À Messieurs les électeurs de l’arrondissement de Mamers (15 juillet 1846).

À MESSIEURS LES ÉLECTEURS

DE L’ARRONDISSEMENT DE MAMERS

(6e Collège de la Sarthe)

 

Messieurs et chers concitoyens,

La chambre est dissoute : jai cessé d’être votre député. Vous êtes appelés à élire un représentant ; vos suffrages, si j’en étais honoré, auraient pour moi d’autant plus de prix, qu’en me conférant de nouveau une haute marque de confiance, ils contiendraient une précieuse approbation de ma conduite dans le passé.

Je n’ai point à vous faire la profession de mes principes politiques ; j’ose dire que vous les connaissez. Mais je vous dois compte de mes actes comme tout mandataire à la fin de son mandat.

J’appartiens, vous le savez, à cette opposition constitutionnelle qui, franchement dévouée à nos institutions, s’est imposé dans le parlement une double mission : la première, de les défendre contre les partis si elles étaient attaquées ; la seconde, de poursuivre leur exécution loyale et complète de la part du gouvernement et de ses agents. Messieurs, ce n’est pas la violence des factions qui, aujourd’hui, met en péril la constitution ; le péril pour le gouvernement vient de lui-même : il compromet nos institutions en les faussant. Quand il se dit conservateur, c’est lui qui est révolutionnaire ; et le ministère, qui, depuis six années, tient en main le pouvoir, en est arrivé à ce point par ses faiblesses, par ses fraudes, et par toutes ses corruptions, qu’il a jeté le dégoût dans toutes les âmes honnêtes, et troublé la conviction des plus fervents amis du gouvernement représentatif. Humble et pusillanime vis-à-vis de l’étranger, il a bien fallu qu’il fût corrupteur au dedans, et qu’il ressaisit une à une, par la séduction des intérêts privés, les voix qu’il perdait en froissant les intérêts généraux du pays. Tandis que sur tous les points du globe, aux États-Unis, au Maroc, en Syrie, à Tahiti, il acceptait vis-à-vis d’un autre gouvernement une situation subalterne, il fallait bien qu’en France il comprimât le sentiment public blessé de tant d’abaissement ; et pour offenser impunément la dignité du pays, il a dû incessamment travailler à le corrompre. Il a dû aussi, pour enchaîner le pays à sa politique, l’énerver et l’engourdir : de là l’accroissement systématique et continu des impôts dont le fardeau pèse d’un poids si lourd sur les contribuables ; de là les embarras financiers qui, en grevant l’avenir, interdisent dans le présent, au gouvernement lui-même, toute liberté d’action ; de là les périls et les inquiétudes nées au milieu d’une paix féconde qui devait n’avoir que des bienfaits. 

Je n’oserais point reparaître devant vous, Messieurs, si je m’étais associé à aucun des actes de cette politique funeste ! Dieu merci ! je me présente avec la conscience d’avoir fait tout ce qui dépendait de moi pour les prévenir et pour les combattre.

Comme l’influence mauvaise du pouvoir tend à s’exercer d’abord sur les électeurs, j’ai toujours pensé et je n’ai omis aucune occasion d’exprimer l’avis qu’une réforme était nécessaire pour placer le corps électoral dans des conditions de véritable indépendance. La première de ces conditions serait qu’il fût plus nombreux et moins fractionné. Comme la même influence qui agit sur les électeurs s’exerce aussi sur les députés, je me suis associé par mes votes, et quelquefois par ma parole, à toutes les propositions dont l’objet était, en éloignant de la chambre le trop grand nombre de fonctionnaires qui altère son indépendance, de n’y laisser que des représentants libres et désintéressés. J’ai moi-même proposé, et la chambre a pris en considération, un projet de loi qui avait pour but, en frappant de peines sévères la corruption électorale, de garantir la liberté et l’honnêteté dans les élections parlementaires. En toute occasion, je me suis efforcé de montrer ce qu’aurait de menteur et de fallacieux une politique qui consisterait à gouverner le pays au moyen d’un corps électoral suborné et d’un parlement servile. Là est le danger, Messieurs ; là il faut appliquer le remède. Désormais il n’y a plus de possible qu’une seule politique, c’est celle qui naîtrait de l’application loyale de nos institutions. La politique de ruses et d’expédients est usée ; quoi qu’on en dise, l’honnêteté, l’impartialité, la justice, seront toujours les meilleurs et les plus habiles procédés de gouvernement.

Je vous ai dit, Messieurs, que j’avais combattu sans relâche un ministère que je crois funeste à mon pays. Mon opposition n’a cependant jamais été systématique. J’ai accepté toute mesure qui m’a paru utile, sans m’enquérir d’où elle venait. Quelquefois même j’ai prêté au pouvoir mon zélé concours. C’est ainsi que je l’ai toujours aidé de mes plus sincères efforts pour la solution des questions qui intéressent nos possessions dans le nord de l’Afrique.

Telle a été ma conduite, Messieurs, durant la dernière législature. En agissant ainsi, je crois avoir répondu à vos intentions ; et j’ai la certitude d’avoir agi suivant ma conscience. Ce que j’ai fait, je le ferais encore si vous m’honoriez de nouveau de vos suffrages. Je me montre et me suis toujours montré à vous tel que je suis, sans déguisement et sans calcul ; il me serait impossible de procéder autrement. Pour le député comme pour l’électeur, il n’y a de dignité que dans l’indépendance. Peut-être ceux de mes concitoyens qui ne peuvent me donner leur voix ne me refuseront pas quelque estime.

Messieurs, nous vivons dans un temps d’égoïsme et d’indifférence publique qui voit naître bien des dégoûts et bien des découragements. Pour moi, je vous le déclare, ce sentiment ne m’atteint point. J’ai toujours foi dans nos institutions et dans le principe fécond dont elles sont émanées. La liberté constitutionnelle a ses épreuves. Et si de mauvais jours l’attendent encore, son prochain triomphe n’en est pas moins assuré. Sa sainte cause ne serait compromise que si, dans sa défense, nous pouvions manquer de fermeté et de persévérance. La liberté, pour s’enraciner dans un pays et porter tous ses fruits, demande l’appui des mœurs publiques. Il lui faut des dévouements opiniâtres, des courages patients, des désintéressements inébranlables. Ce secours ne lui fera pas défaut en France. Nous serions bien peu dignes de l’héritage de nos pères, si nous ne savions pas en jouir, et si nous étions incapables de conserver ce qui leur coûta tant à conquérir.

Messieurs, uni par les liens les plus étroits à l’arrondissement de Mamers, je n’ai pas besoin, sans doute, de dire ici que je n’accepterais ailleurs aucune autre candidature. Quelque flatteuses qu’aient été pour moi les ouvertures qui m’ont été faites au nom d’un autre arrondissement, j’ai répondu et répondrai toujours que, aussi longtemps que les électeurs du sixième collège de la Sarthe me continueront leur confiance, je ne rechercherai ni n’accepterai d’autre mandat que le leur. Leur bienveillance m’a spontanément adopté. Quelque zèle que je mette à représenter leurs principes et à défendre leurs intérêts qui me sont si chers, je n’acquitterai jamais qu’une faible partie de tout ce que je leur ai voué de reconnaissance. 

Je suis, avec les sentiments de la plus haute considération et de la plus vive gratitude, Messieurs et chers concitoyens, votre très humble et très obéissant serviteur,

GUSTAVE DE BEAUMONT.

15 juillet 1846

A propos de l'auteur

Gustave de Beaumont est resté célèbre par sa proximité avec Alexis de Tocqueville, avec qui il voyagea aux États-Unis. Son œuvre, sur l'Irlande, les Noirs-Américains, ainsi que ses nombreux travaux académiques et politiques, le placent comme un auteur libéral sincère et généreux.

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