Un nouveau mode d’empiétement de l’État sur les droits de l’individu. Les discussion de l’Académie de médecine sur la thérapeutique officielle et la médecine d’État

Paul Leroy-Beaulieu, « Un nouveau mode d’empiétement de l’État sur les droits de l’individu. Les discussion de l’Académie de médecine sur la thérapeutique officielle et la médecine d’État », L’Économiste Français, 23 avril 1881


UN NOUVEAU MODE D’EMPIÉTEMENT DE L’ÉTAT SUR LES DROITS DE L’INDIVIDU

LES DISCUSSIONS DE L’ACADÉMIE DE MÉDECINE SUR LA THÉRAPEUTIQUE OFFICIELLE ET LA MÉDECINE D’ÉTAT

Il n’y a pas à s’y tromper, l’individu dans notre société démocratique est singulièrement menacé. De toutes parts, sous prétexte de progrès, on cherche à le garrotter. Nous avons eu ici bien des fois à nous élever contre ces tendances si pernicieuses de notre démocratie irréfléchie. Limiter l’individu, le réduire, le soumettre, l’asservir, tel est le plan que consciemment ou inconsciemment l’on poursuit par tous les moyens. Il n’est pas de procédé auquel on ne recoure pour arriver à ce beau résultat. Il semble que l’on prenne pour modèle soit le classique Lycurgue, soit les romantiques Incas. Le malheureux sujet, nous ne voulons pas dire citoyen, de la République de l’avenir sera accablé de devoirs sociaux auxquels il ne pourra se soustraire. Chaque année, chaque saison, presque chaque mois ou chaque jour aura pour tout habitant sa tâche obligatoire. Nos législateurs ou nos aspirants législateurs sont affamés de l’obligation, ils la mettent partout. Rien ne sera plus laissé au choix individuel, au libre jugement, à l’appréciation personnelle, à la fantaisie enfin qui a bien son prix. Tout sera réglé pour tous les âges de la vie et pour toutes les circonstances. L’individu n’aura qu’à consulter son livret, et il devra le faire chaque matin pour ne pas encourir toute une série de désagréments : des réprimandes, des amendes, des arrêts, de la prison, que sais-je ! Il y a eu jadis les serfs de la glèbe, il y aura désormais les serfs du livret. L’État aura enlevé aux citoyens la peine et en même temps la faculté de penser, de prévoir, de se conduire eux-mêmes. Ils devront à chaque instant se présenter devant les gendarmes ou les inspecteurs, subir des examens, répondre à des questions administratives, donner des signatures sur des registres. Ils n’auront pas un moment de répit. Je ne sais qui a écrit que l’homme est un animal social. Veut-on réaliser à la lettre cette définition et faire de l’homme un animal ? Quel singulier idéal ont nos démocrates !

Ces réflexions qui, ni pour nous, ni pour nos lecteurs, ne sont nouvelles, ont assailli notre esprit à la lecture d’une discussion récente de l’Académie de médecine. Il s’agissait en principe de la vaccination obligatoire ; mais en chemin, comme toujours, le débat a dévié et on nous a menacés de toutes sortes d’autres précautions également obligatoires. Cette discussion de l’Académie de médecine nous a fait songer à une très spirituelle satire du célèbre écrivain Swift. C’est un des quatre fragments dont se compose son roman de Gulliver ; nous voulons parler de la description de l’île aérienne où toutes sortes de savants patentés et officiels se livrent à des expériences sans nombre et infligent au public le fléau de leurs prétendues découvertes. Rien n’est plus comique que ce tableau de fonctionnaires scientifiques à la recherche de toutes les inventions utiles. Dieu nous garde de dire que notre Académie de médecine ressemble exactement à la société de la chimérique île volante qu’a imaginée l’ironique et féconde fantaisie de Swift ! Mais il y a de frappantes analogies. Ce n’est pas certes que dans notre Académie de médecine il n’ait surgi quelques hommes de bon sens et de sain jugement pour protester contre les projets que l’on soumettait à ce corps savant : M. Jules Guérin, le docteur Hardy et plusieurs autres ont fait entendre le langage de la raison et de la liberté au milieu de ces affamés de prescriptions obligatoires. Comme toujours, cependant. il semble que les hommes raisonnables forment le petit nombre ; l’Académie de médecine ne parait pas jusqu’ici faire exception à cette règle.

Nous avions déjà le service militaire obligatoire qui, pendant vingt ans de sa vie, assujettit le citoyen français à des exercices périodiques, et qui limite ainsi sa liberté d’aller et de venir, de s’établir à l’étranger. Ce service militaire obligatoire, le patriotisme le fait accepter sans trop de murmures, quoique, par une singulière contradiction, on refuse de s’en servir dès qu’il pourrait rendre des services, comme dans l’affaire encore pendante de la Tunisie. Une occasion se présente où, pour terminer par un coup rapide une campagne qui, en se prolongeant, peut devenir périlleuse ; il conviendrait de mobiliser un corps d’armée, c’est-à-dire de rappeler les hommes en congé, la seconde partie du contingent, si ce n’est aussi les réservistes ; le gouvernement hésite et ne le fait pas ; il préfère laisser grossir le danger national. Ainsi, jusqu’à présent, le service militaire obligatoire se fait sentir au pays par toute une série de pesantes servitudes en temps de paix, sans apporter à la nation aucun accroissement de forces en temps de guerre, au moins de guerre restreinte et limitée.

Au service militaire obligatoire on a joint l’instruction obligatoire. Soit ; l’on pouvait invoquer à l’appui de cette thèse des arguments sérieux, quoique, à notre avis, l’obligation en pareille matière comporte beaucoup d’illusions. Passe encore, si l’on s’était contenté d’étendre un peu l’article du Code civil qui impose aux parents l’obligation d’élever leurs enfants, et d’y ajouter que cette obligation s’appliquait à l’instruction rudimentaire ; si surtout on posait en principe constitutionnel que l’enseignement sera libre et qu’on pourra faire instruire ses enfants par qui l’on voudra.

Au service militaire obligatoire, à l’instruction obligatoire, des membres importants de la Chambre proposent de joindre le vote obligatoire. Il faudra que chaque citoyen se rende à tous les scrutins qu’il plaira à nos législateurs d’instituer. Il faudra, bon gré mal gré, aller voter pour les députés, pour les sénateurs, pour les conseillers généraux, pour les conseillers d’arrondissement, pour les conseillers municipaux, pour les juges aux tribunaux de commerce, pour les membres des Chambres de commerce, pour les prud’hommes. Si la manie élective gagne encore du terrain, si — ce que nous ne souhaitons pas, mais ce qui n’est pas invraisemblable — on fait élire les juges des tribunaux civils et certaines catégories de fonctionnaires administratifs, le citoyen (ce dix-millionnième du peuple-roi) devra, sous peine de réprimande, d’amende ou de prison, se remettre en campagne et aller encore déposer ses bulletins dans l’urne pour toutes ces nouvelles catégories de mandarins. Supposez que les dogmes démocratiques triomphent et que les fonctions électives deviennent annuelles, quel travail ! Qui dit encore qu’un jour, pour que le vote obligatoire de l’électeur soit aussi un vole éclairé, on ne l’obligera pas légalement à se rendre aux réunions électorales et à entendre discuter les adversaires ?

Ce n’est pas tout encore : il va falloir compter avec les partisans du jury civil, qui veulent que toutes les causes soient soustraites aux magistrats de profession et soient portées devant le peuple, seul arbitre équitable, représenté par des jurés. En vérité, nous contemplons avec effroi la redoutable tâche que la démocratie va imposer aux citoyens de l’avenir. Nous ne pouvons regarder des enfants prendre leurs ébats dans une promenade publique, sans songer mélancoliquement à tous les devoirs sociaux obligatoires qui les attendent. Qui donc a écrit que la corvée avait été abolie en 1789 ? L’histoire en aurait-elle menti, et pour une corvée de supprimée, en aurait-on fait naître cent autres !

Après toutes ces obligations positives il y a, si nous pouvons parler ainsi, les obligations négatives. Tu ne pourras pas exercer tel métier sans brevet, sans diplôme ; tu ne pourras pas être expéditionnaire sans être bachelier ; tu ne pourras pas travailler onze heures ou douze heures, si tes forces le permettent et si tes charges de famille l’exigent. On nous dira que nous exagérons et que cet excellent M. Nadaud n’a pas gagné sa cause, puisque sa loi sur les heures de travail a été modifiée. Mais, croyez-vous que cet honorable et consciencieux M. Nadaud ne soit pas aux aguets pour représenter sa loi si ce n’est cette année, du moins devant la Chambre prochaine ? Le nom de M. Nadaud nous fait penser que nous avons oublié l’épargne obligatoire, cette autre panacée sociale qui hante l’esprit de nos législateurs en attendant qu’elle soit inscrite sur le livret que devra avoir chaque citoyen.

La civilisation moderne, dit-on, a dépeuplé l’Olympe, elle a fait le vide dans le ciel ; les dieux s’en vont, il n’y a plus de dieux. Oui, mais il y a une colossale idole qui grandit, c’est l’État ; il y a un culte qui se développe, aux cérémonies multiples, envahissantes, absorbantes, c’est l’obligation sociale et légale.

Nous avons presque perdu de vue cette chère Académie de médecine, revenons-y. Aussi bien, ses discussions et ses sentences ont de l’importance. Personne n’ignore qu’il s’opère toute une révolution parlementaire depuis quelques années, révolution inquiétante et pleine d’inconnu : nous voulons parler de l’envahissement du Parlement par les médecins. Les avocats sont détrônés ; les électeurs ne les trouvent plus assez pratiques et assez populaires ; ce sont les médecins qui jouissent de toutes les faveurs électorales. Les pharmaciens, il est vrai, et même les vétérinaires commencent à leur faire une rude concurrence. Quoi qu’il en soit, les parlements de l’avenir seront composés surtout de ces trois respectables catégories, se rattachant toutes les trois à l’hygiène du corps humain ou du corps animal : les médecins, les pharmaciens et les vétérinaires. Saluons le soleil levant. Dès maintenant il y a des conseils généraux dont les membres appartiennent en majorité à ces trois professions sanitaires ; demain, la Chambre des députés sera dans le même cas, et après demain le Sénat. L’aspirant politicien se faisait recevoir jadis licencié en droit ; celui qui ferait ainsi aujourd’hui serait un arriéré ; c’est docteur en médecine ou officier de santé qu’il doit devenir pour que son nom ait quelque chance de sortir de l’urne électorale.

Dans cette situation toute particulière à la France, on conçoit combien les discussions de l’Académie de médecine ont de gravité politique. On a discuté dans cette importante compagnie la question de la vaccination obligatoire. Au premier abord, tout allait bien, et les avis n’étaient pas trop divers. Les conclusions du rapport de M. Blot (c’est le dévoué philanthrope qui veut nous imposer toutes sortes de précautions personnelles obligatoires) avaient été acceptées sans autre protestation que quelques paroles timides de M. Depal. La vaccine obligatoire, c’est si aisé ! Dans beaucoup de pays on réclame cette institution, dans quelques autres même, croyons-nous, on la pratique. Quoi de plus simple ? On visite les enfants en bas âge et l’on s’assure s’ils sont ou non vaccinés. Rien de mieux. Mais voici que surgit un enfant terrible ou un homme avisé et malicieux, qui fait remarquer que l’efficacité de la vaccine est temporaire, et que ce qu’il faut rendre obligatoire, ce n’est pas seulement la vaccination, c’est la revaccination. Ces deux premières lettres, qui allongent le mot, forment un cas singulièrement embarrassant. Ô Swift ! il faudrait ton intarissable humour pour décrire toutes les conséquences du principe qui a la faveur de l’Académie de médecine. Combien dure l’efficacité de la vaccine ? Les uns disent dix ans, d’autres cinq, d’autres quatre, d’autres moins. Voilà donc tous les citoyens obligés de subir des examens sexennaux, quinquennaux, quadriennaux ! Il y aura des inspecteurs de quartier qui visiteront les maisons et examineront les hommes, les femmes et les enfants. Ou bien encore tous les citoyens seront tenus de se présenter à la mairie à des époques fixes et d’y faire viser leur livret sanitaire. Chaque homme, chaque femme, chaque enfant aura son livret, sa carte.

Croyez-vous que ce soit tout ? Non, c’est un premier pas. Il y aura des mesures spéciales à prendre contre les individus atteints ou menacés de la variole, de la rougeole, de la scarlatine, de la gale, de toutes les maladies réputées contagieuses. Dans tous ces cas-là on trouvera quelques remèdes obligatoires auxquels les hommes sains ne pourront se soustraire, par mesure de précaution. Il y a une autre catégorie de malades qu’il faut bien nommer, ce sont les syphilitiques. Quel sort les attend, grand Dieu ! Le docteur Hardy, un des hommes les plus judicieux de l’Académie de médecine, en a parlé ; il faudra aviser sérieusement à préserver la société des dangers que ces malades lui tout courir. Il paraît que quelques personnes veulent instituer pour eux des hôpitaux-prisons. Nous avons déjà des établissements officiels que l’on appelle des dispensaires : ce progrès consistera à obliger tous les citoyens à s’y rendre à tour de rôle, périodiquement. Nous demandons pardon à nos chastes lecteurs d’entrer dans ces détails, mais nous suivons simplement la discussion de l’Académie de médecine. Le docteur Hardy a posé la question très nettement : que fera-t-on pour le mariage ? c’est un cas grave ; y aura-t-il, avant la déclaration du maire, un examen sanitaire des futurs conjoints devant un médecin administratif ? Et les célibataires, leur imposera-t-on la continence ? Tous ces cas ont été traités devant la savante Académie. Je suis saisi, je l’avoue, d’un doute affreux. Si par hasard les médecins se trompaient ! Si la vaccination était inutile, si même elle était nuisible ! Heureusement nous sommes dans « le siècle des lumières » ; mais si notre mauvaise étoile avait voulu que nous vissions le jour du temps de M. Purgon, et si le gouvernement d’alors nous eût infligé, par philanthropie, l’obligation de nous soumettre à toutes les mesures jugées utiles par ce respectable personnage ? Si au lieu de naître au XIXe siècle c’était au XVIIIe que notre malheureux sort nous eût placés, et qu’un gouvernement philanthropique eût donné à une Académie de médecine composée de docteurs Sangrado le droit de saigner tous les citoyens régulièrement et de les mettre au régime de l’eau chaude ? Tout cela, c’est le passé, nous le savons ; et le présent, c’est la science. En est-on bien sûr ? Si l’on eût donné aux médecins le droit de régler obligatoirement le régime alimentaire, il y a vingt ans, ils ne nous auraient permis de manger que des viandes à moitié crues ; aujourd’hui, sous le prétexte que les viandes saignantes sont encombrées de parasites, ils ne nous autoriseraient qu’à manger des viandes desséchées. Si profondément respectueux que nous soyons pour la science, les variations des savants nous inquiètent.

Oui, nous consentirions à nous faire les esclaves de la science, à lui livrer notre corps, notre esprit, notre âme : vis-à-vis d’elle, nous accepterions toutes les obligations, toutes les servitudes. Mais la science, qu’est-ce, où est-elle, quand la voit-on, quand parle-t-elle ? La science, elle n’est pas de ce monde ; c’est une divinité qui plane au-dessus de cette terre, une divinité lointaine et voilée. La science ne vit pas ici-bas ; ce qui vit ici-bas, ce sont les savants. Les savants, ce n’est pas la science. Nous n’admettons pas l’infaillibilité des savants, le despotisme des savants. Les prétentions des savants à imposer leurs opinions par la force et par la loi, ces prétentions sont intolérables ; nous nous révoltons contre elles ; nous ne voulons pas de ce joug écrasant. Comme l’a très bien dit le docteur Hardy, il faut repousser la thérapeutique officielle et la médecine d’État. Que l’administration prenne des précautions contre les choses, soit : elle est dans son rôle, pourvu qu’elle y montre une certaine retenue et de la circonspection. Qu’elle réglemente les établissements insalubres, les logements insalubres, qu’elle punisse la sophistication des denrées, qu’elle interdise la vente des articles manifestement nuisibles, nous l’admettons. Mais les personnes ne sont pas des choses. La personne humaine a droit au respect et à la liberté ; qu’on agisse sur l’homme par voie de persuasion, de propagande ; qu’on se fie au temps et à la raison. C’est un outrage à la raison humaine que de prétendre que l’obligation, c’est-à-dire la force, soit le seul moyen de répandre les bonnes habitudes et les bonnes mœurs. De grâce, songez un peu que la société est faite pour l’individu, non pas l’individu pour la société, n’aspirez pas follement à je ne sais quel chimérique idéal de perfection sociale, et n’allez pas, dans votre aveugle fureur de progrès rapide, supprimer la condition essentielle de tout progrès humain ; cette condition, c’est la libre initiative, la spontanéité, l’indépendance de l’individu.

Paul Leroy-Beaulieu

A propos de l'auteur

Journaliste, économiste et homme politique, Paul Leroy-Beaulieu est l’une des grandes figures du libéralisme français de la seconde moitié du XIXe siècle. Fondateur de l’Économiste français en 1873, il succède en 1880 à son beau-père, Michel Chevalier, à la chaire d’économie politique du Collège de France. Connu pour ses positions sur la colonisation, il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’État moderne et ses fonctions (1889).

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