de supprimer des caractères tout ce qui ne sert pas à l’action, et à plus forte raison tout ce qui la contrarie, de faire, par exemple, de tous les tyrans un Polyphonte, ou de conserver des traits individuels, au risque de rompre l’unité, et de désorienter l’auditeur ; cette alternative, dis-je, d’où nos poètes ne peuvent sortir qu’en sacrifiant l’intérêt, ou en renonçant à la vérité, restreint fort la carrière, et les caractères, tels qu’il nous les faut sur la scène française, sont ou deviendront, comme les passions, insuffisants pour les compositions dramatiques.

Venons au troisième ressort tragique, qui n’a encore été qu’à peine essayé, l’action de la société sur les passions et les caractères.

Lorsque l’homme, faible, aveugle, sans intelligence pour se guider, sans armes pour se défendre, est, à son insu et sans son aveu, jeté dans ce labyrinthe qu’on nomme le monde, ce monde l’entoure d’un ensemble de circonstances, de lois, d’institutions, de relations publiques et privées. Cet ensemble lui impose un joug qu’il ignore, qu’il n’a pas consenti, qui pèse sur lui comme un poids préexistant, et contre lequel, quand il apprend à le connaître, et qu’il sent le fardeau, il ne lui est donné de combattre qu’avec une inégalité marquée et de grands dangers.

Il est évident que cette action de la société est ce qu’il y a de plus important dans la vie humaine. C’est de là que tout part ; c’est là que tout aboutit ; c’est à ce préalable, inconsenti, inconnu, qu’il faut se soumettre, sous peine d’être brisé. Cette action de la société décide de la manière dont la force morale de l’homme s’agite et se déploie. En conséquence, ce que Diderot dit, dans un sens très étroit et uniquement applicable à la comédie, des diverses conditions, doit se dire, avec beaucoup plus de vérité, de l’action de la société, prise dans son ensemble ; la passion et le caractère sont des accessoires : l’action de la société est le principal.

Ceci n’est point un simple changement de rédaction, une de ces subtilités de paroles, à l’aide desquelles on rajeunit des idées reçues ; c’est un principe qui, à l’avenir, influera toujours plus essentiellement sur les succès dramatiques.

Si vous choisissez un état de société dans lequel l’espèce humaine ne puisse absolument jamais se trouver, une action de la société qu’elle ne puisse désormais, dans aucun cas, exercer sur l’individu, le talent que vous apportez à peindre la force morale luttant contre cet état ou cette action de la société vous servira peu. De beaux passages obtiendront des applaudissements partiels, une poésie harmonieuse ou sublime captivera momentanément des oreilles séduites ; mais il n’y aura rien de durable dans les émotions, parce que vous n’aurez placé l’homme dans aucune des situations dans lesquelles l’ordre social le place, et qu’il ait à craindre ou à désirer.

Ce n’est point à dire qu’il faille se borner à la peinture de la société contemporaine. Le propre de l’art est de transporter l’homme dans des situations où il n’est pas. Mais encore faut-il que ces situations tiennent par quelque côté celles où il peut se trouver. Corneille, par exemple, ne peignait pas précisément l’état de la société au moment où il écrivait ; mais le républicanisme et les troubles de Rome n’étaient pas complètement étrangers à l’état social qui avait remplacé la Ligue, et s’était perpétué sous la Fronde.

***

J’ai promis un exemple qui mettrait en évidence ma pensée, et qui, n’étant pas de mon invention, ne me rendrait suspect d’aucune intention hostile. Je le prends à l’époque la plus brillante de l’ancienne monarchie, au milieu de ce règne de Louis-le-Grand, si majestueux, si plein d’élégance et de noblesse, type de la monarchie absolue, et si digne d’imitation et d’envie, au dire des ennemis de nos institutions actuelles.

« Il se fit à Saint-Germain une grande partie de chasse. Le comte de Guiche, le comte, depuis duc du Lude-Vardes, M. de Lausun, qui me l’a conté, je ne sais plus qui encore s’égarèrent, et les voilà à la nuit noire à ne savoir où ils étaient. Ils avisèrent une lumière et arrivèrent à la porte d’une espèce de château. Ils demandèrent l’hospitalité. Le maître vint au-devant d’eux, et leur fit préparer à souper, dont ils avaient grand besoin. Le maître poli, respectueux, ni cérémonieux, ni empressé, avec tout l’air et les manières du meilleur monde. Ils surent qu’il s’appelait Fargues et la maison Courson, qu’il y était retiré, qu’il n’en était point sorti depuis plusieurs années. Après avoir bien soupé, Fargues ne leur fit point attendre leur lit. Ils en trouvèrent chacun un parfaitement bon ; ils eurent chacun leur chambre, et les valets de Fargues les servirent très proprement. Ils étaient fort las et dormirent longtemps. Dès qu’ils furent habillés, ils trouvèrent un excellent déjeuner servi, et au sortir de table, leurs chevaux prêts, aussi refaits qu’ils l’étaient eux-mêmes. Ces messieurs étaient la fleur de la cour et de la galanterie, et tous alors dans toutes les puissances du Roi. Ils lui racontèrent leur aventure, les merveilles de leur réception, et se louèrent extrêmement du maître, de sa chère et de sa maison. Le Roi leur demanda son nom. Dès qu’il l’entendit, comment Fargues, dit-il, est-il si près d’ici ! Et ces messieurs redoublèrent de louanges, et le Roi ne dit plus rien. Passé chez la reine-mère, il lui parla de cette aventure.

« Fargues s’était fort signalé dans tous les mouvements contre la cour et le cardinal Mazarin ; mais il avait été protégé par son parti et formellement compris dans l’amnistie. Le cardinal Mazarin était mort, il n’était plus question pour personne des affaires passées ; mais comme il avait été fort noté, il craignait qu’on lui en suscitât une nouvelle, et pour cela vivait fort retiré et fort en paix avec tous ses voisins, et fort en repos des troubles passés sur la foi de l’amnistie et depuis longtemps. Le Roi et la Reine sa mère, qui ne lui avaient pardonné que par force, mandèrent le premier président Lamoignon, et le chargèrent d’éplucher secrètement la conduite et la vie de Fargues, de bien examiner s’il n’y aurait point moyen de châtier ses insolences passées, et de le faire repentir de se narguer si près de la cour dans son opulence et sa tranquillité.

« Lamoignon, avide et bon courtisan, résolut bien de les satisfaire et d’y trouver son profit. Il fit ses recherches, en rendit compte et fouilla tant et si bien, qu’il trouva moyen d’impliquer Fargues dans un meurtre commis à Paris, au plus fort des troubles, sur quoi il le décréta sourdement, et un matin l’envoya saisir par des huissiers et mener dans les prisons de la Conciergerie. Fargues, qui, depuis l’amnistie, était bien sûr de n’être tombé en quoi que ce fût de répréhensible, se trouva bien étonné ; mais il le fut bien plus, quand, par l’interrogatoire, il apprit de quoi il s’agissait. Il se défendit très bien de ce dont on l’accusait, et de plus allégua que le meurtre dont il s’agissait, ayant été commis au fort des troubles et de la révolte de Paris, dans Paris même, l’amnistie qui les avait suivis effaçait la mémoire de tout ce qui s’était passé dans ces temps de confusion. Les courtisans distingués qui avaient été si bien reçus chez ce malheureux homme firent toutes sortes d’efforts auprès de ses juges et auprès du Roi ; mais tout fut inutile. Fargues eut très promptement la tête coupée, et sa confiscation fut donnée pour récompense au premier président ; elle était fort à sa bienséance et fut le partage de son second fils. Il n’y a guère qu’une lieue de Basville à Courson. » (Mém. de Saint-Simon, III, 416-419.)

Une tragédie, composée sur ce sujet, et présentant l’image d’un état de société compatible avec une tyrannie si exécrable et si lâche, produirait, je le pense, un effet immense : mais pour que cet effet ne fût point mélangé, et par là même affaibli, il ne faudrait le chercher que dans la situation même, et n’entourer la victime que de l’intérêt qui résulterait de cette situation. Si, à Louis XIV poursuivant d’un acharnement ignoble et féroce l’infortuné qui vivait en paix sur la foi d’une amnistie, on substituait un tyran amoureux de la femme de cet amnistié, et qu’on établît ainsi la lutte entre l’amour conjugal et la flamme adultère, on ferait une pièce d’intrigue, où il y aurait du romanesque et du passionné, mais rien de neuf, et probablement rien de profond ; car on la construirait de lambeaux tirés de Mithridate, d’‘Andromaque, de Britannicus, de l’Orphelin de la Chine. Si même on imaginait seulement d’ajouter un trait au tableau, de faire que l’un des hôtes de Fargues, si bien accueillis, le dénonçât pour plaire au despote, on dérangerait tout l’effet. L’indignation se tournerait contre la trahison individuelle et non contre le régime entier.

Peignez, au contraire, l’état et l’action de la société, le pouvoir haineux, la servilité empressée et le zèle infâme de Louis XIV, véritable auteur de la mort d’un malheureux que depuis des années les lois protègent ; cet avide et abominable Lamoignon ; ces chicanes d’une législation tortueuse et perfide, qui se défait en s’interprétant, et devient un glaive au lieu d’une égide ; cette France indifférente, ces tribunaux vendus, cette cour dont les meilleurs sont muets ; ces favoris, la fleur de cette cour, et si avant dans les privances du Roi, plaidant, nous dit-on, pour celui dont ils ont causé la perte, mais ne concevant pas la pensée de se séparer d’un roi souillé par un pareil crime, et les pieds dans le sang de l’innocence, continuant à servir leur maître, à le flatter, à briller dans ses pompes, à prodiguer leur vie pour son ambition ; enfin, pour dernier coup de pinceau, Saint-Simon lui-même, homme intègre, mais sur lequel pourtant l’époque et la cour ont gravé leur empreinte, et qui ne rapporte le fait qu’en passant, comme une anecdote historique et curieuse, et songeant à peine à stigmatiser d’un mot fugitif, au lieu d’une réprobation énergique et d’une flétrissure ineffaçable, le prince homicide et son indigne mère.

L’ordre social, l’action de la société sur l’individu, dans les diverses phases et aux diverses époques, ce réseau d’institutions et de conventions qui nous enveloppe dès notre naissance et ne se rompt qu’à notre mort, sont des ressorts tragiques qu’il ne faut que savoir manier. Ils sont tout à fait équivalents à la fatalité des anciens ; leur poids a tout ce qui était invincible et oppressif dans cette fatalité ; les habitudes qui en découlent, l’insolence, la dureté frivole, l’incurie obstinée, ont tout ce que cette fatalité avait de désespérant et de déchirant : si vous représentez avec vérité cet état de choses, l’homme des temps modernes frémira de ne pouvoir s’y soustraire, comme celui des temps anciens frémissait sous la puissance mystérieuse et sombre à laquelle il ne lui était pas permis d’échapper, et notre public sera plus ému de ce combat de l’individu contre l’ordre social qui le dépouille ou qui le garotte, que d’Œdipe poursuivi par le Destin, ou d’Oreste par les Furies.

Et qu’on ne croie pas que je ne conçoive l’ordre social, l’action de la société que sous des couleurs défavorables. Il me paraît possible de les présenter sous un point de vue opposé, et d’exciter au plus haut degré l’intérêt dramatique. Prenez l’ordre social anglais à l’avènement de Jacques II. Montrez le peuple qu’avaient indigné la vie licencieuse et fatigué la duplicité de Charles, heureux des démonstrations de sincérité que lui prodigue son successeur. Que votre exposition soit l’espoir d’un majestueux et noble avenir, la reconnaissance publique envers le monarque qui semble s’associer aux efforts et aux progrès d’une nation libre et généreuse. Que cette exposition soit courte, car la peinture du bonheur ne doit pas être prolongée, sous peine d’être monotone. Passez ensuite dans l’intérieur du palais ; montrez les courtisans mécontents, leurs ambitions déçues, leurs vanités froissées, leur cupidité s’irritant d’obstacles inaccoutumés, leur mélange de faux orgueil et de bassesse réelle ; le prince obsédé par leurs clameurs, épouvanté par leurs mensonges, regrettant en secret l’époque où le pouvoir absolu siégeait sur le trône, où ce pouvoir immense et sans frein commandait aux nations agenouillées, où les masses se livraient aveuglément, où la volonté d’un seul planait sur toutes les volontés, ordonnant d’un geste et certaine d’être obéie ; que la théocratie joue son rôle, non cette théocratie proportionnée aux besoins des tribus ignorantes, et qui était un bien relatif, sauf à devenir un mal absolu, mais cette théocratie hypocrite, singeant la conviction, parodiant le fanatisme, faussant les consciences, absolvant la violation des promesses, offrant de légitimer la tyrannie, pour la saisir ensuite et faire de son agent son esclave : théocratie plus méprisable encore dans ses impostures qu’exécrable dans ses fureurs. Qu’autour du monarque trompé, dominé, se réunisse tout ce qu’il y a d’impur dans sa cour, tous les assassins, les traîtres, les casuistes, tous les renards aspirant à devenir des tigres ; que cette tourbe factieuse et servile pousse le malheureux prince a courir, à son insu, les chances d’un complot ténébreux ou d’une rébellion ouverte ; qu’abusé par des démonstrations mensongères, par l’apparence d’un courage qui attend le danger pour se démentir, il cherche le dévouement dans la trahison, la fidélité dans le parjure ; qu’il croie trouver des séides où il n’y a que des complices, prêts à déserter, même avant la défaite, comme à piller après le succès ; que parmi les défenseurs du peuple s’élève une de ces figures imposantes dont l’antiquité nous a transmis le type, et qu’un seul homme de nos jours a renouvelées. Trouvez des incidents pour développer les mouvements populaires, une action où se croisent la duplicité des courtisans, les incertitudes des hommes timides, l’apostasie des faibles, l’audace des séditieux, la crédule générosité de la jeunesse, la pusillanime hésitation des vieillards ; que des périls multipliés, des évènements préparés avec art, des caractères et des passions bien tracés animent le tableau, vous aurez des images fortes, sérieuses, tragiques, ce sera l’ordre social perfectionné, la société investie de ses droits et pesant sur les mutins qui s’insurgent. D’une part, la férocité de quelques sicaires, la rapacité de quelques pillards, de l’autre le développement de toutes les facilités, l’accomplissement de toutes les espérances, l’avenir de toute la race humaine : la lutte, ce me semble, sera belle et grande. Quelque catastrophe que l’auteur choisisse, elle sera d’autant plus instructive que l’instruction ne sera pas le but, mais l’effet du tableau. Si le poète reste fidèle à l’histoire, la joie sera grande, mais non sans mélange : Jacques II fugitif nous imprimera quelque intérêt, car ses courtisans seront les vrais coupables. Veut-on un dénouement plus heureux ? Que le prince s’éclaire : les conspirateurs rentreront dans la poudre, et le peuple bénira de nouveau le roi libérateur. En veut-on un cent fois plus funeste ? Substituez aux revers de Jacques le triomphe de don Miguel : le spectateur, sortant indigné, comptera sur la justice du ciel et des hommes.

Mais, bien que, dans cet exemple, j’aie pris pour principal personnage un roi qui conspire, le genre de tragédie dont je m’occupe ici doit, en général, descendre d’un degré et déposer les robes de pourpre et les couronnes d’or. Les rois ne sont plus les héros obligés de notre scène. Au contraire, plus la condition est inférieure, la résistance difficile et dangereuse, les obstacles à vaincre nombreux, plus les efforts et les effets sont tragiques. Donnez à un auteur moins froid que Saurin le sujet de Spartacus esclave, ou de Manlius patricien, Spartacus vous intéressera bien plus que Manlius. L’abîme est plus profond, le combat plus acharné. Une seule restriction est nécessaire, c’est que la condition soit telle, qu’elle n’entraîne rien d’abject, d’étroit, d’ignoble, qui détourne ou détruise l’émotion.

En prenant l’action de la société sur l’homme pour ressort principal, la tragédie doit renoncer aux unités de temps et de lieu. La peinture de la passion est compatible avec ces unités. La passion est rapide, et en la plaçant, dès l’exposition, à son apogée, il est possible de précipiter les évènements, de manière à ce que la catastrophe s’accomplisse, sans trop d’invraisemblance, dans un espace de vingt pieds carrés et une durée de vingt-quatre heures.

Le caractère est déjà moins conciliable avec une durée si restreinte et une arène aussi resserrée. Le grand mérite des ouvrages dramatiques qui reposent sur la description des caractères, c’est la vérité, l’exactitude, la gradation. J’ai montré ci-dessus que l’individualité du caractère peut être étrangère à l’action proprement dite, et même quelquefois agir en sens contraire de cette action. Telle est la superstition de Walstein ; telle est, dans Richard III, l’irritation contre la nature qui l’a fait difforme, et contre les hommes que repousse sa difformité ; telle est, dans Hamlet, dont j’aurais peut-être dû parler plus tôt, car il est l’idéal de la tragédie de caractère, cette mélancolie demi-philosophique et demi-rêveuse, plus constamment frappée des misères de la condition humaine que de son propre malheur. Mais il faut toujours que cette individualité soit expliquée, pour qu’elle ne paraisse pas une inconséquence, un caprice de l’auteur. Il faut qu’elle se reproduise assez fréquemment pour qu’il soit prouvé qu’elle est inhérente, indestructible. L’individualité de Richard éclate aux conseils, dans sa dénonciation contre la sorcellerie d’Hastings, dans son acharnement contre ses neveux, dans ses amours empreints d’ironie et de férocité. L’astrologie de Walstein le dirige dans ses plans pour l’hymen de sa fille, dans ses conspirations contre Ferdinand, dans l’obstination de sa confiance envers Piccolomini, dans son incurie, une heure avant son assassinat, lorsqu’il croit que les astres annoncent le péril comme passé. L’individualité de Hamlet ne l’abandonne ni dans l’exécution de ses projets pour venger son père, ni dans ses amours avec Ophélie. Elle ne nous serait pas complètement connue sans ses dialogues avec les soldats, ses conversations avec les comédiens, où se déploie si énergiquement son mépris ironique pour la vie réelle, ses tirades sur les courtisans, où l’on voit que tout dans ce monde lui semble un jeu de théâtre, sans vérité, comme sans durée ; et la scène des fossoyeurs, si blâmée par d’ignorants critiques, achève le tableau. Il faut du temps, de la suite, de la progression et aussi de la vérité dans les évènements, pour que le caractère se développe ainsi, se présente sous toutes ses faces, et que le spectateur se pénètre de l’individualité. Si vous accumulez ces choses en un lieu, en un jour, rien n’est vraisemblable, rien n’est expliqué, nuancé ni complet. Le personnage n’a point la latitude suffisante pour se faire connaître ; le spectateur manque du repos nécessaire pour bien observer. Il s’essouffle à suivre une intrigue qui marche par saccades, et où tout est entassé sans préparation ; et il en résulte pour lui une fatigue, une préoccupation qui le désorientent et le distraisent. Nous éprouvons cette fatigue à la représentation de plusieurs tragédies de Voltaire, et surtout de ses imitateurs.

Si les unités de temps et de lieu faussent la tragédie fondée sur le développement des caractères, elles sont encore bien plus destructives de la tragédie fondée sur la pression de l’ordre social, offert dans son ensemble. Il est évident que pour que cet ensemble se déploie en son entier, un temps assez long, des lieux assez variés sont indispensables. L’auteur a même souvent besoin de personnages secondaires. Le spectateur doit savoir ce qu’est l’état de la société en elle-même, indépendamment du héros ; car elle ne pèse point sur ce héros seul, mais sur tout ce qui l’entoure, sur tout ce qui coexiste avec lui. C’est lorsque l’auditoire s’est pénétré de cette impression, pour ainsi dire, abstraite, et de l’empire de l’ordre social sur tous, qu’il le voit, avec plus d’émotion, accabler de son poids le personnage auquel il est appelé à s’intéresser.

Pour mettre sa Jeanne d’Arc en rapport, puis en lutte avec l’ordre social de son temps, pour faire connaître cet ordre social dans une de ses parties essentielles, dans cette superstition, crédule à la fois et défiante, répandue dans toutes les classes, et tantôt prosternée devant le surnaturel, comme devant un don céleste, tantôt le frappant d’anathème, comme un art infernal, Schiller ne s’est pas contenté de la famille de son héroïne. Il lui a fallu des personnages étrangers à l’action, des enfants, des villageois, semés en divers lieux, ne paraissant que dans telle scène épisodique, pour représenter cette superstition, tour à tour adorant et proscrivant, dans ses variations rapides, la vierge de Vaucouleurs. Quand Goethe, dans son Goëtz de Berlichengen, a voulu nous pénétrer de l’ordre social d’un siècle où le pouvoir impérial pesait sur les grands, et les grands sur le peuple, et où cette double pression provoquait des résistances en sens opposés, qui introduisaient partout l’anarchie, il ne lui a pas suffi de Goëtz et de ses vassaux, des lieutenants de l’empereur et de ses sbires. Il a eu besoin de mille tableaux divers où le héros ne joue aucun rôle, des paysans révoltés, de Miltenberg en flammes, des Bohémiens même, parias de la société, se traînant à la suite des armées régulières, et des bandes rebelles, ennemies, mais esclaves, et jouets des unes comme des autres, espions empressés, guides trompeurs, fouillant dans les cendres après l’incendie, et glanant sur les pillards après le pillage. Circonscrire de pareils tableaux dans les unités, c’est réduire à la miniature une œuvre de Gérard, en dépit du grandiose et de la multiplicité des figures. Encore la comparaison n’est-elle pas exacte, car, dans la miniature, les proportions sont au moins conservées, et les détails peuvent être distincts, tandis que, dans la tragédie, il est impossible que l’accumulation des personnages et des épisodes n’entraîne pas une disproportion choquante et une fatigante confusion.

Mais si la tragédie doit renoncer aux unités de temps et de lieu, elle doit s’attacher d’autant plus à la couleur locale. La couleur locale est ce qui caractérise essentiellement l’état de société que les compositions dramatiques ont pour but de peindre. La couleur locale a un charme et un intérêt particuliers. Ce charme, autrefois, n’était pas senti. Les auteurs ne se doutaient pas de cet intérêt. Corneille n’en offre quelques traces que dans les Horaces, Nicomède et Cinna. Certes il n’y a pas de couleur locale dans son Œdipe, où Philoctète compare les maux de l’absence à ceux de la peste. Ce qui fait le mérite du Cid, c’est la nature dans ses émotions profondes et nobles, c’est le fils sacrifiant son amour à l’honneur de son père ; ce n’est nullement la couleur locale. Les rodomontades du héros castillan sont un genre faux, de pure convention, d’exaltation artificielle, dont la critique était d’avance dans Don Quichotte, et dont la parodie a été depuis dans Gaston et Bayard. Le génie de Racine avait deviné la nécessité de la couleur locale. Quelques passages de Phèdre, quelques morceaux de Britannicus, des scènes entières d’Athalie, l’indiquent. Mais il y avait Louis XIV et sa cour, et les allusions et les flatteries. Toute vérité disparaissait sous cette couche obligée et factice. Quant à Voltaire, d’heureux emprunts faits à Sophocle, dans son Œdipe, quelques mots républicains dans Brutus et Catilina, et la représentation assez fidèle du caractère de Cicéron, du reste assez facile à peindre, car c’est un caractère tout à fait moderne, donnent à ces trois pièces des teintes de l’époque et du pays. Dans toutes les autres, au milieu des richesses incontestables d’un talent immortel, il n’y a que la France et le dix-huitième siècle. Quant aux imitateurs de l’école voltairienne, il n’y a pas en eux vestige de couleur locale. Leurs héros, bien disciplinés, bien sentimentaux, ou bien machiavéliques, ou bien philosophes, se tuent, parce qu’ils le doivent, comme des Romains ou comme des Grecs, mais pensent et parlent comme des Français très bien élevés. La couleur locale est néanmoins la base de toute vérité ; sans elle, rien à l’avenir ne réussira.

Si je voulais sortir de mon sujet, j’appliquerais ce précepte à l’histoire ; je dirais que le défaut de couleur locale nous poursuit d’une impression pénible, quand nous lisons ce Hume si vanté, ce Robertson si laborieux, ce Gibbon si varié dans son érudition et si monotone dans ses antithèses. Ces historiens, et d’autres plus récents, n’ont, comme leur maître Voltaire, la couleur ni des temps ni des lieux qu’ils décrivent. Les évènements appartiennent aux âges écoulés ; les acteurs sont de notre âge. Grâce au ciel, MM. Guizot, de Barante et Thierry ont fondé une autre école.

Les réflexions que l’on vient de lire m’ont été en partie suggérées par une tragédie allemande, dont on va publier la traduction. L’auteur, M. Robert, est connu en Allemagne par d’autres productions littéraires qui lui assignent entre les écrivains de son pays un rang distingué. Je n’analyserai point cette tragédie ; je me bornerai à transcrire quelques phrases d’une lettre que l’auteur m’a adressée. « Les formes », m’écrit-il, « continuent à commander, lors même que le fond, la réalité, la conviction intime ont tout à fait changé, et que le changement est reconnu pour nécessaire et pour raisonnable. J’ai placé tous mes personnages sous le contresens de ces formes, c’est-à-dire des conventions, des préjugés et des convenances. Les héros seuls peuvent briser ce joug : je n’ai pas voulu peindre un héros, mais la puissance de la position dans l’ordre social. »

Le personnage principal de la tragédie de M. Robert est donc un homme opprimé par les préjugés et les institutions. L’auteur a eu l’idée fort heureuse de le présenter, en même temps, comme le défenseur consciencieux de ces institutions et de ces préjugés, moyen ingénieux de montrer combien ils sont inexorables. Au reste, l’expérience nous en avait déjà convaincus en France. Qui ne connaît l’exclamation naïve d’une femme de la cour, empressée de louer le dévouement d’un plébéien pour la cause nobiliaire, et lui reconnaissant d’autant plus de mérite qu’il était un homme de rien ?

Une chose pourtant rend la transplantation de cette pièce sur notre théâtre assez difficile. Le préjugé qui fait le nœud de la tragédie n’est pas seulement celui de l’inégalité des rangs, chimère à laquelle les débris d’une certaine caste parmi nous s’attachent encore par leur croyance et par leurs regrets : mais c’est un préjugé plus insolent et plus intolérable, qui n’existait déjà plus dans les dernières années de l’Ancien régime, préjugé, qui, permettant au noble l’offense envers un inférieur prétendu, lui interdirait la réparation. Je crois me souvenir qu’une grande dame a fait de cette réminiscence d’une époque qui a fui loin de nous, l’épisode d’un roman écrit d’ailleurs avec esprit et grâce. C’était généreux dans sa position, car rien ne pouvait irriter plus vivement une génération où l’égalité a pénétré dans toutes les âmes et circule dans toutes les veines. Mais cette idée, tolérée dans un ouvrage qu’on lit, et qui n’a pas à craindre l’explosion de la désapprobation publique, exciterait certainement sur la scène des orages fâcheux. Cette partie de mœurs allemandes nous est devenue aussi antipathique que le cordon de Constantinople ou le bambou de la Chine. Néanmoins la tragédie de M. Robert n’étant, dans la traduction française, destinée, je crois, qu’à la lecture, de grandes beautés de détail, des caractères bien tracés, l’oppression de la société, les douleurs de l’âme et de la dignité morale outragée, admirablement décrites, rachèteront sûrement, aux yeux du public, ce qui d’ailleurs lui semblerait une insulte et un scandale.

Le traducteur s’est permis deux changements, l’un se rapporte au titre, l’autre au dénouement.

Le titre que le traducteur a substitué à celui de la pièce originale ne rend qu’à moitié la pensée de l’auteur : mais cette imperfection trouve son excuse dans l’impossibilité d’exprimer en français cette pensée par un seul mot. Celui de Verhaeltnisse comprend tous les rapports qui existent entre les hommes. Intituler une pièce : De la force des rapports des hommes entre eux, eût été lui donner un titre tellement métaphysique, qu’il eût semblé une énigme. Le mot de convenances eût été trop faible, celui de conventions eût été trop obscur : celui de préjugés était le moins défectueux, et le traducteur est excusable de l’avoir choisi.

Je serai moins facile, quant au changement de la catastrophe. Un père, donnant à un fils, meurtrier de son frère, le poison qui doit le soustraire à l’échafaud, a paru au traducteur français trop horrible. Cependant ce sont les préjugés, les convenances de la société, telle qu’elle est faite, qui ont produit et le crime et le malheur. Le père, craignant de se mésallier, a laissé son fils languir inconnu dans un rang subalterne. Le frère, qui voit dans son frère un plébéien, un homme de peu, comme disaient si bien nos grands seigneurs de l’Ancien régime, ne croit pas pouvoir lui accorder l’égalité ou l’honneur d’un duel. De là la juste indignation, la vengeance et le meurtre. En modifiant la catastrophe, en conservant la vie à l’un, en rendant l’honneur à l’autre, le tout par grâce spéciale du prince, on brise l’impression. Le lecteur ne sait plus dans quel état de société, dans quelle sphère d’opinion on l’a voulu placer. Il eût, à mon avis, mieux valu laisser le dénouement dans sa sévérité primitive. On eût mieux jugé cet ordre social : on eût plus profondément plaint ses victimes.

Ces observations sont le complément de la théorie que j’ai établie, il y a vingt ans, dans la préface de Walstein[1]. J’annonçais dans cette préface l’abolition des règles qui gênaient alors nos poètes dramatiques, et préparaient la chute de la tragédie en France ; car il en est des arts comme des nations : quand on les condamne à rester stationnaires, la décadence est inévitable. L’immobilité en toutes choses est contre nature. Je m’exprimais toutefois avec discrétion et avec réserve, dans l’écrit que je me permets de rappeler.

J’ai toujours eu de la répugnance pour toutes les innovations violentes. Je pensais déjà qu’il fallait traiter le passé avec politesse, d’abord parce que dans le passé tout n’est pas mauvais, et secondement, parce que la politesse engage le passé à se retirer plus doucement. J’ai appliqué plus tard et j’applique encore ce principe à la politique ainsi qu’aux lettres : d’honnêtes amis des réformes brusques me l’ont souvent imputé à crime. Je ne saurais qu’y faire. Chacun s’exprime suivant sa nature et son éducation.

Malgré leur politesse, mes observations ont laissé des traces. Je puis l’affirmer sans trop de présomption, puisqu’on les cite, même aujourd’hui, pour me réfuter. Des écrivains, qui me surpassaient par le talent et par l’intérêt qu’ils mettaient à une cause que j’avais défendue, parce qu’elle était bonne, mais à laquelle je ne pouvais attacher une passion si vive, ont complété mes ébauches et développé mes aperçus. Une femme, la plus distinguée de toutes les femmes, faisant un usage merveilleux de ce qu’elle savait, et devinant non moins merveilleusement ce qu’elle ne savait pas, a porté en France, par son ouvrage sur l’Allemagne, des lumières inconnues et inattendues. La révolution théâtrale s’opère. On la conteste parce qu’elle est à son premier période, l’anarchie : mais cette anarchie est une transition nécessaire entre le passé qui s’enfuit et l’avenir qui arrive. Elle donne aux ennemis de cette révolution un avantage apparent. Ils nous montrent les essais bizarres et monstrueux qui se font chaque jour, et nous demandent s’il valait la peine de renverser les règles pour nous jeter dans un tel chaos. Qu’est-ce que cela prouve ? Ce qu’on fait est souvent mauvais. Cela doit être. La génération qu’un instinct très sûr range sous le nouvel étendard, se divise en deux portions inégales. L’une se compose de ceux dont les règles entraveraient le génie, parce qu’ils en ont ; c’est le petit nombre : ce petit nombre s’égare parfois dans sa liberté. L’autre portion comprend ceux qui s’en prennent aux règles de ce que le génie leur manque : c’est nécessairement la majorité. Esclave ou affranchie, elle ne fera rien de bon. Mais donnez la liberté, le génie mûrira. J’en vois l’aurore dans Clara Gazal, dans les Barricades, dans la Jacquerie, dans les États de Blois. La révolution littéraire est donc décidée : elle s’accomplit. Ceux mêmes qui la combattent s’y plient. Ils éludent les règles qu’ils défendent ; ils les torturent pour leur échapper.

Benjamin Constant.

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[1] J’ai refondu cette préface et développé cette théorie dans les Mélanges de littérature et de politique que j’ai publiés cette année.

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