L’AMI DES HOMMES
OU TRAITÉ
DE LA POPULATION
PREMIÈRE PARTIE
À AVIGNON
1756
AVERTISSEMENT
J’entreprends de traiter ici le plus utile et le plus intéressant de tous les objets d’ici-bas pour l’humanité. La Population. Presqu’autant de gens pensent en connaître les principes moraux, qu’il y en a qui en emploient les ressorts physiques ; et cependant j’annonce que mes principes, que je crois vrais, sont ainsi que mes conséquences, diamétralement opposés à presque toutes les idées, que j’ai trouvées dans le monde sur ce Chapitre.
Toutes les fois que dans les conversations j’ai hasardé d’avancer quelques-unes de mes idées à cet égard, j’ai vu d’abord qu’elles étaient regardées comme le plus étrange paradoxe. Quand ensuite mes auditeurs, ou ma propre vivacité m’ont donné le temps d’établir mes principes, et d’en motiver les conséquences, j’ai vu très promptement l’effet de la démonstration dans ceux qui m’écoutaient ; mais ce n’est point ainsi que les idées générales peuvent être déracinées : je le sais, et en conséquence n’ayant jamais consacré mon loisir qu’à l’utilité, je crois pouvoir mettre au nombre des ouvrages qui sont sortis de ma plume inconnue, et qui m’ont donné le secret plaisir de les voir quelquefois réussir, un Traité sur cette matière, où mes idées soient en quelque sorte développées. C’est ici qu’on pourra me juger. Qui m’aura lu jusqu’au bout, me lira peut-être ensuite par parcelles ; qui ne me lira point, me met au nombre de tant de bons Écrivains, que je l’en remercie d’avance.
La Population est-elle utile ou non ? Il semble au premier coup d’œil que cette question soit l’équivalent de celle-ci : Le soleil éclaire-il ou non ? Mais on verra que j’arriverai d’inductions en inductions jusqu’à une morale si austère, que je révolterai bien des gens. Je vais créer une infinité d’hommes ; que d’embarras pour les gouverner ! Je vais les rendre laborieux et riches ; combien de gens m’ont dit sagement qu’il ne fallait pas que le peuple connût une aisance qui le rendait insolent ! Je vais diminuer le nombre des chevaux et des équipages, et mettre leur augmentation au niveau de l’incendie et du parricide ; je vais prouver enfin, oui, démontrer que le luxe est, proportion gardée, l’abîme d’un grand État plutôt encore que d’un petit. En supposant donc que mes principes soient avoués, qu’ils se trouvent exactement liés les uns aux autres, et que les conséquences en sortent naturellement, combien de gens en qui la corruption du cœur n’a pas offusqué les lumières de l’esprit, voudraient peut-être revenir en arrière, et soutenir, attendu qu’ils tiennent dans l’État actuel le haut bout, que l’homme est plus heureux étant au large, comme on est aujourd’hui, que s’il se trouvait serré par ma nouvelle peuplade ! Mes très chers et très doux Épicuriens, vous êtes plus dangereux en France, que partout ailleurs, où la mollesse abrutit ; ici elle rend l’esprit faux et délicat, et c’en est assez pour être prophète parmi nous.
C’est à vous donc que je parle ; et je dis qu’il est bon d’être plusieurs ensemble. 1. de peur d’être mangés des loups : 2. afin que les bons cuisiniers soient moins rares. 3. Que de belles voix, et de jolies filles naîtront parmi cette colonie que j’annonce ! Voilà tout ce qu’il vous faut, je vous le promets, soyez tranquilles, et nous laissez spéculer, nous qui ne valons pas la peine de nous aimer nous-mêmes, mais qui aimons nos frères et leurs neveux, qui aimons l’homme comme le plus utile, le plus aimable et le plus reconnaissant des animaux, et le plus propre à tout genre de plaisirs, de travail, d’embellissement, et d’utilité.
La voix de l’humanité qui réclame ses droits, demandait un plus digne organe, je l’ai senti ; mais mes idées ne sont point celles d’un autre : la vérité est infinie. Je ne pense pas avoir ouvert la carrière ; je me flatte encore moins de la fermer. Le dirai-je ? l’incognito que je garde, me facilite une forte de relâchement. C’est avouer que la charité est moins active que l’amour-propre. Oh ! mes semblables, sondez sur cet article votre propre cœur, avant de me jeter la pierre.
Je me suis prescrit de tout temps de ne rien donner au public qui put n’avoir trait qu’à moi, c’est-à-dire, à la forte de considération, qu’il est naturel qu’un Auteur espère retirer de son travail. En cela j’ai plus consulté la prudence et ma paresse, que la modération. Habitué à écrire très incorrectement, les soins nécessaires pour retravailler un style quelquefois original, mais toujours louche et défectueux, seraient une fatigue pour moi, qui suis surtout ennemi de la peine. Ce vice de l’esprit, qui porte sur toutes ses opérations, doit naturellement se faire sentir plus désavantageusement encore, que partout ailleurs, dans un ouvrage de longue haleine, et qui roule sur des questions de raisonnement autant que sur des points de fait. Le style de ce Traité fourmille de ce genre de défectuosités, je le sens autant que mes Lecteurs ; mais mes affaires et mes amis ont besoin de moi, et le peu de temps qu’on me laisse, est mieux employé à composer, qu’à m’appesantir sur des révisions de style. Parmi tous les défauts de celui-ci, on trouve des traits et des vérités. Celles-ci qui font le fonds de cet Ouvrage, sont d’une importance trop absolue pour l’humanité, pour que mon amour-propre se soit cru autorisé à les ensevelir dans l’oubli.
Ce n’est pas que je regarde le plan entier que je semble présenter, comme un système absolument praticable dans toutes ses parties ; je suis peut-être le moins imaginaire de tous les hommes dans le fait. Je pense que tous les principes établis dans cet Ouvrage sont vrais, et je serais fort aise d’avoir à les défendre ; mais il est surtout des points principaux, dont la nécessité est urgente et absolue.
Je n’offre pas ici une lecture d’amusement. Indépendamment du sérieux du sujet, il demeure dans la façon dont il est traité, un air de désordre que je n’ai pas eu la force de corriger. Outre ce que mon naturel y a apporté de ce genre d’imperfection, il est dû encore aux variations survenues dans la contexture du plan. J’entrepris d’abord dans la forme d’un Commentaire libre sur un Ouvrage excellent, que je possédais alors en manuscrit, et que je voulais donner au Public. Cet Ouvrage parut, avant que j’eusse entrepris la troisième Partie, cela me détermina à changer la forme de mon Ouvrage, et à rassembler sous des titres à moi des morceaux épars et négligés que j’avais laissé couler de ma plume. La première Partie se sent surtout beaucoup de cette réfaction, et je crains que la forte de désordre, qui y règne, ne rebute mes Lecteurs. C’est pour eux plutôt que pour moi que je les prie d’aller jusqu’au bout, et d’attendre du moins à la troisième Partie à me juger définitivement.
L’AMI DES HQMMES,
OU TRAITÉ
DE LA POPULATION
CHAPITRE I
Société, Richesses.
Ceci n’est qu’une introduction, où j’établirai quelques principes fondamentaux très abrégés, attendu qu’ils sont presque tous rebattus, mais indispensables avant d’entrer sérieusement en matière.
Si l’homme pouvait voler, je dirais qu’il est la plénitude du règne animal. Le plus vivace des animaux, il est encore le plus courageux, le plus fort, le plus adroit, le plus abstinent, et celui de tous, qui fait le plus aisément pâture de tout.
On divise communément le règne animal, pour parler le langage des Physiciens, en deux genres principaux ; animaux sauvages, et animaux domestiques. Cette division est défectueuse, en ce qu’il est peu d’animaux domestiques, qui ne puissent devenir sauvages ; mais en les considérant d’un autre sens, on les peut diviser en deux classes ; animaux solitaires, animaux sociables. L’homme est assurément de ces derniers. Il n’y a pas de vérité mieux démontrée que celle qui l’est par les faits. Partout où l’on a vu deux hommes seulement, on les a assurément trouvés ensemble en même gîte ou repaire.
L’instinct de l’animal solitaire lui montre son avantage à être seul. L’instinct de l’animal sociable le porte à faire nombre avec ses semblables. Jusque-là l’homme n’est qu’animal ; mais tout animal est avide, et c’est en cela que l’instinct de l’homme commence à se distinguer, et à s’étendre jusqu’à l’intellect. L’animal est avide du présent, et du présent momentané ; l’homme est avide du présent et sens bornes : il l’est du passé, dans lequel il se cherche des titres de possession, des aveux, des annales ; il l’est encore du futur qu’il ambitionne au-delà de son existence. Il est avide de tout ; et tandis que la nature d’une part le force à se réunir à son semblable, l’intellect lui fait d’autre part sentir qu’il s’appuie sur son rival, sur l’ennemi naturel de toutes ses prétentions.
Ce n’est pas ici le lieu de considérer cet intellect comme un présent de la Divinité, destiné primitivement à des fonctions toutes nobles, et dignes de son origine. La trace de cette institution première se montre à la réflexion plus encore qu’à la foi. L’homme le plus barbare, démêlé par des yeux perçants, laisse voir au spectateur le germe de vertus, qui ne tiennent rien de la nature animale. La générosité, la constance, le respect pour les vieillards, l’amour filial, et tant d’autres, sont des plantes étrangères sur un soi passager nécessité à un entretien journalier, et qui marche à chaque instant vers la destruction ; mais c’est l’homme brute que nous considérons uniquement en cet instant.
Il ne serait donc pas étonnant que le meurtre se fût trouvé entre les deux premiers hommes égaux en âge et en dignité ; en effet, les plus anciennes annales de l’humanité nous l’annoncent comme le premier des crimes contre la société.
Il résulte de ces deux principes contraires, et tous les deux dans la nature, desquels l’un rapproche l’homme de son semblable, l’autre le lui fait regarder comme ennemi, que les lois concernant le partage des biens, ont dû être les premières de toutes et les plus indispensables.
On en trouve en effet la trace dans toutes sociétés présentes et passées, même les plus informes. Dans les sociétés errantes, comme les hardes de Tartares, les camps d’Indiens, etc. qui transmigrent avec leurs familles et leurs bestiaux ; le Chef qui les conduit règle les limites de chacun autour du camp. Les Conquérants partagèrent le territoire de leur conquête, les Fondateurs celui de leur ville. En un mot, le partage des biens est la première loi de la société, et le tronc, pour ainsi dire, de toutes les autres lois : qu’on ne m’oppose pas l’exemple des Sauvages qui vivent en commun de la chasse et de la pêche. Ces peuples doivent être regardés comme une seule et même famille qui jouit d’un territoire immense, et qui en dispute les limites par des guerres cruelles avec des familles voisines. On pourrait même assurer que les Sauvages les plus brutes ont des propriétés reconnues entre eux, les arcs, des flèches, des cabanes, etc. La petitesse de ces sortes d’objets proportionnés au peu de besoins de ces peuples, les a dérobés aux yeux de ceux qui en ont parlé autrement.
La propriété une fois établie a les abus, comme tout ici bas, et l’inégalité des fortunes en est une suite indispensable. La force, l’industrie, le bonheur, l’économie grossissent un héritage, et les défauts contraires diminuent l’autre. C’est ainsi que le territoire entier de la société passe dans les mains d’un petit nombre, et que tout le reste vit dans une forte de dépendance de ce petit nombre, soit à ses gages, soit comme entrepreneur du maniement des fonds et de leur produit.
Telle est la société naissante et croissante. Voyons-la maintenant s’étendre et prendre la forme d’État. Les Incas, seuls Souverains qui se soient fait un grand Empire au profit incontestable de l’humanité, réunirent plusieurs de ces familles errantes et sauvages, dont nous parlions tout à l’heure ; donnèrent à chaque canton des lois utiles ; leur enseignèrent l’agriculture ; les rassemblèrent en un mot, et firent un corps immense. Mais vainement voudrait-on maintenir un corps sans aliments. La nourriture de l’homme ne se peut tirer que de la terre ; la terre ne produit que peu ou rien, qui nous soit propre, sans le travail de l’homme. La population et l’agriculture sont donc intimement et nécessairement liées, et forment ensemble l’objet principal d’utilité première, d’où naissent tous les autres. Considérons d’abord la population sous son premier point de vue.
Les hameaux et les villages sont l’habitation des cultivateurs des champs, et de ceux d’entre les propriétaires qui sont obligés de les faire valoir eux-mêmes. Les bourgs sont d’une part des villages, dont le territoire est plus considérable ; de l’autre, ils sont le séjour des petits propriétaires qui peuvent s’écarter de leurs fonds, et qui en ont assez pour que la rente que leur en fait l’entrepreneur ou fermier, les fasse subsister dans le voisinage ; comme ils sont aussi l’entrepôt du troc intérieur du canton, et de l’échange du superflu avec le nécessaire, qui est l’âme de la société. Les villes sont de gros bourgs, séjour de l’espèce des propriétaires qui sont encore plus dans l’indépendance que les premiers, qui se rassemblent pour le plaisir ou pour les affaires. Les villes sont aussi le séjour des Tribunaux de Justice, et de tous les entrepreneurs de détail, qui sont employés à fournir les nécessités et commodités aux habitants et aux étrangers que de semblables motifs plus passagers attirent à cette espèce de rendez-vous. Les Capitales enfin sont le séjour du Prince, des grands propriétaires qu’attirent la faveur et les emplois dans le gouvernement. Elles le sont des grands Tribunaux, des arts, de la magnificence, du superflu.
Tel est le tableau extérieur de la population. C’est ainsi que tout ici-bas va par hiérarchies et par échelons, comme les marches d’un escalier, qui toutes sont nécessaires également à la perfection, mais dont les plus basses, indépendamment de l’utilité commune, sont destinées à supporter tout le faix et l’ensemble, et conséquemment, méritent plus d’attention, à proportion de ce qu’elles se rapprochent de la base.
Après avoir considéré la société dans le physique, examinons-la maintenant dans le moral.
La réunion forcée des deux mêmes principes antipathiques que j’ai notés ci-dessus, savoir la sociabilité d’une part, et la cupidité de l’autre, cause ici-bas les mêmes contradictions. Ce sont deux troncs qui se ramifient à l’infini ; l’un porte les vertus, et l’autre les vices.
La sociabilité a inventé et placé par ordre l’attachement à ses proches, à ses amis, au public, à la patrie, au gouvernement, et toutes les vertus de détail qui illustrent la vie privée, et rendent l’héroïsme aimable.
La cupidité vomit au contraire l’envie, l’orgueil, la violence, la fraude, la cruauté et tous les vices qui déshonorent l’humanité, et la rendent plus profondément incompréhensible encore en mal qu’en bien. On verra dans la suite que loin de proscrire entièrement la cupidité, projet idéal sans doute, puisque rien de ce qui est dans la nature ne peut être détruit, je lui trouve une direction utile à la société. En effet, l’Être suprême n’a rien mis en nous d’entièrement mauvais ; mais dans la spéculation présente je ne considère la cupidité que telle qu’elle se montre à nous par ses effets les plus ordinaires.
Ce point de vue nous mènerait à l’idée du bon et du mauvais principe ; erreur pardonnable à l’ancienne Philosophie, qui n’avait pas comme nous l’avantage d’être guidée dans ses recherches à travers le chaos de la nature humaine par un trait perçant de lumière révélée. Nous savons aujourd’hui que ces deux principes du bien et du mal en apparence si distants, partent néanmoins de la même souche, savoir d’un arrêt de dégradation forcée, qui nous laissant toute l’étendue et tout le ressort d’une âme préparée pour une destination tout autrement noble et pure, et y ajoutant encore l’inquiétude proportionnée au déplacement actuel, nous a livrés d’autre part à l’épaississement, aux besoins, aux erreurs de la matière ; de sorte que l’illusion est toujours en présence de nos désirs à côté de la vérité. De ces deux objets le second mène au bien, l’autre au mal ; ainsi notre ardeur à courir dans des routes si diverses, part du même principe dirigé par la vérité, ou égaré par s’illusion, c’est-à-dire, de l’immensité de l’âme.
C’est ce qui a sait penser avec quelque raison que le scélérat et le héros étaient en quelque sorte de la même étoffe, et que l’excès dans chacun de ces genres si opposés, supposait une égale force de ressorts, de la direction desquels un rien a souvent décidé.
Cette vérité de spéculation est de toutes les connaissances la plus utile dans la pratique. D’une part, elle nous rend dans la société compatissant pour les vicieux ; moins austères, moins durs, plus humains, moins présomptueux, moins susceptibles d’orgueil. De l’autre, elle nous fait sentir dans les places que les soins et les travaux du courant ne sont qu’un bas détail en comparaison du premier des soins, qui est le maintien des mœurs.
En effet, dès que le Souverain (que je ne cite ici que comme la plénitude de la puissance, comprenant sous son nom tout ce qui a de l’autorité parmi les hommes) ; une fois, dis-je, que le Souverain sera persuadé que la sociabilité et la cupidité existent et se combattent comme deux éléments contraires dans tous les hommes ; qu’il aura compris encore que les mœurs, usages et opinions décident en général l’inquiétude humaine vers celle de ces deux affections rivales qui se trouve en vogue dans la société ; que marchant par gradation, il aura senti que c’est lui qui peut enchaîner celui de ces deux éléments qu’il voudra, et donner carrière à l’autre, certainement le résultat de cette spéculation aussi simple que sérieuse sera de ne se connaître qu’un devoir, qui est de marcher en tout et partout et jusque dans ses moindres actions vers la sociabilité, et de se détourner même, avec affectation, s’il est possible, de la cupidité. Celle-ci n’est jamais riche de ce qu’elle possède, elle est toujours pauvre de ce qu’elle désire. Dans les vues de la sociabilité au contraire, comme il n’est question que de se réunir, chacun apporte tranquillement son contingent à la masse ; riche de ce qu’il y fournit, il n’est pauvre que de ce qui manque à son confrère ; et comme malgré toute habitude de confraternité, nos besoins, situés en la personne d’autrui, sont toujours très bornés, il ne faut pour nous satisfaire sur cet article que la vie et le vêtement. Il n’est qu’un moyen d’enrichir un peuple, c’est de le tourner vers la sociabilité. Ouvrez les annales de l’humanité, vous y verrez que de tous les peuples, et dans tous les temps, nuls n’ont vécu plus durement, n’ont cependant été plus attachés à leur façon d’être, et ne se sont en conséquence estimés plus riches, que ceux qui ont vécu le plus en commun.
Ce n’est pas assez, sans doute, que de poser des principes, il faut surtout les démontrer. Celui qui attribue à la Cupidité tous les maux qui ravagent la société, trouve à chaque instant sa preuve dans les faits. En effet, si l’on en excepte quelques passions brutales (et encore dans celles-ci certain point d’abrutissement) on verra que tout le reste vient de la cupidité, du désir de s’approprier les biens de goût ou d’opinion.
La suite de cet Ouvrage, dont l’objet n’est point du tout de faire un traité de morale, me donnera occasion de prouver cette vérité dans toutes ses branches. Mais j’attaque en ce moment la cupidité dans son sort, et je vais démontrer qu’elle nous égare, même dans la recherche de ceux des avantages physiques dont elle fait le plus de cas, je veux dire, de la richesse. II résultera de cet examen une définition précise de ce que c’est que richesse pour un État, ce qui remplira en entier l’objet de ce Chapitre.
Qu’est-ce que la richesse ? Ce devrait être la possession des biens d’ici-bas. Si c’est cela, la sociabilité est toujours riche, et la cupidité jamais.
Le nécessaire, l’abondance et le superflu sont en fait de biens ce que sont, en style de grammaire, le positif, le comparatif, et le superlatif. Le premier est la base des deux autres, qui sans lui portent en l’air. Examinez les calculs de la cupidité, ils prennent l’échelle à rebours. Ces trois ordres de biens sont de telle nature qu’on ne les voit que du bas en haut. C’est dans les entraves de la nécessité, que le nécessaire est un objet d’ambition. Le nécessaire désire l’abondance, et l’abondance le superflu ; mais ce dernier, d’autant moins satisfait qu’il devrait le plus l’être, voit et désire au-delà de ce qu’il possède, sans avoir jamais senti ni l’abondance ni le nécessaire. Quel est le riche, interrogé sur ce qu’il lui faut, qui répondra : le pain, le vin à suffisance, un habit de laine l’hiver, et de toile l’été. S’il s’en trouve un qui réponde de la sorte, examinez ses actions, et ne l’en croyez sur sa parole que quand vous aurez vu de près que tout ce qu’il possède au-delà, est aux siens, à ses amis, à la Société plutôt qu’à lui ; que loin de songer à accroître son bien, il est prêt à le sacrifier au besoin d’autrui. Ce riche-là, s’il en est, jouit véritablement de ce qu’il possède, puisqu’il connaît le nécessaire, l’abondance et le superflu ; mais l’exemple est trop rare pour faire régie.
Sortons de la thèse particulière, et portons nos spéculations sur le corps entier de la Société, sur ce qu’on appelle l’État. Les trois ordres de biens établis ci-dessus, font et seront, de l’aveu de tout homme sensé, l’agriculture, le commerce, les trésors. L’on y trouve les mêmes qualités de proportion et de progression que j’ai notées dans leur emblème, le nécessaire, l’abondance et le superflu.
Cette vérité une fois posée, écoutons les leçons de tous les preneurs de l’intérêt ; examinons le détail des soins des différents gouvernements. Vous y verrez précisément ce que je disais tout à l’heure, l’échelle prise à rebours. L’argent, l’argent, diront-ils ; le commerce utile est celui qui apporte de l’argent ; le commerce ruineux est celui qui se solde en argent. À les entendre, l’État le plus riche serait celui qui aurait trouvé une mine inépuisable d’or ; et s’ils pouvaient à leur gré gouverner les éléments pour s’épargner le travail de la mine, ils obligeraient l’air et le feu de le mettre en fusion et de le vomir, comme le Vésuve pousse des matières enflammées, jusqu’à ce que la lave eût couvert et endurci toute la surface du territoire de la patrie, et qu’ils sussent parvenus au fort du Roi Midas.
Mais, diront-ils, votre comparaison pèche précisément dans le point le plus essentiel. Vous avez dit tout à l’heure que le possesseur du superflu ne regardait jamais en arrière, et méconnaissait l’abondance et le nécessaire ; et il faut avouer que cette imputation a quelque vérité. Si votre figure était juste, il faudrait que ceux qui, en matière d’intérêt d’État, en calculent la puissance d’après la quotité de son argent, n’eussent aucunes vues relatives au commerce et à l’agriculture. Or, c’est précisément ici le contraire. Nous ne voulons de l’argent que parce qu’il est le suc nourricier du commerce, le représentatif des facilités du troc. Le commerce vivifie l’agriculture, en donnant un prix et des débouchés à ses produisons. Ainsi la comparaison de votre échelle renversée cloche à tous égards. L’argent est la sève de l’industrie et de l’agriculture, loin d’en être le superflu.
Tout est-il dit, Messieurs ? Est-ce bien là votre système ? Fixons-le, afin de ne point varier. Voici maintenant le mien à moi. L’argent n’est rien du tout de sa nature. Il est seulement devenu signe de convention représentatif des biens de la vie. Loin que la multiplication du signe donne des facilités pour le troc et pour la production de la chose signifiée, il ne fait qu’embarrasser l’un et l’autre : un plus gros volume du signe en représente un moindre de la chose signifiée ; il me semble même qu’il n’y a à cela que de l’incommodité. Le mal serait peu considérable jusque-là, mais en voici de plus réels.
La commodité du signe une fois établi comme nature de biens dans l’État, fait tomber toutes les autres. Les biens naturels de l’agriculture et du commerce, à savoir les denrées et les marchandises, font pénibles à acquérir, sujets au dépérissement, difficiles et embarrassants à garder, n’ont de prix que pour celui qui en a besoin. Votre signe au contraire se trouve dans des mines, s’acquiert en volant et en tendant la main, arts de facile exercice ; il ne dépérit même point, un coffre-fort suffit pour rassembler la plus grosse fortune : le débit en est assuré à l’instant, et il prend au gré du possesseur toutes sortes de formes. Il est donc dans la plus exacte raison que le signe prenne dans l’estime humaine le pas à tous égards sur la chose signifiée, et que la banque fasse négliger le commerce et l’agriculture.
Ce n’est pas ici le lieu de démontrer tous les inconvénients tant moraux que physiques de cette nature de biens, combien elle échappe au régime des lois ; dans quelle impossibilité elle met le Prince, les lois, la police, et enfin tous les moyens humains d’empêcher le monopole et la vénalité de la loi même et de la conscience ; quelles secousses elle peut donner à l’État en sauvant les grands coupables, ou leur donnant du moins la facilité d’associer leur fortune à leur proscription ; combien elle est peu capable de tenir lieu des autres biens dont elle usurpe la place ; combien elle détruit la dépendance où le riche est du travail du pauvre, seul palliatif du mal véritable de l’inégalité des fortunes ; combien elle rend fautif et ruineux le tarif de la subvention réciproque entre le gouvernement et les sujets, qui fait la principale artère de la circulation dans un État ; combien enfin elle rompt tous les liens de la sociabilité entre les citoyens, et établit la dureté, l’intérêt et la bassesse. Toutes ces choses viendront naturellement et d’elles-mêmes dans la suite de mon ouvrage, et sans que je m’érige en censeur.
Il me suffit maintenant d’avoir fait douter un instant du principe de mes antagonistes ; je lui donnerai une attaque encore seulement en établissant sur des notions même triviales, ce que c’est que la vraie richesse.
La nourriture, les commodités et les douceurs de la vie sont la richesse. La terre la produit, et le travail de l’homme lui donne la forme. Le fonds et la forme sont la terre et l’homme. Qu’y a-t-il par-delà ? Partout la forme est nécessaire au fonds, ici plus qu’ailleurs. Tant vaut l’homme, tant vaut la terre, dit un proverbe bien sensé. Si l’homme est nul, la terre l’est aussi. Avec des hommes on double la terre qu’on possède, on en défriche, on en acquiert. Dieu seul a su de la terre tirer un homme ; en tous temps et en tous lieux on a su avec des hommes avoir de la terre, ou du moins le produit, ce qui revient au même. Il s’ensuit de là que le premier des biens, c’est d’avoir des hommes, et le second de la terre.
La multiplication des hommes s’appelle Population. L’augmentation du produit de la terre s’appelle Agriculture. Ces deux principes de richesses font intimement liés l’un à l’autre. Je l’ai dit, je le prouverai dans le Chapitre suivant.
On peut résumer de celui-ci que la base des lois positives est le partage des biens et avantages de la société, et le maintien des droits de chaque individu à cet égard ; et que la base des lois spéculatives, est la direction de l’inquiétude et de l’avidité humaine vers la sociabilité et la vérité, et le soin continuel de les détourner de la cupidité et de l’illusion.
Princes, quelques-uns d’entre vous ont aimé qu’on leur dît qu’ils étaient les maîtres absolus des biens de leurs sujets ; si jamais quelqu’autre qu’un Charlatan découvre réellement ce secret-là, faites pendre le démonstrateur, comme l’on fit autrefois celui qui avait rendu le verre malléable.
Mais il est une autre sorte de bien qui vous appartient et qui vous assure tous les autres, ce sont les hommes ; vous aurez tout si vous savez tirer parti de ce bien : l’art de le gouverner, étendu dans le détail, est très borné dans le principe. Animez la sociabilité, opprimez la cupidité ; l’une est la corne d’abondance, l’autre est la boëte de Pandore. Il ne tient qu’à vous de verser ou d’ouvrir.
CHAPITRE II.
La mesure de la Subsistance est celle de la Population.
La Population une fois reconnue pour le premier des biens de la société, il est question de savoir d’où on la tire, et les moyens de se procurer cette sorte de richesse.
Dieu créa au même temps tous les germes, et leur donna la faculté de se reproduire et de se multiplier ; mais il les rendit tous dépendants des moyens de subsistance ; c’est une vérité physique, et dont la démonstration est répandue sur toute la surface de l’univers. Tout germe se dessèche et meurt, si les sucs alimentaires, qui lui sont propres, n’entourent et n’échauffent les organes de sa croissance, et ne fournissent à sa subsistance.
C’est de ce principe simple et vrai qu’il faut partir pour calculer juste sur la Population, sur les moyens de l’étendre, sur les vices qui la restreignent et la font languir.
Il est singulier combien de tout temps on a raisonné peu conséquemment sur cet article. Toutes les fois qu’un grand État est tombé dans la corruption des mœurs, on s’est plaint de la dépopulation. Les Spéculateurs ont cherché le remède, les Législateurs l’ont ordonné, et toujours inutilement. Pourquoi ? c’est qu’on voulait traiter le mal sans en connaître le principe. On ordonnait des mariages, on récompensait la paternité, on flétrissait le célibat : c’est fumer, c’est arroser son champ sans le semer, et en attendre la récolte.
Demandez encore aujourd’hui à nos spéculateurs, pourquoi la plupart des États de l’Europe se dépeuplent visiblement ; les uns nieront le fait, ce qui est la méthode la plus courte en tout genre de dispute et la moins digne de réplique : le plus grand nombre convenant du fait trop visible pour être contesté de bonne-foi, en accusera le célibat des Moines et des Religieuses, la guerre, le grand nombre de troupes réglées, la navigation, les transmigrations dans le nouveau monde, et autres prétendus vices de constitution, dont la plupart sont au contraire de nouvelles racines de la Population, comme j’espère le démontrer.
Quelle est donc, selon vous, me dira-t-on, la vraie cause de la dépopulation ? La voici. C’est la décadence de l’agriculture d’une part, de l’autre le luxe et le trop de consommation d’un petit nombre d’habitants qui sèche dans la racine le germe de nouveaux citoyens.
Je sais combien de préjugés établis cette opinion choque diamétralement. Que de citoyens entendus en espaliers et qui dépensent en serres chaudes, croient l’agriculture aussi moderne en Europe que la Philosophie des Dames, et perfectionnée de nos jours plus que jamais ! Combien de calculateurs élégants démontrent que la consommation même de la prodigalité et ce qu’on appelle luxe fait la prospérité d’un grand État ! Ce n’est pas encore ici le lieu de combattre toutes ces illusions de détail ; leur tour viendra. Maintenant il est question de démontrer mon principe, à savoir, que la mesure de la Subsistance est celle de la Population.
Si la multiplication d’une espèce dépendait de sa fécondité, certainement il y aurait dans le monde cent fois plus de loups que de moutons. Les portées des louves sont très nombreuses, et aussi fréquentes que celles des brebis qui n’en portent qu’un. L’homme condamne au célibat des armées de moutons ; et je n’ai pas oui dire qu’il fit aux loups cette espèce d’injustice. Il tue beaucoup plus de moutons que de loups, et cependant la terre est couverte de la race des premiers, tandis que celle des autres est très rare. Pourquoi cela ? C’est que l’herbe est fort courte pour les loups, et très étendue pour les moutons.
Les Sauvages d’Amérique qui ne vivent que de la chasse, font réduits à la condition et presqu’à la Population des loups. Un très petit peuple de ces Sauvages occupe un territoire qui bien cultivé, fournirait à la subsistance d’un peuple immense, et ces faibles nations se font encore souvent entre elles de cruelles guerres pour les limites ; mais leur Population qui n’est gênée ni par le célibat ni par aucune régie de continence, se proportionne naturellement aux seuls moyens de subsistance qu’ils savent se procurer. Un ancien Romain, toujours prêt à retourner et labourer son champ, vivait lui et sa famille du produit d’un arpent de terre. Un Sauvage qui ne sème ni ne laboure, consomme seul le gibier que cinquante arpents de terre peuvent nourrir : conséquemment Tullus Hostilius avec mille arpents de terre pouvait avoir cinq mille sujets, tandis qu’un Chef de Sauvages, tels que je les ai représentés, borné à un tel territoire, aurait à peine vingt hommes.
Telle est la disproportion immense que l’agriculture peut établir dans la Population. C’en font ici les deux extrémités. Un état se dépeuple en proportion de ce qu’il s’éloigne de l’une et se rapproche de l’autre. En proportion de ce qu’on y cultive les terres, et qu’on les emploie à produire ce qui est de la nourriture essentielle de l’homme, l’espèce augmente en nombre. En proportion de ce qu’on les laisse en friche, ou qu’on les emploie en inutilités, ou productions de consommation précaire, l’espèce diminue invinciblement malgré tous Édits et Lois d’encouragement ou de rigueur en faveur des mariages.
Il suit delà, que les consommations en superfluités sont un crime contre la société qui tient au meurtre et à l’homicide ; d’autant que ce qui est luxe en naissant, devient usage et décence dans la suite. D’où naît que la principale attention du Gouvernement doit être de porter par l’aiguillon de l’honneur, et par la force de l’exemple l’orgueil humain vers la frugalité et une forte de modestie relative à chaque profession. Mais il n’est pas temps encore d’entamer ces matières.
M. David Hume Auteur Anglais, l’un des Écrivains politiques le plus respectable que nous connaissions, par une érudition également saine et profonde, et surtout par une sagesse de raisonnements et une modestie bien rare en ce temps-ci, a fait un Traité complet sur la question de la Population ancienne comparée à celle de notre temps. Ce serait dommage que nous n’eussions pas ce morceau également savant et raisonné ; et je lui rends toute justice sur le mérite d’homme de lettres et de citoyen qu’on ne peut s’empêcher de reconnaître à un point éminent dans l’auteur ; mais en convenant de plusieurs des principes renfermés dans ce Traité, je ne suis pas de son avis sur les conséquences en général. On pourrait le suivre dans les détails, et lui en disputer un grand nombre : mais on le ferait avec désavantage ; de fait, en ce qu’il est bien difficile d’en savoir plus que lui ; de droit, en ce que cette sorte de controverse serait au moins fade, et peut-être odieuse. Mais d’après les principes établis ci-dessus, dont un homme d’aussi bon esprit que M. Hume conviendrait sans doute, principes qui abrègent la question, autant qu’ils la fixent, elle se réduit à savoir si la consommation actuelle de chaque individu, et surtout celle des riches, est plus considérable qu’elle n’était autrefois.
Le faste des anciens Asiatiques, et l’étendue excessive de l’Empire du Grand Roi, devaient sans contredit avoir fort dépeuplé cette partie du monde ; mais la barbarie du gouvernement Turc et Persan l’ont extrêmement dévastée, et l’on ne trouve plus sur les ruines de tant de villes célèbres de l’antiquité, que de vastes déserts à peine praticables pour les caravanes. On en peut dire autant de la partie de l’Afrique jadis célèbre sous les Carthaginois, les Rois Numides, etc. et qui sous le bas Empire même contenait jusqu’à quatre cents villes Episcopales, ayant chacune leur district, contrées arides aujourd’hui, et disputées aux lions et aux tigres par des hommes plus féroces qu’eux. Les pays connus sous le nom de Grèce, tant dans le continent, que les îles et terres adjacentes, ne font aujourd’hui que des roches désertes ; et ces îles autrefois si célèbres par des Temples fameux, des Écoles, des hommes illustres, et une peuplade immense, ne sont que des écueils. J’excepte de mes calculs toute cette partie de la dévastation générale, comme relative à des causes morales ; et nous ne traitons ici que du physique. Il faut pareillement en retrancher l’Amérique. Si d’une part l’invasion de la partie méridionale de l’Amérique par les Espagnols, et l’abus qu’ils firent de leur victoire, a fait rentrer dans la terre des peuplades immenses d’hommes ; si la mollesse et le gouvernement tyrannique des nouveaux colons a tenu ces fertiles contrées dans cet état de dévastation, on peut dire que les différentes colonies des autres nations de l’Europe, dans tout le reste de cette partie du monde, ont compensé cette perte pour l’humanité, si c’est compenser, que de mettre un à la place de vingt-cinq. Mais cette partie du monde n’existant pas pour nous dans les temps que nous prenons ici en comparaison, il est inutile d’en faire mention. C’est donc l’Europe uniquement qui peut à cet égard entrer en question. Nous pourrions encore en excepter l’Italie, qui notoirement nourrissait vingt-six millions d’âmes dans ses temps de splendeur par le moyen des bleds d’Égypte, qui ne nourrissent plus personne. L’Italie, qui en nourrissait peut-être le double de son propre produit dans les premiers âges de Rome, à en juger du moins par la multiplication de différents peuples qu’on voit sans cesse en armes contre les Romains dans ces temps belliqueux, l’Italie, dis-je, contient à peine aujourd’hui cinq millions d’habitants. Mais sans entrer dans les spéculations historiques, examinons seulement si les hommes dans les premiers temps consommaient autant de produit de terre, qu’ils en consomment aujourd’hui ; et pour ne point sortir des portions de consommation auxquelles je me suis borné dans ce Chapitre, brûlait-on autant de bois que de nos jours ? J’en doute, puisque depuis moins de dix ans la consommation de Paris, seulement à cet égard, a augmenté de deux cents mille voies, ce qui constitue presqu’au tiers de crue. Je ne crois pas qu’on prétende que le nombre des habitants ait augmenté de cela. Chacun sait que les recherches du luxe, de la mollesse, et la vanité mal entendue sont la cause de cet excès. Telle maison n’avait, il y a dix ans, du feu que dans les chambres et antichambres de chaque appartement, qui a des poêles aujourd’hui dans tous les cabinets, garde-robes et escaliers. Les femmes suivantes de cette maison ont chacune leur chambre, leur feu, leur lumière. En un mot, tout a doublé de la sorte. Il faut cependant du terrain employé à ne porter que du bois pour fournir à cette consommation. Le bois devenant la marchandise du meilleur débit, chacun se hâte d’en planter, et de dérober ainsi une portion de son héritage à la nourriture des hommes. Y avait-il chez les anciens autant de voitures qu’aujourd’hui ? II faut du bois aussi pour leur entretien. Les cuirs, les graisses, tout ce qu’on tire des bestiaux se consommant au double, et presque toujours en pure perte, le pâturage a pris le dessus sur le labourage, et depuis longtemps le proverbe est établi qui dit ; qui change son champ en pré augmente son bien de moitié. Le pré cependant ne porte en général qu’une bonne récolte par an ; et ce n’est que du second bond qu’il sert à la nourriture des hommes, autre soustraction faite à l’humanité. Je sais qu’on peut me dire que les forêts étaient immenses alors, mais mal gouvernées, au moyen de quoi elles dévastaient plus, et servaient moins ; que les prairies n’étaient que des marais qui ne fournissaient qu’un médiocre entretien aux bestiaux, etc. S’il était dans mon plan de prendre la contrepartie du système que propose M. Hume sur ce point, ce serait à moi à me retourner sur ces objections, et à démontrer que les prétendus déserts en question n’existaient que chez des peuples barbares encore, et tels à peu près que l’étaient les habitants de l’Amérique Septentrionale, quand nous l’avons découverte ; que par conséquent ces contrées doivent encore être exceptées, comme celles ci-dessus, du point de comparaison dont il s’agit. Je devrais établir enfin que l’agriculture était chez les nations policées portée pour le moins au point où elle l’est de nos jours, donc…. Mais mon but principal ici n’étant que de recommander cet art et science mère de l’humanité, il me suffirait d’avoir amené mon antagoniste à raisonner en conséquence, pour que mon dessein fût rempli. Somme toute, convenons que les anciens connaissaient aussi-bien l’agriculture que nous, et l’honoraient davantage. M. Hume prouverait cela mieux que moi. Ils consommaient moins en général et en particulier, il le démontrerait encore ; donc ils étaient eu plus grand nombre.
Ce n’est pas encore ici le lieu de considérer la Population relative au travail, nous y viendrons dans le temps, et dirons en quel sens le travail second peut être utile à la Population. Suivons encore quelques considérations qui résultent de la partie actuelle de notre sujet.
Les hommes multiplient comme les rats dans une grange ; s’ils ont les moyens de subsister. C’est un axiome que je n’ai pas inventé, et qu’il est temps qu’on prenne pour base de tout calcul en ce genre. En ce sens, le mot de M. le Prince, après la boucherie de Senef, qui parut barbare à ses officiers étonnés, et qui n’était peut-être chez lui qu’un effet de cette audace militaire qui naquit et mourut avec lui, une nuit de Paris remplacera cela, ce mot dis-je, pouvait être un axiome politique bien raisonné.
À moins qu’il ne survienne quelque augmentation de subsistance étrangère et nouvelle dans l’État, il ne saurait s’élever une seule plante de plus dans ce jardin, garni de toutes ses parties, qu’une autre ne lui fasse place. En vain travaille-t-on à Paris toutes les nuits, si les maladies, la guerre, la mer etc. ne sont des places vacantes.
Les batailles, massacres etc. ne nuisent point à la Population, si d’ailleurs elles ne nuisent à l’agriculture ; et l’on remarque avec étonnement qu’après des temps de troubles et de calamités, un État est tout aussi peuplé qu’il l’était auparavant, tandis que les édifices, les chemins, tout enfin ce qui désigne la prospérité apparente, se ressent visiblement de l’interruption de l’ordre et de la police. Pourquoi cela ? C’est que l’homme n’a qu’une seule et véritable racine, qui, comme toute autre, se nourrit du suc de la terre.
Ce n’est pas cependant que les temps de guerre, et plus encore ceux de trouble, n’interrompent et ne détruisent l’agriculture dans certains cantons ; mais elles la vivifient dans d’autres, en accélérant le débit de ses productions. On voit d’ailleurs que ce ne font pas les calamités, dont le laboureur voit le principe en réalité et la fin en espérance, qui rebutent sa précieuse activité. Le fermier en Flandres sème de nouveau derrière l’armée qui vient de fourrager son champ. En troisième lieu, si la guerre dévaste quelques provinces ; elle les fume en même temps ; et d’autre part, ses nécessités et ses dépenses mettent peu-à-peu tout le monde dans le cas de retrancher de sa dépense particulière, et conséquemment de sa consommation. Cette diminution de luxe profite plus à la Population que le gouffre dévorant de la guerre ne lui nuit, pourvu toutefois que cela dure. Remarquez à ce sujet que jusqu’au siècle de Louis XIV la nation a toujours été en guerre étrangère, qu’elle allait chercher ailleurs, quand elle ne l’avait pas chez elle, et interne, par les guerres des gentilshommes, dont les derniers soupirs ont été les duels. Ces guerres ne dépeuplaient pas, par ce qu’elles tenaient le reste de la nation en nécessité ; et comme nous fûmes, sommes, et serons toujours glorieux, nous en faisions vertu. Le Roi du siècle passé a le premier mis sur pied les armées exorbitantes, en a nécessité la mode, et conséquemment la brièveté des guerres, qui dès lors dépeuplent beaucoup, et ne peuplent pas, en ce qu’elles n’affaissent le luxe que pour un temps, et le labourage pour toujours.
En général donc et dans le principe, ce ne sont ni les guerres, ni les épidémies qui dépeuplent un État ; mais si vous mettez un cheval de plus dans l’État, toutes autres choses demeurant égales, vous êtes certain d’y tuer quatre hommes au moins. Mais, me dira-t-on, les bestiaux fument, et cet engrais vivifie d’autres portions de terre qui sans cela seraient incultes. J’en conviens. Aussi ai-je dit, toutes autres choses demeurant égales. J’ajoute que l’entretien des bestiaux, qu’autrefois on appelait plauturage, est un des principaux arcboutants d’une florissante agriculture. Mais prenez garde que je n’attaque ici que la sorte d’animal, dont le luxe peut faire abus, et qui, quoique d’une utilité singulière, l’est le moins de tous les animaux domestiques à la campagne. Le nombre en augmente chaque jour à la Ville, où les fumiers sont si abondants qu’ils ne valent presque pas la peine d’être enlevés, et où la consommation que font ces animaux monte au double et au triple de ce qu’elle serait, s’ils étaient entretenus sur les lieux, parce qu’elle nécessite l’entretien de l’énorme quantité de chevaux de trait nécessaires pour leur apporter leur nourriture à Paris.
Revenons au grand et unique axiome en cette matière, la mesure de la Subsistance est celle de la Population. En ce sens il est vrai de dire que plus il y a de consommation dans un État, plus cet État est puissant ; mais il faut bien entendre ce principe. Si vous entendez par là que la vraie puissance d’un État consiste à avoir beaucoup de consommateurs, je suis de votre avis ; mais par la même raison, beaucoup de consommation faite par un petit nombre de consommateurs, est une corrosion continuelle, et toujours croissante, du nerf de la Population.
Cessons de nous égarer sur ce principe. Ce n’est ni le célibat, ni la guerre, ni la navigation qui dépeuplent un État ; au contraire. Je vais entreprendre la démonstration de ce paradoxe sur celui de ces trois ordres de choses qu’on abandonne le plus aisément en ce genre à une sorte d’anathème public.
Les Auteurs politiques Protestants (il faut avouer que ce font les meilleurs) ont tous attribué au Monachisme la dépopulation de l’Espagne, de l’Italie, et des autres parties de Europe qui suivent le Rite Romain ; et pour répéter ici les paroles d’un des plus habiles hommes et des plus profonds Écrivains[1] en ce genre : les Moines, dit-il, ne font d’aucune utilité ni ornement en paix, ni en guerre, en deçà du Paradis, comme l’on dit… L’expérience fait voir que les États qui ont embrassé le Protestantisme en sont devenus visiblement plus puissants. Nos Politiques ont non seulement pris condamnation sur cet article, mais ils ont encore quelquefois enchéri ; il s’en faut bien que je ne sois de cet avis.
J’ai habité dans le voisinage d’une Abbaye à la campagne. L’Abbé qui partageait avec les Moines, en tirait 6000 livres. Je veux bien que la portion conventuelle fut plus forte, mais c’est de peu de chose. (Car Messieurs les Commendataires ne font pas dupes.) Sur les 6000 livres de rente restantes, ils étaient trente-cinq ; à savoir quinze de la maison, et vingt jeunes Novices étudiants, attendu qu’il y avait un Cours dans cette maison. Ces trente-cinq maîtres avaient en comparaison peu de domestiques. Mais ils en avaient au moins quatre. Or je demande si un gentilhomme vivant dans sa terre de 6000 liv. de rente en aurait eu davantage. Ainsi donc, entre lui, sa femme et quelques enfants, à peine auraient-ils vécu dix sur ce territoire, et en voilà quarante d’arrangés en vertu d’une institution particulière. En conséquence donc du principe établi, qu’il ne saurait s’élever de nouveaux habitants dans un État, qu’à proportion des moyens de subsistance, que plus cette subsistance est volontairement resserrée par ceux qui occupent le terrain, plus il en reste pour fournir à une nouvelle peuplade, il serait impossible de nier que toutes autres choses mises à part, les établissements des maisons Religieuses ne soient très utiles à la nombreuse Population. Que ce soit de par le Roi, de par S. Benoît ou S. Dominique, qu’un grand nombre d’individus s’engagent volontairement à ne consommer que cinq sols par jour, toujours est-il vrai que ces sortes d’institutions aident fort à la Population, simplement en donnant de la marge, et laissant du terrain à d’autres plançons. Que tous les Moines vivent ainsi, que toutes les Communautés soient nombreuses en proportion de leurs revenus, c’est ce que je n’ai garde de soutenir et ce qui est étranger à la question. Je m’ingérerai moins encore à dire les moyens de maintenir dans leur vigueur les institutions dont je parlais tout à l’heure, et dont le relâchement est au moins une lèpre dans l’État. Je dis seulement que selon le maintien de la maison que j’ai citée, et de plusieurs autres en ce genre que j’ai connues, loin de nuire à la Population, elles y servent, toutes plaisanteries cessantes ; car je ne les aime ni folles ni triviales.
À l’égard de l’objection, qu’un Seigneur est utile dans l’État, ou du moins y sert d’un grand ornement, au lieu que les Moines n’y sont ni l’un ni l’autre ; l’Auteur que j’ai cité, quoique Protestant, met du moins à son axiome le correctif en deçà du Paradis. Il fait en cela la critique de certains misérables libelles gauchement plâtrés d’un vernis de dissertation sur le droit public, et cependant bien accueillis chez nous depuis quelques années, où l’on ose avancer que les Ministres de la Religion ne sont d’aucune utilité dans l’État. L’Auteur ne parle ici que des Moines, ce qui fait encore une différence bien grande ; et, à vrai dire, n’étant que calculateur, il lui est permis de mettre tout au même poids et mesure, ce qui est au contraire un délire pour un Politique. Mais je puis répondre encore à cette double objection sans rien forcer. Examinons d’abord l’article de l’utilité, je serai court ; ensuite celui de l’ornement, je le serai plus encore.
Les Moines de fait étudient, prêchent, instruisent, travaillent, desservent les Paroisses de campagne, etc. En outre, ils ont tous ou la plupart dans leur institution quelque objet d’utilité ; je dis plus, de nécessité. S’ils ne le remplissent pas, c’est l’affaire du Législateur et de la Police. Eh quoi ! je suppose que la Milice fût relâchée et tombée dans la mollesse, la Magistrature dissipée, la Noblesse sans mœurs et sans délicatesse, faudrait-il pour cela supprimer le Militaire, les Magistrats, et les distinctions héréditaires ? L’invention de supprimer et de détruire est le contraire absolu de l’art de gouverner ; c’est la magnanimité du suicide. Un chirurgien ignorant sait couper la jambe ; Esculape l’eût traitée et guérie. Quatre traitements comme celui du premier, il ne reste plus que le tronc. Je n’ai rien à dire de plus sur l’utilité morale. Je n’aime pas à m’étendre sur des points étrangers à mon sujet. Passons à l’utilité physique.
Chacun sait que la plupart de ces grands établissements Monastiques, si riches aujourd’hui, n’étaient autrefois que des déserts, et que nous devons aux premiers Cénobites le défrichement de plus de la moitié de l’intérieur de nos terres. Mais sans nous prévaloir de l’authenticité du titre, article si sacré en saine politique, et si hors de mode aujourd’hui, considérons les choses dans l’état présent. On n’ignore pas, et il est passé en proverbe, que les Bénédictins, par exemple, mettent cent sur leur territoire pour lui faire produire un. Je connais dans leurs biens telle chaussée d’étang, ou contre des rivières, tel autre ouvrage enfin utile ou nécessaire, qui a certainement coûté trois fois le fonds de l’Abbaye entière sur lequel la construction est faite. Ces travaux longs et dispendieux qui sont une sorte d’ambition et de joie pour des corps qui se regardent comme perpétuels, toujours mineurs pour aliéner, toujours majeurs pour conserver, sont au dessus des forces des particuliers. L’État ne peut envisager que les objets généraux, et quand ses secours descendraient quelquefois jusques aux détails, il faut encore une administration puissante et toujours présente pour l’entretien. Ou le Seigneur possesseur du fonds est riche et grand propriétaire, en ce cas il ne consomme pas sur les lieux, qui sont négligés, et se ruinent petit à petit ; ou s’il est obligé d’y résider, il est faible, accablé de faux frais, de dettes antérieures : son administration est intermittente, et tout languit sous son fils, si ce n’est sous lui. Or il n’est pas contesté que ces travaux ne soient un bien particulier qui ressort au bien général, et l’établit. Il en est de même des bâtiments ; même solidité, même entretien. Une des Églises de l’Abbaye dont j’ai parlé d’abord, est connue dans notre Histoire par une époque fameuse depuis 700 ans. Elle est absolument au même état où elle était alors. Quels sont les bâtiments des particuliers qui ont une pierre de ce temps-là ?
Quant à l’ornement, avouons que le Seigneur de 6000 liv. de rente que nous avons établi remplaçant les 40 Moines cités dans notre premier exemple, ne serait pas d’un lustre bien fameux dans son château. Nous prenons, il est vrai, sur ce domaine la portion du Commendataire, qui partage avec eux, comme ferait un Seigneur avec son fermier général. Or si le brillant et le faste étaient de mon sujet, je demanderais si les Cardinaux de Rohan et de Polignac à Rome, et tant d’autres ailleurs, n’ont pas fait autant de ce genre d’honneur à la nation, qu’eussent pu faire des Seigneurs laïques. S’il est vrai de plus, comme le dit le même Auteur, que le point qui semble déterminer la grandeur comparative des États, est le corps de réserve qu’ils ont, quelles richesses en vaisselle et ornements d’Église, tableaux, manuscrits bibliothèques, bâtiments même, ces fortes maisons religieuses ne tiennent-elles pas en magasin, dont on ne trouverait pas trace dans les pays Protestants.
À l’égard des mendiants, je serais parfaitement de l’avis du même Auteur, s’ils étaient aujourd’hui tels dans la force du mot. Ce n’est point à moi à examiner si la mendicité a jamais été permise à aucune Société Religieuse que comme moyen de subsistance au milieu des travaux, dont le fruit est totalement destiné aux vues de la charité ; mais il est de fait qu’attendu que le métier ne vaut plus ce qu’il valait autrefois, tous, ou peu s’en faut, prévoyant comme Joseph, les années de stérilité, ont fait provision de revenus ; et qu’au moyen d’un léger arrangement de police de la part du Gouvernement, on ne verrait plus de besaces. C’est tant-pis, s’écrie-t-on, car ils ne se font des revenus qu’aux dépens des sujets de l’État ; et point du tout pour une grande partie. La moitié des maisons du faubourg S. Germain et de plusieurs autres quartiers de la ville de Paris, par exemple, appartiennent à des Corps ; les ont-ils achetées ? Non, et à cet égard on a grande raison de leur lier la bourse. Mais ils ont bâti des places vagues qui leur surent données dans le temps, n’étant de presque aucune valeur. Aujourd’hui cela fait une magnifique cité, et un revenu considérable pour l’État comme pour eux, qu’ils ont tiré de la terre. Que les Carmes Deschaux aient, comme l’on dit, cent mille livres de rente, ils ne les ont prises à personne, et pourvu qu’ils vivent toujours selon leur observance, il faudra bien aujourd’hui qu’ils n’ont plus de terrain à bâtir à Paris, que leur excédent aille bâtit ailleurs, ou entretenir d’autres Carmes vivants tout aussi pauvrement, mais toujours individus réels dans l’État.
Si les États Protestants sont plus peuplés et plus florissants que ceux où la discipline ecclésiastique de la Communion Romaine est aussi exactement observée et réglée qu’elle l’est en France : (fait, à tout prendre, dont je voudrais d’autres preuves que des allégations,) je crois qu’il serait aisé d’en donner d’autres raisons que la suppression des Moines. 1. La prétendue Réforme fit universellement des révolutions dans tous les États ; et il est certain qu’il est des secousses qui avivent les esprits politiques, et régénèrent les ressorts du Gouvernement et de l’industrie. La Suède changea entièrement son gouvernement en embrassant la prétendue réforme ; mais qui l’eût considérée après les règnes durs et absolus de Charles XI et de Charles XII eût été bien étonné d’y voir si peu de Moines, et tant de dépopulation et de misère. Ce n’est pas le rétablissement des Moines qui a fait tomber de moitié le commerce et la richesse de la Hollande depuis le commencement de ce siècle : mais le luxe y a enfin engrainé, la consommation y a doublé, et le commerce diminué. Ces célèbres Danois d’autrefois, qui ont fait trembler toute l’Europe, sont morts : mais depuis deux cents ans qu’ils ont chassé les Moines, il serait temps de voir cette antique pépinière se repeupler de héros. Henri IV et Louis XIV ensuite, trouvèrent le moyen de rétablir leur Royaume sans rien changer à la Religion établie. Je vois que le judicieux David Hume et plusieurs autres Anglais se plaignent que leur patrie se dépeuple : ils en cherchent des raisons de détail, faute d’avoir touché au vrai point, qui est que l’Angleterre est devenue riche, que la richesse augmente la consommation, et diminue en conséquence d’autant la Population.
Quand je suis devenu l’apologiste des institutions monastiques, article sur lequel je me suis étendu sans doute avec trop de détail, mais en suivant seulement l’excellent Auteur que j’ai cité ci-dessus, on s’attend bien que je serai et plus abondant et plus fort en raisons sur l’article des troupes soudoyées, des gens employés à la navigation, etc. Somme totale, multipliez la subsistance, vous multiplierez les hommes sans que tant de gens s’en mêlent, à beaucoup près.
Mais, direz-vous, tous ceux de l’ordre des célibataires qui ne font rien pour gagner leur vie, diminuent d’autant le travail dans un État ; et comme le travail est le seul moyen d’étendre la subsistance, vous la rétrécissez précisément par la sorte d’emploi que vous tolérez à ceux qui jouissent des fruits de la terre, et qui devraient travailler à les multiplier. Ceci sort de la question. C’est seulement dans l’ordre des maîtres et propriétaires que j’ai considéré les Communautés Religieuses. On verra dans la suite de ce traité qu’il s’en faut bien que je ne prêche l’inaction. J’ai voulu seulement dire dans ce Chapitre que la subsistance est la mesure de la Population ; qu’en conséquence, tous ordres de gens qui se vouent à vivre d’un petit produit de terre, favorisent la Population, loin de lui nuire, en ce qu’ils se resserrent volontairement, et font place à d’autres. S’agit-il ensuite de décider quelle est de toutes les professions qui composent la société, celle qui mérite la préférence d’estime et de protection ; c’est ce que nous verrons dans le Chapitre suivant. Finissons celui-ci par où nous l’avons commencé.
Augmentation de subsistance, accroissement de Population ; nous allons voir comment accroissement de Population doit faire augmentation de subsistance.
CHAPITRE III.
L’Agriculture qui peut seule multiplier les subsistances est le premier des Arts.
Quelques hommes assez follement présomptueux, d’autres inquiets et impatients de toute espèce de joug, pensant échapper à la vue toujours présente de la Divinité, cherchent à se perdre dans la foule des brutes, et ne reconnaissent dans l’homme de supériorité sur les animaux que celle que nous donne une construction mieux organisée. De tous les délires de l’esprit humain, c’est là, je crois, celui qui mérite le moins d’être attaqué ; puisque si sur cent de ses partisans il en est un de bonne foi, du moins est-on certain qu’aucun de ses prôneurs n’a réfléchi sur les conséquences de l’adoption de son système. Bien est-il qu’entre les preuves de fait, dont on peut l’accabler, aucune ne me paraît aussi forte que l’art de l’agriculture.
Après avoir dit que l’homme imbécile et né tel, est encore l’animal de tous le mieux organisé, l’on passe de ce point de fait à l’énumération de tout ce que l’homme a inventé et acquis par delà au physique, de tout ce qu’il conçoit, craint, espère au moral, pour en composer le territoire d’une âme intellectuelle, soumise d’une part à procurer à la machine la pénible jouissance des biens d’ici-bas, tendant de l’autre vers un bonheur, dont elle ne connait que l’insuffisance de la matière pour le lui procurer, et un attrait inhérent à sa substance, qui dégénère en inquiétude, et lui prohibe le repos.
Dans la première de ces deux portions d’un territoire pour lequel l’homme seul est privilégié, l’invention de l’agriculture me paraît celle de toutes qui porte le plus ce titre exclusif.
J’ai dit que l’homme était de tous les animaux celui qui faisait le plus aisément pâture de tout. En effet, il n’est rien, ou bien peu de chose, dont aucune sorte d’animal se nourrisse, qui ne puisse, au besoin, lui servir de nourriture. Mais l’instinct des animaux les plus forts et les plus adroits s’est borné à chercher et reconnaître sa proie, à lui tendre des pièges pour la surprendre et l’attirer, quand la force et la vélocité ne suffisaient pas ; l’homme seul a cherché, appris et imité le secret de la nature ; et par un travail assidu, il est venu à bout de multiplier celles de ses productions qui lui étaient nécessaires ou utiles. C’est à cette multiplication qu’il doit celle de sa propre espèce, qui, comme nous l’avons dit, est le premier des biens.
Si donc un art est estimable, en partie à proportion de la beauté de l’invention, il n’en est aucun qui doive flatter l’amour propre de l’homme plus que l’Agriculture, et qui mérite plus son estime. Mais cet avantage n’est rien en comparaison de son utilité : nous l’avons déjà démontré, supposé que la chose eût besoin de démonstration.
Une façon sûre pour le Gouvernement d’apprécier les différents travaux des hommes, c’est de regarder chaque classe d’hommes relativement à la dépendance où elle est des autres classes. Ce coup d’œil fera sentir au Prince que les derniers doivent être les premiers dans sa bienfaisante attention. Le Chevalier Temple compare un Gouvernement éclairé à ces pyramides, dont la base est fort large et occupe un grand terrain, et venant à se terminer à l’autorité d’un seul homme, il fait alors la pointe la plus parfaite de la pyramide, et forme ainsi la figure la plus ferme et la plus assurée qu’il puisse y avoir. Si le Prince au contraire, ou le Gouvernement protègent et laissent étendre les rangs plus élevés, privativement aux plus bas, insensiblement la pyramide devient tour, et puis cône renversé qui ne se soutient plus que par miracle.
Il est à considérer encore que chaque rang supportant plus de faix à mesure qu’il est plus près de la baie, chaque pierre de notre bâtiment politique voudrait quitter l’état le plus pénible, aimant mieux courir le risque d’être exposée aux coups de la tempête et de l’orage, que de souffrir l’affaissement continuel que lui présente la position. C’est donc cette portion de l’État qui doit être le plus soutenue par les ressorts de la protection et de l’encouragement : nous en détaillerons dans le temps les moyens.
Nous l’avons dit ailleurs : chez les Sauvages le plus vil chasseur peut consommer le produit de cinquante arpents de terre. Voilà où nous en sommes, quand nous négligeons l’agriculture. Distribuez ensuite le terrain du Royaume, et voyez ce que nous devenons, quand nous abandonnons une portion du territoire de l’État. Plus au contraire nous tendons à exciter cet art utile, et à multiplier la production, plus nous nous éloignons de cet état de décadence et d’affaiblissement.
Il est indifférent à la terre de nourrir des chèvres ou des hommes, disait souvent l’Auteur d’un excellent Traité en ce genre, dont j’ai adopté tous les principes ; mais elle veut être honorée et soignée comme une bonne mère. En effet, la terre n’est marâtre nulle part, du moins dans nos climats. Le sable ici nous présente une surface desséchée, mais transporté dans des terres humides, il les féconde en tempérant leur âcreté : ailleurs il se couvrira de bois semés et fumés avec soin, et l’herbe croîtra sous ces bois : plus près, à force d’engrais et de terreau, il devient d’un grand rapport, et partout il aide aux bâtiments, à la solidité des pavés, etc. La terre n’offre ici que de la mousse, vous trouverez dans son sein de la marne, qui, répandue sur sa surface, la féconde ; des carrières, des minéraux : plus loin le grais, dont l’aspect est la teinte de la stérilité, cassé, devient le plus utile des matériaux pour la solidité et la facilité des communications. Ces marais stériles, qui infectent l’air, peuvent devenir des rivières, fournir de la tourbe, ou desséchés, être changés en possessions les plus abondantes. En un mot, tout a son utilité ; je le répète, tout terrain peut produire au moyen du travail ; labor omnia vincit improbus. La stérilité ne se montre nulle part que par la faute des hommes.
Un arpent de terre en friche n’occupe personne, tout au plus un berger y mènera-t-il son troupeau deux fois dans l’année, et ce troupeau n’en retirera presque rien. Si cet arpent est en bois, il faut le clore, le garder, et tous les vingt ans on vient le couper, y faire les fagots, l’écorce et le charbon ; mais s’il est en près, on l’étaupe, on le fume, on l’arrose et on le fauche, et tout cela emploie du monde, quoique peu, et seulement en deux saisons de l’année. Un champ occupe plus de monde, on le laboure à plusieurs reprises, on le fume, on le sème, on le herse, on le sarcle, on le moissonne enfin. Là où il y a des champs, il y a des hommes, fussent-ils sous la terre. Là où les champs rapportent le plus, il y a plus d’hommes. Mettez cet arpent en jardins appelés marais à Paris, vous y verrez dans toutes les saisons de l’année continuité de travail et de récolte : tout est mis en valeur ; à peine un sentier d’un pied de largeur permet-il la communication d’une portion à l’autre de ce fécond domaine : on élève des murs et des ados pour les productions qui rampent moins que les autres ; et le cultivateur se procure un terrain perpendiculaire pour étendre son terrain horizontal, et par conséquent son Royaume. Il conquiert une Province à dix pieds de terre, qu’aucune puissance n’a droit de lui disputer.
Par une liaison de conséquences, plus il y a d’hommes, plus aussi la terre rapporte. L’industrie tire du roc le suc nourricier des meilleures plantes. Voyez de loin le terroir de Marseille, vous n’apercevrez que des montagnes grises d’un escarpement affreux. Approchez, vous trouverez la fécondité dans son Royaume, et dix mille huttes ou maisons plus ou moins grandes, qui ont chargé ces rochers de verdure, d’herbe et de fruits. Vous y verrez creuser dans le roc vif des tranchées de dix pieds de profondeur, les remplit de couches de terre et de pots cassés, et planter ensuite dans ces fosses des vignes, qu’on ne renouvelle que tous les cent ans.
Mais ceci nous mènerait à des matières qui ressortent à d’autres Chapitres. Revenons au principe fondamental, qui ne peut être nié. Plus vous faites rapporter à la terre, et plus vous la peuplez.
L’Agriculture cependant, cet art par excellence, qui peut se passer de tous les autres, tandis qu’aucun d’eux ne saurait exister sans lui, l’Agriculture, dis-je, est encore dans son enfance. Les premiers hommes de chaque société l’ont tous honorée : les seconds se sont, pour ainsi dire, hâté de la négliger. La fable du chien qui laisse le corps pour courir après l’ombre, a toujours dépeint l’humanité en général ; eh ! quel art mérita jamais d’être étudié et perfectionné avec plus de soin ?
S’il n’y a jamais que la même étendue de terre labourée et cultivée dans un village, il n’y aura jamais que le même nombre de laboureurs et de cultivateurs, toutes autres choses étant égales. Il semble donc que la Population de ce village, et par conséquent celle de l’État entier, pris village par village, ait des bornes que toute l’attention et la protection possible ne peuvent étendre.
Il n’est pas temps encore de traiter des moyens d’augmenter la Population, relatifs à l’industrie : moyens plus importants à pratiquer pour les petits lieux et éloignés des voies naturelles du commerce, qu’ils ne le font pour les lieux où l’industrie naît d’elle-même, et a de toutes autres facilités. Nous ne traitons maintenant que de l’Agriculture isolée et prise purement en soi.
Je demande donc, si, supposant le territoire de ce village borné, le plus ou moins d’expérience dans l’agriculture n’est pas capable de l’étendre. Il y a un proverbe commun dans le labourage, qui est que les bonnes terres rapportent à proportion de la quantité de labour qu’on leur donne. Donnez-lui deux raies, disent-ils, elle vous rendra pour deux raies ; donnez-lui en quatre, elle vous rendra pour quatre.
Peut-être la fructification de cette bonne terre s’étendrait-elle plus loin encore, à proportion du travail ; mais en la laissant au point ci-dessus démontré par l’expérience, voilà toute la bonne portion de votre territoire doublée par le travail ; et au lieu de deux lieues de terrain, nous en avons quatre dans le fait, forte de conquête dont il ne sera parlé dans aucun Congrès. Ce double rapport nourrira le double d’hommes, augmentation de Population, et conséquemment de travail.
Cependant combien les plus simples détails de cet art ne sont-ils pas inconnus aux gens même les plus intéressés à s’en instruire ? Combien d’hommes aujourd’hui très éclairés, et peut-être d’entre mes Lecteurs, pensent, quand on leur parle d’une terre qui rend vingt fois la semence, et d’une autre qui n’en rend que cinq, que la première porte vingt charges de bled à la récolte, tandis que l’autre n’en rapporte que cinq ! Ils ignorent que, communément parlant, toute la différence entre ces deux terres consiste en la quantité de semence ; de sorte que celui qui possède la première de ces terres ne sème sur son champ qu’un septier de grain qui lui en rapporte vingt, et qui ne lui rendrait rien s’il en semait davantage, attendu que tout monterait en herbe : le possesseur de l’autre champ est obligé de semer quatre septiers pour en recueillir vingt ; en sorte que tout l’avantage du premier ne consiste qu’en la semence. J’ai rapporté cet exemple, comme ayant vu souvent des gens instruits se tromper sur cet article, et croire de bonne foi que les terres Léontines et celles d’Afrique, que les Anciens citent, comme rendant cent et cent vingt fois la semence, rapportaient vingt fois plus de grain réel que nos terres communes qui donnent environ, à prendre l’une dans l’autre, dix fois la semence.
D’autre part, les terres médiocres, par exemple, ne rapportent que du seigle ; et les propriétaires, riches surtout, ne se déterminent à les semer de cette sorte de grains, que quand ils y sont forcés, et que leurs terres se refusent au froment. La raison de cette répugnance est que le seigle est toujours évalué d’un quart au-dessous du froment ; mais un peu de lumières, d’expérience et de calcul leur apprendrait que le seigle par lui-même bien moins sujet à la nielle et aux autres accidents, que ne l’est le froment, rend par la grosseur de ses épis, un tiers plus de grain que le froment. Or, trois mesures de seigle à 15 livres, valent mieux que deux de froment à 20 livres. Le calcul est court et clair.
Je ne donne pas cette dernière induction comme une certitude, et comme un principe propre à tous les pays. Je m’en sers seulement comme d’un exemple qui démontre, ainsi que bien d’autres, que l’Agriculture, quoique de tous les arts le plus anciennement et le plus continuellement exercé, est peut-être de tous, celui qui est le plus offusqué de préjugés et d’ignorance. Pourquoi cela ? C’est que les lumières naissent de l’aisance et d’une honnête liberté.
Les premiers hommes, dont l’Histoire tant sacrée que profane nous conserve la connaissance, étaient plus habiles que nous sur cet article. Cette assertion est prouvée par ce qui nous reste des annales des anciens Égyptiens. Les Patriarches passaient leur vie à la tête de leurs troupeaux, qu’ils faisaient multiplier à l’infini. Jacob savait varier, par un artifice naturel, la couleur et la laine de ses agneaux. Bien peu de pâtres de nos jours seraient capables de ce genre d’attention.
L’esprit de conquête, et l’oppression qui en est la suite, bannirent bientôt les vertus et les soins pacifiques. Les arts passèrent de l’Asie dans la Grèce, pays sec de sa nature et de peu de rapport. Les Grecs, peuple ingénieux et porté à tout ce qui est du ressort de l’imagination, négligèrent bientôt l’essentiel pour s’attacher aux subtilités de l’esprit. Ils devinrent Législateurs, Philosophes, Poètes, Orateurs, Médecins etc. et l’Agriculture qui leur était moins nécessaire qu’à tout autre peuple, fut abandonnée aux esclaves. Ces Athéniens dont la politesse a passé en proverbe sous le nom d’Atticisme, et dont les progrès dans les beaux arts font depuis tant de siècles l’admiration de la postérité, passaient leur vie au théâtre, ou dans la place publique à guetter les fautes de grammaire de leurs Rhéteurs ; et leurs Magistrats étaient chargés du soin de leur faire venir des vivres par la mer. Les Lacédémoniens, dont on vante la vertu sauvage et cynique, laissaient aux Ilotes, qu’ils traitaient en esclaves, ou plutôt comme des bêtes de somme, le soin de les nourrir. Les premiers Romains forcés par la nécessité, cultivaient avec soin leur territoire, et ne furent jamais plus véritablement grands que quand ils surent se contenter de leurs propres légumes, et mêler les soins du labourage à ceux de la Magistrature et du Généralat. Mais l’esprit de conquête, qui ne les abandonna jamais, leur fit bientôt négliger les mœurs austères de leurs ancêtres. Les campagnes d’Italie surent livrées à des esclaves, et les Écrivains de cette nation en ont fait passer les plaintes jusqu’à nous. Affligés de tous les maux inséparables d’une prospérité suivie, et de la grandeur démesurée, ils ne gouvernèrent leur vaste Empire que pour le ravager, et l’Agriculture et le commerce surent également bannis du inonde connu.
Des barbares, ou, pour ainsi dire, une nouvelle création d’hommes, dévastèrent cet Empire affaibli, et formèrent de nouvelles puissances. Elles n’eurent d’attention pour les arts, que le soin d’en éteindre jusqu’au souvenir, en établissant le gouvernement militaire, et par conséquent l’oppression. L’esclavage, et de droit et de fait, fut le partage en Europe de la plus utile portion de l’humanité.
Ce n’est point ici le lieu de remarquer ce qu’il est sorti de lois utiles et de principes fondamentaux du sein de cette barbarie ; (car le propre des choses humaines est d’être un mélange continuel de bien et de mal.) Les lois féodales, les assemblées de la nation dominante pour y traiter des principaux objets du gouvernement, et autres usages que les nations les plus policées regrettent encore, sont et seront toujours des preuves que les plus saines lumières de l’esprit humain, et de la loi naturelle, percent à travers les plus épais nuages de l’ignorance et de la barbarie. Les principes d’honneur de l’ancienne Chevalerie ne laissent pas même à la Philosophie moderne l’avantage d’en être le masque.
Mais on ne nie pas que l’Agriculture et le commerce ne fussent l’objet de leur mépris. Il s’en faut bien cependant que ce ne fût au même degré. Ces braves nations ne connaissaient guères de vertus dont la valeur ne fût le principe et le point central ; la générosité, la franchise, la bonne foi, l’hospitalité, la noblesse, vertus si précieuses à ces anciens preux, prenaient leur source dans la force de l’âme et du corps, et dans l’indépendance de l’esprit. Ils regardaient le commerce comme propre à abâtardir l’une et l’autre, et n’attribuaient pas les mêmes effets à l’Agriculture, dont ils sentaient d’ailleurs l’indispensable nécessité. Aussi voit-on qu’ils exceptèrent, des points nombreux de dérogeance établis parmi eux, l’Agriculture exercée sur son propre champ : mais enfin tout ce qui n’avait pas trait à l’exercice des armes leur paraissait un acte de renonciation à la gloire et à toute prééminence ; et cet injuste préjugé s’est soutenu bien plus longtemps que n’a duré la trace de leurs vertus. Depuis près de cent ans, le Gouvernement en France a eu grande attention à établir et encourager le commerce ; mais il n’a encore rien fait de direct pour l’Agriculture. Je sais que l’un de ces objets tient à l’autre : nous le dirons assez dans la suite de ceci ; mais l’Agriculture est la racine, et cela se sent.
Je n’ai pas prétendu, par l’énumération vague que je viens de faire, démontrer que l’Agriculture est un art naissant ; la chose parle assez de soi. J’ai voulu dire seulement, que si parmi nous l’autorité tournait sa protection sur cette partie intéressante, elle trouverait la carrière neuve encore.
Indépendamment des bonnes terres et des médiocres qui pourraient être extrêmement bonifiées par une culture plus assidue et plus éclairée, il n’en est aucune dans ce qu’on met au rang des mauvaises qui ne pût être mise en rapport par l’industrie et la patience de l’homme. La nature nous démontre par ses seuls efforts qu’on peut tirer parti de tout. Il est peu de terrains sablonneux qui ne soient couverts de brandes, où il ne croisse des pins et autres arbres. Les montagnes les plus élevées, du moins dans nos climats tempérés, se couvrent d’elles-mêmes d’arbres et de verdure, et mille exemples nous montrent que les roches les plus arides peuvent être fertilisées par le travail.
Le Maltois attaché à un gouvernement doux et uniforme va chercher en Sicile de la terre, dont il charge ses bâtiments, pour en couvrir un rocher brûlé du soleil d’Afrique, qu’il change en jardins.
L’Agriculture est non seulement de tous les arts le plus admirable, le plus nécessaire dans l’état primitif de la société ; il est encore, dans la forme la plus compliquée que cette même société puisse recevoir, le plus profitable et le plus rapportant : c’est le genre de travail qui rend le plus à l’industrie humaine avec usure ce qu’il en reçoit.
La mer attend tout de la terre et de celui qui la fait valoir : il est inutile de le répéter ; mais je soutiens que les profits de l’Agriculture sont plus sûrs et plus considérables que le commerce maritime, ni la recherche de l’or.
Quant à ce dernier, la suite de cet Ouvrage démontrera que l’or n’est richesse, que de proportion ; que semblable au vif argent, il s’échappe des mains qui le possèdent, et entraîne avec lui tout ce qui a pu l’arrêter au passage : on ne peut le fixer qu’en l’ensevelissant, usage pour lequel ce n’était pas la peine de l’arracher des entrailles de la terre.
À l’égard du commerce maritime, je mets en fait, qu’en supposant qu’un propriétaire de terres se donnât la même peine pour faire valoir ses fonds sur son propre sol, ou sur celui d’autrui, par les soins de l’Agriculture, que s’en donne un négociant pour bien conduire son commerce ; que, prenant pour base de sa conduite personnelle la même économie sans laquelle il n’y a point de commerçant assuré, il eût d’ailleurs la même attention journalière à ne pas perdre un instant, à ne rien laisser arriérer, à spéculer pour fournir de nouvelles branches de production, relativement aux changements arrivés dans la consommation, à être averti des premiers, à tenir des comptes en régie, etc. je mets en fait, dis-je, qu’il ferait profiter ses soins, ses fonds et son travail au double de ce que peut produire aujourd’hui le commerce le plus lucratif.
Autre objet important, si l’on veut se souvenir de la distinction que j’ai établie au commencement de cet Ouvrage entre la sociabilité et la cupidité.
L’Agriculture est de tous les arts le plus sociable. Quelle noblesse, quelle généreuse hospitalité dans les mœurs de ceux qui passèrent leur vie à la tête de leurs moissonneurs et de leurs troupeaux ! Mais, sans aller loin, entrez dans le jardin d’un pauvre homme, il vous offre gratuitement et sans ostentation ce que l’artisan étale et farde pour le vendre. Qu’un agriculteur fasse une découverte, il se hâte de la communiquer à ses voisins. Toutes celles des autres arts sont des secrets qu’il a fallu voler ou acheter bien cher.
Je ne parle ici morale qu’autant qu’elle est relative à l’intérêt bien entendu ; et, à dire vrai, la morale la plus exacte est en tout et partout l’intérêt le plus réel. Mais sans entrer dans cette discussion, n’est-ce rien dans un État que l’habitude du travail et de l’innocence ? Fouillons les annales des Arts, nous rougirons des excès dont l’envie et l’intérêt y ont déshonoré la nature. Peut-on rien reprocher de semblable aux agriculteurs ?
Il est, je crois, décidé dans la spéculation que l’état le plus innocent est le plus heureux ; mais daignez l’essayer dans la pratique, courtisans disgraciés, et vous favoris de la société, à qui l’âge enlève chaque jour quelques-uns des arcs-boutants de votre mérite. En vain les uns affectent et jouent les dehors de la considération qui leur échappe ; en vain les autres cherchent à se rajeunir, ne se montrent qu’aux bougies, etc. Tout les avertit durement qu’ils ne sont plus ce qu’ils ont été. Un arbre, une fleur, ni même leurs cultivateurs ne savent point faire cette différence ; ils se prêtent aux soins de l’exilé comme à ceux du favori, et traitent le vieillard comme l’homme dans la fleur de l’âge.
L’Agriculture est donc le premier des Arts, comme le plus honorable à l’homme, le plus nécessaire, le plus utile, le plus innocent ; mille gens l’ont dit avant moi ; l’exemple des peuples agriculteurs, et de la partie de chaque peuple qui est livrée à l’agriculture, le démontre. Il était peu nécessaire de m’étendre sur cet article ; il le sera davantage de montrer ce qui en arrête chez nous le progrès, et quels seraient les moyens de l’encourager. Mais avant d’en venir là, je crois qu’il est utile de mettre sous les yeux un précis des avantages dont jouit en ce genre notre heureuse patrie.
CHAPITRE IV.
Avantages de la France relativement à l’Agriculture.
L’Auteur de la nature a, comme je l’ai dit, donné à l’homme la faculté de faire, au besoin, aliment presque de tout. Il a donné d’autre part à la terre de nourrir et vivifier dans son sein presque toutes sortes de germes, de plantes, et de fruits ; mais il faut encore que ce sein maternel soit attendri, réchauffé, humecté par le concours des autres éléments.
Ce concours lui est favorable presque partout, mais plus ou moins ; et l’industrie humaine en accroît encore les influences, et aide de la sorte à la nature. Il est cependant des lieux, où elle se refuse à nos soins et presqu’à toute espèce de production.
Le Samoyene et le Lapon cachés sous des neiges éternelles ne sauraient multiplier la mousse qui sert de nourriture aux rennes, dont le lait et la chair font leur unique subsistance. L’Africain errant dans des sables brûlants, travaillerait en vain à les rendre féconds. Le climat et le sol se refusent également dans ces diverses contrées ; en quelques autres, le climat aiderait, et le sol manque.
Les deux points, que j’ai cités, sont les deux extrémités de la température. En partant de l’une et de l’autre, et se rapprochant vers le centre, les biens et les dons de la nature se présentent selon les lieux ; de façon que ce qui manque à un canton de ce qu’un autre possède, y est remplacé par des productions d’un autre genre presque également analogues aux nécessités et commodités de la vie humaine. Mais s’il est un pays qui puisse jouir également de toutes ces productions, celui-là sans doute est le favori de la nature.
La France réunit tous ces avantages plus qu’aucun autre État du monde. Les Romains qui possédaient trois parties de l’univers, qui les parcouraient, gouvernaient et ravageaient également tour à tour, rendaient ce témoignage à la Gaule, telle qu’elle était alors relativement à sa Population, à la température de son climat et à la multitude de rivières, dont elle est arrosée. Ils ne connaissaient pas les avantages de la mer, si importants aujourd’hui, et que nous possédons d’une façon presque unique. Ce n’est pas encore ici le lieu d’en parler.
En considérant notre climat, la fécondité de la plupart de nos terres, ces montagnes, qui d’une part nous servent de frontières, et de l’autre placées au centre, distribuent des eaux dans toutes les parties de cette heureuse contrée, l’industrie et l’activité naturelle aux habitants, la fécondité de leurs femmes, et autres avantages physiques, l’on conçoit aisément que la France doit être la patrie de la Population et de l’abondance.
Les eaux qui sortent des montagnes, qui arrosent de toutes parts les vastes Provinces de ce Royaume, forment les rivières et les fleuves qui les portent à la mer. Il n’est presque aucune de ces eaux, qui par le travaille plus simple, et le soin seulement de les reprendre assez haut, et d’en détourner une partie pour les répandre sur les terres, ne fertilisassent les campagnes qui en paraissent les plus éloignées. Les Chinois, peuples chez lesquels il est de fait, malgré les relations exagérées, que presque tous les arts sont inconnus, ont néanmoins, sur l’article de l’agriculture des lumières pratiques qui nous feraient honte, d’autant plus que toutes leurs machines sont simples : ils élèvent les eaux par des roues, et les transportent sur leurs campagnes. Où voit-on de ces machines-là en France ? Et dans quel pays du monde aurait-on plus de facilité pour cela ?
Le célèbre constructeur du canal du Languedoc, homme auquel la patrie devrait des statues, n’a formé les bassins qui fournissent à la navigation immense et continuelle de son canal que de ruisseaux recueillis dans les montagnes, et qui se perdaient dans les vallées, sans que personne en profitât.
D’autre part, la température du climat permet, que, dans toutes les Provinces du Royaume, on puisse cultiver les productions utiles ou agréables des quatre parties du monde : de façon qu’elles y viennent comme dans leur patrie naturelle. Le détail à cet égard serait superflu.
La nature des terres enfin est telle en France, qu’à la réserve de quelques dunes au bord de la mer, et de quelques roches escarpées en petit nombre, il n’y a peut-être pas un pouce de terrain qui ne put être mis en valeur.
On sait l’offre que firent les Maures chassés de l’Espagne, de venir habiter les landes de Gascogne : et l’on est aujourd’hui surpris du refus qu’on leur fit de ces déserts. Il faudrait se transporter aux temps, avant de blâmer un gouvernement aussi éclairé que celui d’Henri IV et de son Conseil. L’autorité Royale n’était pas alors aussi reconnue, et la police aussi bien établie qu’elle l’est aujourd’hui. À regarder les choses de ce sens-là, une colonie de huit cents mille âmes était un peu forte pour un Royaume qui renfermait encore le germe des troubles civils. Cependant Sully, le grand et digne Sully, qui voyait tout et dans le présent et dans l’avenir, voulait qu’on les reçût. Si pareille chose arrivait aujourd’hui, il y a apparence que les sous-fermiers de la capitation l’emporteraient au Conseil. Mais en supposant que des raisons contraires prévalussent, et que les Anglais et leur naturalisation leur fermassent leurs portes, je doute que le Roi de Prusse les laissât retourner en Afrique.
Quoi qu’il en soit, ces terribles landes, où l’on ne découvre trace d’hommes que par des sentiers pendant quarante lieues de pays, seraient aujourd’hui habitées autant qu’aucune autre contrée du Royaume ; et qu’on ne m’oppose pas que je mets ici en fait ce qui est en question. Ces landes portent des pignadas, ou bois de pins très beaux, mêlés de chênes blancs : elles sont presque partout couvertes de brandes fort élevées. Toute terre qui porte, peut être fécondée par la culture et l’engrais, et fournir aux nécessités de l’homme. L’air, dit-on, y est fort mal sain, ainsi que les eaux : mais il y vit des habitants, quoiqu’en petit nombre : les bestiaux y sont petits ; mais ils peuplent considérablement : et d’ailleurs cette l’écoulement donné aux eaux pluviales qui séjournent tout l’hiver dans ces plaines sablonneuses ? Enfin j’ai vu moi-même, dans un enclos à portée d’une des huttes de ces bonnes gens, le bled de très belle espèce fraîchement coupé et encore entassé en gerbes dans les filions, tandis que le petit mil ou millet succédant à cette récolte, était déjà haut de plus d’un pied et demi. Ce double produit me parut un phénomène ; mais mon étonnement ne venait que de mon ignorance, et de ce que je ne savais pas qu’ils sèment au pied du froment cette espèce de petit bled, qui leur fait un double produit, et les sauve de la disette, en cas que la grêle ou quelque autre malheur détruise la première récolte.
Somme toute donc : ces terres sont propres à produire. Il n’en est aucune, de laquelle l’homme ne tire des richesses. J’ai déjà cité l’exemple du terroir de Marseille : je pourrais citer encore les environs de Paris. Les plaines de Grenelle, du long boyau, de S. Denis même, et les environs de Versailles ne porteraient seulement pas des brandes, si elles étaient éloignées de l’habitation des hommes. La preuve en est dans la nature de la terre et dans celle des gazons mousseux qui bordent les avenues des maisons et chemins. L’extrême Population seule et l’abondance des engrais qu’elle occasionne, forcent la nature marâtre à s’y montrer dans toute la pompe de la fertilité.
Je le répète donc, il n’y a pas un seul canton du Royaume, où, proportion gardée, et relativement aux besoins du pays, tant pour sa consommation intérieure, que pour son exportation extérieure, on ne pût porter au même point la production, et les efforts de l’Agriculture. Petit à petit nous en viendrons aux moyens, et dans la totalité de ces réflexions on trouvera, à ce que j’espère, que je ne systématise sur rien, et que je n’offre que des objets d’une utilité première, et des moyens faciles.
Aux avantages du sol et du climat s’en rapportent plusieurs ; autres, dont l’expérience seule nous montre la connexité avec ceux dont nous traitions tout à l’heure.
Nos montagnes, par exemple, heureux réservoirs de la nature, entre les avantages déjà cités, comme le nombre des sources, l’abondance des pâturages et des bestiaux, en ont encore de plus remarquables. La fécondité de l’espèce humaine n’est nulle part plus marquée que dans ces âpres retraites. Les hommes rendus laborieux par la difficulté, non seulement exposent à nos yeux des prodiges d’Agriculture ; mais encore sortants en forme de colonies de leurs pays, quand les neiges mettent fin à leurs travaux, ils descendent de toutes parts dans les plaines ; et leur laborieuse et frugale économie met à contribution non seulement les contrées voisines, mais les plus éloignées, et jusqu’aux pays étrangers.
Les habitants des pays de Comminges et de Foix se répandent pendant l’hiver dans les plaines du Haut-Languedoc et de la Gascogne. Les Auvergnats, les Limousins, les gens de la Marche inondent tout le Royaume, et font jusqu’en Espagne tous les gros travaux. On voit partout, sous le nom de Savoyards, les montagnards du Dauphiné et de la Provence. Ces gens-là multiplient à l’infini ; le travail ne les lasse jamais : ils vivent de si peu, qu’ils amassent des sommes considérables des plus petits gains multipliés ; et l’air de santé, qu’on leur voit à tous, prouve que le régime le plus dur, quand il est volontaire, est le plus salutaire à l’homme.
D’autre part, quel genre d’industrie possible ne germe pas dans cette nation active ! également propre à tous les arts libéraux et mécaniques, elle renferme dans son sein une multitude de nations différentes, réunies par une longue habitude de reconnaître une même domination, et de concourir aux mêmes objets relatifs, mais qui cependant différent entre elles de génie, de tempérament et de propriétés : de sorte que fraternisées d’une part entre elles par le Gouvernement et le mélange inévitable entre les différentes parties du même État, elles participent d’autre part à toutes les propriétés des nations étrangères, par le moyen des diverses Provinces qui sont limitrophes de chacune d’elles. Ainsi le Provençal a le feu et la vivacité de l’Italien, le Haut-Languedocien participe en quelque sorte de la gravité Espagnole, le Breton tient de l’Anglais, le Flamand du Batave, l’Alsacien de l’Allemand, le Comtois du Suisse, etc. et ces diverses natures viennent se raffiner dans le creuset de la douceur et de la politesse Française, qui sert de tempérament propre aux nations du centre du Royaume, vertus de la médiocrité, si l’on veut ; mais alliage excellent pour amalgamer et diriger vers le bien général les propriétés diverses et quelquefois excessives qu’apportent au centre commun les nations plus décidées.
Pour revenir à l’industrie : il n’est pas temps de parler de celle qui est relative au commerce proprement dit ; mais sans sortir du genre de l’agriculture, je me rappelle d’avoir vu un paysan renforcé, fermier en même temps de la grande trésorerie de Malte auprès de Corbeil, d’une grosse terre au-dessus d’Auxerre, et d’une autre plus forte encore en Picardie. Il me détailla les différents rapports de production et de secours, que se prêtaient mutuellement ces trois établissements, en apparence si éloignés et si divers, et je fus étonné des lumières que je trouvai sous cette grossière écorce. Il se forme dans Paris des compagnies pour les formes de terres situées jusque dans les Pyrénées, pour peu qu’elles soient de quelque considération. En un mot, généralement parlant, l’oisiveté et la misère ne sont jamais que forcées chez ce peuple industrieux.
Je ne sais dans quel conte des Fées j’ai lu que l’île Gélée était autrefois très florissante : on y labourait, on y bâtissait, le commerce et les arts y étaient en honneur, et ce peuple-là jouait un rôle dans le monde. Comme chacun faisait valoir son talent, un homme habile prouva par beaux dits que le génie et l’activité étaient contribuables, comme tous autres biens d’ici-bas : en conséquence on taxa toute industrie, et tant fut procédé d’après cette ingénieuse spéculation, que ce beau pays devint l’île Gélée.
Quant à l’industrie, dont je parle, il est convenu parmi toutes les nations policées qu’un des principaux soins du Gouvernement doit être de la répandre dans la société ; mais pour remplir ce devoir, il suffirait d’animer par des honneurs et des récompenses le zèle de ceux qui consacrent leurs études et leurs travaux à des recherches, dont le but est de l’étendre et de l’éclairer : quant au soin de l’exciter, on peut s’en rapporter à l’aiguillon du besoin. L’industrie est un don du Ciel assez généralement départi à tous les hommes, chacun dans son genre ; mais ce don ne saurait être développé que par la nécessité.
Ne confondons point : il y a deux sortes de nécessités, l’une de pénurie, l’autre d’abondance : l’une fait les mendiants, l’autre a fait les destructeurs de l’Empire Romain : l’une est sans ressources, l’autre les a toutes. La dépopulation fait la première, l’extrême Population fait la seconde ; mais l’extrême Population ne peut venir que de l’extrême agriculture. Songeons donc uniquement à rendre à la campagne ses habitants, à les éclairer dans leurs travaux, à les protéger, les soulager dans les malheurs, à mettre enfin en vigueur et en honneur leur utile profession.
Voudriez-vous me nier le principe, et me dire que rien ne fut plus peuplé que la Hollande, et que rien n’eut jamais moins de produit ? La réponse est aisée. Si je prêchais l’Agriculture, et proscrivais le Commerce, je ferais naître des hommes sans bras. Quand un État n’a point de territoire, il est inutile de lui enseigner à le cultiver : la Hollande prise dans l’état où vous me la citez, n’est qu’une ville entière, telle que je les demande, comme je le dirai ailleurs, c’est-à-dire, situées à portée des exportations et importations étrangères, et où tout le monde est occupé à vivre de son travail et non de ses rentes : mais doutez-vous que si nous donnions aux Hollandais la plus rude de nos montagnes, ou la plus aride de nos landes, elle ne fût bientôt en rapport ? en ce cas, vous ne connaissez guères cette nation industrieuse et intéressée.
Ces considérations me jetteraient hors de mon sujet actuel : elles viendront en foule dans le temps, et se rangeront par classe selon l’ordre des matières, autant du moins qu’il m’est possible d’en mettre dans ce que j’écris. Venons maintenant aux points principaux de ce premier livre, et considérons quels sont les inconvénients qui font languir l’Agriculture parmi nous ; ensuite nous traiterons des moyens de l’encourager.
CHAPITRE V
Inconvénients qui font languir l’Agriculture
La prospérité est aux États ce qu’est la maturité aux fruits de la terre ; elle en annonce, elle en nécessite presque la putréfaction. Nous avons dit que l’inquiétude est inhérente à notre substance, et fait partie de la nature humaine : le propre de l’inquiétude est de chercher toujours le mieux, et la recherche du mieux nous pousse au-delà du bien. Plus on court après le premier, plus on s’éloigne du second : la même action, dans les principes physiques, qui a changé la verdeur en maturité, pousse celle-ci jusqu’à la pourriture.
En conséquence, le premier état de l’homme, qui est l’Agriculture, étant pour lui le point du bien, il est tout simple que son inquiétude l’en arrache. Plus il s’en éloigne, plus il croit approcher du mieux, et plus en effet il dépasse le bien, ce qui est pis encore que de n’y pouvoir pas atteindre. Considérons maintenant, à l’appui de ces généralités, en combien de façons la prospérité de l’État a fait parmi nous déchoir l’Agriculture.
Plus une société s’étend, plus elle est tranquille au-dedans, plus elle est vivifiée par différentes sortes d’industries, plus aussi le jeu de la fortune y a de liberté. Dès lors les grandes fortunes deviennent des colosses, et les gros héritages absorbent les petits. Quelle différence cependant de la fertilité d’un petit domaine qui fournit à la subsistance d’une famille laborieuse, à celle de ces vastes campagnes livrées à des fermiers passagers, ou à des agents paresseux ou intéressés, chargés de contribuer au luxe de leurs maîtres plongés dans la présomptueuse ignorance des villes. Laudato ingentia rura, disait Virgile, exiguum colito.
Le territoire d’un canton ne saurait être trop divisé : c’est cette répartition, cette différence du tien au mien, principe de tous les maux, disaient autrefois les Poètes, qui fait toute la vivification d’un État.
Je me promenais un jour sur une terrasse rustique ; deux voyageurs passaient au bas dans le chemin : Je parie, dit l’un, regardant un enclos qui était au-dessous, que ce bien appartient au Seigneur. Oui, Monsieur, se hâta de dire un paysan, qui peut-être de sa vie n’avait trouvé occasion d’enseigner que cela. (Nous aimons tous à endoctriner, et peut-être en suis-je moi-même en ce moment un exemple assez ridicule.) Je m’en étais bien douté, reprit le voyageur, à le voir couvert de ronces et d’épines. Je fus un peu honteux ; car j’étais ce Seigneur-là : mais je me corrigeai en subdivisant mon enclos à plusieurs paysans qui y devinrent laborieux, déracinèrent les épines, y ont bien fait leurs affaires et doublé mon fonds.
Les gros brochets dépeuplent les étangs ; les grands propriétaires étouffent les petits. Qu’une terre dans une province éloignée tombe par héritage dans une grosse maison : toute une famille de gens de condition y vivait honnêtement, élevait ses enfants, les poussait au service, entretenait maisons et jardins, et consommait le revenu dans le pays ; au lieu de cela, c’est une goutte d’eau dans la rivière : à peine l’Agent a-t-il de quoi s’entretenir : les chouettes s’emparent du donjon, les colimaçons du jardin ; on coupe les bois, et le nouveau Seigneur n’en est pas plus riche.
Quand, dans un grand État, il arrive, que par quelque exception fondée sur la stérilité naturelle du sol, ou sur l’éloignement du séjour des grands propriétaires, les terres se trouvent réparties en différents petits héritages, chaque ménage tire du sien des ressources qui le font vivre de ce qui ne serait pas même fumier dans un grand : les fruits réels payent les charges de l’État ; l’industrie et l’économie font vivre le propriétaire cultivateur, qui croit devoir sa subsistance à son champ, et qui l’en estime davantage. Mais au contraire, plus ces petits héritages engloutis, pour ainsi dire, dans les grands, perdent de cette fertilité que leur donnait la présence et l’attention continuelle du maître, plus la subvention due à l’État devient à charge au propriétaire déjà dévoré par tous les sous-ordres du luxe et de la paresse ; plus en conséquence, la valeur des terres baisse dans l’estime publique et particulière. Or, s’il est vrai que plus nous prisons une chose, plus nous y donnons de soins : s’il l’est encore, que la terre ne peut valoir que par nos soins et notre travail ; qu’on juge quel vice c’est dans un État, que la diminution de la valeur des terres dans l’estime publique. Qu’on réduise au produit de cette spéculation simple, et dont la démonstration est sous les yeux de tout le monde, l’estime que méritent les soins d’un Gouvernement, qui au lieu de tendre, par tous moyens doux, à la subdivision des fortunes et héritages, autoriserait et appuyerait au contraire les réunions de convenance, et pousserait l’imprudence jusqu’à forcer celles qui sont sous sa main. Un Bénéficier, un Dignitaire demande et motive par les raisons les plus spécieuses, la réunion à sa place de plusieurs autres Abbayes ou Bénéfices qui sont à sa bienséance ; il sait en cela sa charge, peut-être fait il aussi le bien de son Église ; mais il ne fait assurément pas celui de l’État : on démolit d’antiques monuments, dont l’entretien aurait été à charge au nouveau propriétaire : on retire dans les villes des Desservants qui faisaient vivre la campagne, ou, pour mieux dire, on les fait rentrer dans la terre ; car leur dépouille n’accroît point le nombre, mais seulement les commodités de ceux qui les engloutissent : l’État y perd des sujets, la campagne des habitants aisés, si nécessaires à l’entretien du pauvre, et la terre l’œil du maître.
Il n’est rien de si fou que la raison humaine ne puisse regarder comme sagesse : un temps viendra peut-être, où l’on verra des bureaux, dont les fonctions pourraient être exprimées par ce titre : Tribunal de la dévastation. L’objet en serait de détruire des maisons ruinées, et d’en réunir les revenus à d’autres plus dignes d’être conservées. S’il nous est permis de pousser plus loin la prévoyance, nous pourrions presque prédire les moyens habiles et sûrs dont on s’y servirait pour former le tableau des proscriptions. On écrirait d’abord dans les Provinces que le dessein du Gouvernement est d’aider les maisons obérées, et, par cette ruse aussi utile que noble, on obtiendrait un état des revenus et des dettes de chaque maison, fidèle sans doute comme le moyen qui l’aurait procuré. Sur cela la fatale liste serait dressée précisément dans la direction contraire à l’objet de tout bon Gouvernement, qui est d’appuyer le faible contre le fort, au lieu qu’ici les maisons protégées seraient aidées de tout le poids de l’autorité à envahir les biens des maisons voisines. Mais si jamais nos neveux voient établir le funeste abus d’une politique destructive, voici à peu près les raisons dont ils pourraient combattre cet étrange système. Vous soutenez, diraient-ils à ses auteurs, que tant de maisons religieuses multiplient inutilement le célibat, qu’elles sont à charge l’État, à qui elles demandent sans cesse des secours ; que ruinées par les révolutions passées, la misère y introduit le relâchement, et qu’elles scandalisent, au lieu d’édifier ; que la plupart soumises à des Supérieurs incapables de se conduire eux-mêmes, affectent une indépendance des Supérieurs Ecclésiastiques, qui est de mauvais exemple ; qu’elles vivent misérablement enfin, et dans la paresse : reprenons chacune de ces objections. À l’égard du célibat, vous ne supprimez encore que des maisons de filles, et je vois dans l’État six fois plus de filles nubiles que d’hommes qui veuillent se marier. Elles sont à charge à l’État ? qu’il supprime entièrement ses secours ; les maisons qui ne peuvent s’en passer tomberont d’elles-mêmes, ou chercheront d’autres ressources dans leur travail, dans l’ordre et l’économie de l’intérieur. Dans toutes les autres classes de citoyens, le Gouvernement s’embarrasse-t-il d’examiner si plus de gens embrassent une profession qu’elle n’en peut nourrir ? La réforme se fait d’elle-même, et le nombre s’en proportionne bientôt tout naturellement aux moyens de subsistance. Quant au relâchement ; c’est à la police Ecclésiastique et Civile à y pourvoir : il est plus aisé de les soumettre aux Supérieurs les plus dignes, que de les détruire. Et pour ce qui est de la paresse monastique, je la crois au moins aussi établie dans les maisons riches, que dans les pauvres. Si cela est ainsi, c’est un vice qui tient au relâchement auquel nous avons pourvu ci-dessus. Voilà vos raisons combattues, daignez maintenant écouter les nôtres. Ces maisons, que vous supprimez, servaient de retraité pauvre, il est vrai, mais à de pauvres filles élevées pauvrement, et conséquemment tout à cet égard se trouvait de niveau et à sa place ; au lieu qu’elles n’ont pas de quoi se faire admettre dans celles que vous conservez. Elles élevaient les filles du bourg et du voisinage, dont elles se chargeaient pour de très petites pensions ; et c’est quelque chose que l’éducation, même telle quelle, pour qui n’est pas en état d’en recevoir chez soi, ni de s’en procurer dans les grosses maisons. Ces maisons pauvres entretenaient des bâtiments que vous ne sauriez réunir à celles qui les dévorent, et qui devenus inutiles dans des lieux déjà mal habités, ne font qu’accroître les ruines. D’entre leurs revenus mêmes les plus solides, la plupart viennent à rien entre les mains de possesseurs plus éloignés et moins attentifs : ce sont de petites rentes, qui souvent ne valent pas les frais de collecte ; des enclos très rapportant, en ce qu’ils fournissaient à leur subsistance, devenus friches par la chute de la maison etc. les petites libéralités des parents et leur industrie faisaient le reste : de ces maisons, les unes élevaient des vers à soie, d’autres faisaient des ouvrages à la main, des liqueurs, des toiles etc. Tous ces menus détails sont des riens ; mais n’aurez-vous d’attention à ces riens que pour les détruire ? Oh ! réformateurs à coups de coignée, vous êtes les plus mal habiles des jardiniers.
Cette digression, qui m’a mené loin, paraîtra déplacée d’abord et prématurée ensuite ; mais j’en crois le fond de quelque importance, et peut-être l’aurais-je oublié ailleurs. Revenons.
Les grandes fortunes sont cependant, comme je l’ai dit, une suite naturelle de la prospérité d’un État ; l’accroissement des besoins du fisc et des facilités qu’il a d’étendre ses rameaux sur tout le territoire, en est pareillement un effet nécessaire, d’où s’ensuit que, par un enchaînement simple, le discrédit des terres naît, si l’on n’y prend garde, de la prospérité même d’un État.
Il est des pays où l’industrie du fisc a, pour ainsi dire, fasciné les yeux du cultivateur au point qu’il se regarde encore comme propriétaire absolu, tandis qu’il n’est pas même fermier à titre honnête. Ce doit être le nec plus ultrà de l’organisation des finances : une entreprise, une opération de plus peut tout à coup défiler les yeux, ou du moins jeter par ses effets dans l’accablement.
Le Mogol est propriétaire des terres dans son Empire immense semé de déserts, et le peu de sujets qui lui restent, eu égard à la Population des pays vivifiés, vit au jour le jour, et enterre l’or qu’il a pu ramasser, sans se soucier de rien édifier ni planter.
Du discrédit des terres, dont je traiterai plus au long ci-dessous, naît naturellement le dégoût de la profession d’Agriculteur. L’économie de campagne, sorte de travail également attrayant et actif, n’offre, ni à l’ambition, l’espoir d’une fortune rapide dont on voit tant d’exemples dans un grand État, ni aux passions, l’appas trompeur des voluptés, les distinctions promises à la politesse et aux arts. L’urbanité une fois établie primera toujours parmi les hommes : le citadin se met an moins à son aise avec l’agriculteur, celui-ci sera au moins embarrassé devant le citadin ; l’homme cependant aime à primer. Ainsi donc, la cupidité, la paresse et l’orgueil sont d’accord pour faire mépriser la profession d’agriculteur dans un grand État.
Une fois, en voyageant bien loin, je me trouvai par hasard dans un Royaume, où, sans le savoir, l’on allait à peu près ce train-là. J’y vis un homme considérable qui cherchait en même temps un Secrétaire pour lui et un Économe pour faire aller une terre voisine de la ville où il habitait, et où il voulait entretenir un gros ménage d’Agriculture, pour en tirer ses provisions. Pour le premier de ces deux emplois, il se présenta une infinité de jeunes gens bien mis, bien élevés, ayant fait leurs études, et avec des connaissances sur l’histoire etc. la plus belle main du monde, sachant faire des lettres sur un mot, enfin tout ce qu’il fallait, et cela à choisir pour 100 livres. Quant à l’économe, il ne lui vint que des crasseux, des ignorants, et des fripons : un seul me parut entendu, homme de bon sens et capable ; mais il demandait 1500 liv. d’appointements. Peuple de Caméléons, leur dis-je, vous prétendez donc un jour vivre de l’air ?
D’autre part, l’administration d’un grand État incline naturellement vers des vices de constitution qui inquiètent sans cesse le laboureur, et le gênent jusque dans le choix de son travail et le débit de ses fruits. Nous traiterons ailleurs cette matière au long.
Je suppose néanmoins qu’on lui laisse à cet égard toute liberté. Je conversais un jour avec un homme qui disait avoir été condamné en Afrique à chercher une route pour traverser cet immense continent. Il passa quelque temps parmi les peuples barbares de cette contrée, et s’étant sauvé depuis, il prétendait avoir trouvé des traces de quelques sortes de notions qu’il y avait eu autrefois chez ces peuples, qui ont à peine aujourd’hui figure d’hommes : il soutenait qu’ils avaient jadis connu l’Agriculture et le travail, mais que bientôt on la leur fit oublier par deux arrangements politiques dignes de l’entendement actuel de ces peuples malheureux. L’un était qu’aussitôt qu’un propriétaire faisait quelque nouvel établissement sur son fonds, qu’il y bâtissait, plantait etc. les Receveurs de l’État grossissaient la cotte proportionnelle de cet homme, comme étant plus en état de la supporter qu’un autre. Le second arrangement était que sous prétexte de conserver les denrées dans l’État, en cas de famine, il était défendu non seulement d’en faire sortir de chez eux, mais même d’en faire passer d’une Province à l’autre sans des permissions nécessairement sujettes à toutes sortes de monopoles : de façon que, quand les grains étaient communs, les insectes si voraces en Afrique les mangeaient dans les greniers, et quand ils étaient rares, le profit était pour les monopoleurs, et la disette pour tout le monde. Cela découragea le peuple qui redevint Hottentot. Ô cerveaux brûlés, m’écriai-je, que nous sommes heureux de vivre dans des climats, où l’on ait le sens commun, et où l’on sache s’en servir !
Nous l’avons dit, le plus ultrà est la devise de l’homme : ses désirs le déplacent au physique, ainsi qu’au moral. Le villageois habiterait un bourg, s’il pouvait perdre son champ de vue ; le bourgeois n’aspire qu’à s’établir à la ville ; et l’homme de ville envie le sort de l’habitant de la capitale. Ce désir universel tend cependant, comme je l’ai dit ailleurs, à faire perdre à l’État la forme de pyramide pour prendre celle de cône renversé. La prospérité d’un État aide encore à cette fâcheuse propension.
L’étymologie du mot nous apprend qu’une Capitale est aussi nécessaire à un État, que la tête l’est au corps ; mais si la tête grossit trop, et que tout le sang y porte, le corps devient apoplectique, et tout périt.
Chaque propriétaire de terres doit une portion de son produit au Souverain ou à l’État. L’industrie de chaque homme lui doit encore plus ou moins, selon les lois ou usages fiscaux d’un pays, par les droits établis sur les consommations, exportations, sur les matières premières, sur les ouvrages, etc. Toutes ces sommes immenses relativement à tout autre revenu dans l’État, font en partie consommées dans la Capitale. Le séjour nécessaire des grands Officiers de la Couronna ou de l’État, celui des Officiers des Tribunaux supérieurs et autres employés dans le nombre infini de Charges que demande l’organisation supérieure, qui tous consomment à la Capitale non seulement le produit destiné à leurs appointements et profits, mais encore celui de leurs propres fonds, le produit encore qui subvient aux frais de l’éducation des enfants etc. tout cela, dis-je, fait un bloc prodigieux, et qu’il est bien difficile de tenir dans la proportion nécessaire à l’harmonie, relativement à la force constitutive des autres lieux, qui devraient former des échelons proportionnés pour arriver à la Capitale.
Que sera-ce donc, si, en abandonnant les Provinces à une forte de dépendance directe, et ne regardant leurs habitants que comme des régnicoles du second ordre, pour ainsi dire si en n’y laissant aucuns moyens de considération et aucune carrière à l’ambition, l’on attire encore tout ce qui a quelques talents à cette Capitale ? Si, par une continuation d’aveuglement, on ouvrait la porte aux évocations des Tribunaux des Provinces à la Capitale : si l’on y prodiguait les récompenses aux moindres services, soit d’utilité, soit d’agrément : si l’on permettait enfin, que, par une infinité de petites séductions de détail, l’inférieur en Province eût toujours le droit de tenir tête à son Supérieur, pourvu qu’il eût quelque connaissance en sous ordre dans les Employés au détail du Gouvernement : si le moindre Bourgeois ou Officier pouvait parler au loin d’écrire en Cour etc. dès lors, par un bout ou par l’autre, tout tendrait à cette Capitale, qui étoufferait du sang arrêté dans les autres parties.
Si d’autre part, sous prétexte de veiller à leur perfection y on y attirait les manufactures, au lieu de les répandre dans les lieux, où la vivification, nécessaire partout, n’a aucune des ressources ci-dessus : si l’on y établissait les maisons communes de charité et de retraite, au lieu de les envoyer aux lieux, où le produit est plus abondant, et la consommation moins assurée, l’accroissement de cette Capitale serait sans bornes, et cet accroissement devrait être pris pour une preuve d’abondance dans l’État, à peu près comme le sont d’énormes loupes, de la santé du corps.
La prospérité d’un État établit dans son sein une infinité de rameaux d’industrie et de natures de biens, qui tous paraissent au premier coup d’œil plus commodes et plus disponibles que ne l’est la possession des terres, appas trompeurs qui séduisent et détournent l’humanité en général. L’homme toujours prompt à se redresser, ne semble pouvoir être courbé vers la terre que par la nécessité.
Les propriétaires des terres, qui supportent d’abord les plus grandes et les plus onéreuses des charges publiques, et qui sont moins en état de s’y soustraire que personne, qui du second bond ressentent le contre coup nécessaire de toutes celles qui sont établies sur les consommations, sur les débouchés, entrées etc. ont encore une infinité de fléaux et d’embarras, que n’ont point les rentiers et possesseurs de toute autre sorte de biens fictifs et de revenus réels. Les intempéries du climat et les incertitudes des saisons, qui souvent au dernier jour détruisent toutes leurs espérances, sont d’abord un poids toujours plus incliné du côté de la crainte que de celui de l’espérance. Cet article, dira-t-on, regarde plus les entrepreneurs de leurs revenus, nommés fermiers, que les propriétaires. Mais outre que je considère ici le propriétaire dans son état primitif, il est toujours vrai de dire que le fermier proportionne sa rente aux risques de son entreprise, et conséquemment, que ces risques sont toujours à la charge du propriétaire. J’en dis autant des mortalités de bestiaux, fléau qui diminue le fonds de moitié, et souvent du tout, si le propriétaire n’a des fonds en réserve pour remonter ses étables. Ajoutez à cela l’assujettissement, les procès et autres embarras. Tout concourt dans l’État politique, tel qu’il est aujourd’hui constitué chez les nations policées, à rendre le sort du propriétaire des terres plus malheureux, proportion gardée, que celui de tous les autres membres de l’État.
Il est en conséquence très commun d’entendre dire, que tout homme, quelque riche qu’il soit, ne saurait jouir d’une certaine aisance, si tout son bien est en fonds de terres. La chose n’est que trop vraie, attendu la folie et la vanité des propriétaires, qui dépensent toujours plus qu’ils n’ont. Il est même très certain que, tandis qu’un rentier, qui montera exactement sa dépense sur ses revenus, se soutiendra longtemps sur le même pied, sans être obligé d’altérer ses fonds, son voisin, dont le revenu est en fonds de terres, ne sera pas dix ans sans manger un tiers de son fonds, s’il a fait le même calcul ; attendu que les cas fortuits, les réparations etc. enlèvent souvent un quart, et quelquefois la moitié de ses revenus, et que la dépense allant toujours, nécessairement la boule de neige grossit.
Mais ce n’en est pas moins un mal que cette opinion se soit établie. Elle n’a au fond que l’apparence, qu’on peut détruire par mille raisons tout autrement réelles.
1°. Il est dans la nature de l’homme de travailler solidement, et de chercher à se perpétuer dans ses propres ouvrages. Plus l’on remonte aux premières institutions de l’humanité, plus l’on en trouve des preuves, et ce principe ne peut être disputé. La frivolité de la nation d’une part, l’abondance de l’or, grand corrupteur de la nature, de l’autre, semblent nous avoir entièrement inclinés vers l’intérêt personnel et momentané, qu’on appelle jouissance. On place son bien à fonds perdu, on bâtit, on se meuble, on vit enfin uniquement pour soi ; mais cet on que j’admets ici, et qu’un petit nombre d’individus habitants de cette folle Capitale regarde comme général, est cependant très rétréci. Les Provinces entières, et, à Paris même, tout ce qu’il y a de gens de travail, d’honnêtes bourgeois, d’hommes d’une profession grave, de Noblesse attachée à son nom et à sa famille, tous les honnêtes gens enfin, loin de suivre cette méthode monstrueuse, d’éteindre son patrimoine en même temps que le dernier flambeau de ses funérailles, ne la tolèrent que dans les gens qui n’ayant point d’enfants ni de suite, et disposant d’un bien qu’ils ont acquis, se procurent une aisance qu’ils supposent nécessaire, et dont ils n’ont de compte à rendre à personne. Mon dessein n’est pas ici de blâmer ; mais je dis que chacun aime à placer solidement sa fortune, et l’on convient qu’il n’y a pas de possession plus solide que les terres une fois bien liquidées. Rien n’emporte le fonds en totalité, et au pis aller, dans des temps de calamité, elles offrent un asile et une subsistance assurée, qui peuvent manquer au possesseur de toute autre sorte de biens.
2°. Elles donnent toujours une sorte de lustre et de rang, indépendamment de la prééminence et juridiction des fiefs sur leurs habitants : invention, qui, quoique Gothique, n’en est pas moins admirable, par mille raisons qui ne sont pas de mon sujet actuel. Le propriétaire des fonds a naturellement une juridiction de dépendance sur les cultivateurs, une considération et un rapport naturel dans le pays, au lieu que le possesseur de contrats n’est connu que du Procureur qui veille a la conservation de son hypothèque ; et l’homme dont le bien est en maisons, n’a de relation pour cela qu’avec son Entrepreneur Maçon, et le Notaire qui passe les baux.
3°. Le prix des terres et leur valeur doit naturellement recevoir une augmentation proportionnelle à celle du prix des denrées. Tel homme acheta, il y a cent ans, une terre cent mille livres ; si ses enfants la possèdent aujourd’hui, elle vaut presque le double, toutes autres choses étant égales, et le revenu en a monté presque dans la proportion. Si au contraire cet homme eût fait un contrat a six pour cent, forte d’intérêt alors usité, son contrat, supposé qu’il subsiste encore, chose presque inouïe, a d’abord certainement diminué au taux du Prince, d’un sixième de revenu, et par conséquent de fonds. Il y a grande apparence qu’il diminuera dans peu d’un cinquième encore, en supposant qu’il ait échappé à la révolution du système qui a mis a trois, deux, et quelquefois un pour cent, tous les contrats qui ont été conservés ; mais en admettant qu’il eût échappé à toutes ces révolutions, chose impossible, six mille livres de rente, il y a cent ans, valaient mieux que douze aujourd’hui, tant à cause du haussement du marc d’argent, que relativement à celui du prix de toutes les denrées et marchandises. La moitié de la fortune de cet homme s’est donc fondue par le laps de temps.
4°. Chacun compte sur son industrie. Il est certain que les terres offrent un vaste champ d’amélioration ; on jouit de ce qu’on espère, presque autant que de ce qu’on possède ; et, dans le fait, l’homme le moins entendu n’a qu’à se prêter aux vues des colons et habitants de la campagne, mettre les profits de son économie sur son fonds, il en doublera et triplera le produit, bien plus rapidement que ne pourrait faire le plus avare possesseur de contrats, en employant les revenus à en faire d’autres.
5°. Il y a toujours des profits et des revenants bons dans les terres, et jamais dans les autres biens ; des ventes de bois, des mutations de fiefs etc. font des ressources inconnues ailleurs, et qui sont souvent de la plus grande utilité.
6°. Enfin, un contrat, ou tout autre emplacement est sujet au remboursement, s’il est bon, dans le temps où le remplacement est le plus difficile, et à la banqueroute, s’il est mauvais, sans qu’on puisse jamais exiger son fonds, quand on en aurait besoin. On ne saurait lier les mains d’un héritier dissipateur sur des effets de cette espèce ; on ne peut les perpétuer dans sa famille. En un mot, toutes les raisons solides sont pour la propriété des terres, et l’on ne finirait pas si on voulait les énumérer en détail.
Cependant, sans s’arrêter à l’opinion publique, article sur lequel tout le monde est sujet à se méprendre, le fait parle et nous indique le vrai dans ce point-ci. Que le Clergé, que les Pays d’États, que les Princes et les Particuliers même cherchent des emprunts, la foule y est, et c’est à qui prendra date pour être reçu à apporter son argent. On sait cependant que les placements les plus solides en France deviennent chaque jour moins sûrs, en proportion de ce que la somme des engagements s’accroît. D’autre part, les plus belles terres sont dans les Affiches, et cela à choisir, en tout genre, pays et coutume, et l’on ne vend rien, ou difficilement. Ce n’est plus aujourd’hui le temps de dire que les gens à argent n’osent faire des placements d’éclat : chacun ose et jouit maintenant à sa guise du fruit de ses travaux et de son bonheur ; mais le fait est qu’on ne veut point des terres. Examinons en passant les causes de cet engourdissement si fatal à l’État.
La première sans contredit et la plus réelle est le prodigieux gonflement de la Capitale ; tout l’argent y vient par les raisons déduites ci-dessus. L’homme suit le métal, comme le poisson suit le courant de l’eau, et tout vient à Paris. Les délices et les préjugés de la Capitale tendent tous à établir la mollesse, et l’éloignement du travail pour qui peut s’en passer. Les terres demandent des soins, et quelque résidence, du moins passagère ; on ne veut point de cela : les campagnards sont si rebutants ; quelle société ! (car à force de parler société nous deviendrons tout à fait insociables) les parcs de nos pères sont si raboteux : point d’arbres en boule, ni treillage en bois dans les dehors : moins encore d’entre sols, d’appartements, de bains et de lieux à l’Anglaise dans les maisons. Que faire sans tout cela ? Il s’agit donc de ce qu’une terre rend portable à Paris. L’ancien possesseur mettait tout à profit, connaissait son monde, organisait sa besogne ; le riche qui lui succède attend qu’on le vienne chercher, qu’on ait payé son portier et ses valets pour avoir audience de Monseigneur, et obtenir la ferme à bas prix. Ce ne sera point un économe et honnête laboureur qui se donnera ces mouvements-là ; la Ville l’effraie, et l’insolence des sous ordres le rebute : voilà donc un intrigant et souvent un fripon devenu fermier, et chargé en outre de la confiance du maître ; il fait la portion de l’intendant, il envoie des pâtés au maître d’hôtel, et des fromages au Suisse ; tout chante ses louanges dans la maison. De son côté il sait où reprendre tous ces frais, il vexe les habitants, excite des refus et des procédures qui produisent des non valeurs, article le plus rapportant de son compte. D’autre part, comme on s’en fie à lui, et qu’on n’y vient jamais, il arrive malheurs sur malheurs, cas fortuits, réparations, et le maître ne trouve au bout de l’an que du papier en recette et dépense. Voilà pour les terres éloignées.
Celles qui sont à portée ont l’honneur de voir le Patron ; il arrive, l’avenue est trop étroite et de côté, il faut en marquer une autre, deux contre-allées ; trente toises de largeur et autant que la vue peut s’étendre ; le terrain d’une bonne métairie devient avenue, et le produit zéro. Le parc, les charmilles, le quinconge, le labyrinthe, les arbres en boule, autre zéro : trois cents arpents en ce genre ne sont pas trop ; le potager était trop étroit, il faut des ados, des murs de partage, une pompe pour amener des eaux, des serres chaudes, une orangerie. Les terrasses sablées, les élagueurs, tondeurs, l’entretien de ces potagers, dont il arrive quelques primeurs à la ville, le soin d’entretenir et ratisser toutes les allées du parc, de maintenir les pompes, etc. si tout cela ne coûte que 10000 livres, ce n’est pas trop. Dans la maison les meubles, les vernis etc. demandent un Concierge. Si ce pauvre homme, sa famille et les frais d’entretien ne coûtent que cent pistoles, c’est bon marché. La terre valait 15000 liv. de rente, elle revient à 400000 liv. avec les frais, on y en a dépensé 60 pour la rendre digne du maître ; le terrain mis en décoration a diminué la ferme de 4000 liv. il en coûte onze d’entretien, reste à rien pour Monseigneur. Mais son voisin dans la place Vendôme, et lui-même quelquefois compte ; cette terre, dit-il, me tient lieu de 23000 liv. de rente et ne me rend rien, d’où lui et ses semblables concluent, ce sont de mauvais biens que les terres.
Une autre raison du discrédit des terres est le manque de confiance et de bonne foi ; on s’en plaint, je crois, dans le commerce et partout, mais cela n’est pas de mon sujet.
Il est de fait que jamais il n’y eut moins de confiance ; parce que jamais il n’y eut plus d’or et plus d’avidité pour l’or chez les grands et les petits. Jamais aussi il n’y eut entre les propriétaires des terres et les cultivateurs moins de ces rapports d’intérêts et d’honnêteté, qui forment l’union et établissent la confiance.
On a beau dire, l’homme est un insecte de telle nature qu’on ne saurait tant le presser, qu’il ne se retourne pour piquer le talon qui l’écrase ; mais il est pareillement sensible aux bienfaits, et il n’est férocité et malice humaine que la vertu et la bienfaisance n’apprivoisent.
Les gens de plume et d’écritoire, qui ont, à force de projets, d’ordonnances et de règlements, changé la constitution subalterne de l’État, et qui, eux-mêmes enveloppés des faibles débris de leur édifice, ont, aussi promptement que la haute Noblesse, fait place à tous les potirons que la faveur, l’intrigue, la rapine et l’industrie élèvent de toutes parts, ont établi un préjugé contre l’ancienne constitution de la Monarchie ; et cette opinion, de malice chez eux, l’est devenue d’ignorance dans tout le reste de la nation, et même parmi ceux qui y ont le plus perdu. Le peuple, disent-ils, avait autrefois mille tyrans au lieu d’un maître. Si l’on entend par cet autrefois les temps du Roi Robert et de quelques uns de ses successeurs, la chose ne peut être disputée ; l’anarchie était générale, ainsi que la férocité : mais ces temps de convulsion pour le corps politique ne sont point ceux que nos docteurs ont en vue ; il nous en reste trop peu de traces, et les malheurs d’un tel renversement de toute société sont trop reconnus, pour qu’il soit nécessaire de les citer. Les siècles écoulés depuis S. Louis jusqu’à nos guerres de religion sont plus débrouillés ; et s’il était question de disputer sur la force intérieure de notre constitution d’alors, je défierais les Juriscontes les plus habiles en Droit public, de m’y démontrer les maux de la tyrannie, dont les effets sont toujours parlants. Qui de nous se chargerait aujourd’hui de faire dire à un Auteur Anglais ce que dit Mathieu Paris, en parlant de saint Louis, Le Seigneur Roi des François, qui est le Roi des Rois de la terre, tant en vertu de son onction céleste, que par la supériorité de sa milice… Eût-on respecté de la sorte le Souverain d’un peuple livré aux brigandages de l’anarchie ?
Le dénombrement de la France fait sous Charles IX portait dix[2] neuf millions d’habitants, et celui fait sous Louis XIV n’en donne que dix-sept. Nous n’avions cependant ni le Roussillon, ni le Bearn et la partie de la Navarre qui nous demeure, ni la Bresse, le Bugei, ni la Franche Comté, l’Alsace et les trois Evêchés, la Principauté de Sedan ; la Somme était notre frontière du côté de la Picardie. Le Royaume enfin était d’un grand cinquième moins étendu. L’on me dira que le dénombrement de Charles IX était fautif ; mais je réponds que nous ne nous y prenons pas aujourd’hui de façon à en faire de plus exacts. Or, ou toutes les régies sont fausses, ou jamais un peuple tyrannisé ne sera nombreux.
Avant de finir l’article de l’anarchie des siècles passés, je prierai ceux qui regardent mon opinion comme un paradoxe, de rechercher dans les Auteurs instruits et contemporains de ces temps prétendus malheureux, l’opinion qu’on avait alors de la constitution de la Monarchie Française, et de l’ordre qui régnait au dedans. On en trouvera des traces dans plusieurs ouvrages. Je me contenterai de placer ici quelques endroits que j’ai notés autrefois, en lisant les réflexions de Machiavel sur la première Décade de Tite-Live. On n’accuse pas cet Auteur d’être mal instruit, et, si son cœur eût été aussi droit que son esprit était éclairé, sa réputation ne serait pas étrangement mêlée. Tel qu’il est, son plan de politique n’est assurément pas de maintenir l’anarchie ; et s’il est en quelques endroits pour le gouvernement violent, c’est au Prince et à la République qu’il le conseille, et toutes ses vues tendent à établir non seulement la soumission, mais l’obéissance passive parmi les sujets. Écoutons-le parler cependant sue la France dans le quinzième siècle. Je n’ai pas tout noté dans le temps, et je n’ai pas aujourd’hui celui de relire.
Chapitre 16. Discours sur la première Décade. « C’est ainsi que subsiste le Royaume de France, auquel on ne vit en repos et en sûreté que par le moyen des Lois qui y sont, lesquelles les Rois sont tenus de garder, et qu’ils gardent saintement. »
Dans le Chap. 19. « De là je conclus qu’un Prince commun ou faible se peut bien porter après un excellent ; mais deux ou trois semblables l’un après l’autre sans difficulté ruineraient tout, si ce n’était comme en France, où l’ordre et la police ancienne soutiennent le faix de la Monarchie. »
Dans le Chap. 58. « Ce Royaume-là (la France) est trop bien réglé et gouverné ; même mieux, à mon avis, qu’autre qui soit dans l’univers. »
Dans le Chap. 10. du troisième Livre. « Les Royaumes aussi ont pareillement besoin de se renouveler et de ramener leurs Lois à leurs principes, et on voit le grand bien que cela rapporte au Royaume de France, qui est le Royaume qui vit sous les Lois et les Ordonnances plus que pas un autre, desquelles les Parlements sont les gardiens et les protecteurs, spécialement celui de Paris ; lesquelles sont renouvelées par lui toutes les fois qu’il fait une exécution contre un Prince du Royaume, et qui condamne le Roi en ses Arrêts. »
Dans le 41e Chapitre. « Ce que les Français imitent en paroles et en actions, quand il est question de la Majesté de leurs Rois et de la puissance et autorité de leur Royaume ; et il n’y a rien qu’ils supportent avec moins de patience que de leur faire voir que tel ou tel moyen ne tourne pas à l’honneur du Roi, disant que leur Roi n’encourt aucune honte ni aucun déshonneur, quelque conseil qu’il suive, soit dans la bonne ou mauvaise fortune, et perte ou gain. Il n’importe, tout cela est ordonné par le Roi. »
Je laisse à considérer d’après ces citations si notre Gouvernement de ce temps-là était regardé comme la réunion d’une infinité de petits tyrans. Il est encore à remarquer que le commerce auquel les Florentins étaient très adonnés, faisant en France tout celui de notre Royaume, les mettait à portée de bien connaître nos mœurs et usages ; que Machiavel vivait dans le temps de nos premières expéditions dans sa patrie, qu’elle était alors République, forme de gouvernement qui tourne tous les esprits du côté de ces sortes de recherches, et que Machiavel a toujours passé pour un des plus habiles hommes de son temps en ce genre.
Quoi qu’il en soit de mon opinion relativement à ce qu’on voudrait appeler le bon ordre et police, et qui, selon moi ressemble assez à celle qu’on fait observer dans le Serrail, il est au moins certain que les Seigneurs d’autrefois demeurants dans leurs terres, ceux qui vexaient leurs habitants, les vexaient en personne et non par procureur, ce qui certainement vaut mieux ; qu’ils consommaient sur les lieux le fruit de leurs prétendues extorsions, et ne souffraient pas que d’autres qu’eux les vexassent. Ceux au contraire d’un esprit solide et d’un caractère bienfaisant, ayant moins d’occasions de besoins superflus et plus d’objets de commisération devant les yeux, soutenaient, protégeaient, encourageaient les habitants de la campagne. Les pauvres, les malades étaient secourus du Château ; les orphelins y trouvaient leur subsistance, et devenaient domestiques. Il y avait, en un mot, un rapport direct du Seigneur à son sujet, et par conséquent plus de liens et moins de lésion de part et d’autre, sans celle du tiers.
Je passais dans un canton de traverse en Quercy, je m’arrêtai dans un assez gros lieu, où coulait un ruisseau considérable ou petite rivière, que je remarquai toute pleine d’écrevisses. Je demandai à l’aubergiste combien de gardes avait le Seigneur pour que la pêche fût ainsi conservée. Ah ! Monsieur, me dit le bon homme, ceci appartient à M. le Marquis de D. B. ce sont les meilleurs Seigneurs du monde, que nous avons depuis deux cents ans, et qui viennent souvent dans le pays. Il n’y a pas un de nous, qui, loin de lui rien prendre, ne fut le premier, en pareil cas, à dénoncer son voisin. Un homme de qualité d’une Province peu éloignée de celle-là, donna pendant la disette de l’année 1747 le pain et le couvert dans ses granges à mille pauvres durant six mois. Allez, mes enfants, leur dit-il à la S. Jean, allez tâcher d’en gagner : Je vais en ramasser pour l’année prochaine, si la disette dure. Certainement cet homme, quoique d’un mérite et d’une probité distinguée, est un Seigneur Châtelain dans la force du mot : quelque bienfaisant qu’il puisse être, il n’eût jamais poussé jusque-là les effets de la commisération, s’il eût habité à Paris.
Ne fût-ce enfin, comme je l’ai dit, qu’en faisant travailler de pauvres gens, les Seigneurs dans leurs terres faisaient des biens infinis. On sait à quel point était l’habitude, et, pour ainsi dire, la manie des présents continuels que les habitants faisaient à leurs Seigneurs. J’ai vu de mon temps cette habitude cesser presque partout, et à bon droit ; car tout bienfait doit être respectif ici-bas, et, si la balance peut l’emporter, le surpoids doit être naturellement du côté le plus fort. Les Seigneurs ne leur sont plus bons à rien ; il est tout simple qu’ils en soient oubliés comme ils les oublient : et qu’on ne dise pas que c’était un reste de l’ancienne servitude ; ou l’on se tromperait fort, ou l’on parlerait de bien mauvaise foi. Dans les lieux où cela se pratique encore, ces bonnes gens, et les plus pauvres, seraient très mortifiés si l’on refusait leurs présents, et plus encore, si par une étrenne proportionnée ou plus forte on prétendait les indemniser ; je l’ai vu cent fois.
Les vestiges de la tyrannie de nos pères prouvent au moins que les paysans connaissent leur Seigneur, et en étaient connus. Or, quoi qu’on dise de la malice des hommes, c’est un axiome reçu et démontré par l’expérience, que ceux qui nous connaissent et ont quelque habitude avec nous, nous traitent moins mal que ceux pour qui nous sommes entièrement étrangers. Le sentiment et la réalité de ce principe est un des grands motifs du dulcis amor patriœ. Il s’ensuit de là que personne ne connaissant plus le Seigneur dans ses terres, tout le monde le pille, et c’est bien fait.
Une autre raison encore, qui n’est qu’une branche de celle-ci, c’est la mutation presque continuelle des fiefs, et leur translation sur la tête d’hommes nouveaux.
Du petit au grand, de même qu’un État n’est jamais si ferme dans sa constitution, que quand la succession y est perpétuée dans une même maison, il en est ainsi de ses membres. Les considérations politiques ne sont pas de mon sujet actuel : je rampe et laboure la terre ; mais je ne puis m’empêcher de dire, en passant, que le respect de la vieille souche, toutes autres choses étant égales, entretient la subordination et l’ordre parmi les habitants de la campagne. J’ai vu quelques exemples, que je pourrais citer, de Communautés qui se sont rachetées de leur Seigneur qui voulait les vendre, pour se rendre à lui. J’en ai vu mille désolées du seul bruit de ce changement, et plus encore, qui demeuraient tranquilles, et ne disputaient rien à leur ancien Seigneur, qui se sont jetés dans des procès infinis avec le nouveau. À plus forte raison, quand ce nouveau Seigneur est le petit-fils de Jacques unTel, surnommé Lafontaine : il a beau dire que M. son père s’appelait Monseigneur dans les Requêtes, les paysans ont l’oreille maligne et la mémoire bonne, et toujours répètent que leur Seigneur ne vaut pas plus qu’eux, et que s’il est plus riche, c’est qu’il a mieux su faire sa main ; mais qu’il n’a qu’à dîner deux fois.
De cette semence de mécontentement et de mépris, naît bientôt la fraude et la rapine qu’ils se croient permises ; et l’on ne saurait croire combien cela nuit à la jouissance tranquille, et conséquemment au prix des terres, qui jettent nos Parisiens, les seuls riches du Royaume aujourd’hui, dans la nécessité de plaider au loin, ou de devenir clients à Paris, chose insupportable à un homme d’or accoutumé à la clientèle d’autrui.
Je n’examinerai pas si la surcharge des terres, et la façon d’y percevoir les impôts, n’est pas une autre cause de leur discrédit. J’ai déjà dit que je ne politiquais pas ; et il y a à tout cela tant de pour et de contre, que je serais fort embarrassé. Je ne prétends pas cependant, par ce pour et contre, faire entendre que je connive en mon particulier, à l’axiome des idiots ou des gens de sac et de corde, qui prétendent qu’il faut que le paysan soit misérable pour qu’il travaille, sans quoi il devient paresseux et insolent. Outre l’indigne inhumanité d’un tel propos, que je suis obligé d’avouer à ma honte avoir oui tenir plus souvent à la campagne qu’à la ville, propos auquel il n’y a rien à répondre, que le mot de ce Romain à son fils, qui lui offrit de prendre une ville, en perdant trois cents hommes : Voudrais-tu être un de ces trois cents ? outre l’inhumanité, dis-je, il est de toute fausseté. La misère n’entraîne que le découragement, nous l’avons dit, et le découragement la paresse. À cela ils répondent, qu’il faut un milieu ; et où est-il ce milieu, misérables aveugles ? Sera-ce vous, qui vous chargerez de le trouver ? Je vous répons, moi, qu’il y a longtemps qu’il est passé. Ils ajoutent que, quand les paysans sont bien, ils ne veulent plus travailler. Je me rappelle qu’ayant un jour disputé sur cette révoltante allégation, sur laquelle je me défendais, comme ayant parcouru la Suisse, et l’ayant trouvée cultivée autant et aussi bien qu’elle le peut être, on me cita le Comtat d’Avignon qui n’était qu’à cinq lieues de là. J’y entrai le même jour ; je fus surpris d’y voir un jardin partout ; et m’étant informé de la force et vivacité des travailleurs, j’appris que dans les cantons de Provence, voisins de ce pays-là, on payait un manœuvre du Comtat 30 sols par jour, contre 15 un de ceux du pays. C’est ainsi qu’on soutient les principes les plus erronés, et qu’on les autorise par des exemples controuvés, qui sont d’autant moins disputés, qu’il serait plus aisé d’en vérifier la fausseté.
Mais en supposant que l’aisance empêchât les paysans de travailler, ce n’est jamais de travailler leur propre bien. Les bourgeois de village et de petite ville, gens qu’on appelle vivants de leur bien, race occupée à médire et à mal faire, et dont je conseillerais de purger la société, jusqu’à ce qu’ils s’appliquassent tous à quelque honnête profession, s’il n’était contre mes principes de conseiller la violence, en quoi que ce puisse être, voulant faire travailler leur bien, tenir les paysans dans la sujétion, et ne leur payer leurs journées que sur les prix anciens, sans considérer que les objets de consommation ayant haussé, il saut que le salaire du mercenaire hausse : ces gens-là, dis-je, se plaignent que le paysan aisé ne veut plus travailler. Je réponds à cela, 1°. que le mal n’est pas grand : 2°. que je leur offre une prochaine consolation : en effet, le paysan riche élève nombre d’enfants, au lieu que ceux du pauvre dessèchent et rentrent dans la terre. Ces enfants partagent, épuisent l’aisance du père, le forcent au travail, bientôt l’y secondent, et faute de fonds, deviennent mercenaires. Le Suisse est aisé, comme je l’ai dit, cependant il refuse si peu le travail, qu’il se dévoue volontairement au plus dur de tous, qui est d’aller vendre son sang et sa liberté dans une terre étrangère.
Une dernière raison, mais infiniment moins problématique que toutes les autres, du discrédit des terres en France, c’est le haut prix de l’intérêt de l’argent. La paresse, sœur du luxe, comme je le démontrerai, quoiqu’on en dise, par pièces probantes en bonne et due forme, et tous les deux, enfants de l’habitation des villes ; la paresse, dis-je, fait que tous ses partisans préfèrent un intérêt fixe, et qu’ils envoient recevoir par un barbet à l’échéance, à tout le soin et maniement que demandent les terres, et renoncent, en faveur de leur tranquillité, aux avantages du temps, de l’industrie et de la solidité. Plus cet intérêt est haut, moins ces avantages sont sensibles. Si je voulais faire un livre de ce que j’ignore, je saurais bien où prendre cent raisons, et autant de calculs, pour prouver que cet intérêt est trop fort chez nous ; et me mettant ensuite mon propre ouvrage dans la tête, je deviendrais docteur in utroque jure ; mais ici il n’est encore question que de ce que je sais, et, sans croire m’écarter, j’établirai le principe, que toute forme qui tend à faire vivre une portion des citoyens sans action, ni juridiction, est nuisible, et qu’on ne saurait trop s’attacher à déraciner le discrédit des terres, et à le transporter sur des effets fictifs.
La prospérité d’un État nuit encore à l’Agriculture, en établissant un ordre de mœurs, un genre de magnificence et de décoration, qui en dégoûte et la repousse au loin.
Les Chinois, dit-on, persuadés que de l’emploi des terres dépend, comme on n’en peut douter, les moyens de subsistance qu’on en retire, que l’étendue des moyens de subsistance est l’exacte mesure de la Population, et que la Population est l’unique richesse réelle d’un État, regardent comme un crime l’emploi des terres en maisons et jardins de plaisance, comme si l’on fraudait par là les hommes de leur nourriture.
Ce genre de crime est, je crois, un peu trop étendu en France. Les parcs, il est vrai, peuvent avoir leur utilité, en ce qu’ils renferment des prés et des bois, qui sont devenus très nécessaires ; mais indépendamment de ce que cette nécessité est relative à la trop grande et inutile consommation de bois, que le luxe a introduite, et qui, au moyen des inductions démontrées dans ce Chapitre, est un très grand mal, on les perce d’ailleurs tellement, que les parcs et les forêts ne sont presque que des chemins bordés de lisières de bois.
Sans m’arrêter sur de semblables détails, qu’il suffit de désigner, je noterai seulement les avenues, forte de décoration qui enlève des Provinces entières au Royaume. Il est singulier que le moindre particulier, singe des Princes et des Souverains, prétende avoir à sa maison de campagne des avenues doubles et triples qui dévastent et mettent en friche une partie de son domaine, et quelquefois le tout. Indépendamment même des avenues à chaque percée, il faut que la perspective soit continuée par des allées à perte de vue. Celles-ci en rejoignent d’autres dans la campagne, et le point de jonction est marqué par des esplanades en rond, dont l’étendue fournirait à la subsistance d’un hameau : de là partent quatre ou huit allées, selon l’étendue du terrain, avec leurs contre-allées etc. et je vois d’un coup d’œil cent mille livres de rente réduites à rien, et perdues pour tout le monde. En vain m’opposerait-on qu’on laboure celles de ces allées qui ne servent pas de chemin. Peine perdue, le grain ne vient jamais bien sous les arbres, l’herbe y est aigre. Encore si l’on faisait le sacrifice de la récolte à des arbres fruitiers, ou autres, qui servent directement ou indirectement à la nourriture de l’homme, je dirais toujours que c’est réduire un écu à dix sols : mais c’est le tilleul, c’est l’ormeau stériles, qui couvrent et ruinent nos campagnes ; arbres très utiles pour le charronnage, dit-on, et c’est ce dont je me plains.
Il y a quatre fois plus de voitures en France qu’il n’en faudrait ; et si, d’une part, le nombre en était borné au nécessaire et à l’utile, et que de l’autre, nos grands chemins fussent bordés d’ormeaux dans tout le Royaume, comme ils le sont aux environs de Paris, le charronnage ne manquerait jamais en France ; car d’ailleurs, on a bien des ormeaux dans les campagnes ; les paysans en font des feuillards pour les bestiaux, et cet arbre opiniâtre revient de chacune de ses racines. Mais voir de toutes parts dans la campagne, à vingt lieues à la ronde autour de Paris, les ormeaux répandre leur ombre sur toutes ces campagnes si propres à la fertilité pat l’excès des engrais et fumiers, dont on est embarrassé à Paris, tandis qu’ils sont si rares ailleurs, les voir dis-je, multiplier à l’infini dans tous les sens que je détaillais tout à heure ; cela fait saigner le cœur d’un citoyen éclairé.
C’est, dit-on, ce qui fait la magnificence des environs de Paris. Je pourrais répondre que je ne calcule pas la magnificence, mais la prospérité et la population : cependant je doute encore de cette allégation. Sans doute qu’il serait ridicule de demander à la Capitale d’un Royaume opulent les dehors de Salente, ou de Lacédémone : il faut des palais pout les Grands et du faste pour les Princes ; mais j’arrive à Fontainebleau : je traverse deux lieues d’un pays aride et incapable absolument de rien produite, je le trouve couvert d’une belle forêt qui m’accompagne aussi loin en sortant : loin de trouver ici des traces de dévastation, je vois que le séjour du Souverain y fait vivre les habitants d’une ville considérable, et féconde dix lieues de pays inhabitable : je bénis la Providence et son Préposé ici-bas ; j’en sors, je vois de toutes parts des campagnes fertiles, accablées du poids d’habitations immenses, seules, isolées, et qui de leurs racines arides dessèchent une province entière ; et mon postillon, qui m’en nomme les maîtres, sur cent ne me désigne pas trois noms de ma connaissance. Ce coup d’œil frappant au loin, devient triste et froid, à mesure qu’on approche ; les plus agréables me représentent les champs Élysées, où quelques ombres se promènent en silence, et boivent des eaux du fleuve Léthé. Je me rappelle alors le coup d’œil de la chaussée de Loire, celui des bords de la Garonne, de Villeneuve d’Avignon, la Viste à Marseille, les côtes d’Alsace et autres pays véritablement vivants, les environs d’Orléans, de Lyon, de Marseille, etc. Cet amas de maisons particulières qui ne sont presque séparées que par leur vigne et leur verger, ce peuple agissant pendant le jour, dansant au clair de la lune, tandis que le bruit de la bêche de quelque vigilant qui revenant de journée, travaille son propre bien, interrompt la mesure de leurs musettes et de leurs tambours. Je conclus alors que là fut la prospérité, ici le luxe, son indigne fils et son implacable ennemi.
J’en appelle aux seuls environs de Paris. Partout où l’habitation des riches a laissé quelque place à l’agriculture, elle y est poussée au plus haut degré d’industrie et de perfection. Qu’on parcoure ces cantons privilégiés, je ne dis pas les villages de Montreuil et de Bagnolet seulement ; mais partout à quatre lieues à la ronde, et qu’on me dise ensuite si l’œil n’est pas plus satisfait, si l’âme n’est pas plus émue à l’aspect de ces coteaux qu’à la vue du plus beau parc. À la rangée de vigne succède celle d’arbres fruitiers ; les groseilliers occupent l’entre-deux ; les pois et les artichauts naissent au pied des arbres, et les fossés d’asperges entourent le champ. On parle partout de la vallée de Montmorenci, ce n’est que cela.
Mais il n’est pas question ici du plaisir simplement de la population. Il est certain qu’autant de terrain inculte, autant de sujets enlevés sans ressource à l’État. Or, l’excès dont nous venons de parler dévaste la valeur d’une Province entière du meilleur terrain. Le remède, dira-t-on ? Le voici. Chérissez, animez l’Agriculture, bientôt les riches vous imiteront ; singes d’abord, ils s’y connaîtront ensuite ; chacun cessera d’être rentier de son domaine, et en deviendra propriétaire ? Pourquoi les riches sont-ils si ennuyés de leurs magnifiques Châteaux, qu’il leur faudrait presque autant de maisons que de chemises ? c’est que l’art y a tout fait, et la nature rien. Je ne les blâme pas de s’y ennuyer, eux qui y sont à demeure, puisque si j’y vais par curiosité, dès que j’ai tout parcouru il me tarde d’en sortir. Quelques uns s’y attachent, ce sont ceux qui créent ; mais cette terrasse, cette pièce d’eau entreprise et conduite à grands frais, est à peine achevée, qu’elle leur devient aussi étrangère que celle que fit leur grand-père, s’ils en ont. Il faut entreprendre quelque autre embellissement. D’échelons en échelons cependant la maison, le parc, tout devient immense et ruineux d’entretien. Alors, tandis que l’étranger, que le bourgeois curieux admire cet amas de beautés et de dépenses, et croit, environ pendant dix-sept minutes, qu’il serait au comble du bonheur de posséder cela, le maître accablé d’habitude et d’ennui ne peut plus s’y souffrir, et cherche à décorer quelque guinguette, dont il jouit en imagination, et qu’il dédaignera en réalité.
Qu’on ne dise pas que c’est l’inconstance humaine : cette inconstance est un bien en soi, comme toute autre qualité de notre âme. Elle ne devient un mal qu’à mesure qu’on s’éloigne de la nature. Cet homme, curieux de plantes étrangères revient toujours avec un nouveau plaisir à son jardin ; mais cet attrait particulier à quelques hommes, est presque universel pour ce qui concerne l’agriculture en général. Comme les moissons et les fruits se renouvellent sans cesse, le travail de nos pères, en ce genre, ne fait que faciliter le nôtre. Indépendamment du goût attaché par la nature aux occupations et aux détails champêtres, le profit auquel tout le monde est sensible, éveille encore l’industrie, et attire l’affection. L’avenue principale exceptée, toutes les autres tomberont ; les maisons de fermiers et de paysans couvriront les campagnes. L’ombre jadis empoisonnée de ce Château deviendra salutaire alors ; car en général nous sommes tous charitables et compatissants. Les riches ne sont durs que parce que l’ordre corrompu des mœurs les tient éloignés de l’indigence ; ils la banniront de leurs entours, ne fût-ce que pour n’être pas affligés. Chassez de dessous l’humble toit les maladies et la faim, ce sera le territoire et la patrie de la joie simple et bruyante. De proche en proche elle gagnera les basses cours du château, et pénétrerait jusqu’au salon, sans la double antichambre gardée par la paresse.
Je le répète, chérissez, animez l’Agriculture ; vous bannirez tous les maux de l’État, suppose qu’il y en ait, oppresseurs, intrigant, fripons, fainéants, politiques à rebours, faiseurs de traités sur la population, que sais-je ? Ou si ces gens-là sont dans la plénitude d’un État florissant, comme des puces et des punaises dans l’ordre de la création, du moins y seront-ils si confondus et si offusqués par un peuple agissant, et occupé de choses tout autrement solides, que, l’oisiveté devenant honteuse, ils perdront toute considération, et en conséquence sentiront amortir leur mobile principal, je veux dire l’orgueil. Mais il me semble que ces allées me mènent vraiment bien loin ; revenons. Si j’avais promis d’éviter les écarts, je manquerais souvent de parole.
Le même inconvénient de perte inutile de terrain que nous venons de remarquer en allées etc. se trouve encore dans une sorte d’ouvrage plus utile en son objet, mais aussi abusif au moins par la forme, le projet et l’exécution, je veux dire, les chemins. À ce mot, je vais m’attirer anathème, car c’est de tous les arrangements de police intérieure, celui où notre siècle a le plus donné d’attention. Mon intention, je le répète, n’est point de blâmer ; mais en tout, on peut dire le mieux.
Je sais qu’on a fait de notre temps, en ce genre, des ouvrages admirables, tels que la montée de Juvisi, celle de Bouron, celle de Tarare et bien d’autres. Mon dessein n’est pas non plus d’objecter qu’on a négligé de donner à ces sortes d’ouvrages, faits pour l’éternité, la solidité qu’y donnaient les Romains ; que la plupart de nos chemins sont détruits avant d’être achevés ; que la corvée, qui seule a servi à la construction de presque tous les chemins éloignés de la Capitale, n’est propre qu’a ruiner la campagne, et à faire des routes qu’une médiocre colonie de taupes peut détruire en un an de temps. Tout cela n’entre pas dans mon objet actuel, ce n’est que leur largeur et leur multiplicité que j’envisage.
Ces célèbres voies Romaines, qui ont résisté, par la solidité de leur construction, à tant de siècles et de ravages ; qui ont plus illustré cet Empire prodigieux, que tous les autres miracles de sa fortune, de sa valeur et de sa politique ; ces voies militaires, dis-je, dont les principales allaient du centre du monde à sa circonférence, n’avaient, les plus considérables, que soixante pieds de largeur, et les autres que vingt, et quelquefois huit. On n’en comptait en tout que 47 dans toute l’Italie. Venons à nous maintenant, et considérons l’inutile largeur de nos grands chemins.
Je sens qu’il convient que quelques unes des principales avenues de la Capitale unissent la décoration à l’utilité ; que le même avantage peut être attribué aux avenues des grandes villes de Province, et même à quelques routes principales : mais aujourd’hui chaque administrateur particulier multiplie à l’infini dans son ressort ces sortes de travaux. La moindre communication entre chaque petite ville est tracée sur le plan, ou peu s’en faut, de la grande allée de Vincennes au Thrône. Le chemin est marqué dans ce sens-là, la dévastation ordonnée et exécutée par les corvoyeurs, et comme les fonds manquent pour tant d’ouvrages à la fois, les ponts, les ensablements dans les lieux marécageux, et autres ouvrages indispensables demeurent à faire. Ces remuements de terre, loin d’attirer les voitures, les éloignent ; et comme le chemin est inutile, vu le peu de communication qu’il y a entre les villes champêtres dans ces cantons reculés, le petit nombre de pèlerins, marchands de baie, messagers à pied etc. qui sont accoutumés de frayer cette route, se contente d’un des fossés latéraux pour son passage, tandis que le prétendu chemin se couvre de ronces.
Ce que je dis là, je l’ai vu en plusieurs endroits. Mais je veux que ces chemins de traverse soient mis en tout état de perfection, et aussi solides que ceux des Romains ; toujours serais-je en droit de dire qu’il faut que la route soit proportionnée à la fourmilière, et qu’il est inutile de condamner à la stérilité un terrain immense dans son étendue, dont la cinquième partie suffirait à l’objet d’utilité qu’on eut en vue. Remarquons encore que ce que je suppose ici de leur perfection, sera toujours d’autant plus dans les espaces imaginaires, que l’objet d’entretien sera plus considérable : car enfin, l’État ne peut suffire à tout ; et de même que, toute proportion de solidité étant égale, un palais coûte plus d’entretien qu’une maison médiocre ainsi des chemins. Je suis persuadé que cette marotte de grands chemins d’une largeur immense, multipliés à l’infini, coûte encore deux provinces à l’État.
Autre inconvénient notable en ce genre, c’est la rage des alignements. Il est certain que c’est un ornement considérable et qui doit être recherché avec soin, en supposant l’égale qualité du terrain. Je dis plus, dans les routes principales et aux lieux où cela abrège de beaucoup, les édifices et autres embarras de détail n’y doivent pas être épargnés, sauf le dédommagement du tiers, comme en usent les pays d’États pour leurs chemins. Car malheur à ces Administrateurs cruels et dédaigneux, qui, sous le prétexte que tout doit céder à l’utilité publique, écrasent tout ce qui se trouve devant eux. La colère du Ciel ne fait magasin que des pleurs du pauvre opprimé, et je renvoie toujours ces hommes de sang et de limon ces mots déjà cités : Voudrais-tu être un de ceux-ci ? Mais cet inconvénient est aisé à faire entrer dans les frais d’un objet principal.
Cependant il est un point que je voudrais qu’on respectât dans les plus grandes routes, c’est la différence des terrains. Ce terrain sec ou sablonneux, presque de nulle valeur, devient d’un produit réel, quand vous y faites passer le chemin, puisqu’en assurant une communication et un débouché à vos bonnes terres, il vous épargne la dépense qu’eussent demandé celles-ci, pour en rendre le sol capable de servir de base à un chemin. Au lieu de cela, votre alignement traverse les prairies, les bonnes terres, jardins et chenneviéres d’un village. Vous perdez non seulement cette portion si rapportant du territoire d’un village, mais encore tout le reste médiocre et mauvais : le bon faisait valoir l’autre : le paysan ruiné n’a plus la force de soutenir son ménage, et abandonne le tout. Or calculez toujours ces sortes de pertes à l’infini, seule mesure actuelle de vos grands chemins.
Évitons d’ailleurs, comme la peste, tout ce qui porte au découragement, car c’en est une en effet. Les gens de la campagne sont tous aux portes de l’abattement ; un rien les accable ; et n’est-ce rien que de se voir enlever la meilleure pièce de son bien, même avec dédommagement ? En un mot, chérissez, animez l’agriculture, bientôt elle vous dira que le terrain lui est précieux.
Mais ceci nous conduit au chapitre suivant, qui doit traiter de la nécessité et des moyens d’encourager l’Agriculture. Il s’en faut bien que je n’aie épuisé celui-ci, ni même que je l’aie traité par ordre dans toute son étendue. J’ai désigné quelques points principaux, j’en ai trop étendu d’autres, selon que ma plume a couru. La suite des différents objets traités dans cet Ouvrage, en présentera plusieurs autres ; car tout se tient dans la machine politique, ainsi que dans la masse physique.
CHAPITRE VI
De la nécessité et des moyens d’encourager l’Agriculture
Tout mon Ouvrage n’a d’objet que de traiter de la Population, de ses avantages, et des moyens de détendre à l’infini. Or, comme je ne pense pas qu’elle puisse avoir d’autre principe que l’agriculture, je pourrais dire que mon Ouvrage entier traite des moyens d’encourager l’Agriculture. Cependant, comme ce n’est point la société des anciens Égyptiens que je considère, mais celle des nations policées de notre siècle, qui est tellement compliquée d’accessoires, que le principal y est presqu’entièrement oublié, je traiterai pied à pied de toutes les branches de la ramification politique ; mais j’y trouverai souvent des branches de ce Chapitre-ci, je ne les rejetterai point alors : maintenant je vais présenter en gros les premières idées qui s’offrent à moi sur cet article.
J’ai dit que la prospérité d’un État établissait les grandes fortunes, qui bientôt en envahissaient tout le territoire. Quel remède à cela, dira-t-on ? Non pas sans doute celui qu’employait Tarquin sur les grands pavots de son jardin ; j’aurais bien perdu mon temps, si jamais je prêchais la tyrannie : mais aimez les Grands, appuyez les médiocres, honorez les petits qui sont laborieux et qui ont de l’industrie. Prenez garde, s’il vous plaît, à l’application de chacun de ces Verbes ; je ne me trompe point, c’est précisément ce que j’ai voulu dire. Chacun d’eux peut sans doute être appliqué aux trois différents grades dont je parle ici ; mais ne voulant leur attribuer à chacun qu’un seul de ces sentiments, c’est avec réflexion que je les ai répartis ainsi.
En effet, aimez les Grands, vous leur apprendrez par l’exemple suprême à aimer aussi leurs inférieurs ; vous les rappellerez au principe si naturel et si démontré, qu’une illustre famille est plus étayée par les sujets qui naissent dans son sein, que par les grands biens qu’une vanité dénaturée désire d’accumuler sur une seule tête ; vous vous intéresserez à l’établissement de leurs enfants aînés et cadets ; les races se multiplieront, se diviseront, ils demeureront grands par le cœur, et se piqueront d’honneur, dès qu’ils ne pourront plus se piquer de richesses.
Appuyez les médiocres, c’est la pépinière de l’État ; les exemples domestiques, les vieux papiers, la vanité provinciale les gonflent de cet amour propre, téméraire et flexible, dont l’État sait tirer tant de parti ; mais ils sont pauvres et seraient ridicules dans un État corrompu : leurs prétentions leur ferment une quantité de portes à la fortune et à l’industrie ; le désespoir les ferait déroger ou vivre dans la plus oisive obscurité, ou s’expatrier enfin. C’est pour eux que sont faits les emplois de vos armées, les libéralités de vos menus plaisirs, le superflu des Grands de votre État. Appuyez-les, pour qu’ils secourent la pénible vieillesse de leur père, pour qu’ils excitent la fécondité domestique, pour qu’ils se chargent de leurs neveux. La rage des pauvres pour le mariage est le premier des bienfaits de la Providence pour un État. Il n’y a malheureusement point de milieu, la débauche ou le mariage ; l’une est stérile, l’autre est fécond. Craignez que la destructive philosophie des voluptueux insensés ne devienne une prudence de nécessité pour les autres ; en un mot, appuyez les médiocres.
Honorez les petits. Les larmes me viennent aux yeux, quand je songe à cette intéressante portion de l’humanité, ou quand, de ma fenêtre, comme d’un thrône, je considère toutes les obligations que nous leur avons, quand je les vois suer sous le faix, et que me tâtant ensuite, je me souviens que je suis de la même pâte qu’eux.
Le peuple est ingrat, dira-t-on, il est volage, il est brutal, etc. Eh ! quelle est la portion de l’humanité, dont on ne puisse dire la même chose ? mais je soutiens, moi, que cela n’est pas vrai. J’ai fait peu de bien, (je ne suis pas en état d’en faire beaucoup, et je n’ai pas, à beaucoup près, fait tout celui que j’aurais pu), j’ai trouvé des marques de reconnaissance, qui m’ont étonné. Mille fois plus de bienfaits se sont perdus en montant qu’en descendant. Le peuple est volage : reproche de factieux, reproche fait à la multitude oisive et déplacée, et je n’en veux que de laborieuse et occupée. Il est brutal enfin : mais peut-être est-il malheureux, persécuté, méprisé, en bute à l’oppression en tout genre de tous les autres ordres de l’État. S’il en est ainsi, ne reprochons rien aux misérables ; remédions à la cause de leurs maux ; je me trompe si l’aisance et l’exacte police ne les civilisent.
Mais tout ceci ne vient pas encore au point que je leur ai attribué dans l’attention publique : oui, je voudrais que les petits fussent honorés. Sacerrima res, homo miser ; mais indépendamment de ce principe de morale, dont il n’est pas question ici, dès qu’il est une fois décidé que l’art de tirer les richesses de la terre, et celui de les ouvrer et distribuer, font les deux pivots de la société, est-ce un paradoxe que de vouloir qu’on honore ceux qui professent ces arts si nécessaires ? Le sel doit entrer dans tous les mêts, l’honneur dans toutes les professions ; mais s’il en est où ce véhicule d’opinion soit nécessaire, c’est sans contredit à celles qui sont pénibles de leur nature, ou périlleuses. Tant que vous n’honorerez pas les basses classes de l’humanité, il est impossible d’y maintenir l’abondance nécessaire à l’émulation et aux progrès. On se plaint que personne ne veut demeurer dans son état, et que de grade en grade, cette ambition déplacée et toujours peu mesurée épuise les basses classes, et surcharge les premières, qui doivent, par mille raisons, être peu nombreuses, par proportion : d’où vient cela ? c’est que personne ne veut vivre dans l’abjection, ou ne s’y tient que par nécessité, et ce qu’on fait par force, on le fait toujours mal : honorez donc les petits. On sent bien que je n’ai pas voulu dire à Guillot : Seigneur, montez au thrône, et commandez ici. Mais le mépris n’est ; fait que pour le vice ; nous nous devons tous une estime réciproque et relative à l’utilité respective ; je dis plus ; quoi encore ? le respect.
Mais ce qu’il faut surtout honorer, c’est l’agriculture, et ceux qui l’exercent et l’encouragent. Dans tous les biens, d’ici-bas, la terre est la matière, et le travail la forme. Il semble inutile d’établir, que multiplier la matière, c’est multiplier le travail. Mais de combien une extrême attention et une protection attentive et mêlée de récompenses pourrait accroître la production de la matière première ? c’est ce qu’il est impossible de calculer et même d’imaginer, que par des inductions relatives, pour un État du moins qui a un territoire vaste et avantagé de la nature.
Un propriétaire, qui est assez riche pour se racheter du travail personnel par le travail d’autrui, est indigne de sa fortune, s’il ne s’en sert que pour vivre dans l’oisiveté, et serait à charge à l’État, si, dans mes idées, le membre le plus inutile de la société n’était toujours un profit pour l’État.
Mais s’il emploie son loisir à acquérir des connaissances relatives à la bonification de son patrimoine et de son superflu ; s’il s’applique à les mettre en valeur, il remplit son devoir et tient sa place, ce qui est la vertu.
J’ai lu dans le Mémoire envoyé par ordre de M. le Duc de Bourgogne aux Intendants, l’article qui suit au sujet de la noblesse. S’ils cultivent leurs terres par leurs mains, ou s’ils les donnent à des fermiers, étant une des plus essentielles marques de leur humeur portée à la guerre, ou à demeurer dans leurs maisons. Celui qui dressa ce Mémoire, crut sans doute être un grand Grec d’avoir trouvé cette marque distinctive. Indépendamment de la puérilité d’entretenir de semblables et si movibles détails, un Prince destiné à commander à vingt millions d’hommes, et dont la conduite doit influer sur le sort de toute l’Europe, indépendamment encore de ce qu’une semblable inquisition a de tyrannique, je soutiens qu’au lieu de faire regarder au Prince avec mépris celui qui se tient chez soi, on devrait le lui présenter sous un point de vue opposé.
Un Philosophe dirait que celui qui nourrit les hommes fait mieux que celui qui les tue ; mais je ne suis ici que calculateur. De deux choses l’une, ou l’État est servi par des troupes soudoyées, ou chaque citoyen est obligés en cas d’alarmes, de se porter au secours.
Dans le premier de ces cas, le méfier de la guerre convient bien mieux à celui qui n’ayant pas de fonds, est aux gages d’autrui, qu’à celui qui, pour courir en Flandres et en Allemagne, laisse en friche un canton de l’Auvergne ou du Languedoc. Mais, dira-t-en, vous ne faites donc plus servir l’État que par des mercenaires ? Point du tout, le frère, le fils du cultivateur sont d’aussi bonne race que lui ; mais ils n’ont affaire qu’à la guerre, et c’est là leur métier.
Dans le second cas, de qui tirerez-vous un meilleur service, ou de celui, qui, noirci sous le soleil qui dore ses guérets, ne connaît de plaisirs que la chasse, et de travaux, que ceux de la campagne, qui habitué à jouir personnellement de ses champs, va défendre l’arbre qu’il a planté, le troupeau qu’il a élevé ; ou de celui, qui accoutumé à tirer en argent le produit de ses contrats d’acquisition ou de ses partages de famille, n’estime que ce qui rend de l’argent sonnant, qu’il consomme au milieu des plaisirs oisifs et mois de la Ville ? Allez attaquer chez eux les peuples agriculteurs, les Suisses, par exemple, et le problème ne sera pas long à résoudre.
Optima stercoratio gressus domini, disoient les anciens, et personne depuis ne les a démentis. Que penser donc d’un gouvernement, dont l’effet serait d’attirer chacun hors de chez soi ?
Le plus habile agriculteur et le protecteur le plus éclairé de l’agriculture, sont, toutes autres choses étant égales, les deux premiers hommes de la société. Au lieu de cela, le titre de Gentilhomme de campagne est presque devenu un ridicule parmi nous, comme s’il y en pouvait avoir de ville. Le nom de provincial est une injure, et les gens du bon air sont offensés, quand on demande de quelle province est leur famille, comme si être Dauphinois ou Poitevin n’était pas être Français. Cette sotte et misérable supériorité de l’habitant de la Capitale sur celui des Provinces, est rendue en monnaie en Province par le Citadin au Villageois et au Campagnard.
Voyons donc ce que la société, ce que les occupations des habitants des villes ont de préférable à celles de la campagne.
Je les y retrouve enfin les maîtres de tant de champs dévastés, que j’ai rencontrés sur ma route. Voyons quels plaisirs, quelles délices les obligent à se priver de celui de jouit de la propriété des biens que la Providence leur a départis : travaillent-ils à leur fortune, et la décevante ambition les a-t-elle attachés à son char ; ou, curieux de cultiver leurs talents, cherchent-ils à perfectionner des connaissances, auxquelles la société ajoute le poli, comme le frottement le donne aux cailloux dans les rivières ? Rien de tout cela. J’ai suivi ces hommes choisis, dans leurs plaisirs et dans leurs plus importantes affaires : lignes tangentes tirées d’une porte à l’autre, et qu’on appelle bienséances, spectacles, nouvelles, tracasseries, médisances, duels de l’intérêt, qu’en nomme jeux, voilà leurs travaux et leurs plaisirs. Ô oisiveté ! faudra-t-il donc brûler tes asiles pour rendre l’humanité à ses goûts et à ses devoirs naturels ? Non ; mais honorons ce qui est honorable, méprisons ce qui est méprisable, et tout sera dit.
Un Espagnol blâmait Miguel de Cervantes d’avoir nui à sa patrie en ridiculisant la Chevalerie dans son Dom Quixote. La Chevalerie était tombée d’elle-même, disait-il, malgré tous les efforts fantastiques du Duc de Lerme pour la relever ; mais on a été au-delà du but : en faisant tomber le délire de la valeur et de la générosité, on a émoussé ces vertus dans leur principe. On pourrait faire le même reproche à Molière et à ses imitateurs : en ridiculisant les Gentilshommes campagnards, les Barons de la crasse, les Sottenville etc. ils ont cru n’attaquer que la sotte vanité et la plate ignorance des Seigneurs châtelains ; mais les mots de campagnard et de provincial sont devenus ridicules. La crainte du ridicule ferait passer un Français par le gouleau d’une bouteille ; tout le monde a voulu devenir homme de Cour ou de Ville, et adieu les champs.
Mon dessein n’est pas d’entrer encore dans les détails des inconvénients de l’urbanité générale ; et quand j’y serai, il s’en faudra bien que je ne les épuise. Il y aurait des volumes à faire sur cet article. Si les campagnes sont nécessaires à la ville, les villes le sont aussi à la campagne ; et l’on verra dans la suite de mon plan, qu’après avoir couvert la campagne d’autant d’habitants qu’elle en peut porter, je voudrais de mon superflu former des villes, dont l’industrie attirât le suc alimentaire de l’étranger. Mais, selon mon plan, les villes seraient plus grosses encore qu’elles ne sont, quand elles n’auraient d’habitants à demeure que les Officiers employés dans les différentes Cours de Judicature qui s’y trouvent, la jeunesse élevée dans les Maisons et Universités qui s’y rencontreraient, ainsi que les gens destinés à les enseigner, les bourgeois propriétaires des fonds enclavés dans le territoire de cette ville, les ouvriers et artisans que ses habitants et tous ceux du ressort feraient vivre, et ceux encore, qui, employés à des manufactures et ouvrages relatifs aux productions du pays et à son industrie, porteraient la matière première au point de perfection, dont la valeur doit être le prix de leur subsistance ; et qui fournissant leur contingent au commerce étranger, attireraient, en échange, le produit de l’étranger pour leur nourriture, seul genre de conquête qui ne soit pas contre le droit public.
À considérer un pays dans son état primitif, comme isolé et vivant de sa propre substance, on ne peut nier que tous les ordres et hommes d’un État subsistent aux dépenses des propriétaires des terres ; c’est un principe reçu. Une source, qui sort à la tête des terres et dans un terrain élevé, arrose et féconde ses environs autant que la quantité de ses eaux peut s’étendre. Celle au contraire qui naît dans un bas fond, ne fait qu’un marais, jusqu’à ce qu’elle se soit frayée une route basse, pour s’aller perdre dans la première rivière, sans aucune utilité pour les champs voisins.
Je compare à cette source le propriétaire des terres, que j’ai dit ci-dessus être le pivot de toute l’industrie qui l’environne ; s’il est à la tête de la production, dont naturellement il doit être l’âme, et à laquelle personne n’a plus d’intérêt que lui, il anime et vivifie tout le canton, il protège l’agriculteur isolé ; ou, si la rusticité de la campagne le prive de ces vues honnêtes et éclairées, ce qui n’est plus à craindre aujourd’hui, encore fera-t-il, par la nécessité de fa position, une partie des biens qu’on en doit attendre. Si au contraire il est au centre de la consommation, il devient la source basse et marécageuse, et contribue à noyer un terrain déjà de lui-même trop spongieux.
On dit communément qu’un Gentilhomme dans sa terre vit mieux avec dix mille livres de rente, qu’il ne ferait à Paris avec quarante mille. Qu’appelle-t-on dans ce cas, vivre mieux ? Ce n’est pas épargner plus aisément de quoi changer tous les six mois de tabatières émaillées, avoir des voitures vernies par Martin, etc. C’est donc consommer davantage, et l’on dit vrai ; mais comme on ne saurait dîner deux fois, et qu’à Paris on prend au moins autant d’indigestions qu’ailleurs, ce surplus de consommation n’est pas pour lui. L’on entend donc qu’il fait vivre plus de monde ; et en effet, on entretiendra plus aisément à la campagne quinze domestiques grossiers, vêtus et payés à la façon du pays, avec dix mille livres de rente, qu’on n’en entretiendra dix à la Ville avec quarante mille livres. C’est donc soixante hommes, indépendamment de la famille, qui vivront sur les quarante mille liv. de rente, au lieu de dix.
Il serait inutile d’objecter ici, que cet homme fait vivre à la Ville, outre ses domestiques, tous les ouvriers qui servent à sa dépense, les marchands, les fabricants, les tailleurs, brodeurs, selliers, charrons et autres ouvriers nécessaires, et de plus, les traiteurs, parfumeurs, musiciens, gens de théâtre, filles etc. qui tous ne laissent pas d’être du peuple ; et que, puisque je ne regarde ici que la Population, il faut rendre toutes choses égales.
Je pourrais répondre à cette objection, que je ne traite point encore ici de ce qui regarde le commerce ; mais comme il s’en faut bien que je n’observe un ordre bien suivi, je répondrai que, quant à ce qui concerne l’article des ouvriers nécessaires, soixante personnes, quoique vêtues grossièrement, font certainement travailler plus d’artisans que dix à Paris dans l’état de domestiques où je les ai pris ; et pour ce qui est de ceux de l’ordre qu’on peut appeler dans un ouvrage de calcul impedimenta, si le propriétaire de terres donne dans ce genre de dépenses, il deviendra bientôt, lui ou les siens, Mithridate ou Burrhus, vendra ses terres, et ma leçon sera faite pour un autre.
Ce ne sont point les propriétaires des terres dans l’état naturel, qui font vivre ce genre de supplément à la société, à moins que les grandes Charges et les bienfaits du Roi ne les mettent dans l’ordre des gens gagés, dont il sera parlé ci-dessous. Sans eux, une ville opulente sera assez pleine d’étrangers, de gens enrichis des gains de la finance ou du commerce, de jeunes gens et de dissipateurs de toute espèce, dont le reflux et les folles dépenses entretiennent toutes les mouches de l’État.
Revenons. Indépendamment de cette augmentation de consommation que procure la résidence du Seigneur dans ses terres, il est de l’homme de s’attacher à son séjour. Nécessairement les bâtiments habités sont mieux entretenus que ceux qui ne le sont pas : on aime à travailler, à embellir sa résidence, à améliorer les terres qu’on a sous ses yeux. Le premier ouvrage en ce genre est un encouragement pour le second. J’ai visité en ma vie peut-être mille Châteaux ou Gentilhommières ; à peine en citerais-je trois, où le maître ne m’ait fait remarquer quelque embellissement ou améliorissement de sa façon.
On dit assez communément que les campagnards sont ivrognes, brutaux et chasseurs, et ne sont que cela. C’est un vieux reproche du temps où les gens de ville étaient carillonneurs, brelandiers et tires-soie. Je ne nierai cependant pas que l’on ne boive fort dans les provinces où il y a encore de la noblesse à la campagne, et qu’on n’y chasse beaucoup ; mais qu’on n’y fasse que cela, c’est ce que je nie.
Je pourrais encore établir ici deux paradoxes à ce sujet ; l’un est, que cette ivrognerie qui dégoûte tant les buveurs d’eau, n’est point un mal ; l’autre, qu’à tout prendre, (car il faut toujours me permettre de regarder le peuple comme des hommes), il y a plus d’ivrognerie à Paris que dans les campagnes, proportion gardée, et qu’elle y est plus nuisible.
Quant au premier point que l’on pourrait croire pillé des œuvres posthumes du feu Duc de la Ferté, je dirai moins bien qu’il n’eût fait ; mais je dirai pourtant qu’on buvait trop autrefois, et que boire jusqu’à s’abrutir est mal fait : témoin la brûlure de Persepolis, la méprise d Holoferne et autres grandes calamités, sans compter quelques unes qui sont arrivées à gens que je connais bien ; en un mot, mon Curé le dit, et ce n’est pas à moi à le contredire, quoique ce soit assez la mode aujourd’hui, mode entre nous qui ne vaut rien, et qui n’était pas du temps de nos ivrognes ; mais boire un peu sec, et seulement jusqu’à chanter, rire et s’embrasser, épanouit la rate, bannit les inimitiés et lie la société.
J’ai connu un vieux Gentilhomme, d’un nom, d’un âge et d’une probité respectables : le bon homme, contemporain des Vaillacs et des Girardins, ne désivrait pas ; mais au milieu de tout cela, il accommodait toutes les affaires de famille, d’intérêt et d’inimitié entre les Gentilshommes à vingt lieues à la ronde. Aussitôt qu’il s’en élevait quelqu’une, il se faisait apporter les titres et papiers de part et d’autre, il consultait sur la forme les gens de Loi, tant bons que mauvais en qui il avait confiance, et puis, sur sa bonne judiciaire, il formait son arrêt. Il appelait ensuite à son Châtel les parties, et la révérence due au patron faisait qu’on n’entamait pas les propos contentieux sans sa licence. C’était au dessert et le verre à la main qu’il rappelait les questions à décider ; il énumerait, considérant attentivement les intéressés : le premier qui était tenté de l’interrompre était arrêté par un ordre absolu : Un verre de vin à monsieur. L’ordre était exécuté ; et le verre avalé, le nouveau Radamante le regardait avec cet air de père et de conciliateur qu’une longue habitude de considération de canton donne naturellement, et que toute la morgue du Barreau joue gauchement. Monsieur en veut-il encore, disait-il : si le plaideur agacé voulait finir sa période, on l’écoutait tranquillement, et il subissait un second verre de vin au bout pour son franc-parler. Il est à remarquer pour vous autres qui ne le savez pas, et qui feriez tout aussi bien de l’apprendre que de politiquer ou théologiser tout le long du jour, comme vous faites, il est à remarquer, dis-je, qu’en semblable occasion un verre de vin de pénitence, et qui ne nous est compté pour rien, est un grand désavantage. Ce second verre bu, l’Aréopagite reprenait son dire, toujours attentif à faire boire les mutins, jusqu’à ce qu’apercevant que le bruit, la joie et la confiance gagnaient du terrain, et que le Démon de l’intérêt barbouillé de lie se sauvait en voyant les cœurs s’attendrir, le vieillard aimable prononçait son arrêt définitif, maudissait formellement les vignes de tout réfractaire, et finissait en leur tendant les bras de l’air de tendresse, de confiance et de joie, dont Silène disait aux enfants de l’Églogue, Solvite me, pueri. Tous accouraient alors, tous s’embrassaient et lui protestaient une entière soumission à ses ordres. Le Notaire était prêt, et la transaction dressée, on signait ; puis se remettant à table, on cassait des verres en guise d’amende honorable de tous les faits et gestes d’Huissiers et de Procureurs.
On me dira sans doute, qu’il est singulier que j’attribue au vin le don d’apaiser les querelles, lui qui les fait : Je réponds que je n’ai pas prétendu le louer précisément par là ; mon histoire m’est venue en pensée, comme assurément une des plus honorables pour ce genre de vie, je l’ai placée comme telle, et non comme argument ; mais je dis encore que le vin n’est querelleur que chez les peuples qui le sont. Les bas Bretons et les Limousins s’estropient après avoir bu ensemble ; mais ils savent très bien se battre sans avoir bu ; et les Allemands sortent de l’estaminet aussi tranquillement ivres, que les Chartreux du chœur.
Cependant il s’en faut bien que je veuille être prédicateur d’excès ; mais je répète, que le genre de vie de la Noblesse campagnarde d’autrefois, qui buvait trop longtemps, dormait sur de vieux fauteuils ou grabats, montait à cheval, et allait à la chasse de grand matin, se rassemblait à la Saint-Hubert, et ne se quittait qu’après l’octave de la Saint-Martin, que cette vie, dis-je, faisait peu de musiciens, moins de Géomètres, de Poètes et d’acteurs de parade ; mais on n’avait pas besoin de la Noblesse pour cela. Cette Noblesse menant une vie gaie et dure volontairement coûtait peu de chose à l’État, et lui produisait plus, par sa résidence et son fumier sur les terres nourricières, que nous ne lui valons aujourd’hui par notre goût, nos recherches, nos coliques et nos vapeurs. Ils ne savaient rien en comparaison de nous ; car nous connaissons les règles du théâtre, les différences essentielles de la musique Italienne à la Française ; nous jugeons les Géomètres ; nous faisons des cours d’Anatomie et de Botanique, pour faire rire les gens de l’art ; nous nous connaissons en voitures, en vernis, en tabatières, en porcelaines ; nous n’ignorons ni le mensonge, ni l’intrigue, ni l’art de faire des affaires, ni celui de demander l’aumône en talons rouges, ni surtout ce que vaut le bien d’autrui, l’argent et les argentiers. Eux au contraire faisaient consister toute leur science en sept ou huit articles ; respecter la Religion, ne point mentir, tenir sa parole, ne faire rien de bas, ne rien souffrir, mettre son cheval sur le bon pied, connaître et discerner la voie, ne craindre ni la faim ni la soif, ni le chaud ni le froid, et se souvenir que, si César n’eût pas su bien faire le coup de pistolet, il n’eût jamais échappé de tant d’entreprises hasardeuses.
Cependant ces corps-là, tout ignorants qu’ils étaient, ne laissaient pas de bien et mieux servir l’État dans l’occasion ; ils avaient même quelquefois d’assez belles idées de la vraie gloire, préjugés auxquels notre philosophie a substitué la science des calculs, plus utile pour les particuliers, mais qui l’est, je crois, moins pour le public. Par exemple, Henri IV qui fut élevé et nourri jusqu’aux temps où il grisonna, en vrai Gentilhomme campagnard, fit à peu de choses près, aussi bien sa charge de Roi, qu’un autre.
En voilà assez sur la prétendue dissolution de nos pères. C’est un écart que je me suis permis, et non un livre que j’aie voulu faire sur cet article ; mais quant à mon second paradoxe, à savoir, qu’il y a plus d’ivrognerie à Paris, proportion gardée, que dans les Provinces, il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à voir les guinguettes. Tout le peuple sort de Paris les jours de fêtes, et la bourgeoisie même est dans l’habitude d’y courir en famille, et d’y mener de bonne heure ses enfants. La moitié du peuple revient ivre, gorgé de vin frelaté, paralytique pour trois jours, et dans peu de temps blasé pour toute sa vie. Le vin du crû, dont se gorge le paysan, ne fait point ces terribles effets : il revient ivre le Dimanche au soir, je le veux, (quoiqu’à dire vrai, il ne soit que trop guéri aujourd’hui de ce pauvre superflu), mais il trouve sa femme de sang froid, différence énorme pour l’honnêteté publique et pour la société, où la dissolution du sexe en ce genre est le plus honteux de tous les maux, et le lendemain de bon matin il est à l’ouvrage. Quelle différence ! je m’en rapporte aux maîtres-ouvriers dans Paris. Les détails à cet égard se retrouveront aux Chapitres suivants.
Un grand Seigneur en France, (on le connaîtra sans que je le nomme), bienfaisant d’abord pour sa maison comme de droit, l’est encore pour la pauvre Noblesse de son pays ; il place les uns, il soutient les autres, il leur trouve des débouchés. On n’accusera pas les gens considérables aujourd’hui de faire ces choses-là par intérêt. Il fait plus, il a changé dans une province éloignée, l’orangerie de la maison de ses pères, en une manufacture de soie, où cette denrée lui coûte le triple de ce qu’elle vaut, attendu l’éloignement des cantons où cette sorte d’industrie est en vogue, et cela, pour faire vivre les pauvres gens, et les accoutumer peu à peu à ce genre de commerce. Il a fait planter un nombre considérable de muriers, tant sur le champ d’autrui que sur le sien. Il fait lever des plans et terriers généraux de tout le canton, pour que chacun puisse à l’avenir trouver, dans ce répertoire public, ses confrontes et la contenance de son domaine ; il fait enfin des biens infinis, tandis que ses propres affaires prospèrent en un siècle, où par bons moyens tout le possible est de se maintenir. Si je disais son nom, qui ne fut jamais assurément en trois lettres : ah ! me dirait-on : c’est un fort honnête homme, fort juste et qui a le sens fort droit, mais d’ailleurs un esprit uni. Que Dieu veuille m’en accorder un semblable, à moi et à mes enfants jusqu’à la dernière génération ; mais ce n’est pas ce dont il est ici question. Ce digne homme, au fond, est un Gentilhomme campagnard, autant qu’un Seigneur peut l’être en France. Il a une grande Charge à la cour qu’il a faite ; mais d’ailleurs la plus grande partie de sa vie s’est passée dans ses terres, il les connaît toutes, les visite souvent, voit et ordonne tout par lui-même, et a fait en sa vie plus de bien à sa famille, à ses voisins, aux pauvres, à l’État, enfin dans sa patrie, que les plus beaux esprits n’en ont imaginé.
Ici l’intérêt particulier, au lieu de nuire à l’intérêt public, lui sert. Plus un homme fait valoir ses domaines, et en multiplie les productions, plus il fait vivre d’hommes, plus il augmente la subsistance de l’État. Je résume enfin ceci en disant que, si les extrêmes étaient nécessaires, il vaudrait infiniment mieux que la Noblesse ressemblât au Baron de la Crasse qu’aux Marquis de la Comédie ; avec cette différence encore, que les arts, le commerce et les connaissances, ont pour longtemps banni les ridicules de grossièreté, et ne feront peut-être que rendre plus communs ceux de la fausse élégance.
La nécessité de renvoyer la Noblesse à la campagne, par moyens doux et pris dans les mœurs, n’échappa pas au restaurateur de la France. Quand Henri IV fut paisible possesseur de son Royaume, il déclara hautement, dit Perefixe, aux Nobles, qu’il voulait qu’ils s’accoutumassent à vivre chacun de son bien, et pour cet effet qu’il serait bien aise, puisqu’on jouissait de la paix, qu’ils allassent voir leurs maisons, et donner ordre à faire valoir leurs terres. « Ainsi il les soulageait de grandes et ruineuses dépenses de la Cour, en les renvoyant dans les provinces, et leur apprenait que le meilleur fonds que l’on puisse faire, est celui d’un bon ménage. Avec cela, sachant que la Noblesse Française se pique d’imiter le Roi en toutes choses, il leur montrait par son propre exemple à retrancher la superfluité des habits ; car il allait ordinairement vêtu de drap gris, avec un pourpoint de satin ou de taffetas sans découpure, passement ni broderie. Il louait ceux qui se vêtaient de la sorte, et se riait des autres qui portaient, disait-il, leurs moulins et leurs bois de haute futaie sur le dos. »
Le luxe de la Noblesse épuise nécessairement ses biens fonds ; car nous démontrerons que le produit de la terre du plus grand rapport réduit en luxe revient à presque rien. Elle entoure le Souverain et lui persuade que, les richesses de l’État n’étant faites que pour glisser des mains du Prince dans celles de ses sujets, la plus digne libéralité est celle qui gratifie sa Noblesse. Le nombre des demandeurs grossit chaque jour. Celui qui obtient six mille livres de pension reçoit la taille de six villages. Le fisc déjà diminué par le profit des Receveurs s’épuise en libéralités, et cette même Noblesse, qui chez elle ferait l’avantage, la force et le lustre de l’État, en est, sans le savoir, la véritable sangsue.
Guichardin au sujet des deux Rois de son temps que l’Histoire note d’avarice (Louis XII et Ferdinand le Catholique) observe que les sujets ne sont jamais si heureux que sous des Princes de ce caractère. Leur Cour est à la vérité fort déserte, comme l’était celle de Louis XII mais elle coûte peu ; les excès cependant sont condamnables : ce n’est pas à moi à le dire, et moins encore à parler de la conduite des Souverains ; mais il est permis de dire que la Noblesse sert mieux l’État chez elle qu’à la Cour et à la ville, et qu’on doit, par tous moyens doux et agréables, faire refluer dans les campagnes les habitants de la Capitale et des Villes.
Rappelons-nous sans cesse le chemin que voudrait faire le peuple entier d’une nation que les apparences d’une prospérité passagère ont éveillée. Nous passons des villages aux bourgs, des bourgs aux Villes, des Villes à la Capitale, et c’est à quoi tendra toute une nation, si le Gouvernement n’est attentif à lui donner une propension contraire.
Cette opération n’est pas si mal aisée qu’on croirait bien. Les hommes ont tous un penchant naturel pour la liberté et les occupations de la campagne. Ce n’est qu’en forçant la nature qu’on les casemate dans les Villes. Que les villageois soient heureux et assujettis seulement à des lois simples, soit de police soit de fisc, qui assurent le sort du solitaire comme de l’homme protégé, qui ne les obligent pas à devenir clients à l’Élection ou au Baillage : qu’on retire de dessus leur territoire ces Vampires errants, nommés porteurs de Contrainte, archers de corvées etc. qu’on les excite et encourage au travail, et bientôt ils ne seront plus vicieux.
Si à cela l’on ajoute quelques uns de ces divertissements d’exercice, tels que les anciens Législateurs les avaient si bien inventés, tels que Charles-Quint en avait établi en Flandres pour civiliser les habitants et unir les contrées voisines, et tels qu’on en trouve encore des traces dans nos provinces méridionales, des danses, des courses etc. ils ne seront plus curieux de venir se noircir des boues des villes.
Mais si au lieu de tout cela il se trouvait que dans les campagnes, par l’absence de leurs Seigneurs, ils ne pussent jamais espérer aucune grâce ni protection ; que traînes languissants aux corvées les plus dures et les plus répétées, décimés pour les milices, voyants arracher leurs haillons de dessus les buissons par les Collecteurs s’ils tardent à payer les impôts ; doublés à la taille l’année d’après s’ils payent, pour leur apprendre à ne pas endurer la contrainte, utile récolte des Receveurs : si, toutes les fois qu’ils ont manqué, il était question de les punir par la bourse : si le Procureur, l’Avocat, le Juge l’Agent du Seigneur, les gens du fisc etc. si tout cela, dis-je, les regardant en tout et partout comme victimes ne leur laissait la peau sur les os, que supposé qu’elle ne fut pas bonne à faire un tambour, faudrait-il en ce cas s’étonner s’ils périssent par milliers dans l’enfance, et si dans l’adolescence ils cherchent à se placer partout ailleurs qu’où ils devraient être. Et quand la protection de l’agriculture demanderait du Gouvernement un soin continuel et d’un détail embarrassant, quel autre objet dans la société entière peut lui paraître plus digne de son attention ?
La production de la matière première est d’une nécessité indispensable ; l’art d’ouvrer cette matière n’est que d’une nécessité d’habitude et seconde. L’on verra dans la suite de ceci, qu’il s’en faut bien que je ne prétende ramener la société aux besoins des Patriarches ; mais enfin l’on ne peut me nier ce principe. Cela posé, pourquoi ne pas donner au moins autant de soins à protéger l’agriculture, à instruire les agriculteurs, à les secourir et défendre leurs immunités, qu’on en met à protéger les arts et métiers ?
Un homme considérable me voyant un jour sur un habit de velours des boutons de la même étoffe, me dit que je fraudais la loi ; et quelle loi, lui dis-je ? Celle, répondit-il, qui défend de porter des boutons de la même étoffe que son habit. Et au profit de qui cette loi, lui demandai-je ? au profit des boutonniers, dit-il. Permettez-moi, repris-je, de vous demander, si, pendant le temps que vous avez assisté au Conseil, parmi toutes les futilités de ce genre que vous y avez vu passer, on a proposé beaucoup d’ordonnances en faveur du labourage et du nourrissage des bestiaux, qui sont les vrais arcboutants d’un État.
En effet, les arts, métiers et sous-métiers sont protégés, ordonnés, policés, maintenus : à voir la quantité de rhabillages continuels qu’il faut aux ordonnances qui les concernent, on dirait que le Gouvernement n’a autre chose à faire qu’à pourvoir à leurs privilèges, exclusions et immunités. C’est fort bien fait : ce superflu fait sans doute un fonds de richesses : prenons garde seulement qu’il n’amène bientôt l’indigence. Les métiers sont tous moins pénibles à exercer que le véritable métier de l’homme, je veux dire, l’agriculture. Les hommes la quittent, les artisans se multiplient et meurent de faim, et la terre se dépeuple : la campagne, seule source de la Population, devient déserte : l’agriculture languit, et en conséquence, les arts et métiers languissent aussi.
Répétons ici les propres termes d’un Auteur[3] dont j’ai déjà emprunté quelques expressions.
« Mais, dit-on, l’agriculture va d’elle-même ; c’est un art qui se transmet par tradition, que la nature enseigne, et auquel elle a attaché une sorte de douceur, au-lieu qu’il n’en est pas de même des autres professions. C’est avoir bien peu étudié cette partie intéressante, que de raisonner ainsi. L’agriculture, telle que l’exercent nos paysans, est une véritable galère. Il est aussi difficile à un de ces pauvres, gens d’être bon agriculteur, qu’à un forçat d’être bon Amiral. Si l’agriculture n’est encouragée, si elle n’est animée avec un soin et des attentions continuelles, elle languira toujours, et après elle tous ces arts et métiers estimés si nécessaires. De l’aisance du laboureur au contraire viendra la nombreuse Population ; le superflu des campagnes se répandra dans les villes et dans les armées, au lieu que des villes et des armées il ne revient rien à la campagne ; je dis une attention continuelle, parce qu’aucune profession n’est sujette à d’aussi fréquents et d’aussi accablants accidents que celle-là. Les maladies épidémiques d’hommes et de bestiaux, la malice des gens de ville et de chicane, la dureté des maîtres, leur éloignement, et la friponnerie de leurs agents, mille autres inconvénients dignes d’être cités, si je les détaillais, tout, dis-je, dérange et détourne les gens de la campagne. Un horloger laisse une roue imparfaite, il l’achève quinze jours après ; mais un jour manqué, fait souvent tout perdre au laboureur. »
Quant aux moyens de protection, ce n’est pas ici le lieu de les déduire, et au fond on n’a rien à apprendre en France. Les plus utiles ordonnances qui aient jamais été conçues sont signées de la main de nos Rois ; mais malheureusement nos lois sont presque comme nos modes. C’est l’affection seule, c’est le goût naturel et la persuasion de sa nécessité de la part du Gouvernement, qui peuvent lui donner le degré d’attention nécessaire pour que la vivification de cette partie soit entreprise et soutenue. Eh ! pourquoi ce goût ne prendrait-il pas ? Nous avons eu de grands Rois en tout genre, et qu’il serait difficile de surpasser ; je ne sais que le titre de Roi Pasteur, qui puisse distinguer nos maîtres futurs.
Vainement cependant formerait-on, quand on le pourrait, des écoles d’agriculture ; vainement indiquerait-on des prix et des récompenses à ceux qui y auraient le mieux réussi ; des honneurs pour les auteurs de certaines découvertes utiles ; des encouragements pour les essais, etc. Ce n’est qu’une sorte d’abondance relative, qui est la mère d’une industrie noble. L’agriculteur ne tentera rien qu’il n’ait la force de perdre ses avances, et si l’estime attachée à sa profession n’engage les hommes riches et éclairés à lui faire part des lumières acquises, et à le soutenir dans ses travaux. Enfin cet art par excellence, cet art si noble et si utile a besoin, comme tout autre et plus qu’aucun autre, pour être poussé à un certain degré de perfection, de deux pivots nécessaires à tout ; à savoir étude et expérience, ou théorie et pratique ; sans cela, il languira sans cesse.
La nécessité, dit-on, est mère de l’industrie : proverbe en vogue, parce qu’il tranquillise la fausse conscience des riches et des puissants : remontons un peu le principe ; personne ne niera que la paresse n’engendre la nécessité ; en conséquence, paresse et industrie seront donc de même lignée. Ce n’est sans doute pas cela que le proverbe a voulu dire. Voici ce que c’est. Nécessité de force est mère d’industrie, je le sais et j’y cours ; nécessité de faiblesse engendre l’engourdissement et la mort ; trop d’États l’ont prouvé.
Quoique je me sois certainement trop étendu sur quelques uns des détails que je viens de traiter, je n’ai néanmoins fait que désigner les principaux, et j’en ai tant omis et de si nécessaires, que ceci ne paraîtra qu’une ébauche ; mais je le répète, presque tout l’Ouvrage servira de supplément à ce qui manque à ce Chapitre ; et surtout le reste de cette première partie et toute la seconde ne sont autre chose que le développement de ceci. Le Titre seul du Chapitre suivant prouve que ce n’est qu’une continuation de celui-ci.
CHAPITRE VII
L’emploi que l’on fait des terres dépend des mœurs et usages
Le nombre des habitants dans un État dépend des moyens de subsister, et comme les moyens de subsistance dépendent de l’application et usage qu’on fait des terres, et que ces usages dépendent principalement des volontés, goûts et façon de vivre des propriétaires des terres, il est clair que la multiplication ou décroissement des peuples dépendent d’eux.
Ces paroles sont tirées de l’Ouvrage de M. Cantillon, qui a été imprimé l’année passée. Ce fut, sans contredit, le plus habile homme sur ces matières qui ait paru. Ce morceau, qui a passé dans la foule de ceux de ce genre que la mode produit aujourd’hui, n’est que la centième partie des ouvrages de cet homme illustre, qui périrent avec lui par une catastrophe aussi singulière que fatale. Celui-ci même est tronqué, puisqu’il y manque le supplément auquel il renvoie souvent, et où il avait établi tous ses calculs. Il en avait lui-même traduit la première partie pour l’usage d’un de ses amis ; et c’est sur ce manuscrit qu’il a été imprimé plus de vingt ans après la mort de l’Auteur.
Le principe qu’il établit ici n’est qu’une suite d’inductions démontrées et tellement liées l’une à l’autre, qu’il est impossible de leur échapper. J’y renvoie ceux qui me nieront es principes. J’aurais pu les répéter ou les extraire ; mais d’une part, le rôle de plagiaire ne me va pas ; de l’autre, tout est tellement lié dans cet ouvrage, qu’il n’y a pas une pensée à déplacer. On ne peut douter d’ailleurs que la sécheresse de cette lecture n’ait été la cause de l’indifférence avec laquelle on a laissé passer dans la foule un ouvrage tellement hors de pair. Je dois avoir plus de ménagement, en proportion de ce que j’ai moins de mérite. Mes écarts presque toujours déplacés prouveront moins, sans contredit, mais ils lasseront moins aussi ; et comme il ne s’agit point ici de vérités nouvelles et jusqu’à ce jour inconnues, mais simplement de l’application de principes connus à notre état présent, et de rassembler sous certains points de vue les relâchements et changements de mœurs qui pourraient devenir maux de l’État, et démontrer dans les choses les plus simples en apparence, les chaînons par lesquels la fausse prospérité tient inséparablement à la décadence, je me pardonne des incursions qui ne me mènent jamais hors de mon sujet, par la raison qu’il renferme tout.
Le principe de cet Auteur une fois établi, voyons où il nous conduira. Il est donc de fait, que si le Prince et les propriétaires aiment les chevaux, ou, pour mieux dire, s’ils emploient beaucoup de chevaux ; (car les aimer roule plus sur la qualité que sur la quantité) il y aura plus de prairies dans l’État, et moins de champs employés à la subsistance de l’homme : que s’ils consomment plus de bois, il faudra plus de terrain destiné à être en forêts en coupe réglée : que la mode des boulingrins, charmilles, parcs, grandes avenues, chemins d’une largeur extraordinaire etc. ôtent tout autant de terrain à la nourriture de l’homme, qu’il y en a d’employé ; à toutes ces inutilités.
Si au contraire les mœurs du Prince et des grands propriétaires les portent à entretenir beaucoup d’hommes, la pâture des chevaux décroîtra en proportion.
Autrefois les grands Seigneurs entretenaient un beaucoup plus grand nombre d’hommes. À la vérité le bas domestique consomment infiniment moins qu’aujourd’hui, qu’on les habille comme des Comédiens, qu’on les nourrit, qu’on les couche comme les maîtres ; mais les grandes maisons étaient pleines de commensaux d’un tout autre ordre, qui leur faisaient plus d’honneur et plus d’avantage, qui leur coûtaient moins que des mercenaires, et qui les obligeaient à une décence extérieure de mœurs, utile au maintien de la case comme à la société, et honorable en gros à la Nation comme en détail à leur Maison. Les Dames avoient auprès d’elles des Demoiselles, les Seigneurs des Gentilshommes souvent d’aussi bonne Maison qu’eux, et les uns et les autres des Pages, des Écuyers, etc. C’était un débouché pour la pauvre Noblesse qui n’en a point aujourd’hui, qui tombe dans les plus viles dérogeances, faute d’emploi, ou pour mieux dire, qui n’existe presque plus, en comparaison du nombre qu’il y en avait autrefois.
Il n’est pas de mon sujet d’examiner si c’est un avantage dans un État militaire en sa constitution, d’avoir une nombreuse Noblesse ; mais je dis, sans crainte d’être démenti, que les pauvres laborieux sont, dans quelque état que le Ciel les ait fait naître, la portion la plus utile de la société. Je disserterai moins encore pour établir ce que c’est que la Noblesse ; mais soit que ce genre de distinction soit une illusion absolue ou non, je crois qu’on peut la définir : la partie de la nation à laquelle le préjugé de la valeur et de la fidélité est le plus particulièrement confié. Ces deux opinions servant à la défense et au maintien de la société, il est très important de ne les pas laisser éteindre. Les services de l’intérêt coûtent trop cher à l’État, ceux de la vanité et de l’honneur se paient en monnaie qui ne manque jamais à un Gouvernement éclairé et économe de distinctions. Cependant ce genre d’orviétan ne prend pas également, sur tous les tempéraments. J’ai dit, et je m’en souviens, que l’honneur doit entrer dans toutes les professions ; mais il en est plusieurs, où l’on n’y saurait penser qu’après le profit, et où l’on dit de bonne foi, comme Petit-Jean, Mais sans argent l’honneur n’est qu’une maladie. Quelque ridicule que l’affluence de l’or arrivé en Europe depuis deux cents ans ait jeté sur l’honneur dévalisé, et quoique ce principe de corruption aille toujours en augmentant, il est cependant vrai que rien n’est si aisé que de porter la pauvre Noblesse à se piquer d’honneur et à se passer d’argent, pourvu surtout qu’on l’éloigne des professions où l’on en gagne ; car ce serait être de mauvaise foi que de désavouer que rien n’est si rare dans les annales de l’humanité que les duels de l’honneur et de l’intérêt, où le premier ait remporté la victoire. L’or est corrupteur dans toutes les professions ; il corrompit Judas ; et si l’on écoute les Militaires subalternes, ils vous diront que leurs Majors l’ont presque tous pris pour patron. La noblesse employée dans des métiers d’argent n’en vaudra donc pas mieux, et vraisemblablement en vaudra moins : car ayant une fois mis à quartier la vanité domestique, elle ne dérogera pas pour peu. Le Garde-sel, noble, n’a point appris dans les foyers paternels ce vénérable axiome, cent francs au denier cinq, combien font-ils ? mais une fois qu’il est entré dans sa tête accompagné de tous ses rameaux, il regarde ses vieux pères comme de grossiers idiots, et méprise tout le reste de leurs documents. Si au contraire il marche de plein pied à sa naissance, il se rappelle sans cesse que son vieux oncle lui a répété, que le grand-père s’était distingué à tel assaut, qu’un autre ayant été élevé dans une telle maison, sauva son jeune maître dans une embuscade, et refusa de s’attacher à tel et tel qui lui offraient une fortune. Ces idées germent dans son cœur, et le Laridon des fermes devient le César d’un Régiment.
Cependant quelque multiplié que soit aujourd’hui le Militaire en France, il s’en faut bien que la pauvre Noblesse n’ait de ce côté-là le même débouché qu’elle avait autrefois. Nos anciennes troupes, et surtout la cavalerie, étaient alors presque entièrement composées de Gentilshommes. Dans l’infanterie même, Montluc nous dit qu’il n’eut jamais de Compagnie où il n’en eût quarante à la tête. Il la leur faisait casser à bon marché, en leur disant qu’il n’avait jamais connu besogne bien faite que de Gentilshommes. Henri IV chef pendant longtemps d’un parti proscrit, obligé de vendre tout son bien pièce à pièce pour subsister, et qui déjà Roi de France se plaignit longtemps d’avoir tous ses pourpoints percés au coude, se vantait néanmoins d’avoir toujours eu quatre mille Gentilshommes autour de lui, quand il avait voulu les y appeler. La Cour d’Henri III cependant n’était pas déserte ; celle des Guises et de tant de chefs départi qu’il y avait alors, l’était encore moins, proportion gardée. Sully qui n’était encore que Carabin, entretenait, dit-il, douze Gentilshommes à la guerre, à deux cents livres chacun. On n’aurait pas aujourd’hui un cocher à ce prix. Ce n’est pas de quoi il est ici question. Les douze gentilshommes de Sully faisaient partie des quatre mille d’Henri IV mais je mets en fait que dans cent soixante mille hommes d’infanterie que le Roi a sur pied, on y trouverait à peine ce nombre de Gentilshommes. Pourquoi cela ? La pauvreté est devenue ridicule, et dans celle de toutes les professions où l’on devrait le moins la craindre, puisqu’on s’y dévoue à tout perdre au premier signal, il faut du bien. On a chargé de faux frais toutes les garnisons ; la moitié des appointements va en abonnement de Comédies, de fauteuils, de chevaux de ronde, etc. Les Régiments se piquent d’enchérir sur la dépense les uns des autres. On appelle brillants ceux qui payent les plus chères auberges, et qui sont en état d’être reçus dans les maisons. Il faut de grosses pensions pour soutenir tout cela, et les Chefs, sans songer qu’il faudra un jour mener ces gens à la guerre, se hâtent de faire retirer les vieux soldats, et de les remplacer par des gens en état de se soutenir. La vénalité s’est introduite dans les emplois ; en supposant qu’un pauvre Gentilhomme soit en état d’en acheter un à son fils, la pension en souffre ; il faut donc des gens de ville. Je veux croire qu’ils seront aussi bons devant l’ennemi que des campagnards ; mais il s’en faut bien qu’ils ne les égalent pour la fatigue et pour s’attacher à leur emploi, que ces derniers regarderaient comme leur patrimoine. Quoi qu’il en soit, c’est autant de débouchés ôtés à la pauvre Noblesse. La maison du Roi leur reste : demandez cependant ce qu’il faut de pension à un Gendarme, ou à un Garde du Corps ; les plus modérés vous diront six cents livres : et où sont les pauvres Gentilshommes qui peuvent donner cela à leurs cadets ?
Il s’ensuit de cette énumération trop longue, mais que j’ai cru importante, relativement à la prééminence naturelle à l’espèce de gens dont je parle, que loin de tourner en ridicule les gens de qualité riches, qui par vanité voudraient consommer en ce genre de faste ce que les autres perdent en luxe inutile à l’État et ruineux pour eux, on devrait les y encourager.
Les gens dont vous parlez, me dira-t-on, nourrissaient plus de chevaux qu’on n’en élève aujourd’hui ; la Noblesse était toujours à cheval, les noms de Connétable, de Maréchaux, de Chevaliers, d’Écuyers etc. l’habitude où l’on est encore de dire un beau Cavalier, un aimable Cavalier, aller bride en main dans les affaires, broncher à chaque pas, et mille autres locutions usitées, sont des restes de l’intime société de nos pères avec leurs chevaux. J’en conviens ; mais il ne s’ensuit pas de là qu’ils eussent plus de chevaux que nous : outre que la cavalerie réglée est devenue beaucoup plus nombreuse ; à commencer par le Prince, le dénombrement de ses écuries excède de beaucoup celles de ses prédécesseurs ; on avait quelques chevaux de main, mais, à cela près, on n’en nourrissait point d’inutiles. Une grande Dame de ce pays-ci, à qui je vis des chevaux de remise, me répondit, ce n’est pas qu’il n’y en ait 70 dans nos écuries, mais il n’y en a point qui ait pu aller aujourd’hui. Quand Bassompierre rencontra cette lingère du pont-neuf, dont il fait une singulière histoire, il n’avait qu’un cheval entre ses jambes : c’était l’homme le plus brillant de son temps ; aujourd’hui le plus pauvre, allant en fiacre, en occupe deux. Il est à remarquer encore que la multitude de chevaux répandus alors dans les campagnes où leurs maîtres habitaient, engraissaient de leur fumier la prairie qui les devait nourrir, et consommait sa denrée sur les lieux ; tous rassemblés aujourd’hui dans les villes, leur nourriture entraîne celle des chevaux de trait qui y ont amené le fourrage.
Mais revenons. On ne doit point être étonné que traitant de la Population, je cave à fond, quand cela se présente, les objets qui peuvent y servir et y nuire ; et puisque je suis à la Noblesse, il me reste encore beaucoup à dire sur cela. Elle est très nombreuse en Allemagne, et à tel point, que les Seigneurs et les Princes même des plus grandes Maisons sont au service des Maisons régnantes, souvent moins illustres et moins anciennes que les leurs. Le droit de primogéniture et la réversion des fiefs assurée aux cadets, quand les branches aînées tombent en quenouille, sont un appas qui oblige tous ces cadets à se marier et à épouser des filles pauvres et de haute naissance comme eux. Les enfants de ces Princes et Seigneurs n’en sont pas moins des sujets pour l’État, des ressources pour leur Maison ; et fournissant toujours de nouveaux successeurs, ils empêchent l’inconvénient notable de la réunion des biens de plusieurs Maisons en une seule.
Aux États d’Orléans, sous François II et Charles IX il fut question de faire passer en Loi dans le Royaume l’admission des substitutions graduelles et perpétuelles, comme en Italie ; et par une de ces contrariétés qui constatent la bizarrerie de la nature humaine, et qui seule a gravé ce fait dans ma mémoire, il arriva que le tiers État y ayant consenti, ce fut la Noblesse qui s’y opposa. Si l’on proposait aujourd’hui un pareil expédient, comme capable de soutenir la Noblesse et d’en encourager la multiplication, et conséquemment comme avantageuse à l’État, on serait sifflé de toutes parts ; et ceux qui daigneraient répondre au raisonneur, l’accableraient d’allégations, dont les moindres seraient que ce projet nuit au commerce, et prive le Roi de ses droits de suzerain aux mutations. Examinons en détail ces deux objections, comme les principales.
Le commerce est l’échange des nécessités et commodités de la vie, et nullement celui des propriétés. Quand à Paris les lois et les mœurs assujettissent tout à l’encan, on s’écrie que c’est bien fait, que cela fait circuler les meubles et l’argent, que les gens de Justice, les industrieux du bas commerce, les curieux, les inconstants, tout enfin y gagne ; et moi je dis que par mille raisons c’est un usage pernicieux, et je le prouve. 1. Que font donc tous ces gens amassés, qui jouent au plus fin dans le rez-de-chaussée dévasté de cet Hôtel, qui, huit jours auparavant, brillait de meubles utiles et superflus ? Les Huissiers hurlent, les Procureurs écrivent, et ce peuple avide de brocanteurs se tend des pièges adroits, tandis que les gens les plus riches n’ont pas honte de s’associer aux usuriers de profession en ce genre de passe-temps, et de venir y braver les quolibets des revendeuses du quartier. De toute cette foule de gens amassés de la sorte en mille endroits de Paris, il n’y en n’a pas un qui ne cherche à attraper l’autre, et la bonne foi est bannie de la pensée de tous les individus qui remplissent ces dignes assemblées. Voilà pour les agents. D’autre part, le propriétaire bannissant toute décence et toute antique superstition de respect, vend jusqu’à la robe que sa mère portait quatre jours auparavant : sachant d’autre part que la même chose arrivera après lui, il incendie comme inutiles et propres à allonger son inventaire, mille papiers curieux et souvent utiles à la postérité, mille choses qu’on laisserait à ses enfants volontiers, mais qu’on ne veut pas exposer à la curiosité des Préposés à la Justice : la mère ne se soucie point de faire des meubles comme faisaient ses devancières laborieuses ; tout sera vendu, dit-elle, et servira à des étrangers. La maison est appauvrie d’autant, et l’État aussi, puisqu’il n’est autre chose qu’un amas de maisons particulières, et que le travail d’une infinité de dignes matrones d’autrefois réduit en parties de cavagnole, est autant de perdu pour lui. Mais, dit-on, ce changement de meubles, ces achats et reventes continuelles avivent le commerce et font travailler les ouvriers : et moi je dis que non : non, mille fois, non. Ces meubles vendus dans la rue de Bussy vont être transportés dans la rue Dauphine ; on ne les use point en chemin, ils servent à quelqu’un, ils sont à la vérité plutôt passés ; mais c’est que celui qui les fit le premier prévoyant leur sort, les avait fait à vie. La mal façon n’est un gain pour personne, et je soutiens qu’on fait plus de meubles dans les pays où on les conserve, que dans ceux où ils ne passent jamais une génération. Entrez dans la maison de ces nouveaux établis : un appartement brille de fraîcheur, de dorure et de boiserie une fois faite, tout le reste est nu. Voyez des Palais dans le pays où le mobilier fait partie de la bonne maison : les murs sont couverts partout, tout est plein, et les garde-meubles le sont aussi : cependant on y travaille toujours, le temps use et prend plus sur la quantité que sur le peu ; on remet à la mode, on remplace le vieux, à peine est-on meublé d’hiver à fond, qu’on veut l’être d’été. Après les meubles ordinaires, on amasse ceux des occasions, des noces, des couches, etc. Les Châteaux viennent après les maisons de Ville ; l’on se pique du superflu, et une maison est aussi riche de ce qui est en réserve, que de ce qui paraît ; en un mot, on y travaille sans cesse, tandis qu’à la réserve des fous, ce n’est qu’une fois dans la vie qu’on se meuble à Paris, où ce prétendu revirement de meubles ne fait vivre que des fripons, qui, éveillés comme ils le sont, eussent été utiles en quelque autre profession.
Cet exemple que je crois vrai de très bonne foi, et que j’ai été chercher dans la partie de l’industrie la moins contestée, pourrait faire douter si l’on ne se trompe pas très fort en honorant du nom de commerce tout ce qui est mouvement. Ce n’est qu’un esprit faux et un cœur gâté qui peut regarder comme commerce l’agio, le courtage, l’intrigue, le maquerellage et autres trames de l’intérêt, de la malice et de la mauvaise foi ; autrement le diable serait le premier des commerçants.
Je pourrais prouver également que le revirement continuel des biens et des fortunes n’est point un avantage pour le commerce ; mais il n’est question ici que des fiefs. Quel mal ferait au commerce, que les fiefs fussent assurés dans les races ? J’ai déjà dit que cela perpétuait les vieilles souches, en engageant les cadets à se marier, maintenait l’esprit de subordination et d’union parmi les habitants de la campagne par l’antique respect pour le sang du Seigneur, le goût de propriété dans les familles, et la splendeur dans celles que les exemples domestiques engagent le plus à tâcher de mériter de la patrie. Qui donc y perdrait ? Les Notaires et les gens qui vivent de procès.
On dira peut-être que cela ôte l’émulation dans la partie industrieuse des sujets ; que chaque barrière mise à l’ambition en est une au travail ; dites mieux, à la cupidité : mais je le nie. Les Hollandais, qui ont jadis poussé le commerce et ses succès plus loin qu’aucune autre nation, n’avaient point en vue de devenir M. le Marquis un Tel, et l’on sait que sans Marquisats ni Comtés, de simples particuliers de cette florissante République offrirent de faire la guerre au Roi de Danemark à leurs dépenses.
On se plaint à bon droit, et l’on regarde comme un vice très nuisible à la constitution de la Monarchie l’ambition générale que chacun a en France de faire son fils noble, et conséquemment inutile à tout bien en un pays, où il ne reste de débouché à la Noblesse que celui de sous entendre les neuf dixièmes de ses enfants, pour qu’il reste au fils unique de quoi vivre selon ce que la vanité du père appelle son état. Le Magistrat veut prendre l’épée, parce qu’il est établi que l’état de juger les hommes ne convient pas à la haute Noblesse ; le Négociant veut devenir Magistrat pour faire ensuite le même saut. Le Financier, à qui l’or fournit la plus brillante et la plus unie des perspectives, prend le plus court, et appellerait volontiers le plus étourdi de ses enfants M. le Ministre ou M. le Conseiller d’État, comme on désigne quelquefois M. l’Abbé dès l’âge de cinq ans. Le fils du paysan devient Procureur, et celui du laquais Employé. Si au lieu de cela le Magistrat ambitieux et secondé de la fortune dans son état recommandait uniquement à sa famille de penser à l’illustrer, en donnant à l’État des du Harlay, des de Thou, des Lamoignon, des Talon etc. le Négociant, des Crozat ; le Financier, des Jacques Cœur ; le Manufacturier, des Van-Robès : si le paysan ne songeait qu’à améliorer son bien et rendre ses enfants habiles et laborieux ; tous deviendraient plus industrieux, plus accrédités, plus en état de se soutenir, et de profiter des fondements jetés par leurs pères. Chaque profession élevée dans la modestie et dans une tournure de mœurs uniforme et propre à son état, n’en donnerait pas moins des sujets à la patrie ; mais le fils cadet d’un Magistrat ne dédaignerait pas de paraître au Barreau ; celui du Négociant, de devenir Armateur ; celui du Financier occuperait les emplois de détail ; le fils du Manufacturier chercherait à établir des métiers où il n’y en a point ; et le fils du laboureur irait en journées. Loin que les pépinières de l’État fussent affaiblies par la modération des pères, elles deviendraient plus abondantes. La nature inspire d’aimer ses enfants, l’orgueil, de les craindre ; et le surabondant de chaque profession fournirait aux portions stériles de la société, comme soldats, matelots, etc.
Sans que je m’épuise en dialectique, tout homme de bonne foi sentira la vérité de ce que je dis ici ; et les gens sensés se plaignent chaque jour que la folie d’autrui les mène beaucoup plus vite qu’ils ne voudraient.
Ce n’est pas que dans mes rêveries je prétendisse faire revivre la police intérieure des anciens Égyptiens, où par une loi fixe personne ne pouvait exercer que l’état de son père. Indépendamment des inconvénients de ce genre d’esclavage prescrit à la nature, je sais que les lois ne sont rien sans les mœurs. Si j’avais à dire mon avis sur celle-ci, je l’aurais conservée en partie et abrogée en l’autre. Il n’eût jamais été permis de monter, mais toujours de descendre, chacun selon son talent. Mais les États ne se gouvernent pas par des spéculations ; et à cet égard je reviens au principe que j’ai établi ci-devant, et qui ne sera pas contesté, je crois, par les gens de bon sens. C’est que, sans contraindre personne, il faut honorer chaque profession relativement au degré d’utilité première, et bientôt ce moyen doux éteindra plus de la moitié de cette ambition destructive, qui fait que chacun ne demeure dans son état que par force, et ne regarde le travail que comme un passage épineux pour arriver à la jouissance.
Il résulte de ces spéculations, que l’exclusion des fiefs pour la roture, et conséquemment l’extension des lois privilégiées propres à les conserver dans les familles, ne serait point un mal pour le commerce ; au contraire, aussitôt qu’un Commerçant, qu’un Financier etc. a acheté des terres, il prend goût à l’esprit de supériorité, il dédaigne lui-même sa première profession, moyen sûr de la faire dédaigner aux autres ; son argent et son industrie sortent du commerce, et tout y perd. Il ne s’agit donc plus que de répondre à la lésion et diminution des droits du Roi.
Il est certain que la vassalité devant des droits à la mutation, tout ce qui interrompt ces mutations intercepte ces droits. Il en est d’autres de centième denier, contrôle, insinuation etc. sur les acquisitions ; le tout ensemble fait un objet considérable. Je réponds à cela, 1°. Que les principaux de ces droits ne sont pas sans doute si rapportant qu’on le dit, puisque des Charges très peu financées en exemptent, et donnent encore la Noblesse par dessus le marché, et qu’en supposant que ces Charges aient été créées dans des temps de nécessité, du moins aurait-on songé à les rembourser depuis et à les éteindre, si les exemptions qu’elles multiplient à l’infini, attendu qu’elles passent sur la tête de presque tous les forts acquéreurs, étaient si nuisibles.
2°. Que loin de grossir les substitutions en les étendant, je les diminue en effet ; car le plan sur lequel je raisonne ne comprend que les fiefs, et ce qu’on peut appeler biens féodaux ; au lieu que dans l’état actuel un homme substitue tout son héritage, tant fiefs que biens ruraux, maisons et souvent même les meubles ; c’est là ce qui est fait pour être mis dans le commerce, et non les fiefs qui, tels que je les représente dans mon exception, ne sont presque autre chose qu’autorité, droits et prééminences.
3°. Si, se conformant sur cet article aux lois de l’ancienne féodalité encore en vigueur en Allemagne, il était établi qu’au défaut de la ligne masculine, la réversion des fiefs viendrait au Roi, et que Sa Majesté s’en réservant la nomination, voulut s’astreindre à ne les point donner à des Maisons déjà établies, mais à des cadets de bonnes Maisons, avec obligation de prendre le nom et armes du fief ; ce droit de nomination, qui dans des États d’une aussi vaste étendue que les siens, remettrait sans cesse de nouvelles grâces de ce genre dans ses mains, et lui attacherait plus particulièrement encore la Noblesse, s’il était possible, n’équivaudrait-il pas une partie du revenant bon en argent, qu’on prétend que cela diminuerait, et que je nie ?
4°. S’il est vrai que la Population soit une richesse pour tout le monde, comme la chose est démontrée, puisque où il y a plus de gens obligés de vivre de travail, les services de nécessité respective pour tous les hommes deviennent à meilleur marché ; à plus forte raison l’est-elle pour le Prince, qui de tous est celui qui paie le plus de services. Or diminuer le prix des services, n’est-ce pas augmenter ses revenus ? Cet arrangement est, selon moi, un moyen de multiplier sa noblesse ; elle seule alors remplirait ses armées, sa garde, sa marine militaire, etc. Elle se pique d’honneur naturellement. Il ne faut à cette monnaie-là d’autre garde du trésor qu’un gouvernement économe d’honneurs et prodigue de considération et de louanges, et cependant c’est le plus puissant des mobiles et le plus inépuisable des trésors.
Mais, dit-on, l’épuisement continuel des vieilles souches se répare par de nouveaux Nobles, qui dans la suite se confondent avec les anciens. C’est précisément l’inconvénient dont nous nous plaignions tout à l’heure. Mêlez du vinaigre avec du vin, vous les gâtez l’un et l’autre. La haute Noblesse, qui n’a presque plus, il faut l’avouer, conservé de l’antique générosité de ses ancêtres qu’une fade ostentation de ses vieux titres, ne consentira jamais à reconnaître les intrus comme étant de son corps ; le préjugé même de la nation l’y autorise, et à la réserve de certains noms illustrés par de grands hommes et de dignes commencements, tout le reste est rejeté, et tel homme est lui-même dans le cas, qui en établira le principe devant ceux à qui il croira en imposer. D’ailleurs, ces portes d’anoblissement ont été si fort multipliées que le ridicule s’en est mêlé, plaie incurable chez les Français. Qu’est-il arrivé de cela ? que l’une et l’autre sont tombées dans le mépris, et que la considération de l’argent, maladie plus redoutable pour un État que la peste et la famine, règne aujourd’hui sans rivale. Retenons chacun dans son état ; n’employons à les multiplier que les moyens qui sont propres à chaque profession. Dès qu’on voudra se rappeler en pratique où gît le véritable honneur, il s’en trouvera assez pour tout le monde.
Les Chapitres d’hommes et de filles sont encore une ressource pour la Noblesse d’Allemagne, ressource très estimée et peu coûteuse. L’orgueil de la naissance, et la distinction de l’ordre et du genre font plus de la moitié des avantages des personnes admises dans ces corps respectables, et s’il y a quelques places lucratives, le grand nombre l’est très peu ; mais la Noblesse estime ces débouchés qui font un état pour ses enfants, et dans la crainte de s’en fermer l’entrée vient y chercher des femmes à qui leur naissance sert de dot. La Noblesse en France a, au lieu de ce secours, celui des mésalliances. On peut dire de ce joli mot ce que M. Bossuet disait de la fréquentation des spectacles, Il y a de grands exemples pour et de fortes raisons contre. Examinons encore cet article.
Ces alliances, dit-on, relèvent l’ancienne Noblesse, dégraissent les gens à argent, les civilisent d’une part, et de l’autre rapprochent de la société privée la morgue de la Noblesse, remettent en circulation l’argent engorgé dans un petit nombre de caisses, et diminuent insensiblement l’opposition et la haine invétérée entre deux ordres dont la profession analysée est au fond, pour l’un de tout demander, pour l’autre de tout prendre, et qui conséquemment sont difficiles à amener à la concorde. Voilà, je crois, tout ce qu’on peut dire en faveur des mésalliances ; du moins ai-je presque sué pour en trouver tant, et cependant j’ai envie de rire du poids de ces puissantes inductions.
Mon dessein ici, ni nulle part, n’est pas de scandaliser personne, et si quelqu’un se trouve blessé, je le prie de croire cependant que j’ai crayonné mes tableaux le plus légèrement que j’ai pu, et que persuadé que les plaies en écrit demeurent, je tâche d’écrire, comme je voudrais l’avoir fait le jour qu’il me faudra rendre compte à Dieu.
En conséquence, sans faire distinction entre certaines mésalliances d’opinion, et d’autres qui sont honteuses par la source des richesses que l’on partage, je dirai qu’en général et par les raisons et principes que nous avons déduits ci-dessus, on ne saurait trop accoutumer les différentes classes à s’allier entre elles, et à conserver comme un dépôt sacré les mœurs et usages de leur état ; je dis les bons, et je pourrais même à certains égards dire qu’il vaut mieux que les mauvais se concentrent que s’ils se répandent. Par exemple, si le fils d’un voleur épouse la fille d’un fripon, au fond il n’y aura qu’un ménage de gâté, au lieu qu’ils auraient été très propres à en gâter deux.
Ce Magistrat qui épouse une fille de la Cour se défallie, (si l’on ne veut appeler cela se mésallier) aussi désavantageusement que son voisin, qui devient gendre d’un Financier. La Demoiselle met sur son vernis d’impertinence natale une dose du gommé de la Présidence, et bientôt elle dédaigne la Maison où elle est entrée, parce qu’elle ne peut aller à la Cour : elle transplante les grands airs, elle distingue les cousins titrés, ses enfants maudissent la simare qui ne va pas avec des talons rouges ; le titre de Président les offense, quoiqu’ils ne veuillent pas perdre la Charge ; ils sont Marquis, et s’ils n’en peuvent avoir l’accoutrement qu’à la campagne, du moins en ont-ils la fatuité et l’équipage. Tout cela consomme, l’ancienne gravité se perd avec l’étude, et la salle d’audience des pères n’est plus fréquentée que par des créanciers et des musiciens. D’autre part, le voisin enfinancé a reçu un petit bijou qui n’a plus rien de l’accent Picard ou Gascon de M. son père, le couvent et les maîtres y ont mis bon ordre : elle est pleine de talents, accoutumée aux flatteries des valets, et farcie de ces hauts axiomes de générosité, qu’il ne faut porter ses robes qu’une saison, que des desseins nouveaux, tout donner à ses femmes, avoir un garçon perruquier pour ses gens afin qu’ils soient en état de paraître dans l’appartement, un plumet, des rênes et des harnois de couleur, des chevaux neufs, du vernis de Martin et ce qui s’ensuit. La belle-mère qui avait compté que 400000 liv. font 20000 liv. de rente, qu’une femme doit coûter dans une maison réglée 6000 liv. par an, et que les 14 autres seraient accumulées pour l’établissement des enfants à venir qu’elle voit déjà par douzaines autour de son fauteuil, laisse patiemment passer les jours d’engouement de noces, hoche la tête quand on parle de spectacles, de bal, de l’Opéra etc. mais espère que cela finira : tout se succède cependant, elle prend mal son temps, hasarde ses axiomes, et l’on bâille, tandis que l’imprudente maman va réfléchir après coup, et considère charitablement avec quelques amies, qu’elle a fait une sotise par telle et telle raison : on démeuble dans le bas : les lampes économes qui éclairaient son antichambre font place à des bras dorés, les porcelaines, les vernis l’éblouissent de toutes parts ; la cuisinière vigilante est remplacée par un chef qui se réserve trois jours par semaine, et qui les quatre autres fait travailler son aide ; les valets fidèles du vieux temps fuient en pleurant tant de dégâts ; bientôt leur maîtresse les suit, et va dans un appartement étranger déplorer les vices du temps. Les premières couches la rappellent : on lui annonce une fille ; nous aurons un garçon une autre fois, dit la vieille mère. Oh ! pour celui-là, je vous demande excuse, répond l’accouchée, le métier n’en vaut rien, et je ne suis pas d’humeur à me sacrifier pour ma postérité. J’aime déjà cette petite à la folie, et je veux quelle soit héritière ; et faquins d’applaudir. La même chose leur était arrivée la veille chez la Demoiselle qui avait eu l’insolente cruauté de dire, que ce n’est pas la peine de faire des enfants, quand on n’a pas un nom à leur donner. Laquelle des deux vaut le mieux pour la famille où elle est entrée, et pour y conserver l’ordre, la décence et les mœurs ?
Les principes dans lesquels, j’écris me sont supprimer beaucoup d’autres raison et de détails. Somme toute, mélanger ainsi les états, c’est tout détruire, tout avilir, et ne relever rien que l’or et l’argent. Or un état, où la cupidité et les richesses ont la prééminence non disputée, est une assemblée de voleurs publics ou déguisés, de brigands civilisés, dont les uns sont en pleine chasse, d’autres à l’affut, et qui dans le fait occupés à s’entredétruire, feront bientôt justice les uns des autres, sans que la foudre s’en mêle.
Dans un État constitué comme la France, il faut que la Noblesse soit fière, brave, pauvre, et s’en pique : que la Magistrature soit grave, juste, austère, économe, et s’en pique : que le Commerçant soit laborieux, entreprenant, franc, indépendant, simple, et en fasse gloire : que la Finance se confonde et se répande dans le commerce, loin de l’opprimer et de le mépriser : que l’Artisan soit industrieux, vigilant, réglé dans ses mœurs, borné dans sa consommation : que le Laboureur enfin et l’agriculteur, (cet ordre d’hommes précieux par lesquels j’aurais dû commencer) soit infatigable, honoré, chéri, protégé, soulagé, encouragé de façon qu’il fasse envie à tous les autres états par son bonheur, sa liberté, sa joie, sa tranquillité, et par cette pureté Patriarchale de mœurs, dont la campagne est la véritable et l’unique patrie.
Cette digression sur la Noblesse paraîtra certainement longue, et peut-être partiale. J’ai assez témoigné ci-devant quel cas je faisais des petits, et combien je les honorais, pour n’être pas à cet égard accusé de prédilection. Je finis même cet écart en rentrant dans l’universalité des classes de citoyens. Je n’ai traité de cet état-ci en particulier, que parce que c’est assurément de tous le plus inconnu en un pays où la pauvreté devient vice, ou bien pis comme disait quelqu’un, et le plus utile après l’agriculteur, dans un État où l’on connaît le prix de l’honneur et de la gloire. Revenons.
J’ai dit que la multiplication des chevaux dans un État est un mal, et que nous étions atteints de ce mal. Il m’est quelquefois venu dans la tête un projet qui pourrait être bon, et qu’au pis aller je donne au public pour ce qu’il me coûte.
On a de tout temps regardé la capitation comme un impôt très onéreux. J’ai oui et lu force déclamations où l’on disait que c’est vendre l’air au citoyen ; que cet impôt connu sous les Empereurs Romains sut un des signaux de la décadence de l’Empire, et l’une des causes de l’aliénation des Provinces, qui bientôt aimèrent mieux recevoir les barbares et jouir de leur prétendue franchise sous l’empire le plus dur et le plus absolu, que de se voir rongées et dévorées en tous les sens par les exacteurs publics d’un Empire fiscal. Le Prince même, qui forcé par la nécessité établit parmi nous cette sorte de tribut, en avait un tel dégoût, que dans les temps les plus calamiteux des fins de son règne il pressa souvent son Conseil des finances de trouver les moyens de lui faire tenir sa parole en le supprimant, sans que ses coffres, alors si épuisés, en souffrissent trop. Ces sortes de discussions me sont défendues et par goût et par devoir de sujet ; mais en supposant que la chose parut ainsi au Prince et à ceux qui sous lui ont le droit de l’examiner, j’ai un projet tout simple à proposer à cet égard.
Je transporterais la capitation de l’homme sur les chevaux. Je me vois siffler ; car me dira-t-on, on a trouvé moyen de capiter l’orgueil ici-bas. Ce Gentilhomme qui fait un procès-verbal, où il transforme des buissons en Paroisse pour faire ériger son fief en Marquisat, sollicite et paie la permission d’avoir cent cinquante liv. de capitation pour sa seule personne. Ce Marquis bruyant qui promène en glissant sur le parquet de Versailles les talons rouges que son petit-fils payera, qui se met en quatre pour devenir Duc, demande deux mille livres de capitation. Or votre somme deviendra courte d’autant, car on ne saurait titrer un cheval.
Je soutiens que la somme pourrait devenir égale à peu près. Pensez-vous que ces Marquis et ces Ducs soient absolument dupes en cela, et qu’ils ne sachent pas se retourner de façon que la Cour leur rende au centuple ce qu’elle leur prend ? je vous le demande. Je voudrais donc qu’on capitât les chevaux ; ceux de labourage très bas, ceux de charrette formeraient la seconde classe, ceux de bât et de transport la troisième, ceux de voitures publiques, messagers etc. de voyage actuel en un mot la quatrième, ceux de monture de parade et de course la cinquième, ceux de trait enfin pour le carrosse etc. seraient la plus haute classe.
Mais, me direz-vous, vous mettrez tant de monde à pied que la capitation en viendra à rien. Je réponds à cela, 1°. qu’il n’en ferait rien. La vanité est plus forte que la raison et même que l’avarice. Voyons-nous, lorsqu’il arrive des chertés excessives de fourrage, chose très commune à Paris, que les réformes de chevaux soient en nulle proportion avec l’augmentation de leur dépense. À l’égard de leur taxe, chacun en garderait du moins au prorata de ce qu’il paie aujourd’hui de capitation.
2°. Supposons un moment que cela diminuât considérablement le nombre des chevaux, supposons encore que ce fût un mal, tandis qu’il est déjà démontré que ce serait un bien ; si cela fait cet effet sur les chevaux, on ne peut nier qu’il ne le fasse sur les hommes, et tout est dit dans mon système est avouant cela.
Je ne doute pas que plusieurs d’entre ceux qui me lisent ne pensent intérieurement qu’il vaut mieux pour un État, ou du moins pour les individus qui le composent, qu’il y ait moins d’hommes, mais aisés et consommants à leur fantaisie, qu’un plus grand nombre nécessités à la sobriété et à la modestie. Ce petit sentiment honnête est bon au même usage que le sonnet, du Misantrope ; mais outre qu’il est infâme et cruel, je prouverai tantôt qu’il est faux et erroné. On m’objectera encore, que depuis que la capitation est établie dans le Royaume, loin que la recette en ait baissé, elle a toujours été en augmentant, preuve que la Population est accrue. Que quiconque ramène à la preuve le contraire des faits, aille faire des terriers et recevoir des reconnaissances dans la campagne ; il trouvera un mauvais village, où il y avait une petite ville, un hameau à la place d’un village, une masure délignant un hameau, et campos ubi Troja fuit. Il y a plus de champs défrichés dans plusieurs cantons, j’en conviens, mais moins de maisons ; d’où vient cela ? C’est qu’on gratte les friches et coteaux pour en tirer la subsistance de quelques années, et les laisser ensuite appauvris et pelés pour jamais, au lieu qu’ils étaient du moins autrefois couverts de bois ; mais le fonds du territoire est ; moins cultivé moins fumé, et rend infiniment moins généralement parlant.
Si la recette de la capitation a augmenté, c’est que 1°. ces sortes de régies se perfectionnent en vieillissant : c’est que tel qui savait autrefois s’y soustraire, ne peut échapper aujourd’hui : qu’on avait d’ailleurs certains ménagements alors pour accoutumer les peuples, et surtout les Nobles, à la première imposition personnelle inventée depuis l’établissement des peuples du Nord.
2°. Que les taxes particulières ont crû arbitrairement ; mais je mets en fait que le nombre des capités a de beaucoup diminué, à prendre le tout ensemble. Ce n’est pas cet impôt que j’accuse de la diminution. En général je ne suis pas trop porté à regarder les impôts comme des principes de dépopulation, si tôt qu’on aura soin de faire retrouver au paysan le fruit de son travail en sus de ce qu’il paie pour acheter tranquillité et protection ; mais en admettant que dans l’exécution de mon projet il diminuât le nombre des chevaux, c’est un bien, si le nombre d’hommes en augmente ; et en supposant que les choses demeurent comme elles sont, le fisc y gagne toujours l’honnêteté du procédé avec ses semblables.
Il n’est qu’une seule et unique façon de juger de la stable et solide prospérité relative d’un État ; et cette façon-là quelle est-elle ? Est-ce par la redoutable puissance de ses armées ? En ce cas les Tartares sont les plus heureux peuples de l’univers. Est-ce par l’autorité du Prince et la pompe de sa Cour ? j’en doute, car le siècle de Neron eut plus que tout autre ce genre de prospérité. Est-ce par le nombre des places fortes qui défendent ses frontières ? faibles appuis si l’intérieur est vide ; force comparable à celle des pyramides, masses effrayantes au dehors et qui ne renferment que des cadavres. Est-ce une marine puissante ? mais Carthage, que ses propres sujets mirent à deux doigts de sa perte, Carthage qu’une seule bataille donnée sous ses murs abattit pour jamais, eut ce genre d’avantage plus que toute autre. Est-ce enfin d’y voir fleurir les arts ? Sans doute, mais il reste à savoir lesquels ; et sans entrer à présent dans cette discussion, c’est l’agriculture : c’est elle seule qui donne au coup d’œil l’air de prospérité à un pays, et qui dans le fait la démontre.
Partout où le peuple est heureux et tranquille, la campagne sera riante, peuplée, abondante, couverte de bestiaux et de fourrages. Partout où vous la verrez ainsi, comptez que le goût de propriété, celui du pays, du canton etc. est très vif dans le particulier ; que chaque individu s’intéresse sans même le savoir, au bien public ; que le Gouvernement est affermi ; que l’État enfin est, proportionnément à ses avantages naturels, en pleine prospérité.
Les Anglais admirent, dit-on, nos villes et nos chemins, et pleurent sur nos campagnes, si jamais Anglais sut pleurer nos désavantages. Je crois le premier point pour une douzaine de nos villes principales. À l’égard des chemins, j’en ai dit autre part mon avis. Mon dessein n’est pas d’examiner et encore moins de dire si les étrangers se gouvernent mieux que nous, mais de présenter quelques objets où nous pourrions mieux faire. Je remarque seulement en passant, que Paris même, cette ville prodigieuse où le luxe et l’industrie semblent rivaliser et se disputer l’empire, quoiqu’en effet le premier gagne du terrain chaque jour, Paris, ce gouffre de la France et des Français, dont le territoire réel s’étend à deux cents lieues à la ronde, et qui secondé d’une armée de colifichets, impose des tributs à tous les esprits frivoles du monde entier, Paris enfin, malgré toute sa magnificence, ne montre nulle part ces traces d’amour du public dont les moindres villes des anciens étaient décorées.
Ces portiques, ces places, ces théâtres, ces aqueducs, ces bains publics et autres monuments dont les restes après deux mille ans font encore notre étonnement, étaient presque uniquement pour l’usage du peuple, et souvent dans des villes médiocres. Chacun alors s’appropriait les ouvrages et commodités publiques, et les croyait à soi comme un honnête bourgeois de Paris se croit possesseur des revenus de la Paroisse, dont il est Marguillier.
Si l’on en excepte les quais et quelques ponts de Paris, y voit-on rien qui porte la même empreinte. Il y a trois spectacles, deux sont des jeux de paulme, le troisième est un monument de l’amour paternel du Cardinal de Richelieu pour une pièce de théâtre qu’il avait adoptée, et aucun n’a ni la grandeur ni les commodités et issues convenables. L’Hôtel de Ville conviendrait à peine à une ville du troisième ordre ; Nul emplacement destiné aux fêtes publiques ; nulle fontaine digne par ses eaux d’un hameau décoré : les beautés en un mot de cette grande Ville sont toutes dispersées, sans que l’une donne du lustre à l’autre, comme on le remarque à Rome, et sont toutes dues au luxe et à la vanité des Princes et des particuliers. Quelle différence cependant de l’honneur qu’eût fait au Prince et à la Nation la prodigieuse dépense faite à la machine de Marly, si les eaux, qu’élève cette machine, au lieu d’aller se perdre dans les vastes déserts de Versailles, étaient destinées a descendre en fleuve dans les rues de Paris, et y former des fontaines telles que celle de la place Navonne, etc ?
Si Louis XIV fût né dans une nation moins Gothique que ne l’est encore la nôtre sur tout ce qui est amour du public et intérêt bien entendu, certainement ce Prince, à qui tout ce qui avait l’air grand saisissait l’imagination, aurait au moins autant goûté ce faste public dont il nous a même laissé plusieurs monuments, tels que ses Arsenaux, les Invalides, les portes de Paris etc. que cette magnificence privée à laquelle il a sacrifié tant de trésors, et qu’on lui reproche à bien des égards dès aujourd’hui.
On a voulu l’accuser d’un sentiment aveugle et barbare, en supposant qu’il regardait la France entière comme son patrimoine acquis et réuni par les armes de ses ancêtres, et que croyant à sa Couronne des droits plus étendus qu’à toute autre, il imaginait que tout était à lui. On ne peut disculper ce Prince, si grand d’ailleurs, d’avoir eu des notions quelquefois trop fières de son autorité, de son titre et du droit public. Il serait difficile de prouver aussi que toute la France n’est pas au Roi, comme le Roi est à la France : il n’y a, à cet égard, qu’à s’entendre. Le droit et le fait parlent assez sans énumérer davantage ; mais si l’on entend par son idée de domination, qu’il croyait exclure toute autre propriété, on le suppose fou, et jamais homme ne le fut moins.
Cependant quand il se serait cru propriétaire de l’État entier, il n’en aurait été que plus aisé de le porter à décorer sa ville de Paris, à faire jaillir des eaux dans des places publiques plutôt que dans des bosquets, à faire des canaux d’arrosage plutôt que des perspectives pour son Château.
La vanité d’ailleurs l’a emporté à se graver sans cesse dans ses monuments et à se nommer en marbre le Divin Louis, l’Homme Immortel, etc. Ce fut la faute des hommes de son temps. Je voudrais quelquefois que le Roi put entendre l’idiome d’un barbare. « Sire, lui dirais-je, Votre Majesté n’a-t-elle jamais pensé que l’air impératif et dédaigneux qu’on donne à vos statues est ou puérile ou fâcheux. César, Cromwel et autres, nés simples particuliers, et qui à force de crimes et de travaux étaient parvenus à commander à toute leur nation, pouvaient être flatés de graver en bronze cette domination qui était leur ouvrage ; mais vous, Sire, qui dès l’âge de six mois receviez les hommages des Ambassadeurs, qui à cinq ans donniez des lois par droit de naissance et d’amour des peuples, qui n’avez jamais enfin connu un égal, vous avez mille vertus, mais n’en eussiez-vous aucune, tout le monde vous obéirait également. Il est donc inutile de commander en pied-d’estal. Ordonnez qu’on vous y place tendant les mains à une populace empressée, la regardant avec des yeux de père et lui distribuant vos trésors ; et qu’on lise en inscription au-dessous : Louis élevé pour mieux voir les besoins de son peuple. Qu’un canal de communication de la Saône à la Loire ait pour toute inscription celle-ci : Louis a voulu que ses enfants de telle et telle Province connussent l’abondance, et ils l’ont connue. Qu’un Édit mesuré occasionne une Médaille, et qu’on y lise : Louis trouva dans son Royaume la capitation sur les hommes, il délivra ses frères et capita les chevaux. »
J’imagine que le Prince regarderait comme un animal rare celui qui lui tiendrait ce langage, et avouerait que malgré sa singularité, les idées de cet homme lui en auraient fait naître de tout autrement douces que celles qu’il avait eues jusqu’ici.
C’est cependant à peu près ce que je dis moins en bref dans la totalité de ces réflexions ; mais revenons.
Il est donc de fait que notre Capitale n’a presque rien de digne de l’admiration des étrangers, à plus forte raison en peut-on dire autant de nos villes du second ordre ; et s’il est vrai que les Anglais les admirent, c’est en les comparant aux leurs, qui, à leur Capitale près, ne sont presque que des villages riches et bien bâtis.
Mais ces Villes enfin, qui ont quelque air de splendeur et qui tous les jours s’agrandissent et se décorent, aux dépens de combien de Villes champêtres, de bourgs, de villages et de hameaux reçoivent-elles cet accroissement fictif ? Je dis fictif, parce qu’à la réserve de quelques unes d’entre elles que le commerce a enrichies, toute cette augmentation n’est qu’en murs et en pierres. Paris, qui depuis la mort d’Henri IV s’est exactement accru des deux tiers, n’a cependant dans le réel de son dénombrement qu’à peu près le même nombre d’habitants qu’il avait alors ; mais quatre familles de gens considérables occupaient alors une maison, qui ne suffirait pas aujourd’hui à un artisan. Le même travail qui suffisait à la consommation d’une famille de douze personnes selon la façon de vivre d’alors, n’en entretiendrait pas deux selon celle de nos jours ; et quant à la Noblesse, je soutiens qu’il y en habitait plus qu’aujourd’hui.
Cet énorme paradoxe étonnera d’abord tout lecteur instruit. On sait que toute la Noblesse de France attirée à la Capitale par l’ambition, le goût du plaisir et la facilité de réaliser ses revenus en argent depuis que les métaux sont devenus plus communs, chassée des Provinces par l’exemple de ses voisins, par la chute de toute considération dans son canton et par le dégoût d’obéir à certains Préposés de l’autorité, s’est transplantée autant qu’elle a pu dans la Capitale, et qu’il n’est demeuré dans l’éloignement que ceux qu’un reste d’habitude ou la pauvreté y a retenus. J’en conviens, et cependant je persiste dans mon opinion.
Pour juger en effet si j’ai tort, qu’on ouvre les annales des temps dont je parlais tout à l’heure : quelle affluence de Noblesse d’une part au Louvre, de l’autre à l’Hôtel de Condé ! Chaque grand Seigneur en outre traînait après lui un nombre toujours prêt de parents, d’amis et de vassaux ; et la moindre querelle entre gens considérables vous représente les rues de Paris pleines de gens qui allaient s’offrir chacun de leur côté. J’avoue que dix hommes qui passent dix fois en un jour dans une rue, tiennent plus de place que soixante qui n’y passent qu’une, et qu’en conséquence les temps d’activité multiplient en quelque sorte l’effet de la Population ; mais si nous n’allons plus à la suite des Princes, nous allons tous aux spectacles. Qu’on dénombre les trois spectacles le jour de l’année où ils sont le plus suivis, qu’on en sépare les vers lui sans qui sûrement ne paraissaient pas dans les sortes de foules dont je parlais tout à l’heure, que prenant le reste, on leur donne à chacun un cheval et un pour un page ou palefrenier, si le tout ensemble remplit les cours de l’Hôtel de Condé, j’ai perdu.
Le fait est que toute cette Noblesse accoutumée à la dureté des mœurs antiques, aux armes et aux champs, consommait peu, n’occupait qu’un recoin en guise de chambre et quelques écuries aux faubourgs ; au lieu qu’aujourd’hui il n’y a pas une seule maison de gens de qualité établis à Paris, qui n’en ait englouti dix, et quelques unes cent de celles, qui servaient autrefois de pépinière à l’État. Le luxe et les nécessités de la vie, de la consommation, du logement, chauffage etc. se sont si fort étendus, que ce qui suffisait à dix familles autrefois n’en saurait entretenir une. À cette déprédation insensible et de nécessité, il s’en joint même une autre volontaire ; la nature gémit des moyens que le luxe suggère pour éviter l’embarras d’une nombreuse famille.
Nous traiterons de ces détails ailleurs. Ceci suffit pour démontrer par le fait et par le principe la vérité de ce qui paraissait d’abord un paradoxe.
Paris donc s’est étendu en pierres et jardins, glaces, parquets, marbres, mais nullement en hommes ; et c’est ici seulement ce dont il est question. À ce sujet qu’on se souvienne par parenthèse, que celui qui se vantait d’avoir trouvé Rome toute de brique et de la laisser toute de marbre, la laissa par succession aux plus odieux des maîtres et aux plus vils des esclaves. Mais quoi qu’il en soit, Paris a fort embelli ses environs, à commencer par ses faubourgs et ses guinguettes, où la plupart des propriétaires de ces vastes hôtels, dont ils occupent cinq fois par an les entresols, embellissent sous le nom de petites maisons des réduits dédiés à l’indécence et au désordre. Les maisons de campagne ensuite, et les terres enfin jusqu’à dix, quinze et même vingt lieues à la ronde, se ressentent du voisinage de l’opulence. Mais combien ce petit nombre de maisons, en comparaison de la totalité d’un grand État, a-t-il fait tomber en ruine de châteaux et de maisons autrefois habituées par des maîtres, dont la consommation vivifiait tout un pays !
Sans parcourir la France, on peut s’assurer de ce fait par le seul raisonnement que qui est ici ne saurait être là. Il n’y a pas une seule terre un peu considérable dans le Royaume dont le propriétaire ne soit à Paris, et conséquemment ne néglige ses maisons et châteaux. Le même air de désertion et de décret qui règne sur les maisons principales, s’étend sur les fermes, moulins. Les maisons des particuliers, les murs, églises, clochers dans les villages sont pareillement en mazures et couvertes de lierre.
Les pays ne sont pas cultivés en raison de leur fertilité, mais en raison de leur liberté, dit un homme de génie et dont l’érudition immense est d’autant plus sûre qu’elle est presque toujours de bonne foi, et sans cesse spéculative. On peut voir dans son Livre de l’Esprit des Lois, comment il prouve cet axiome frappant de lui-même ; et quoique ce génie trop vif pour être toujours méthodique, s’écarte souvent du principe dans les conséquences, on ne saurait trop recommander aux véritables Politiques la profonde méditation d’un Ouvrage, où toutes les idées sur tous genres de droit se trouvent rassemblées, et dont nous ne serons jamais que les faibles commentateurs.
Les petites Républiques, qui divisaient les Gaules à l’infini, étaient libres ; leurs terres étaient en conséquence fort cultivées, d’où s’ensuit qu’elles étaient nécessairement très peuplées. Ce principe n’a pas échappé au judicieux David Hume. « Avant l’augmentation, dit-il, de la puissance Romaine, ou plutôt jusqu’à son entier établissement, presque toutes les nations dont parle l’ancienne Histoire, étaient partagées en petits territoires ou Républiques peu considérables, où prévalait une grande égalité de fortunes ; et le centre du Gouvernement était toujours près de ses frontières. Telle était la situation des choses, non seulement en Grèce et en Italie, mais aussi en Espagne, dans les Gaules, en Allemagne, et dans une grande partie de l’Asie mineure. Il faut avouer qu’aucune institution ne pouvait être plus favorable à la propagation du genre humain. »
Tout ce que cet Auteur ajoute relativement à la démonstration de ce principe, est également judicieux et conséquent. Nous avons prouvé ci-devant que tous les calculs à ce contraires qu’il établit ensuite, fondés sur la multiplicité et la cruauté des guerres plus fréquentes parmi ces petits peuple qu’entre de grands États, sont étrangers à la question, quand nous avons démontré que la population est toujours proportionnée aux moyens de subsistance relative à la façon de vivre et à la consommation établie selon les mœurs. Ainsi donc, quand M. Hume est convenu que l’ancien monde était divisé en petits États, qu’il a compris que les terres y étaient mieux cultivées, et que l’égalité de fortune y nécessitait l’égalité et la médiocrité dans la consommation, il’ a jugé la question qu’il débat si savamment, à savoir, si le monde ancien était plus peuplé que le nôtre. Tout ce qu’il dit des vengeances, massacres et proscriptions sans nombre de ces pays inépuisables en hommes et en forfaits sert de preuve à l’affirmative, plutôt que de raisons pour balancer. En effet, tant de sang répandu et tant de calamités souvent générales ne purent diminuer le nombre des habitants de ces contrées séditieuses. Si quelque désastre fameux dépeuplait un canton, aussitôt une nombreuse colonie de voisins venait en partager et cultiver les terres, sans que la disette d’hommes se fit sentir aux lieux d’où ils sortaient. De tous les peuples que les Romains soumirent ou par force ou par adresse, ils n’en égorgèrent aucun, si ce n’est les Juifs au siège de Jérusalem, qui s’entredéchiraient tandis que l’ennemi était à leurs portes. La Grèce au contraire parut plutôt associée à l’Empire, que soumise. L’autorité des Romains y fit cesser les massacres, les séditions, les exils, etc. Assujettie d’abord, elle tomba ; esclave ensuite, elle n’est plus.
L’histoire et les annales des petits peuples doivent seulement nous faire faire une réflexion, c’est qu’autant les Monarchies trop étendues sont destructives pour l’humanité par la disproportion entre les nécessités du Gouvernement et la force de ses ressorts, par l’engourdissement, la faiblesse et les abus moraux de toute espèce, mais surtout par le mal physique qui provient de l’inégalité des fortunes, autant aussi les petits États sont en proie à tous les maux que le défaut de police et le jeu des passions humaines peuvent occasionner. Un État arrondi et correspondant dans toutes ses parties, également civilisé et connu dans toute son étendue, assez fort pour être respecté de ses voisins, avantagé en tout genre des dons de la nature, dont le produit est immense et l’industrie plus considérable encore, qui a comme dans la main tous les moyens d’exportation, étape naturelle par fa situation de toutes les nations policées, cet État, dis-je, lié par des lois civiles qui sont d’une part le fruit d’une longue suite de siècles passés sous l’empire d’une race de Princes presque tous généreux, débonnaires et dont le plus méchant ne fut qu’un Roi capricieux et intéressé, et de l’autre l’effet du génie et de la douceur de ses habitants, est sans contredit le plus heureux de tous ceux que les annales entières de l’humanité puissent nous faire connaître. Cet État est la France d’aujourd’hui.
Les maux, qui affligent les petits États, y ont été prévenus plus qu’ailleurs ; ses ordonnances de justice et de police sont des chefs-d’œuvre : malheureusement rien n’y est permanent ; mais ses plus passagères Lois ont trouvé dans la flexibilité de la nation une ressource contre sa légèreté, elles ont changé et adouci les mœurs. Pour une nation dure et opiniâtre, il faut des Lois qui lui ressemblent. Dieu l’a dit à son peuple, et la raison nous le fait sentir ; mais chez un peuple flexible, docile, plein d’âme et de volonté, à la réserve de certaines Lois et constitutions fondamentales, les autres doivent fléchir et varier en proportion avec les mœurs. Cela arrive même sans effort et sans raisonnement, quand cette nation est assez heureuse pour avoir ses compatriotes pour maîtres et pour ministres ; c’est où nous en sommes.
Parfaitement donc à l’abri des convulsions qui attaquent les petits pays, nous avons tout à craindre des abus qui affaissent es grands États. Eh ! pourquoi un bon citoyen, un fidèle sujet du plus doux des Princes, (car je défie personne d’être à découvert plus cela que je le suis en secret, moi, qui me cache) pourquoi, dis-je, déguiserait-il que nous pouvons craindre l’engourdissement, puisqu’il est une suite de la prospérité ? Quels maux sont le plus à craindre dans une grande Monarchie ? 1°. La disproportion entre les nécessités du gouvernement et ses ressorts. 2°. L’inégalité des fortunes. Ces deux-là réunissent tous les autres. Quelles sont les nécessités du Gouvernement ? C’est sans doute l’exacte organisation dans toutes les parties d’un État, et la distribution éclairée de la Police, Justice et Finance.
Supposé que par la méthode actuelle tout soit établi de façon que les provinces ne souffrent ni de l’éloignement ni de la proximité ; que chacune ait pour l’exportation et l’importation les facilités relatives à sa position, à son produit et à ses besoins ; que la justice y soit en tous les cas rendue sur les lieux, sans que la juridiction des Compagnies à ce destinées soit jamais enfreinte ; que la police y soit tellement observée que la faveur y soit même inutile, et que la plainte de l’opprimé trouve un vengeur et un Juge sur les lieux : si la distribution et répartition des charges et impôts est soumise à des règles, si invariables que chacun voie son tarif et que les murmures à cet égard ne puissent être motivés et appuyés par la marche inégale et arbitraire d’une perception qui tient à un cahos d’interprétations et de décisions ; si surtout on est attentif à faire retrouver partout à l’habitant des campagnes le fruit de ses travaux par le prix de ses denrées, pour le mettre en état de fournir de nouveau aux besoins de l’État : En ce cas, tout est au point de perfection, et il n’y a plus qu’à penser à ne pas dégénérer.
Cette décadence est chose possible. Ne nous laissons point à cet égard endormir par la prospérité. Nous pouvons dégénérer, et voici comment.
La prospérité jette dans l’excès ; celle de la fortune dans l’orgueil, celle des richesses dans le luxe, celle de l’esprit devient raffinement : la prospérité d’un État y établit les arts, les connaissances et tout ce qui aiguise les ressorts de l’esprit, qui ne se mêle d’abord que des choses de son district, et laisse au bon esprit, qui est toute autre chose, les matières qui ressortent à l’utilité publique, la Politique, les Lois, le Commerce, etc. Mais bientôt devenu bizarre et dédaigneux à force de se méconnaître et de chercher la nouveauté, il s’ingère à décider de tout, et introduit partout le raffinement. Or en fait de Gouvernement le raffinement peut causer autant de maux que le délire.
Si, par exemple, ce défaut gagnait un jour le nôtre, il enchérirait sur les moyens, qui ont établi l’admirable organisation que nous venons d’y reconnaître. Certaines évocations par lesquelles on borna jadis le pouvoir des Compagnies deviendraient si communes que toute affaire litigieuse reviendrait ou par la forme ou par le fond à la Capitale, où, parmi un million d’âmes et dix missions d’affaires, le bon droit a nécessairement bien de la peine à trouver seulement l’étiquette des rues. Peu à peu, à force d’attirer les affaires à soi, le Gouvernement, au lieu de la suprématie qui seule lui convient, aurait l’intendance et le district des détails qui l’absorberaient, et réduiraient ses Chefs à être de simples Commis aux signatures, tandis que les intrigants dans leur air natal si tôt qu’ils nagent en eau trouble, assiégeants les Commis et leurs sous-ordres, faciliteraient le cours des choses vers l’anarchie et le renversement. D’autre part, les préposés ambulants de la Cour autrefois surveillant dans les provinces, y deviendraient les maîtres absolus. Le Gouvernement obligé de décider de tout, et en garde contre les représentations devenues trop communes chez un peuple, où chacun a son poids et sa balance, s’habituerait à les consulter et à les croire, leur attribuerait tout en tout genre, les rendrait arbitres souverains des Charges publiques, des travaux du peuple, de leur liberté, sans songer que ces hommes passagers, surchargés comme les Ministres et entourés de même, ne peuvent tout voir ; et sans se souvenir venir qu’un jour la plupart d’entre eux rappelés à la Capitale verraient leur dignité restreinte à un titre in partibus, et leurs fonctions à celles de Juges de quelques questions de forme. Au milieu de cette espèce de révolution sourde, les provinces se verraient dépeuplées de leurs notables, de tous intrigants, gens d’affaires, et de ce qu’on appelle gens d’esprit, de tous ceux enfin qui auraient quelque moyen foncier ou précaire de subsister à la Capitale, qui tous viendraient tâcher d’y prendre part aux affaires, aux intrigues et à la faveur.
De ce dérangement de circulation proviendrait nécessairement un état de suffocation et d’engorgement dans la tête, de langueur dans les membres, qui opéreraient l’engourdissement, la faiblesse et les abus moraux que nous avons cités ci-dessus. Le Gouvernement oppressé et fatigué de la foule et de la multiplicité d’affaires prendrait pour effet de l’abondance ce qui en serait un de la disette et du déplacement, à peu près comme un médecin ignare croit que l’on malade a trop de sang, parce que le sang lui porte à la tête. La Justice et la Police verraient éclore arrêts sur arrêts, tous de commande et la plupart contradictoires ; la Finance édits sur édits, explications, interprétations, adjonctions ; le commerce gêné par des règlements sans nombre, qui tous, pour fermer la voie à un abus, l’ouvriraient à vingt autres, ne saurait jamais quel est le Code du jour ; les manufactures soumises à des inspecteurs forts de théorie, faibles de pratique, verraient prohiber leurs anciens usages, sans obtenir des secours pour en établir de nouveaux ; tout tombant en langueur, les crises de détail devenant plus fréquentes, les hommes même de génie à la tête des affaires en seraient réduits aux registres de l’imagination pour trouver des palliatifs.
Les palliatifs sont sans contredit la pire des recettes pour le régime d’un État ; mais c’est la seule qui reste, quand à l’oubli des principes fondamentaux se réunit l’accablement du travail journalier qui distrait des réflexions profondes, joint à l’impossibilité de reconnaître le caractère moral d’une nation, boussole des premiers Législateurs, mais perdue pour les Chefs d’un peuple qui n’a plus de caractère. De là viendraient les prohibitions de détail, la clé des greniers mise aux mains de l’autorité, dans l’espoir de conserver une denrée précieuse et confiée en effet à celles du monopole, malgré ceux mêmes qui en ont la disposition primitive ; les surcharges établies dans des lieux déjà ruinés par le défaut de vivification, et qui ne sont surcharges, que parce qu’elles partent d’après un plan fait sur des proportions qui n’ont lieu qu’aux cantons, où tout l’or d’une part et toute la consommation de l’autre se rassemblant à la foi, le tarif des valeurs augmente chaque jour, tandis qu’il déchoit ailleurs. De là viennent enfin tous les maux résultants de l’ignorance forcée et de l’action nécessaire, qu’il serait inutile de détailler plus au long.
Ce cercle d’inconvénients idéaux et fictifs aujourd’hui peut aisément devenir réel pour nos neveux : mais si ces objets nous touchent peu, comme trop éloignés, il n’en doit pas être de même de ceux qui ont pour principe l’inégalité des fortunes ; car il faudrait être aveugle pour ne pas voir que nous y touchons. Les maux qui en résultent ont été mis en fait de tous temps par tous les hommes d’État, par tous les citoyens, et sentis même dans un autre genre par les tyrans. Mais il est nécessaire de les remettre en question à certains égards, et d’en esquisser quelques détails.
Je l’ai dit ailleurs, les grosses fortunes sont dans un État ce que sont les gros brochets dans un étang. « Un homme dont la fortune est augmentée, dit le judicieux David Hume, que je ne puis m’empêcher de transcrire encore ici, ne pouvant consommer plus qu’un autre, est forcé de la partager avec ceux qui dépendent de lui ou qui le servent. Cependant la possession de ceux-ci étant précaire, ils n’ont pas le même encouragement pour le mariage, que si chacun avait une petite fortune sûre et indépendante. D’ailleurs des Villes trop grandes sont destructives pour la société, engendrent des vices et des désordres de toute espèce, affament les provinces, et s’affament elles-mêmes par la cherté du prix où elles font monter les denrées. »
Il dit encore quelques lignes au-dessous : « Ce sont les obstacles qui naissent de la pauvreté et de la nécessité, qui empêchent les hommes de doubler en nombre à chaque génération. »
Il faut être arrivé par les calculs à ce principe, pour savoir s’y tenir. Avant de passer aux autres détails concernant les inconvénients des fortunes exorbitantes, je veux placer ici une réflexion relative à la population des Villes, puisque ce qu’en dit M. Hume m’y conduit tout naturellement.
J’ai déjà dit qu’il n’était point dans mes principes de proscrire les grandes Villes ; au contraire : je désirerais seulement qu’uniquement attentif à peupler les campagnes, on s’en reposât pour la population des Villes sur le penchant naturel qu’ont les hommes de se rapprocher des commodités de la vie, des plaisirs et de la fortune ; mais que tout ce qui a trait à la campagne, et surtout les grands propriétaires des terres, fussent encouragés et excités par tous moyens doux et agréables à y faire leur principale résidence.
Je dis plus à l’égard des vices et désordres de toute espèce qu’engendrent les grandes Villes, ou du moins qu’elles facilitent. C’est que je doute que ceux qui leur en attribuent l’invention, aient considéré la chose dans toutes ses proportions. Or je mets en principe, qui, je crois, ne me sera pas contesté, que si la Population est la force d’un État, la Police en est le régime. Plus un État est peuplé, plus il est aisé d’y établir une bonne Police. Ce ne sont pas les hommes qui se communiquent les vices, ce sont les hommes oisifs qui les inventent et les multiplient. Mais selon mon plan, ils seront dans peu serrés de si près, qu’obligés de s’évertuer pour vivre, ils auront moins le temps et l’habitude de songer au mal. Qui doute qu’il n’y ait plus de sûreté dans Paris que dans une forêt ? Je sais, encore un coup, qu’il est des désordres que les grandes Villes occasionnent en les facilitant ; aussi n’est-ce pas proprement pour elles que je parle. Je soutiens cependant qu’il se fait plus de crimes dans vingt Villes prises ensemble de dix mille âmes chacune, que dans Paris qui en contient quatre fois autant.
Je le répète, de crainte de paraître perdre de vue mon objet primitif, c’est la campagne que je veux peupler. L’aridité du sol, la rigueur du climat (obstacles qui, comme je l’ai dit, se trouvent moins chez nous que partout ailleurs) cèdent au bon Gouvernement. Malthe n’est qu’un rocher qui ne saurait nourrir la vingtième partie de ses habitants. Attirés par l’appas d’un Gouvernement doux et permanent, ils vont pour couvrir leur roc, chercher de la terre en Sicile, la plus heureuse contrée de l’Europe par nature et cependant la plus déserte.
La Police, je l’ai dit, est un des principaux points de protection, et cet article demanderait peut-être autant de vigilance que jamais. Le siècle des oppresseurs particuliers est passé ; mais celui de la fraude, du vol et du tour de bâton pourrait prendre la place.
Je ne crois donc pas que les grandes Villes soient aussi destructives pour l’humanité que M. Hume paraît vouloir l’établir, pourvu néanmoins qu’elles ne soient que l’égout du superflu des campagnes, et s’il se peut même, qu’elles se repeuplent aux dépenses de l’étranger. Ce n’est pas que je ne pense, comme lui, que les grandes Villes sont un gouffre énorme pour la population, et c’est là le principe de ce flux perpétuel d’étrangers vers la Capitale des nations dominantes, dont ce savant Anglais a rassemblé les traces dans son Traité de la Population. Mais sans m’engager dans une dissertation et des citations à cet égard où je ne pourrais être que son copiste, examinons seulement Paris dans ce sens-là.
La légèreté de la Nation fait que les possesseurs précaires, dont parle M. Hume dans l’endroit de son ouvrage que j’ai transcrit, n’ont pas ici la prudence qu’il suppose avec raison en général à ces sortes de gens. Tout le monde s’y marie, domestiques, gens à gages, ouvriers, viagers, gens qui n’ont que des emplois ou des bienfaits du Roi. Tout se met en ménage. Que devient leur génération ? Je l’ignore ; mais frappez à toutes les portes depuis le plus bas peuple jusqu’au plus grand, vous entendrez parler toutes les langues, Espagnol, Anglais, Hollandais, Allemand, Italien etc. tous les idiomes, Breton, Normand, Picard, Champenois, Provençal, et surtout Gascon ; et je mets en fait que sur trente personnes vous n’en trouverez qu’un qui soit né à Paris. Que sont-ils donc devenus ? Se sont-ils répandus dans les Provinces ? J’en doute. Rarement de l’embouchure d’un fleuve un filet d’eau remonte-t-il vers sa source ; mais pour m’en instruire par le fait, j’y vais : j’y vois quelques étrangers, tous Gascons ou Savoyards ; mais de Parisiens, s’il en est deux dans chaque Province, c’est tout, quoiqu’en effet ce nom seul y porte vertu, et quelque maladroit que puisse être un perruquier ou un tailleur expatrié sous le titre de Parisien, il a toute la vogue du canton. Mais en effet il ne s’en trouve, du moins en nombre, ni dans les armées, ni à la mer, ni établis ailleurs artisans, négociants, et moins encore fermiers ou laboureurs.
La mollesse, la sottise et l’enfance perpétuelle des hommes nés au milieu de l’aisance et de l’oisiveté des Villes, forment une mauvaise école pour réussir aux différents travaux auxquels notre subsistance est attachée.
En un mot il est de fait que la génération des grandes Villes est comme en pure perte pour l’humanité, et que tout cela s’éteint sans qu’on puisse savoir ce qu’il devient. Mais il ne s’ensuit pas de là qu’elles soient destructives pour l’humanité en général. Qu’on se rappelle ce que j’ai dit des causes physiques de la Population, toutes relatives aux moyens de subsistance. Il est certain que les Villes sont le séjour de l’industrie, qui après l’agriculture est le second de ces moyens, en tant surtout que cette industrie sert à attirer le suc alimentaire de l’étranger, et que les grandes Villes sont, autant qu’il se peut, approvisionnées du produit de son territoire.
Cet article doit être traité au long dans la seconde Partie ; mais il faut se rappeler fréquemment le principe, que, dans quelque lieu que l’on place la pépinière de l’État, elle sera toujours assez abondante pour porter la Population au plus haut degré possible, relativement aux moyens de subsistance qui se trouveront solidement fondés dans l’État, et au genre de consommation qui sera établi par l’usage. S’il était à notre choix de marquer cette pépinière aux lieux de convenance, sans contredit elle vaudrait mieux à la campagne, où les hommes naissent plus sains, sont élevés plus durement, et où moins étayés par le voisinage des préjugés et des notions factices de la société, ils sont de bonne heure accoutumés à faire ressort sur eux-mêmes, ce qui leur rend l’activité plus naturelle, la tête plus forte et le jugement plus sain ; mais la nature en a décidé de la sorte sans nous consultes, et la campagne est et toujours sera l’unique source de la Population.
Après cette digression devenue plus longue que je ne pensais, venons aux inconvénients de l’inégalité de fortune. Il faut de deux choses l’une, ou qu’une grande fortune soit est fonds de terre ou en argent comptant. J’ai fait ailleurs le tableau de la sorte de déprédation qui provient de la réunion de plusieurs grands domaines dans la même main, et j’en étendrais le paysage à l’infini, sans crainte de me répéter ; mais je crois en avoir dit assez ; et qui ne m’aura pas compris alors ne m’entendrait pas mieux à présent. Si au contraire cette fortune est en argent comptant, elle n’est rien et d’elle même elle ne rapporte rien. Mais cette façon d’avoir un trésor endormi à côté de loi, qu’on dit être celle de quelques Espagnols, n’est point du tout la nôtre, et Dieu nous en préserve ; ce serait alors que l’engourdissement serait devenu léthargie. Ne croyons pas pourtant que ce soit chose impossible : l’usage de mettre son bien à fonds perdu devenu si fort à la mode en France est un pas, selon moi, fort considérable vers cette autre sorte d’incurie qui nous paraît si brutale aujourd’hui. À quoi tient-il que dans un ordre de société où la vanité et la paresse ont tellement étouffé la nature, qu’il y est d’usage qu’on se départe de son fonds en faveur de la cupidité d’autrui au moyen d’une rente plus ou moins forte, et que l’on y recherche les moyens de sacrifier cette douce illusion de propriété à cette autre insatiable chimère appelée aisance, à quoi tient-il, dis-je, que la mode n’y vienne de se coucher auprès de son coffre fort et de tirer de là ? seulement à une petite diminution de confiance. Les facilités de l’or, dont la quantité va toujours en augmentant en Europe, augmenteront aussi les dissipations et le mauvais ménage de ceux ont la fortune est assez fondée pour être un objet de fureté aux prêteurs en viager.
Qui pourrait d’une part mettre sous les yeux du public la colonne des emprunts en France, et de l’autre celle des remboursements, verrait tout d’un côté et rien de l’autre. Cette allégation ne manquera pas de contradicteurs effrayés ; les avares m’objecteront que tous les jours on les menace de remboursement si tôt qu’ils ont fait un placement sûr, je le sais ; mais quand ils l’ont reçu ce remboursement, sont-ils longtemps à replacer leur argent ? Les pieds leur grillent de le savoir mort, et ils se hâtent de le prêter de nouveau, soit à un intérêt plus bas, soit avec moins de sûreté. Somme totale, on emprunte de partout et sans cesse ; cependant à mesure que les emprunts grossissent, les effets qui leur servent d’hypothèque diminuent en proportion. Cette proportion calculée sans un grand effort d’Algebre peut fixer à un petit nombre d’années, relativement du moins à la durée naturelle du corps politique, l’époque du revirement en ce genre, qui réalise l’axiome de Pantagruel dans son Chapitre des prêteurs et des emprunteurs.
Mais sans être Cassandre à cet égard, et sans présager une révolution aussi violente qu’immanquable, du train dont nous allons, la moindre petite secousse relative à ce grand ébranlement peut très bien opérer la léthargie en question. Puisque tout me manque, diront nos habiles neveux qui auront surement cent fois plus d’esprit que nous, mon coffre-fort ne me manquera pas, je tirerai de là, vivrai indépendant, (car l’indépendance fut toujours une des idoles de la paresse, et même de la gueuserie sa sœur) et après moi le deluge.
Ce doux et sociable proverbe est déjà le plus commun de tous parmi nous ; et moi qui suis animal réfléchissant, j’imagine que cet axiome nous mènera à la confusion des langues, comme autrefois le contraire y mena ceux de ce temps-là. Pourquoi non ? les extrêmes se touchent. En effet, si la campagne se dépeuple, si les arts mécaniques dégénèrent en clinquant et bagatelles, les arts libéraux en grimaces ; si les Lois s’oublient, si les Hiérarchies se perdent, si tout enfin s’use jet s’affaiblit, après moi le déluge ; tout cela durera assez pour moi. Si nos pères avaient pensé de la sorte, ils nous auraient rendus plus dignes d’être Philosophes que nous ne le sommes, plus approchants du sort de Bias. Je ne dis pas que ceux qui établissent ces beaux principes fassent par leur apathie grand tort à la société actuellement. Quand au lieu de barbouiller ces pages critiques, je promènerais en ce moment un cabriolet sur le boulevard, l’État n’en irait ni plus ni moins. On le croit, et je crois le contraire. Les opinions des gens oisifs dénotent le fond des mœurs du citoyen, si elles ne l’établissent. Petit à petit tout un peuple échappe de la sorte aux anciens principes de son gouvernement ; et comme la Police, qui en fait une des principales portions, doit décliner selon les mœurs, cette portion entraîne les autres. Prenons-y garde : personne ne gouverne qui ne soit aussi gouverné.
Le génie et l’activité de la Nation, me dira-t-on, nous garantiront toujours de cet assoupissement léthargique, dont vous parlez. J’en doute encore. Les Espagnols n’étaient et ne sont point du tout faits pour cela. Ce pays si difficile à subjuguer et qui, pour dire mieux, ne le fut jamais bien, contenait cinquante-deux millions d’habitants du temps de César : Population immense et qui prouve que l’agriculture y était portée au degré de perfection. Malgré ses guerres, ses révolutions et les autres maux internes dont quelques uns la ravagent encore, on ne trouve dans ses mœurs aucune trace de cette folle paresse qui l’anéantit aujourd’hui, jusqu’aux temps où les sources de l’or se répandirent dans son sein.
L’or est toujours dévastateur par des raisons physiques que nous étendrons ailleurs, mais il l’est encore par des raisons morales qui ont plus ou moins de force selon le génie et le naturel de chaque peuple, comme aussi selon le plus ou le moins d’étendue d’un État. L’Espagnol naturellement fou de sens froid, glorieux et superbe n’était point propre à faire de l’or le seul usage qui le puisse rendre passagèrement utile, il le perdit et se perdit lui-même en projets idéaux et vains. Rentré nul dans son espèce de continent, le type Romanesque de sa suprématie imaginaire lui demeure encore, il s’endort à l’ombre de son prétendu trophée, et jouit d’un empire immense, puisqu’il n’a de bornes que celles de son ignorance.
Examinons sans prévention notre propre caractère, et voyons s’il n’est pas par certains endroits susceptible de dégénérer à ce point-là. Du côté de la valeur, de la noblesse et de là générosité, les Espagnols ne nous cèdent assurément en rien ; mais nous sommes vains, légers, peu propres aux opérations qui demandent de la suite et de la patience, confiants dans le présent, peu prévoyants de l’avenir. Nos vices à la vérité plus mélangés et moins uniformes que ceux des Espagnols, sont moins dangereux et même quelquefois utiles ; mais il n’en est pas moins vrai que notre génie n’admet guères plus que le leur les qualités propres à tirer de l’or les avantages dont il est susceptible, et que nous sommes peut-être plus capables d’en abuser. Prenons par le détail et l’une après l’autre ces deux propositions.
Nous sommes à la vérité actifs et industrieux, et les Espagnols ne le sont point du tout, à moins que ce ne soit en grand. Ils dédaignent le district de la bagatelle, qui est un Pérou pour nous ; mais il faut considérer à cet égard que notre genre d’industrie n’a pas besoin de l’abondance de l’or pour se faire valoir, puisqu’elle en est elle-même la source.
Quel usage peut-on faire de ces métaux précieux pour l’utilité d’un pays où ils regorgent ? Je n’en connais d’autre que ces grands établissements de commerce étranger, qui multiplient à l’infini au dehors les forces intérieures et naturelles d’une nation, et qui y sont des colosses de fortune bien et loyalement acquise au-dedans. Or remarquons qu’en ce genre nous entreprenons beaucoup et faisons peu. Comparons les fortunes de nos plus gros négociants, leurs établissements au-dehors, leurs correspondances, leur crédit, leurs entreprises avec les choses toutes semblables qu’on voit chez les autres nations commerçantes, et nous serons étonnés de la disparité. Mais notre étonnement doublera encore, si nous voulons faire entrer dans cette comparaison celle des proportions entre ces États et le nôtre. Nous sommes industrieux ; mais nous ne sommes ni constants ni tenaces, et ces deux dernières qualités sont aussi nécessaires pour les grands établissements de commerce que la première l’est pour la vivification intérieure, partie pour laquelle nous avons des ressources supérieures.
Je dis plus, nous perdrions peut-être à gagner de ce côté-là. Les succès d’un certain ordre pour lesquels nous n’avons jamais eu d’égaux nous échapperaient, et nous atteindrions difficilement aux autres. Je m’explique. Une nation militaire, noble, gaie, qui naturellement ne sait que servir et ignore la servitude, perdra l’âme de tous ses ressorts, si jamais l’esprit de calcul et l’ambition du gain y dominent. Or d’anciennes chimères, une vieille constitution qui l’a menée si loin et si glorieusement, doit être précieuse aux yeux d’un Gouvernement sage et éclairé.
D’ailleurs l’esprit dominant du commerce est la liberté. On ne vit jamais fleurir l’un à un certain point sans l’autre. Chacun entend à sa guise ce grand mot de liberté, susceptible d’autant de définitions qu’il y a de têtes. Ce n’est pas que je prétende dire que ce soit un être de raison, à Dieu ne plaise ; mais s’il est de fait que la vraie liberté consiste dans l’autorité des Lois, dans la sagesse du Gouvernement et dans le bonheur des peuples, il est certain aussi que la liberté est au génie des peuples ce qu’est le régime aux tempéraments ; ce qui fait la santé de l’un serait le poison de l’autre. Oh ! pensons-nous être susceptibles du genre de gouvernement qui constate la liberté des puissances commerçantes ? je n’en crois rien. Je dis plus, je prouverais le contraire par des raisons tirées de l’intrinsèque de nos mœurs, de notre constitution et des exemples de notre Histoire, s’il était ici question de cela. Qui me prendrait en ceci pour un vil flatteur de l’autorité, ne se serait pas donné la peine de me lire.
Il résulte de ce que dessus par le raisonnement, que nous perdrions peut-être à être de gros commerçants, et par le fait, que nous ne le sommes ni ne le pouvons être. Cette façon d’être est cependant la seule qui puisse compenser les maux infinis que la trop grande abondance de l’or peut faire dans un État. Ce n’est pas encore ici le lieu de les analyser en détail ; je n’en dirai qu’un mot relativement à la seconde proposition que j’ai établie ci-dessus, à savoir, que nous sommes peut-être plus capables que les Espagnols d’abuser de l’abondance de l’or.
L’Espagnol enrichi d’abord est devenu paresseux par vanité, nous le deviendrons par mollesse et par découragement absolu. De ces deux façons de cesser d’être, la première conserve toujours quelques ressources ; mais la mollesse n’en a point. On tourne des têtes vaines d’un côté utile, et le mouvement reprend. On réveille les héros enchantés d’Amadis ; mais on tonnerait vainement sur des catacombes pour rendre à ces ossements le mouvement et la vie.
L’oppression fut Espagnole, le péculat est Français ; on achète les Charges en Espagne, mais la subvention est mise dans les patentes pour services rendus de tant… En France tout se donne ; mais en supposant le temps de la domination de l’or, le Chef, le Ministre vendu dans son redoutable cabinet, serait tout étonné d’avoir fait mille grâces et de n’avoir pas une créature, pas un ami de sa personne et non de sa place, parce qu’il ne voudrait pas se persuader qu’il serait mis à enchère par ses entours, et qu’on vendrait ses audiences, son repas, son sommeil, ses distractions, etc. En vain il serait alors maison neuve et nouveau cabinet à tous égards, les mouches qui succèderaient plus avides que les premières, l’assiègeraient plus étroitement encore. Pût-il réussir à faire venir de Congo des Commis et sous-Commis muets et sourds, endurcis enfin à toute contagion de l’or ; (on en voit, et qui ne viennent pas de si loin) mais qu’importe, l’intrigue et la corruption n’ont qu’à descendre d’un cran, les valets alors vendront les sous-ordres, les sous-ordres le premier, et celui-ci le Chef, tous sans le savoir. S’il se pouvait qu’un homme fût assez rigide, assez singulier, assez vigilants assez heureux enfin pour établir au milieu d’un peuple livré au pouvoir de l’or une famille entière de gens incorruptibles, ce serait eux qu’il faudrait flétrir, puisque l’homme vraiment dangereux dans la société est celui qui y intercepte l’ordre reçu.
C’en est assez pour un prélude, et pour faire naître quelques idées sur une matière que je traiterai plus à fond quand nous y serons. C’en est assez, dis-je, pour faire soupçonner aux gens réfléchissants que je n’ai pas avancé un paradoxe en disant que l’abondance de l’or peut faire à la France d’aussi grands maux qu’elle en a faits a l’Espagne, et des maux plus irréparables encore.
Dans l’état actuel parmi nous, il n’y a point encore de fortune endormie, comme celle dont nous avons parlé ci-dessus. On pourrait néanmoins en excepter les sommes immenses employées en mobilier de pure fantaisie, qui n’a de prix réel en quelque sorte que par la mode ; mais dans la question présente, ces fonds sont regardés dans l’État comme un corps de réserve qui en augmente la richesse foncière. Retranchons encore les viagers qui ont eu leur article, quoiqu’en effet ils fassent aujourd’hui un corps énorme de rentiers dans la Capitale. Toutes autres espèces de richesses, dès que nous en avons ôté les biens en fonds de terres, ne peuvent être qu’en contrats, maisons, etc. Pour ce qui est foncier, charges et bienfaits du Roi pour la partie amovible, examinons l’un après l’autre ces sortes de biens, pouf voir si leur entassement sur la même tête n’est pas un mal physique, seul objet que nous envisageons ici en attendant qu’il soit question du mal moral.
Les biens en contrats sur les particuliers ne sont autre chose qu’une hypothèque sur les terres. Il importe peu qui soit le possesseur d’une telle terre, il est question de savoir qui en tire le revenu. Or celui qui a un contrat de cent mille francs sur une terre de cent mille écus, possède réellement en fonds le tiers de cette terre ; mais comme l’intérêt en France est sur un pied beaucoup plus haut que les fonds ni l’industrie ne le peuvent porter, (abus qu’on corrigera apparemment quand on croira qu’il en est temps) il est de fait que celui à qui une terre de cent mille écus doit cinq mille livres de rente clair et net, sans entretien, cas fortuits, ni réparations, possède réellement les deux tiers de cette terre et retombe dans la classe des inconvénient que nous avons dit être attachés à la réunion des grands fonds de terres sur la même tête.
Mais, dira-t-on, le principal de ces inconvénients, tels que vous les avez déduits, est que les fonds ne voyants jamais le maître et livrés à des agents paresseux, fripons et pressés par les besoins continuels qui assiègent cent fois plus les grandes maisons que les petites, tombent en dégradation et ne rapportent pas la moitié de leur produit possible et proportionnel. Au lieu de cela les fonds qui doivent rente à des riches particuliers, n’en appartiennent pas moins au possesseur réel. La rente qui le resserre excite son industrie et le force au travail, où il est porté par le goût de propriété, quoique idéale dans le fait, et dont son indépendance réelle lui facilite les moyens. Pure spéculation que tout cela : c’est ainsi que les choses devraient être ; mais ce n’est pas ainsi qu’elles sont. On sait assez que cet axiome a lieu dans toutes les choses humaines, voici comment elles vont dans celle-ci.
Dé deux choses l’une, ou la rente est accablante pour le fonds, ou elle est légère. Dans le premier cas, le découragement s’en mêle et entraîne bientôt le désordre, la terre est saisie. Qu’on voie dans les bureaux à ce préposés combien il y a de terres en France à bail judiciaire. Tout le temps qu’elles demeurent ainsi, l’on y fait à peu près comme pourrait faire l’ennemi. Une terre en décret est devenue proverbe pour figurer l’excès du délabrement. Mettez ensemble toutes les terres qui sont en ce cas dans le Royaume, vous en composerez de grandes provinces, qui sont en conséquence dans un état de dévastation absolue. La vente forcée succède enfin : l’hypothécaire se fait adjuger la terre à la moitié de son prix actuel, qui n’est que le quart de sa valeur réelle, et petit à petit, de rentier qu’il voulait être, il devient propriétaire de nécessité. Mais cet homme qui par principes dédaignait les terres comme incapables de lui procurer la sorte d’aisance qu’il recherche, qui par habitude n’est plus propre qu’à numéroter ses contrats dans des cartons et à minuter exactement des quittances, regarde ses nouvelles acquisitions comme les débris forcés de la sorte de fortune qu’il ambitionnait seule, et est encore moins propre à les faire valoir que le dérangé qui les a perdues.
Dans le cas au contraire où la rente est légère, le propriétaire la néglige, calcule ses revenus, monte sa dépense en conséquence, et ne pense aux charges que comme on dit, un bon mariage payera tout. Les facilités que lui procure sa qualité de propriétaire servent à l’entretenir dans cette sorte de délire ; les intérêts s’accumulent, il contracte de nouvelles dettes, les mobiliaires succèdent, puis les dettes criardes ; tout abîme enfin à la fois, et il revient au même point que le premier.
J’étais jour chez un des fameux Notaires de Paris ; nous vîmes passer à grand bruit le carrosse d’un Brillant que nous connaissions. Combien, me dit-il, croyez-vous que cet homme ait de revenu ? Mais, dis-je, il passe pour avoir quatre-vingt raille livres de rente. Il le croit aussi, reprit le Notaire, mais au fait il en a quatorze. Ceci, direz-vous, conclut contre les mœurs et non contre les rentiers. Oui en un sens ; mais quand je n’induirais de là que cette vérité, que le regorgement des métaux qui donne ces ruineuses facilités aux propriétaires, est un mal, je ne sortirais pas de l’objet général de ce Chapitre. Cependant pour me renfermer dans la question actuelle, qui est que les grandes fortunes en contrats sont un inconvénient, il suffit que j’aie démontré d’une part qu’elles ne sont autre chose qu’une grande fortune en fonds de terre, et de l’autre qu’elles menacent d’une prompte et ruineuse révolution les fortunes subsidiaires, pour avoir prouvé qu’elles sont dangereuses dans un État. Je répète que je n’envisage point ici les inconvénients de l’abondance des métaux du côté moral, qui sont tels cependant qu’ils se réduisent promptement au physique. Ceci n’a déjà que trop d’étendue, passons aux autres sortes de fortunes citées ci-dessus.
Il est encore une autre espèce de bien foncier, qui proprement n’est un objet que dans la Capitale et quelques autres Villes principales en petit nombre : ce sont les revenus en maisons. C’est un article considérable ici, et à dire vrai, si les inconvénients moraux d’une fortune trop considérable en ce genre de bien sont les mêmes types ceux des autres espèces de fortunes y il n’en est pas de même des inconvénients physiques. Celui qui a employé son superflu ou ses fonds en argent à tirer de la terre des matériaux informes pour les faire servir à l’ornement de sa patrie et à la commodité de ses concitoyens, a bien mérité d’en retirer les fruits, dont une partie d’ailleurs est due au maintien de l’industrie et du travail par les frais de l’entretien.
S’il est des inconvénients de trop grande consommation à l’extension extraordinaire donnée aux logements aujourd’hui, c’est un examen qui appartient au Chapitre du luxe et nullement à celui-ci ; mais il est bon de considérer que je n’ai jamais prétendu discuter ici la justice des possessions de chacun.
Mon principe politique, s’il m’appartient d’en avoir un, serait de respecter tellement le droit public, que tout titre de propriété, même la plus mal acquise quant au passé, en fût un de possession assurée et paisible ; que tous engagements, même les plus onéreux et forcés, fussent sacrés dans la société, et ce n’est que par des moyens justes et doux que je voudrais engager chaque particulier à diviser volontairement sa propre fortune pour le procurer d’autres avantages plus précieux et plus estimés. Il ne s’agit donc ici nullement du titre, mais de l’usufruit seulement. Or d’une part on ne saurait nier que les prix excessifs des loyers et logements qui n’ont point de trait aux commodités du commerce, sont un signe évident que dans un État on fait trop de cas de l’habitation des Villes, et trop peu de celle des campagnes ; de l’autre, que c’est une preuve du baissement de prix des fonds de terre dans l’estime publique.
Louis XIV sur les fins de son règne ayant appris qu’un Nonce avait loué mille écus une maison à Paris, en parla plusieurs fois avec étonnement et réflexion, lui, qui parlait peu. Les maisons de cette espèce sont aujourd’hui à quinze mille livres. Je demande si depuis ce temps la proportion du haussement des fermes des fonds de terre a suivi ce taux-là ?
D’autre part, si un particulier qui rassemblerait sur sa tête une grande quantité de ces sortes de biens, s’entendant avec cinq ou six de ses semblables, voulait tout à coup hausser considérablement le prix des loyers, ne serait-il pas le maître de porter un coup invisible et sûr à la société ? Les Italiens beaucoup plus habiles usuriers que nous quand ils s’en mêlent, n’y manqueraient pas.
En un mot, de quelque nature de biens fonciers que soit composée une fortune énorme, elle est nuisible dans l’État par le physique et plus encore par le moral, dont nous parerons dans son temps. Passons au détail des différentes sortes de revenus qui ne sont point héréditaires.
Les Charges font encore aujourd’hui en France une portion de la fortune des citoyens. Revenons à l’étymologie de ce mot, qui est devenu synonyme chez nous à celui d’Emplois et de Dignités : on trouvera la trace de la façon dont ces choses sont regardées dans les sociétés d’hommes non encore corrompus. Ce sont vraiment des Charges, à les envisager dans leur véritable point de vue. Quand les Prélats se regarderont comme les administrateurs des biens des pauvres, et devant répondre de l’instruction d’un peuple immense ; quand les Magistrats craindront d’avoir part à toutes les injustices qui se font dans leur ressort ; quand les Généraux se considéreront comme répondants de tous ceux des maux de la guerre qu’ils auraient pu éviter ; les Ministres, de l’oppression des peuples etc. il n’y aura pas tant de presse à solliciter les Emplois ; et tout homme doué par la Providence du nécessaire absolu, regardera comme une véritable charge la destination que le Prince aura faite de lui pour ces différents objets.
On comprendra dès lors comment dans des temps de régénération, il s’est pu faire que, sans singularité, des hommes très sensés aient fui les dignités avec plus d’opiniâtreté que nous n’en avons à fies poursuivre aujourd’hui. Il y a eu de ces sortes d’exemples de tout temps, et même sous nos yeux. On en trouve, qui plus est, parmi des hommes ambitieux et déjà excités par l’habitude de la Cour et des affaires, et l’on vit Sully refuser opiniâtrement de nouveaux emplois dont la confiance de son maître voulait l’honorer. Ce digne Ministre disait avoir plus de besogne qu’il n’en pouvait faire.
Ce serait connaître mal la nature humaine que de croire qu’il fût possible de faire exercer les emplois nécessaires au maintien de la société, par des hommes que le motif seul du devoir engageât à se sacrifier ainsi pour elle. Mais l’ordre naturel des choses a pourvu à cet inconvénient de la faiblesse humaine ; et dans le principe, tout ce qui donne de l’autorité et des détails donne aussi de la considération parmi ses semblables. C’est dans le champ vaste, ou pour mieux dire sans bornes, de la considération qu’il est permis de s’étendre sans nuire à son voisin. C’est là le trésor qui ne coûte rien à l’État qu’une dispensation juste et attentive, et qui cependant bien ménagé peut payer abondamment tous les services, chacun en son genre.
Les vrais Législateurs, les habiles hommes d’État ont senti les conséquences et la force de ce mobile ; ils en ont organisé les ressorts et multiplié les ressources. De là sont venus tant d’usages relatifs aux vues de porter les hommes vers l’ambition de la renommée ; les éloges après la mort chez les Égyptiens, les couronnes, les statues et les triomphes chez les Grecs et les Romains ; les prérogatives et les marques de Chevalerie chez les nations modernes, etc. Je m’étends déjà trop en raisonnements, et je ne finirais point si je me répandais encore en citations historiques ; mais il serait aisé de démontrer par les exemples, que les Princes les plus sages et dont le gouvernement a fait le plus d’honneur à l’humanité, ont été les plus soigneux à fonder et remettre en vigueur ces sortes d’institutions, et les plus retenus à en accorder les avantages à la faveur et à l’importunité.
Mais il arrive aussi que dans ces sortes de Gouvernements, à mesure que ces distinctions sont plus estimées à cause de la difficulté qu’on a eue à les obtenir, chose aisée à comprendre, les charges inférieures rehaussent aussi à proportion dans l’estime publique, et que tous les moyens qui conduisent aux honneurs sont apprétiés en conséquence. L’aspirant est soutenu d’une part par les avantages d’une position actuelle déjà enviée, et excité de l’autre par l’aiguillon d’une espérance haute et vive, qui est la chose du monde qui se lasse le plus difficilement en nous.
Au lieu de cela, quand l’or devient commun dans une nation, et qu’en conséquence la corruption s’en empare, d’ordinaire toutes les distinctions d’honneur s’y avilissent, d’une part par leur multiplicité, et de l’autre par leur pauvreté. Il arrive de là qu’il faut nécessairement, ou les voir mépriser, ou les appointer en proportion de l’estime qu’il est nécessaire qu’on y attache. Dans le premier de ces deux cas elles sont nulles, et il est inutile de traiter ici du rien. On remplirait deux pages de cet Écrit des différents noms de Charges en France qui sont de cette classe. Dans le second quel poids énorme pour l’État, quelle proportion entre ce que ces Charges coûtent à la société, et ce qu’elles leur valent !
Xenophon s’engageant avec six mille Grecs au service d’un Prince de Thrace, stipule dans son traité que chaque soldat recevra une darique par mois, chaque Capitaine deux, et lui comme Général quatre. Les exemples de cette modicité d’appointements pour les Charges les plus importantes fourmillent dans les temps de force et de vertu des peuples anciens, dont les annales nous sont demeurées. Il en est même des traces encore dans certains pays, et l’Avoyer de Berne, premier Magistrat très respecté d’une très respectable République, ne coûte guères plus de quatre mille livres à l’État. Mais indépendamment de la surcharge qu’établit nécessairement sur les peuples le haussement des appointement et honoraires, il occasionne encore des abus d’une toute autre importance.
1°. Cette méthode anéantit tout ce que les Charges ont d’honorifique et d’essentiel pour attacher l’estime uniquement à la finance. Qu’on jette les yeux sur les exemples de cela, sans me donner la peine de les transcrire : pour moi je me souviens d’avoir été étonné, tant j’étais jeune, de voir parmi des gens du premier ordre préférer hautement dans une conversation le gouvernement du Château Trompette qui n’est qu’un fort, à celui de la Marche qui est une Province, parce que l’un rendait cinq mille livres de rente de plus que l’autre.
2°. De cet esprit mercenaire, qui se répand dans toutes les classes de la société, résulte nécessairement l’extinction de tout principe noble et conséquemment de toute action généreuse. On en vient à mépriser toutes les prérogatives non susceptibles de transmutation en or, à négliger toutes fonctions qui ne peuvent avoir trait à cela, soit pour soi, soit pour les siens et ayans cause. Or comme les opérations réductives en or ne sont autre chose au fond que rapacité, péculat et usure, sous quelque forme qu’elles se déguisent, cette sorte de gangrène gagne bientôt tout le corps de l’État, d’une façon d’autant plus incurable, qu’elle vient des parties nobles.
Il s’ensuit de ce que dessus et d’une infinité d’inductions à ce relatives que j’ai supprimées volontairement, que la disproportion dans les fortunes qui peut provenir par les Charges, est encore plus nuisible que toute autre. Cet article eût dû naturellement comprendre les bienfaits du Roi ; mais il en est et en grand nombre, qui n’ont trait à aucune Charge, et en général ce mot de bienfaits, si usité et si mal entendu, mérite bien un article à part.
On accuse un grand Prince d’avoir dit à un pauvre Officier estropié qui lui demandait du pain sous le titre de justice, tout est grâce dans mon Royaume. Ses ennemis lui en ont bien prêté d’autres, et le fait ne mérite aucune croyance, attendu que ce Prince ne fut jamais personnellement dur et moins encore insensé. Mais il pourrait se faire dans un État ou l’abondance de l’or amènerait la corruption, que cet axiome devînt très véritable. Chaque service mérite son salaire, c’est la justice ; mais le genre de service décide du genre de salaire. L’amitié se paie par l’amitié, la confiance par la confiance, l’honneur par l’honneur, l’argent par l’argent. En conséquence si nous demandons tous de l’argent, il faut savoir si nous en avons acquis au Prince. À moins de cela, tout ce qu’il nous en donne par delà notre nécessaire absolu, s’il nous manque, est purement grâce. Il pourrait arriver qu’on ne disputât pas sur le terme, et qu’à quelque titre que ce fût, la question fût seulement d’obtenir rem quocunque modo rem. Mais en ce cas je regarderais cette extinction de toute délicatesse pour une grande marque de corruption. Eh quoi ! l’élite et les principaux d’une nation entière auraient le front de substituer à leurs fonctions naturelles de citoyen, celle de quêteur et demandeur constant et perpétuel, d’assiéger l’antichambre du Prince et le cabinet de ses Ministres avec le sentiment intérieur et découvert de n’avoir pas mérité ce qu’ils demandent ! C’est cependant le point où l’on en viendrait, et dont peut-être on trouverait des exemples sans remonter aux Cours d’Artaxercès et de Darius. Celui qui obtient une pension de six mille livres pense-t-il qu’il enlève la taille de six villages, comme je l’ai dit, et si le Prince ignore avec quelles convulsions de détail il faut arracher la perception de cette taille, est-il permis à lui particulier de l’oublier ?
Mais, dit-on, si je ne l’obtiens, un autre l’obtiendra, et le peuple n’en sera pas moins foulé. Beau raisonnement ! Cet homme va se perdre dans cette forêt, il y sera certainement assassiné et volé ; autant vaut que je l’assassine et vole. Mais les bienfaits du Prince sont faits pour sa noblesse ; ses fermiers s’enrichissent à l’excès ; il pensionne les arts et quelquefois les plus frivoles, il n’en exclura donc que et Noblesse qui a un droit naturel sur ses dons… Eh ! où avez-vous pris cela ? Ces Nobles sont les fils de ceux qui ont bien servi ses prédécesseurs, ils furent ou récompensés par les honneurs, ou moins heureux, (car j’en connais) ; ils manquèrent la fortune, mais non la gloire ni l’honneur. Le Prince doit à leurs descendants souvenir du mérite des pères, occasion de faire comme eux, solde raisonnable selon es emplois, protection dans leurs affaires et, pour l’établissement de leurs familles, et surtout distinction et faveur selon leur mérite. Mais entre-t-il dans tout cela cet or que vos désirs avares et votre prodigue vanité voudrait engloutir en quantité pareille à celle que la terre en vomit ? Les fermiers s’enrichissent ; eh faites-vous leurs fonds, leur travail ? Bravez-vous la haine publique, les bons mots du théâtre, les quolibets des chantres du pont-neuf ? À ce prix il vous est permis de vous enrichir. Renoncez au nom de vos aïeux, à leurs titres, à leurs prérogatives, courez vous perdre dans la foule des intrigants du bas détail et des donneurs d’avis, et devenez riches, bene sit ; mais si d’une part vous voulez l’argent et de l’autre les honneurs, les distinctions, vous êtes volontairement le Vampire universel de la société, vous perdrez l’honneur et l’argent vous perdra. Bientôt vos neveux avilis et méconnaissables ambitionneront les emplois les plus vils, envahiront sous des titres vains les récompenses des valets de chambre, et en doubleront et tripleront le monopole sous le nom de droits ; solliciteront des intérêts dans les fermes ; et d’autre part guettant la première héritière du plus obscur malheureux qui aura amassé des sommes immenses, ils saliront leurs titres dans ce tas de fange, de sang et d’iniquité, jusqu’à ce qu’un nom jadis cher à la nation, mais alors flétri de mille manières, disparaisse d’une société dont il est devenu le scandale et l’opprobre.
Tel est l’avenir que se préparent les grandes familles dans un État où l’or a pris le dessus, et le sort que leur procure la libéralité du Prince. La soif de l’or est celle de l’hydropique, on l’a dit il y a longtemps.
Un malheureux axiome, par lequel les peuples ont toujours été plus à plaindre sous le règne des Princes doux et bienfaisants que sous celui des Rois d’un caractère opposé, c’est que le Prince doit attirer à lui toutes les finances d’un État pour les rendre ensuite ; que par ce moyen il vivifie le commerce et la société, et s’attache ses sujets par les liens de l’espoir et ceux de la reconnaissance. Je ne crois pas qu’il y ait un principe plus détestable et plus faux que celui-là, si l’on ne le modifie ; nous en parlerons dans le Chapitre de la vivification.
Les services de toute espèce relatifs au bien de la société et conséquemment à l’avantage du Prince dans un pays où il est l’âme de cette société, voilà ce qu’il faut que le Prince retire avec soin du moindre de ses sujets, chacun selon son état et ses forces ; la police, fureté et protection jusqu’aux lieux les plus reculés de son Empire, voua ce qu’il faut qu’il leur rende. L’or n’est représentatif d’aucune de ces choses. Henri IV n’avait pas un sol quand il fut adoré de son peuple. Quand notre Maître d’aujourd’hui fut à l’extrémité à Metz, (moment à jamais mémorable et flatteur pour un Prince par l’attendrissement et la consternation singulière qui se répandit dans tout le Royaume) de qui vit-on couler les larmes ? Quels furent ceux qui assiégeaient les autels ? tous gens qui par leur état n’eurent jamais de part à ses bienfaits personnels et qui ne pouvaient en espérer au futur.
Les Princes apprendront-ils un jour enfin dans l’Histoire, qui le leur dit à chaque page, que leurs bienfaits pécuniaires n’ont jamais fait que des ingrats. Qu’on ne s’y trompe pas, les véritables sangsues du peuple sont ceux qui persuadent au Maître que l’administrateur des deniers publics peut et doit donner à toutes mains.
Mais ce n’est pas la peine d’allonger ce volumineux Chapitre pour me faire des ennemis de tous les frelons de Cour. Je leur répète qu’ils n’aiment ni n’honorent leur Prince comme je fais, et si sont-ils mieux payés que moi pour cela ; mais puisque je veux peupler le monde, on ne me doit pas soupçonner du dessein formé de sonner le tocsin contre les intrigants, les cupides, les prodigues, les hommes durs et intéressés, ni même les fripons : ce ferait prendre la route toute opposée. Mon objet au contraire est que tout le monde vive, axiome généralement reçu, mais que chacun vive de son travail et soit chargé de contribuer aux moyens d’en faire vivre d’autres.
Après avoir ainsi déduit les divers inconvénients des grosses fortunes dans les points qui peuvent les constituer telles, revenons aux principes que j’ai prétendu établir. Plus l’État sera peuplé, mieux on vivra et à meilleur marché. 1°. Parce que les productions de la terre seront plus communes. 2°. Parce que les travaux de l’industrie seront moins chers. Faites broder une paire de manchettes en Gascogne, elle vous coûtera quatre fois autant qu’à Paris : l’on y vit cependant à bien meilleur marché, mais l’immense population de la Capitale excite l’industrie, la nécessite et la met au rabais.
L’engourdissement dans les ressorts politiques et l’inégalité des fortunes sont contraires à la population. Voilà ce que j’ai prétendu avancer, et que je crois avoir prouvé. L’abondance de l’or est très propre à établir ces deux sortes de violations dans un État : c’est encore ce qui parle de soi-même. D’où il s’enfuit que l’abondance des métaux n’est pas un si grand bien dans un État, qu’on se l’imagine.
La disproportion entre les nécessités d’un Gouvernement et ses ressorts, et l’inégalité des fortunes, ainsi que tous les autres vices d’un État, sont une suite de la prospérité et de la puissance. L’un et l’autre cependant n’en dérivent indispensablement qu’autant que cette sorte de richesse fictive, qui provient de l’abondance des métaux, s’y établit et s’y multiplie. L’or perdant par son abondance sa qualité première de représentatif uniquement, pour se substituer par un désordre monstrueux à toute autre sorte de biens, ne pouvant remplir les fonctions d’aucuns d’eux en particulier, ne peut à plus forte raison suffire à les remplacer tous.
Le respect, la considération, l’autorité, la prééminence ôte sont des biens de tous temps très précieux à l’opinion humaine ; mais ces biens se distribuent graduellement sur la surface d’un État, en animent les ressorts, gagnent à se répandre et perdent à s’amonceler. L’or au contraire une fois mis à la place de toutes ces choses n’en donne qu’une fausse apparence, ne s’attire que des hommages forcés, ne met ordre a rien, infinue même le désordre partout. Semblable d’ailleurs à l’argent vif, dont les parcelles séparées n’ont aucun repos qu’elles ne soient rejointes au bloc, il racornit en subsistance la masse entière d’un État, et en obstrue tous les ressorts. D’autre part l’opère seul la disproportion ruineuse des fortunes, et donne la facilité de les grossir aux dépenses du public. Charles-Magne au milieu de ses conquêtes immenses fit bien des grands Seigneurs d’autorisé, de juridiction etc. mais il n’en enrichit aucun, et en conséquence ne dépeupla point son Empire. Un colosse d’argent établi en Saxe l’eût plus sûrement dévastée, que ne firent les exécutions sanglantes et redoublées qu’il fit chez ces peuples rebelles et toujours assez forts pour troubler le repos du Conquérant.
Cette idée sera développée par le détail dans toute la seconde Partie de cet Ouvrage. Terminons celle-ci par quelques considérations sur les métaux et le travail.
CHAPITRE VIII
Travail et Argent
Les partisans du luxe et les amateurs du superflu convenants avec moi que la trop grande inégalité des fortunes est un mal, me diront que la richesse d’un État et l’abondance des métaux donnant plus de fantaisies aux riches en proportion du plus de facilités de les satisfaire, fait subsister à leurs dépenses une infinité d’ouvriers et d’artisans ; que cet arrangement subdivise les grosses fortunes dans le fait, en les laissant subsister dans le droit, et qu’il oblige le riche à entretenir un grand nombre de pauvres avec d’autant plus d’avantage pour l’État, qu’au lieu que selon ma méthode ces derniers étaient aux gages et dans une dépendance directe du premier, ici l’assujettissement disparaît et prend la forme d’un commerce relatif et d’une communication de nécessités et de services.
Avant de répondre à cette objection sur laquelle, ainsi que dans presque toutes les disputes, il ne s’agit que de s’entendre, il est nécessaire de traiter certains points propres à fixer nos idées sur les différents degrés d’estime qu’il est de droit et de justice d’attacher à tous les travaux humains.
On ne saurait nier qu’après le premier travail et l’unique qui serve à la production de la matière première, ceux qui tendent à la mettre en œuvre et ensuite la perfectionner, ne soient très précieux dans un État pour les nécessités et commodités du citoyen, et que la prospérité relative ne soit toujours en proportion de ce que les arts tant mécaniques que libéraux fleurissent dans une société. Mais à cet égard il est plus important qu’on ne saurait dire, de ne point confondre.
Si tout vient de la terre, l’homme qui s’applique avec le plus de succès à en tirer les productions, est le premier homme ce la société. Cela est effrayant à dire ; mais le Roi, le Général d’armée, le Ministre ne sauraient subsister sans l’agriculteur, et l’agriculteur subsisterait sans eux.
En ce cas, me dira-t-on, vous bouleversez tout, et l’homme qui détache la pierre dans les carrières aura le pas sur les Praxiteles et les Michel Ange. Qui en doute ? répondrais-je sans craindre d’être accusé de barbarie. Ne nous fallait-il pas des pierres avant des statues ? Mais je range sous la même classe ces deux espèces d’hommes ; et de même qu’à la base de la statue que j’érigerais, si j’étais le maître, au Philosophe de nos jours qui consacre son loisir et ses études à la perfection de l’agriculture, je mettrais aux quatre coins la figure du laboureur, du jardinier, du pâtre et du vigneron le plus célèbre de son temps ; ainsi Puget aurait à ses pieds le tailleur de pierre et les différents ouvriers qui donnent aux métaux la forme d’outils du Sculpteur. Eh ! de quoi accompagneriez-vous un Poète célèbre ? D’Êtres fantastiques sans doute. Mais si cet homme avait employé ses talents à chanter le Dieux et encourager les Héros, à perfectionner la langue de sa nation, à la rendre célèbre chez les étrangers, leur donner le goût de l’apprendre, et conséquemment la facilité de se plaire au milieu d’elle, et de venir l’enrichir de son travail ou de son superflu, un Poète, dis-je, de cette espèce trouverait au moins autant de considération chez un peuple fraternisé selon mes principes, que chez les partisans du luxe et des plaisirs. Les premiers hommes étaient tous agriculteurs, pasteurs, etc. Ils n’ont guères divinisé que ceux qui leur avaient enseigné l’usage des dons de la nature, Cerès, Bacchus, Triproleme etc. Voyez le cas que ces hommes faisaient des talents : le Divin Demodocus, dit Homère.
Il est naturel, il est utile même que chacun estime ici-bas sa profession, plus même qu’elle ne vaut. Au fond les touches d’un clavecin contribuent toutes également à l’harmonie, quoique l’une n’ait que de faibles sons, tandis que d’autres en ont de forts. Le Gouvernement est le maître qui touche l’instrument. Si la main est habile, tout concourt au jeu plein et merveilleux ; si au contraire elle est dure et vacillante, rien ne va, le clavier souffre, et l’instrument est bientôt discord.
Cependant de même qu’indépendamment de toutes dispositions naturelles, il est des principes d’harmonie sans lesquels on n’est jamais sûr de ne rien faire contre les régies de l’art, il est aussi des principes de gouvernement simples, mais décisifs, auxquels il faut réduire toute la marche politique, sans quoi l’on ne va qu’au hasard et dans le risque continuel de s’égarer. La base de ces principes est de fixer d’abord le degré d’estime qu’on doit à chaque profession et même à chacun des soins et des arts qui les partagent, et la conséquence en doit être un système et un plan suivi de conduite qui attribue l’honneur et la considération à celles de ces professions qui doivent être menées par ces nobles ressorts, l’encouragement et la protection à celles qui ont des vues et des fonctions moins nobles, et d’éviter surtout, et partout d’ôter à l’argent sa qualité de moyen pour lui attribuer follement celle de récompense.
Qu’on se rappelle ici la division que j’ai faite entre la sociabilité et la cupidité. Toutes les distinctions pécuniaires portent vers cette dernière, tous les aiguillons d’honneur et de considération nous en écartent pour nous tourner vers la sociabilité.
Pour fixer le degré d’estime dû à chaque profession, il est nécessaire d’analyser l’objet de ses fonctions et leur rapport avec cette dernière vertu.
À bon droit les Ministres de la Religion ont-ils le premier rang dans une société bien ordonnée. La Religion est sans contredit le premier et le plus utile frein de l’humanité : c’est le premier ressort de la civilisation ; elle nous prêche et nous rappelle sans cesse la confraternité, adoucit notre cœur, élève notre esprit, flatte et dirige notre imagination en étendant le champ des récompenses et des avantages dans un territoire territoire sans bornes, et nous intéresse à la fortune d’autrui en ce genre, tandis que nous l’envions presque partout ailleurs.
Après les Ministres de la Religion viennent de droit les défenseurs de la patrie. Dans les sociétés rétrécies aux lieux même où la valeur militaire était un mérite de nécessité par le besoin de défendre ses propres foyers, cette vertu néanmoins fut toujours des plus estimées ; parce qu’après la liberté, la sûreté est le premier des biens, et que l’institution du guerrier est de procurer l’une et l’autre à sa patrie. À plus forte raison, si tôt que dans une société formée et étendue l’élite des hommes se dévoue volontairement et par honneur aux périls, et renonce à toute autre fonction dans l’État qu’à a gloire de le défendre, cette profession doit-elle être singulièrement estimée et flattée par des avantages de considération et de prééminence qui excitent sa générosité, élèvent son amour propre et la détournent de se baisser vers les objets de la cupidité que la force de sa constitution naturelle la mettrait à portée de ravir. Quelques nations jalouses de leur liberté et regardant le militaire comme le satellite de l’oppression, ont porté toutes leurs vues à le mépriser, à le tenir bas, et à déprimer ce genre de vertu. Il leur est arrivé de là (et il doit leur arriver toujours) que la guerre leur est toujours fatale et altère leur constitution. De deux choses l’une, ou elles font mal servies par des mercenaires soudoyés et de tout temps traités comme tels, ou ceux-ci prennent le dessus et se vengent par une domination dure et une révolution douloureuse, de l’abjection si contraire à leur nature dans laquelle ils ont été tenus. Eh ! quelle est après tout cette liberté, l’idole de tous les peuples turbulents depuis que le monde est monde ? Si c’est la tranquillité publique, la modération particulière et l’empire des Lois, j’ai beau parcourir l’Histoire et les annales de l’univers, je ne la trouve en temps ni lieu que chez les Suisses : mais je m’écarte ; revenons.
Sans la Religion, les assemblées d’hommes n’eussent jamais pris forme de société ; sans la valeur de ses défenseurs, la société eût été aussitôt dispersée qu’établie ; sans les Lois, les passions et le ferment intérieur l’auraient détruite aussi promptement que les efforts extérieurs, Ceux qui sont préposés, au maintien et à l’exécution des Lois ont donc après les deux ordres ci-dessus une prééminence fondée en droit et en raison indispensable. Viennent ensuite en foule, mais par degrés, tous ceux qui composent et maintiennent la société, qui la vivifient, qui l’honorent par leurs talents, ou dont l’industrie multiplie à l’infini les biens de nécessité, les commodités, les agréments de la vie, et surtout les moyens féconds de subsistance, en ce que cela seul multiplie les sujets de l’État son unique richesse réelle.
On s’étonne quelquefois de l’inébranlable constitution et solidité de la Monarchie Française, qui est telle en effet qu’ayant perpétué sa durée fort au-delà de l’âge naturel des États, à en juger du moins par le sort de tous les autres, elle a résisté aux chocs les plus violents, aux maladies les plus aiguës, et cela au point qu’elle semble renaître des efforts mêmes qu’on fait pour l’altérer. N’en cherchons point d’autre cause que l’heureux rapport du naturel et du tempérament de ses habitants avec les principes fondamentaux de l’État, qui, par un effet de la solide politique de nos pères, se trouvaient dirigés dans l’ordre que j’établis ici.
En effet les trois Corps qui composaient les véritables assemblées de la Nation, ne sont autre chose que le Clergé, le Militaire et la Magistrature, trois corps différents ayant chacun à part la voix délibérative, et qui réunis n’en formaient qu’un ayant voix consultative auprès du Prince, qui ne cessa jamais d’être l’âme de l’État, si ce n’est dans les temps d’anarchie. Qu’y a-t-il en effet de plus sensé et de plus conforme aux notions naturelles sur l’ordre politique que cette forme mélangée, qui renferme tous les degrés de force et de sagesse dont les conseils des hommes peuvent être susceptibles ?
Vainement les ennemis du Clergé voudraient-ils prouver par des déclamations et des exemples, qu’il est hors de règle et dangereux que les Ministres de la Religion aient aucune part aux affaires du gouvernement. Ceux qui prétendent les réduire au spirituel absolu sentent aussi bien que tous autres et mieux, que c’est précisément les reléguer dans les espaces imaginaires. Indépendamment de leurs droits à l’administration temporelle, comme possédants fiefs, juridiction et autres biens, guides naturels des mœurs, tout est de leur ressort en fait de consultation, et c’était toute la Juridiction attribuée à nos États en présence du Souverain.
Le Militaire ne paraît de sa nature propre au conseil que pour les affaires de son métier : l’expérience a cependant démontré que les meilleures têtes de cabinet sortent souvent de cette profession, soit que l’habitude des grands inconvénients qui forcent l’esprit à imaginer les grandes ressources, que les motifs brillants, les fatigues outrées soient propres à donner à l’âme le plein jeu de ses organes, soit aussi que la gravité militaire la plus naturelle et la plus imposante de toutes asservisse son propre représentant, et l’enchaîne des liens de la vraie prudence qui n’est autre chose que la force tempérée. Mais indépendamment de cet avantage de fait, quand le Militaire ne serait dans les conseils que ce qu’est l’assaisonnement dans les ragoûts, il n’y serait pas moins nécessaire.
Depuis qu’on perd de vue les vrais principes, on dirait que le tiers État en était la partie abjecte ; et je ne doute pas qu’en lisant ceci Messieurs les Magistrats n’aient regardé comme un blasphème le rang que je leur assignais parmi cet Ordre respectable. Toute société où la prééminence mène à sa suite l’envie, et où la déférence marche à côté du mépris, court rapidement vers sa ruine totale. Mais c’est moins ici qu’en aucun autre pays ; et nos préjugés sur l’ancienne forme de notre gouvernement sont à mille lieues de la vérité. La nation, vous dit-on, ne fut d’abord composée que des conquérants, tout le reste était serf ; le respect et leur superstitieuse ignorance admirent le Clergé à leurs assemblées, et lui donnèrent le premier pas : le Clergé jaloux de la Noblesse donna l’exemple des affranchissements, et en fit peu après un point de religion ; les Villes se formèrent, obtinrent des privilèges et parvinrent enfin, à force d’empiéter sur les Seigneurs, à faire admettre leurs députés dans les assemblées générales de la nation, mais toujours comme soumis et marqués encore du sceau primordial de la servitude. Sans nier les faits sur lesquels assez d’autres ont disputé et disputeront sans moi, je les mets tous d’accord dans ce Traité ; c’est l’ouvrage d’un homme qui se range avec un mouvement de respect intérieur devant le porteur d’eau dans la rue, parce que ce pauvre homme est chargé, qui ne peut jamais se déplacer devant un fat par un sentiment de supériorité, ni s’enorgueillir à côté d’un mendiant dont l’odeur infecte et les haillons lui reprochent une fraternité méconnue : cet homme parle pour l’humanité et la vérité, il lui siérait également mal d’appuyer et de combattre les suppositions et les annales de la vanité. Je dis donc que les détails de la police intérieure du camp des anciens Francs, nous importent aussi peu, relativement à mon sujet actuel, que ceux de l’année de Totila, et je ne regarde la Monarchie comme établie et prenant forme d’État que du moment où les assemblées de la nation reçurent leur plénitude par l’adjonction des représentants des Villes et des Communes.
Mais en quoi l’on se tromperait lourdement, ce serait d’imaginer que jamais ces députés aient paru dans nos assemblées comme des sujets qui viennent implorer la clémence ; et réclamer leurs droits à l’humanité de leurs maîtres. Ils y furent reçus comme inférieurs en dignités et en prérogatives, comme égaux en substance ; et le tiers-État, qui dans sa dénomination ne signifie que troisième État, ne voyait d’autre distance entre la Noblesse et lui, que celle qu’on admettait déjà entre le Clergé et la Noblesse, premiers entre pairs. La même liberté se trouvait dans les délibérations, le même concours dans les suffrages, avec une prééminence marquée à la vérité de dignité et de considération pour les deux premiers Ordres, mais peu ou point de différence de pouvoir et d’autorité.
D’après cette allégation qui gît en faits, il est aisé de concevoir que ce ne put être cette foule d’hommes affaissés sous le poids de la nécessité, et ce qu’on appelle la lie du peuple, que nos fiers aïeux consentirent à admettre au partage de la plus noble et de la plus essentielle de leurs fonctions, et que nos Rois reçurent dans leurs Conseils. Quelle que put être la forme de la Magistrature des Villes, la nécessité des Préposés au maintien des Lois et Ordonnances tant de Justice que de Police, est la première qui se fait sentir à toute société. Il fallait des Magistrats aux Villes en naissant, c’est-à-dire en sortant de la tyrannie, et ce furent ces Magistrats, qui en devinrent les représentants naturels dans les assemblées de la nation.
À mesure que l’autorité du Prince et l’ordre actuel se sont établis, l’épée a perdu du tranchant qui pouvait couper le fourreau, et la Magistrature a étendu son pouvoir et plus encore l’exercice de ses droits naturels. Mais serait-il juste d’une part, de la regarder comme étant d’un ordre assujetti dans les temps où ne formant nulle prétention pour siéger au-dessus du tiers-État, elle avait néanmoins dans son corps des sujets sortis des meilleures Maisons de la Noblesse, et de l’autre, de vouloir l’en tirer aujourd’hui, que la vénalité des Charges en a chassé presque toutes les anciennes souches.
Disons mieux, il n’y a qu’un Maître dans l’État. Il y a ensuite trois Ordres consultants, le Clergé, le Militaire et la Magistrature ; tout le reste obéit et travaille. Ce dernier ordre était nécessaire pour former la plénitude du Conseil : conservateur fidèle des lois, des formes, des anciens usages ; il borne l’ambition du Clergé sujette à vouloir établir le plus dangereux des prestiges ; il émousse le tranchant du Militaire, dont le vice tourne vers l’oppression ; il oppose le Dédale des formalités et l’utile tableau des conséquences aux entreprises des uns, à la violence des autres, et reçoit d’eux l’élévation dans les vues et la célérité dans les décisions, qui lui manquent.
Quoique cet ancien ordre de Conseils soit maintenant suspendu, que le Militaire, ou si l’on veut la Noblesse, qui n’était autre chose dans son institution, n’ait plus aucune forte de Juridiction ni de prérogative réelle dans l’État, cependant le goût de la Nation détermine l’opinion générale maîtresse absolue des mœurs et usages, vers cette gradation d’estime si conforme aux régies naturelles d’une bonne constitution. Le Militaire a dans l’opinion publique et particulière le pas sur les autres États auxquels est demeurée avec une juridiction réelle, la portion de considération qui en est inséparable. Ainsi le naturel et l’inclination des peuples étaye le bâtiment et le préserve des accidents dont le menace la vétusté des fondements ; et c’est là la vraie fontaine de Jouvence qui régénère le corps politique, et le maintiendra dans sa vigueur jusqu’à ce que notre tempérament ait été détruit par l’amour de l’or, seul poison qui morde sur tout.
Après ces Ordres primitifs d’un État, distincts et séparés par le genre de leurs fonctions, qui sont de l’essence absolue et de la constitution du bâtiment politique, il faut ensuite le décorer, le rendre logeable, commode, agréable et brillant. Les sciences, les beaux arts, les arts libéraux et mécaniques n’ont ou ne doivent avoir d’autre objet que celui-là, et méritent estime et considération en proportion de ce qu’il faut de talents privilégiés pour y réussir, de ce que ceux qui les cultivent ont mis de travail pour les faire valoir, mais surtout de ce que leur travail est plus ou moins dirigé vers la sociabilité, c’est-à-dire, vers l’utilité publique.
J’ai déjà traité de l’agriculture ; on lui ferait tort de la confondre avec les autres arts de quelqu’ordre qu’ils puissent être. Celui-ci, selon notre foi, est d’institution divine ; il est visiblement à notre existence ce qu’y est la respiration. Il honore, il intéresse, il amuse le Général d’armée, le Magistrat et le Ministre comme le dernier citoyen. Il vivifie, il anime en nous le respect pour le culte adressé à l’Être dont la main bienfaisante multiplie les fruits de ses travaux, l’amour et l’admiration pour le guerrier qui se dévoue à sa défense, l’attachement et la reconnaissance pour les Interprètes des Lois qui lui assurent une possession tranquille : l’agriculture en un mot est l’art universel, l’art de l’innocence et de la vertu, l’art de tous les hommes et de tous les rangs.
Je parlerai ailleurs du Commerce et ferai voir que ce n’est point un état à part, qu’il est uniquement le frère de l’agriculture. C’est l’honorer beaucoup, mais tout est frère dans mes principes ; revenons en bref sur les autres arts que j’ai établis tout à l’heure les décorateurs d’un État.
Les sciences sont la pâture de l’âme et l’exercice de l’esprit ; par elles l’homme gravit péniblement vers le faîte de gloire et de lumières, dont il fut autrefois précipité dans la personne de son premier père. Il est deux routes qui paraissent y tendre également. L’une est celle de l’orgueil, qui nous a perdus et qui égare tous les jours ceux qui la suivent ; l’autre est celle du travail et de la soumission, qui nous est permise et recommandée. Les vrais Savants suivent cette route, ce sont de tous les hommes privés ceux qui exigent le moins et qui méritent le plus.
Les arts libéraux sont aux beaux arts ce que le corps est à l’âme, divers en fonctions, unis de destination, estimables en proportion de ce qu’ils servent à élever l’âme et le cœur des citoyens, méprisables s’ils aident à les corrompre.
Les arts mécaniques enfin, à les prendre en corps, comme nous les considérons ici, sont tellement liés à tout le reste, que sans eux il serait impossible que la société subsistât, et qu’elle ne fleurit au physique qu’autant qu’ils se perfectionnent. C’est la chaux et le sable du bâtiment politique qui lie tout, sert à tout et ne domine sur rien. Il suit de là que ces arts doivent être protégés, et que les talents de ceux qui s’y distinguent méritent d’être honorés.
Mais il faut en ceci surtout prendre garde de se laisser égarer par le penchant naturel de l’homme pour le merveilleux ; le point dégénère des arts en tout genre, c’est la recherche ; estimons les arts mécaniques en proportion de leur utile solidité, laissons voler de leurs propres ailes les arts mercenaires du frivole et de la vanité, ils n’ont besoin du secours de personne, la folie humaine les mettra toujours assez en vogue, et leur solde leur tient lieu d’honneurs et de récompenses.
Après ce tarif raccourci des différents emplois qui partagent la société, il est temps de répondre à l’objection qui commence ce Chapitre, et d’examiner si les démembrements des grosses fortunes occasionnées par les fantaisies des riches et l’abondance des métaux, vont au profit de la société, comme le ferait la subdivision des fortunes que ces mêmes métaux ont seuls amoncelées.
Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si les nations ou la richesse privée est le plus en vogue, sont celles ou l’on conserve le plus de respect pour la Religion, de considération pour le Militaire, d’attachement pour la Magistrature et les Lois ; où les Savants sont plus recherchés que les hommes à talents frivoles ; où les travaux des arts portent l’empreinte du Noble et du Grand. Toutes ces choses seront traitées ailleurs. Voyons seulement dans les arts mécaniques qui sont en général ceux qui font vivre le peuple, si ce sont les plus utiles et les plus solides qui reçoivent le tribut destiné à mi-partir la fortune du colosse d’or en question.
Il est impossible, on le sent parle raisonnement, on le voit par l’expérience, que ce soit dans les premiers Ordres de l’État que s’accumulent et se conservent les grosses fortunes (dont nous venons de parler ; en conséquence le faste Polonais, qui consiste à faire vivre un grand nombre d’Officiers, de domestiques etc. est prohibé au propriétaire. D’ailleurs vous venez de condamner ce genre de dépense, comme chargeant le pauvre des liens d’une dépendance trop directe envers le riche. Quant à moi, je ne sache pas avoir encore recommandé cela ; j’ai dit seulement qu’il serait à souhaiter que les grands Seigneurs consommassent à l’entretien de la pauvre Noblesse ce qu’ils dépensent à fournir un odieux superflu à des valets, et en d’autres déprédations de désordre et de luxe, et j’ai surtout montré l’avantage de la subdivision des fortunes. Mais en effet le genre de faste ci-dessus est interdit aux riches de métaux. Quel usage peuvent-ils donc faire des revenus qui leur sont attribués ; j’en excepte ceux ; qui en servent le Commerce et l’État au besoin, et c’est de leurs enfants dont je parle ; ils ne sauraient dîner deux fois comme disent les bonnes gens ; les nécessités de l’opulence, les superfluités même de la décence ont des bornes très rétrécies en proportion de la fortune. À qui donc en attribuer l’excédent ? Aux fantaisies ? Vous l’avez dit ; fantaisie, pagode hideuse de sa nature et contrefaite, mais qui sera monstrueuse et détestable tant qu’il y aura d’autres hommes pressés de la nécessité, que dis-je, accablés sous le poids de la plus affreuse misère.
Mais enfin feront-elles vivre les ouvriers du genre le plus utile et le plus pénible ? Une voiture coûtera seize mille francs de vernis, une boëte mille écus de façon et l’on en changera souvent, je demande si c’est là protéger les arts mécaniques dans la progression que nous avons établie ci-dessus.
J’entends d’ici la foule d’objections qui me seront faites sur la nécessité d’encourager les arts du superflu, pour accoutumer les étrangers à venir soudoyer notre luxe, entretenir nos ouvriers, etc. Ce n’est pas encore ici le lieu d’entamer et d’approfondir ces questions. J’espère qu’on verra dans la suite de cet Ouvrage, que je n’aurai rien omis de mauvaise foi ; toutes mes erreurs appartiendront à mon ignorance et au peu de justesse de mes vues. Revenons aux principes généraux.
Le moyen premier et indispensable de subsistance est l’agriculture qui nous donne la matière première. Le moyen second est le travail ; et de même que la direction du premier moyen doit être déterminée vers la multiplication de la production, celle du second le doit être vers l’accroissement du travail.
Nous avons en ce genre éprouvé une sorte de détriments qui pourrait encore s’accroître par le relâchement des mœurs.
On se plaint que le prix de toutes sortes d’ouvrages augmente journellement à Paris, et de façon qu’il est aujourd’hui presque impossible d’atteindre à cette espèce de nécessaire usuel et abusif qu’on accroît cependant chaque jour. Il est certain qu’une des causes de cette augmentation est le regorgement des métaux, qui arrivent sans cesse en Europe des mines du Pérou et du Potose ; de sorte que si le commerce dévorant des Indes d’une part, et de l’autre l’abondance de meubles et bijoux de ces sortes de métaux qui se répandent et se multiplient à l’infini dans la société, n’en absorbaient une partie, l’or et l’argent deviendraient si communs, qu’il faudrait chercher une autre forte de représentatif du troc dans le commerce.
Une autre cause physique encore de ce dérangement, c’est la diminution ou moindre quantité des matières premières ; la terre d’une part moins cultivée en produit moins, et de l’autre la consommation considérablement augmentée, au moins en proportion du nombre d’individus, en demande davantage, ce qui nécessairement en fait hausser le prix.
Mais une troisième cause certaine, et qui est la seule dont je veux traiter ici, c’est la diminution proportionnelle du travail de chaque individu.
Il est certain que le goût des fortunes est venu de proche en proche à tout le monde, attendu qu’il n’est porteur d’eau dans la Ville, ni maraîcher sur les chemins, qui n’ait au moins un cousin-germain ayant Suisse à sa porte. Rapine, bonheur, industrie, trois fantômes réalisés, offrent à chacun, selon son caractère, des chemins ouverts par lesquels plusieurs arrivent, d’autres s’abîment en chemin sans jamais se croire noyés, et tous enfin s’accoutument à vivre d’espérance, et sortent des voies de modération et d’équité relatives à leur profession. La principale de ces voies et celle de toutes qu’on a le plus perdue de vue, c’est l’économie et la sobriété. Le défaut d’économie jette dans un accroissement de dépense que le surtaux des marchandises et ouvrages peut seul acquitter ; car il n’est aucun entrepreneur qui ne prélève toujours son entretien et celui de sa famille sur son travail avant de compter son profit. C’est chose juste dans son principe ; mais si tôt que cet entretien devient arbitraire et proportionné à la fantaisie et à la vanité, c’est une friponnerie manifeste.
Remarquez cependant que dans les derniers rangs, comme dans les premiers, ce qui eût été folie autrefois devient usage et presque nécessité aujourd’hui. Chez les gens de qualité, il faut voiture pour Monsieur et carrosse pour Madame, voiture de campagne, chevaux de chaise, désobligeante, etc. C’est devoir d’état que de vivre ainsi aux dépenses de qui il appartient. Qui voudrait rentrer en soi-même et se considérer isolé de l’appui des usages, aurait bien de la peine à se faire une fausse conscience assez endurcie pour n’avoir aucuns remords sur les déprédations, qu’on justifie comme dépenses nécessaires pour vivre avec décence et selon son état. Je tremble encore en regardant le portrait de mon père ; il reconnaissait la même supériorité dans le sien, et celui-ci dans mon bisaïeul. Je n’entends pas par là les transes du respect filial, mais uniquement l’effet d’une supériorité de sentiment et de dignité, dont les mœurs d’aujourd’hui ont absolument dégénéré. Je conclus en conséquence que si mon trisaïeul reparaissait dans sa maison, je me trouverais bien petit devant lui. Cependant il est dû devoir de mon état de vivre à cent lieues de mon gazon, et dans une Ville qu’il regardait comme les Antipodes, d’avoir nombre de laquais fainéants et mangeurs, au lieu de quelque palefrenier hérissé qui lui suffisait, d’un Page fréquemment sans Culotte, quoique son cousin, (car il faut bien que, comme Montagne, chacun ait le sien) ; d’une Demoiselle laborieuse et de quelques petits garçons appelés bamboches pour sa femme. Soit : chacun a son état et doit se conformer aux mœurs de son temps, c’est bien dit ; mais il s’ensuit que ce Marchand qui dort aujourd’hui la grasse matinée et se fait remplacer dans sa boutique par un garçon de surcroît, chèrement loué ; dont la femme porte couleurs, rubans, dentelles et diamants au lieu du noir tout uni, qu’elle ne mettait encore qu’aux bons jours ; qui brûle de la bougie (quoique feue Madame la Duchesse de Bourgogne avouait n’en avoir vu dans son appartement que depuis qu’elle était en France) ; qui prend le café, et fait journellement sa partie de quadrille : il s’ensuit, dis-je, que ce marchand, obligé, pour vivre selon son état, de fournir toutes ces choses à sa très digne moitié, et de son côté de figurer comme les antres, (car c’est le mot,) peut en conscience prélever cette dépense sur ses fournitures. Il faut encore qu’il gagne de quoi faire à ses enfants élevés dans ce train-là, un établissement à peu près pareil à sa propre fortune : conséquemment il faut qu’il gagne en proportion. Même calcul pour Partisan, même, qui pis est, pour le fabriquant ; ce qui porte le prix de nos ouvrages et marchandises à un taux que les étrangers obligés de payer argent comptant, trouvent encore plus rude que les citoyens qui laissent le tout à payer à leurs enfants, abus qui petit à petit oblige les Danois même à se faire des manufactures et à se passer de nous.
Si le mépris et l’oubli de toute économie ouvre la porte à mille inconvénients dont je ne fais qu’ébaucher quelques-uns, un des plus considérables est le défaut de sobriété. On n’en connaît plus dans cette Ville bruyante, où le sui profusus, alieni appetens est devenu la devise de tout le monde du plus grand au plus petit. Outre que la consommation intérieure a sextuplé partout, la partie du peuple destinée au travail dépense tout son gain en parties, courses et guinguettes. Chaque Bourgeois commerçant, artisan même un peu aisé, à sa maison de campagne où tout va par écuelles, comme l’on dit. Les ouvriers du premier ordre, comme joailliers, orfèvres etc. font les Dimanches et fêtes des dépenses en goûters où les vins muscats, étrangers etc. ne sont pas épargnés. Les femmes et filles de ce genre de société y assissent et donnent le ton, tout s’y consomme, et si quelque jeune ouvrier plus sensé veut éviter ces sortes de dépenses, la coutume contraire a tellement prévalu qu’il se verrait isolé et frappé d’une sorte d’excommunication parmi les gens de sa profession. Le bas artisan court à la guinguette, sorte de débauche protégée, dit-on, en faveur des Aides, tout cela revient ivre et incapable de servir le lendemain. Les maîtres-artisans savent bien ce que c’est pour leurs garçons que le samedi court jour, et le lundi lendemain de débauche ; le mardi ne vaut pas encore grande chose, et s’il se trouve quelque fête dans la huitaine, ils ne voient pas leurs garçons de toute la semaine.
Je ne prétends pas examiner et noter ici les inconvénients de cet accroissement de consommation inutile et nuisible relativement aux principes établis dans les Chapitres précédents, mais seulement dans l’objet de la diminution de travail qui en provient. La mollesse dans les aisés, la paresse pour les pauvres est la suite nécessaire de l’intempérance ; cette suite, nous y sommes, et marchons de notre mieux au progrès.
Les Écoles les plus rigides de Paris, les Collèges les plus sains de cette célèbre et sévère Université donnent par jour trois heures de moins de travail à leurs écoliers qu’ils ne faisaient, il y a quarante ans, et par semaine un jour de plus de congé. À l’Académie on montait autrefois de régie quatre chevaux chaque matin et quatre reprises sur chaque cheval, on n’en monte aujourd’hui que trois, à trois reprises chacun ; il n’y avait de jours de congé que le mercredi et le Dimanche, on y a ajouté le samedi. Calculez et vous verrez qu’un an d’Académie alors en valait deux d’aujourd’hui. Ce ne sont là que de menues branches d’un relâchement qui est devenu général et à tous égards ; mais il n’est question ici que du travail.
De vieux bourgeois de Paris m’ont dit autrefois que si de leur temps un ouvrier n’eût pas travaillé deux heures à la lumière, soit le matin, soit le soir dans les plus longs jours, il aurait été noté comme un paresseux et n’eût pas trouvé à s’établir. Ce fut le 12 de Mai 1588 qu’Henri III fit occuper divers postes dans Paris par ses troupes. Les habitants, dit Davila, averti par le bruit des tambours commencèrent à fermer leurs portes et leurs boutiques qui, selon l’usage de cette ville de travailler avant jour étaient déjà ouvertes. Commincio à Radunarsi serrando le porte delle case, e chiudendo le porte delle botteghe, che conforme all uso della citta di lavorare innanzi giorno, gia serano comminciate ad aprire. Il dit positivement en ce même endroit, que toute cette émeute s’était faite avant le jour. Or il est jour à trois heures au mois de Mai. En 1750 je traversai à pareil jour tout Paris à six heures sonnantes à la Sorbonne, je traversai, dis-je, depuis les Chartreux jusqu’au bout du faubourg S. Martin, partie marchande et populeuse de la Ville, et je n’y vis d’ouvert que quelques échoppes de vendeurs d’eau de vie. Voilà les faits.
Considérons-nous maintenant relativement à nous-mêmes, et voyons ce que nous avons perdu de notre propre fonds. Un ouvrier qui travaille six heures de plus dans une journée, et qui consomme la moitié moins, en vaut trois ; et s’il est vrai que plus il y a de travail dans un État, plus l’État est sensé riche naturellement, nous avons à cet égard perdu les deux tiers de notre richesse intérieure. Il est possible qu’il y ait plus d’ouvrages faits aujourd’hui, attendu la multiplicité d’arts et de manufactures nouvelles établies depuis cent ans ; mais il n’en est pas moins certain que si nos ouvriers actuels étaient aussi laborieux qu’autrefois, ils consommeraient moins en superfluités et seraient plus d’ouvrages, au moyen de quoi ces ouvrages seraient à un prix plus bas et plus commerçable.
Les maux les plus difficiles à réparer sont ceux qui proviennent de l’affaiblissement des mœurs. L’homme réputé alors le plus paresseux, s’il reparaissait aujourd’hui en conservant les usages de son temps, serait le plus vigilant d’entre nous. Dormant à la Française jusqu’à nuit heures, dit Sully en parlant de la garnison d’Amiens qui se laissa surprendre : dormir alors jusqu’à huit heures du matin était une lâcheté pour un homme du monde. Se lever à cette heure-là est presque une singularité de nos jours. Qui de nous, voyant un artisan misérable ainsi que sa famille, penserait que c’est sa faute de ne pas commencer son travail dès les quatre heures du matin ? Les vices et les vertus sont de proportion, comme toute autre chose. Les Lois ne peuvent rien sur la portion des mœurs qui tourne vers l’inexistence. Où donc est le remède ? L’exemple et l’encouragement.
Peut-être me direz-vous qu’en attendant que j’aie fait recevoir ma nouvelle peuplade, je traite assez mal celle qui m’environne. Prenez-y garde, une telle imputation serait odieuse et mal fondée. Je peins nos mœurs, mœurs dont tout le monde fait gloire. Mon plan est toujours de ne rien forcer, de ne rien détruire : je prêche au contraire d’édifier. Chérissez, animez l’agriculture, bientôt le travail deviendra en honneur ; l’économie et la sobriété sont ses compagnes. Ces vertus tiennent l’esprit tranquille et le corps sain. L’activité et la tempérance des mœurs champêtres passeront à la Ville avec les nombreuses colonies que les campagnes y enverront, à la différence qu’il faudrait peut-être d’autres topiques qui ne sont pas de mon sujet, pour rétablir les mœurs à la Ville, séjour corrupteur, au lieu qu’à la campagne paix et protection, et tout est dit ; c’est le Code entier de vos lois somptuaires.
Le retour à l’agriculture porté dans cette exclamation, au moment où nous sommes le plus enfoncés dans les détails du travail, paraîtra étranger à la question ; mais je tiens que le plus puissant remède des mœurs est de remettre en honneur cette profession nourricière maternelle et vertueuse, et d’en donner le goût généralement à tous les citoyens. La simplicité naît de l’aisance de la campagne, et l’économie est une suite de la douce peine qu’on eut à en recueillir les biens ; la vue de l’énorme quantité de bled qui entre dans une belle tabatière, dégoûterait le plus hardi dissipateur.
Revenons au travail. La Réforme se vante d’en avait accru la somme dans les États qui l’ont embrassée, par la suppression des Fêtes. Je crois, parles raisons de calcul déduites ci-dessus, que c’est autant de gagné, surtout en certains temps précieux pour les travaux et récoltes de la campagne ; aussi en supprime-t-on beaucoup dans le Culte Catholique. Mais qu’on se souvienne toujours qu’une Fête supprimée n’est jamais que neuf heures ajoutées dans l’an tout au plus, au lieu qu’une heure de sommeil en compose trois cents soixante-cinq. Il ne faut pas croire d’ailleurs que toutes les fêtes fussent en pure perte ; l’homme veut du délassement, et il lui est si nécessaire, que Dieu ordonna dans l’institution première un jour de repos en sept. Ce jour redonne des forces à l’homme courbé sous le poids du travail hebdomadaire. Cet intervalle de relâche lui donne le temps de la réflexion si nécessaire à tout, et qu’un travail mécanique affaisse à la longue sans ressource.
Outre le repos il nous faut encore de la joie et des rapports d’union et de société : examinez nos Fêtes dans leur institution, et en y joignant ce que l’antique simplicité y avait ajouté d’usages et de pratiques habituelles, vous verrez que tout y concourt à ces deux objets vraiment politiques.
Les vues de l’Église sont toutes spirituelles dans le culte qu’elle nous prescrit, mais elle a su condescendre aux ménagements que l’union de l’âme avec la machine nous rend nécessaires, et a permis que l’ordre et les usages civils y introduisent une variété et une action propres à nous intéresser. Cette déférence a même influé sur ses propres cérémonies ; à la réserve d’une demi-semaine dans l’année toute consacrée à la prière et au recueillement, et dont les pratiques ne sont pas même d’obligation pour les gens de travail, tout le reste a pour objet des occasions de joie et d’allégresse. Les Fêtes de Noël, des Rois, de Pâques, de la Pentecôte, toutes les grandes Fêtes en un mot sont de cette espèce.
Examinons ensuite ce que la coutume de nos pères avait ajouté d’usages particuliers à ces solennités. À Noël la famille rassemblée, la souche de la veillée et le brasier qui l’entourait servant, à cuire les marrons pour le vin blanc, ensuite le réveillon, etc. Aux Rois, la fève, les cris, et le Roi boit. À Pâques les œufs qu’anciennement le père de famille distribuait à toute sa maison jusqu’au moindre domestique, faisaient une sorte de communion profane, précieux usage : je suis tenté quelquefois de descendre à la table de mes gens de couper leur pain, de boire en même tasse, pour me rappeler que nous sommes tous d’une seule souche, que je dois les considérer et les contraindre à m’aimer. Cette méthode réussirait mal aujourd’hui, les valets sont aussi insensibles, aussi méprisants que les maîtres ; mais c’est tant pis. À Pâques donc les œufs, le jambon etc. à la Pentecôte les premiers fruits ; la S. Hubert, la S. Martin, toutes ces Fêtes sont dans l’année, sauf respect, ce qu’est l’avoine à midi dans la journée du cheval.
Ces sortes d’assemblées d’ailleurs, ces révolutions à temps marqué unissent la société et y établissent les rapports et la confiance ; bien différentes en cela de l’intempérance journalière dont j’ai parlé ci-dessus, qui bientôt entraîne la satiété, le désordre et la paresse, celles-là réveillent, font oublier les peines passées et futures, réunissent la jeunesse, mais, sous les yeux paternels, font naître les unions de convenance, les propositions de mariage, rappellent les souvenirs d’antique fraternité et parenté.
Bien à propos les hommes avaient-ils inventé les cérémonies bruyantes et autres agencements futiles et passagers d’une vie très passagère, mais qui nous paraîtrait peut-être trop longue encore, si nous la regardions sous son vrai point de vue. L’homme ne naît que pour travailler, pondre, souffrir et mourir. Nous avons orné ce tronc informe et cadavéreux de feuillages empruntés, mais sans cesse renouvelés et qui jouent à des yeux enclins à se tromper eux-mêmes, la verdure naturelle et durable. Les baptêmes, la robe virile, les noces, jusque aux funérailles même, tout a pris par les soins des Législateurs, hommes réfléchissants, un air de décoration, et cette perspective variée et trompeuse nous cache le mur. Tout donc ce qui peut être un remède contre l’accablement, est une aiguillon au travail ; nous l’avons dit ci-dessus. Tout aussi ce qui réunit la société, et nous fait sentir la nécessité et l’utilité des rapports que nous avons les uns aux autres, est un nouvel encouragement.
Les cailloux dans les rivières deviennent ronds et polis par le frottement, les hommes se civilisent par la société ; c’est un axiome que je n’ai pas inventé. Les Fêtes votives, processions, pèlerinages du canton, en un lieu dont on fête le Saint, et qui se tient prêt à donner leur revanche à ses voisins, ont été encouragés par d’habiles Princes, comme Charles-Quint en Flandres, en Artois et autres. Je veux qu’il ait pu y avoir de l’abus à ces sortes de choses dans des temps grossiers et où l’on prenait tout à la lettre ; mais aujourd’hui ne tombons-nous pas dans le défaut contraire.
On est tout étonné, quand il y a des illuminations dans Paris, de ne voir que des promeneurs dans les rues, et autour des fontaines de vin cinq ou six malheureux porteurs d’eau ivres et rien de plus. Quelques gens à refrein disent, c’est la misère qui attriste le peuple. Passe pour la campagne, mais à Paris le peuple n’est misérable que volontairement, tout y trouve à travailler et à gagner beaucoup ; mais c’est que tout le monde est devenu Monsieur. Il me vient le Dimanche un homme en habit de droguet de soie noire et en perruque bien poudrée, et tandis que je me confonds en compliments, il s’annonce pour le premier garçon de mon maréchal ou de mon bourrelier ; un tel Seigneur ira-t-il s’encanailler à danser dans les rues ?
Il est certain que ce peuple-là est bien plus commode pour la Police. Cependant au fond la guinguette va son train, et cette guinguette si ruineuse, comme je l’ai dit, pour l’ouvrier, si pénible à l’artisan en chef qui ne peut jouir de ses garçons, si pernicieuse même pour le lendemain ; car on ne saurait croire combien de garçons maçons, charpentiers et couvreurs périssent le lundi en voulant s’exposer, la tête encore chargée de vin. J’en ai une fois rencontré trois en un même jour de lundi sur la civière en différents quartiers de Paris ; et quand dans un bâtiment considérable on ne perd que dix ou douze hommes de la sorte, ce n’est pas trop. Mais je veux enfin que tout ce peuple soit réellement philosophe, tant pis si d’ailleurs il consomme davantage, s’il est plus languissant, s’il travaille moins. Or ces trois si ne sont plus en question.
En voilà assez et plus qu’il n’en faut pour prouver que les Fêtes ne nuisent au travail, qu’autant que la tournure des mœurs de simple devient composée. Si nous pouvions aller sans cesse comme des machines, il faudrait au pouce et à la ligne calculer le temps et n’en pas perdre la minute ; mais il n’en est pas ainsi, et quelque haut que ce ressort fût monté, peut-être y perdrions-nous : car si d’une part la nature demande du relâche, de l’autre l’imagination et ses ressources nous font quelquefois doubler le pas, de façon que nos succès ne sont en nulle proportion avec nos forces. Les chevaux en ont plus que nous. Montluc, célèbre meneur d’hommes et de chevaux, assure qu’il a souvent vu le bout de sa monture, et qu’alors il n’y a plus que soin et repos pour la faire aller ; qu’au contraire il a souvent vu des hommes las, recrus et mourants de lassitude au bout de vingt-quatre heures de traite, sans subsistance, se réveiller sur une espérance de gloire ou de butin, et doubler la dose de fatigue, comme s’ils eussent été frais. Encourageons donc le travail, et nos hommes auront quatre bras ; c’est le seul et unique secret, car tout est jour de Fête pour un paresseux.
Après ces incursions sur les détails du travail, reprenons le sommaire de ceux de mes principes que j’ai établis jusqu’ici sur la qualité distinctive des métaux. Si vous leur permettez de s’établir comme richesse, vous errez dans le principe, vous périrez par les conséquences ; si vous les regardez au contraire comme agent, dont le ministère est nécessaire, et dont la masse doit être en proportion de la quantité de matières dont il doit accélérer la production en aidant à les débiter, vous êtes dans le vrai. Le sang qui circule dans les veines est le principe de la nutrition universelle ; mais s’il surabonde et forme dépôt, il entraîne la corruption et la mort.
Détournez donc la vue des lieux où l’on recherche les mines et la poudre d’or ; laissez aux aveugles le soin de s’ensevelir dans les entrailles de la terre, c’est sa surface qu’il faut couvrir et vivifier.
Les richesses se trouvent partout où il y a des hommes. À la réserve de quelques faibles mines d’argent et de plusieurs mines de fer, l’ancienne Gaule n’avait que peu ou point de métaux. Environnée de toutes parts, ou de Barbares comme elle, ou des Romains qui toujours frappés du souvenir des anciennes invasions des Gaulois, auraient voulu que les barrières qui les séparaient fussent à jamais impénétrables, elle n’avait pareillement aucun commerce, si l’on en excepte le plomb et l’étaim de la Bétique, que les nations commerçantes tiraient par les ports de la Méditerranée, et qui conséquemment devaient être entrés dans la Gaule par ses ports sur l’Océan. Cependant lorsque César en fit la conquête, il en tira assez d’or pour corrompre sa patrie avant de l’avoir soumise, et pour acheter tant de partisans dans Rome déjà enrichie de tous les trésors de l’Afrique, de la Macédoine, et surtout de l’opulente Asie. César, quoique l’homme de son temps le moins scrupuleux sur les moyens, ne nous a pas été transmis comme concussionnaire : il le fut réellement, si l’on considère les choses avec les vues de justice et d’humanité qui nous sont familières aujourd’hui ; mais par comparaison avec l’usage reçu par ses contemporains et par tous les Grands de cette insatiable République, il peut à cet égard passer presque pour modéré ; les Gaules lui furent toujours fidèlement attachées dans les différentes vicissitudes de sa rapide fortune, ce qui prouve qu’il n’en avait pas tyrannisé les peuples ; en un mot, on ne voit point de traces de ses rapines dans les Gaules, et Cassius son meurtrier, quoique parvenu jusqu’à nous avec la faveur d’un libérateur de la patrie, passe pour avoir cruellement pillé l’Asie peur parvenir au maintien de son parti. On peut répondre que César qui donnait tout pour tout acquérir, et qui savait donner avec les grâces supérieures de la nature et de l’esprit dont il était doué, faisait de rien quelque chose, et qu’il sortit des Gaules tellement pauvre qu’il fut obligé pour son début de choquer tous les préjugés de sa patrie, en forçant et pillant le trésor public. Sans entrer dans cette discussion de détail, je me contente de renvoyer au récit de ses quartiers d’hiver à Rimini, où Rome entière venait grossir sa Cour, et s’en retournait comblée ; aux détails des dissipations de ses principaux satellites, les Oppius, les Balbus, les Antoine, les Dolabella. César conquérant et César politique sont deux hommes : la fortune le mena plus loin qu’il ne pensait aller ; comme conquérant, le fer et l’activité furent ses seules armes ; comme politique, il semble avoir trouvé les sources de l’or.
D’où venaient donc ces richesses dans des pays encore isolés ? uniquement de l’immense population qu’il y trouva établie. On est effrayé des détails de cette espèce qu’on lit dans ses Commentaires. Je le répète : partout où il y a des hommes, il y a des richesses ; les richesses n’étant que les choses nécessaires à la vie, ou leur représentatif. Les métaux ne sont que le signe des valeurs ; où il n’y a point d’hommes, il n’est de valeur à rien ; et si les métaux se trouvent dans des climats déserts, ils courent bien vite se répandre aux lieux où la nécessité du troc leur fera trouver leur place.
Dans la Partie suivante, nous allons entrer dans l’examen des différents usages qu’on peut et qu’on doit faire de l’or, et traiter des moyens d’accélérer sa rapidité, de la diriger de façon qu’il circule sans cesse sans corroder ni faire dépôt. La carrière va s’ouvrir et les grands objets se développer progressivement à notre vue. Qu’il me soit permis de finir cette Partie-ci comme je l’ai commencée, en recommandant la population et l’agriculture.
Les finances sont le nerf d’un État, il est vrai ; mais l’or n’est qu’un métal : il ne devient richesse qu’en passant par les mains des hommes. Donnons des hommes à un État, s’ils n’ont de l’argent ils en feront venir. Des tonnes d’or ne bougeront de place si personne ne les remue. Un homme, comme les B.*** et les P.*** fournira à son Prince des facilités pour lever et entretenir des armées en Suède. Ce mot suffit pour rappeler la réflexion, qu’il entre plus d’hommes que d’argent dans ce qu’on appelle les finances.
Les Espagnols, on le sait, ont eu seuls pendant longtemps les sources de l’or. À quoi leur ont-elles servi ? qu’à se perdre en projets imaginaires, et à se dépeupler de façon à ne s’en relever de longtemps. Si les Gascons et les Limousins ne vont faire la récolte en Espagne, les naturels du pays mourront de faim ; s’ils y vont, ils en emportent tout l’or, et ainsi du reste. Quand le pays fourmillera d’hommes, les services y seront payés moins, puisqu’il y aura plus de gens ayant besoin d’emploi : augmentation de finances. Ces inductions suffisent pour faire sentir que c’est mal entendre les finances, que de croire les améliorer par l’augmentation des revenus de l’État, si elle n’est une suite de l’accroissement de sa force ; que cette force consiste uniquement dans la population ; et qu’un Prince qui s’appauvrirait pour aider cette population, mettrait son argent à un bien gros intérêt. Or j’ai trouvé ce secret ; je le donne gratis, et l’exécution n’en coûtera qu’un peu d’attention ; aimez, honorez l’agriculture, c’est le foyer, ce sont les entrailles et la racine d’un État. Nouveau Cadmus, les hommes sortiront pour vous du sein de la terre, et ne se battront pas, comme firent ceux de ce temps-là.
Fin de la première Partie
TABLE DES CHAPITRES
Contenus dans cette première partie.
AVERTISSEMENT.
Chapitre I. Société, Richesses
Chap. II. La mesure de la Subsistance est la mesure de la Population
Chap. III. L’Agriculture qui peut seule multiplier les Subsistances, est le premier des Arts
chap. IV. Avantages de la France relativement à l’Agriculture
Chap. V. Inconvénients qui font languir l’Agriculture
Chap. VI. De la nécessité et des moyens d’encourager l’Agriculture
Chap. VII. L’emploi que l’on fait des terres dépend des mœurs et usages
Chap. VIII. Travail et Argent
L’AMI DES HOMMES
OU TRAITÉ
DE LA POPULATION
SECONDE PARTIE
CHAPITRE I
Le Commerce
L’armée qui faisait le siège du Fort de Kell à la fin de 1733 les terres du Comte d’Hanaw dans lesquelles on se trouvait, fourmillaient de gibier qu’il n’avait pas réservé pour les menus plaisirs des Gascons ; toutefois attendu la convenance, ceux-ci en usèrent peu sobrement ; et nos héros, qui avaient plus de bonne volonté que d’argent, venaient dans les ordinaires un peu mieux réglés échanger poids pour poids le chevreuil contre du bœuf pour faire la soupe, et tout le monde était content.
Voilà la Noblesse commerçante trouvée vingt-deux ans avant qu’on en eût fait un Livre. Je ne sais si en y regardant de plus près on ne remonterait pas plus haut encore, et je crois avoir lu dans un Auteur contemporain que Caïn et Abel, qui certainement étaient nobles de leur temps, échangeaient avant leur brouillerie, l’un ses fruits, l’autre ses troupeaux avec l’excédent de la portion de son frère.
Ce n’est pas la faute de l’Auteur de la Noblesse commerçante si ce morceau se trouve ginguet ; c’était de sa nature un joli Discours préliminaire de quelque Traité de Commerce écrit légèrement : au lieu de cela l’avidité publique en a fait un Livre, et dès lors il prête le flanc de partout : encore un coup ce n’est pas sa faute.
Il est cependant vrai de dire que les matières d’une importance absolue ne devraient jamais être traitées légèrement. Quelques Auteurs profonds nous ont donné des Précis en différents genres qui sont des trésors. Ce n’est pas la grosseur du volume qui fait le mérite de l’ouvrage ; mais il faut avoir connu sa matière à fonds, l’avoir considérée dans tous ses rapports et comprise dans toute son étendue, pour pouvoir la traiter en peu de mots ; c’est alors un chef-d’œuvre de main de maître, et non des périodes de déclamateur. Qui donc ici, par exemple, abandonnant les points de critique choquants pour l’amour propre de l’Auteur, lui faisant grâce sur le fautif des citations, sur le désordre de la Dialectique, sur le déplacé de certaines plaisanteries amères et injustes, se serait rejeté sur les vices du fonds, aurait eu encore trop à dire. Vainement eût-il démontré à l’Auteur qu’il combat une chimère, puisqu’en France la Noblesse et les plus grands Seigneurs commercent, non seulement de leurs denrées comme tous autres possesseurs de fonds, mais encore en s’intéressant aux entreprises de commerce tant extérieur qu’intérieur que font les négociants et les entrepreneurs en titre ; qu’indépendamment de la Noblesse le Commerce ne manquera jamais de sujets, quand il sera riche et appuyé, puisque la finance, qui est certainement moins honorée au fond, en regorge ; qu’il n’est aucun axiome de politique plus constant que celui qui dit que tout état et profession verra le nombre des sujets qui la cultivent s’accroître en proportion de ce qu’elle leur fournit des moyens de subsister ; à telles enseignes que sous les tyrans, les délateurs et les bourreaux, métiers en horreur, sont néanmoins en bien plus grand nombre que sous les bons Princes. Toutes ces raisons, dis-je, et mille autres seraient superflues ; je me contenterais de demander à l’Auteur, s’il a senti que son système tendait invinciblement à renverser tous les principes fondamentaux de la Monarchie, et à leur en substituer d’autres. Je doute qu’il convînt du fait, mais je ne serais pas en peine de le lui prouver selon les principes établis dans le dernier Chapitre de ma première Partie, et par quelques conséquences plus étendues qui se présentent en foule à l’appui de cette démonstration. Sans doute qu’après cet examen il conviendrait avec moi que l’esprit seul ne suffit pas pour traiter les matières politiques, et qu’il faut pour cela beaucoup de connaissances et d’expérience muries par de profondes réflexions.
Il est plus que possible et même apparent que je voie louche et trouble ; mais certainement, si je me trompe sur la nature des objets dont je traite, ce ne sera pas pour avoir négligé de les considérer sous toutes les faces. Ma première méthode d’érudition fut (ainsi je crois que celle de bien d’autres) d’apprendre d’abord les grands mots pour en pouvoir parler vaguement comme les autres. J’ai voulu connaître ensuite et déterminer le sens et l’étendue de leur signification, et cette seconde étude m’a fait sentir qu’on apprécie ou déprime d’ordinaire arbitrairement les choses en proportion de ce qu’on les connaît moins. Cette ignorance et cette conclusion sur la nature des objets et sur leur étendue m’a paru venir surtout de ce que le premier point de vue sous lequel on les envisage est vague et trop étendu, d’où résulte que l’étude qu’on en fait ensuite n’aboutit qu’à les compliquer et les embarrasser. La route la plus apparente de la vérité est donc de simplifier les objets et de les reprendre à la racine, et c’est à cette troisième partie de mes études que j’en suis depuis longtemps. Qu’on me permette de transcrire ici mes thèmes sur l’article du Commerce.
Qu’est-ce que c’est que le Commerce ?
Le Commerce est le rapport utile et nécessaire de tout Être sociable avec son semblable. En ce sens le moral est de son territoire ainsi que le physique, et tout est Commerce ici-bas.
Quelle est l’ancienneté du Commerce ?
Aussitôt qu’il y a eu deux hommes, il y eut entre eux un commerce réciproque de services et d’utilité, et jamais il n’y eut de société sans commerce.
Combien en ce genre y a-t-il de sortes de Commerce ?
Deux principales, à savoir le Commerce intérieur et 1e Commerce extérieur ou étranger ; le premier établit et maintient la société entre citoyens, le second la lie de nation à nation.
Quels sont les rameaux du Commerce intérieur ?
Les voici. Les mœurs, usages et préjugés nationaux, les lois politiques qui sont les rites et engagements généraux, dont on compose le droit public d’une nation, les lois civiles ou engagements particuliers qui fixent le sort de chaque individu, et leur assurent la propriété ou l’usufruit de leurs droits respectifs ; l’échange enfin qui comprend différents objets, comme la Finance, le Commerce proprement dit, les Manufactures et tous autres rameaux de l’industrie.
Que reste-t-il donc au Commerce extérieur ?
Précisément tous les mêmes objets, mais déterminés plus en grand, et sans lesquels le repaire des tigres et des lions serait moins dangereux pour une société d’hommes que ne le sont ses voisins.
Pourquoi donc dit-on que certaines nations ont méprisé le Commerce, et que d’autres l’ont estimé et cultivé ?
Ceux qui parlent ainsi confondent les êtres, et ne comprennent sous le nom de Commerce qu’une de ses dernières subdivisions.
Je vous l’ai déjà fait voir, le Commerce proprement dit ; et comme on l’entend ordinairement, n’est qu’un des rameaux de l’échange qui n’est lui-même qu’une des dernières blanches du Commerce intérieur, à savoir l’échange du superflu contre le nécessaire ; mais celui-ci se subdivise encore.
Et comment ?
Je divise l’objet général compris sous le nom de Commerce proprement dit, selon l’usage courant, en deux branches principales, à savoir Commerce de propriétaire, qui est l’échange que fait celui-ci de l’excédent du produit de son fonds contre les choses qu’il ne lui fournit pas et dont il a besoin ; et le Commerce de mercenaire qui trafique du produit d’autrui, et qui trouve sa subsistance et souvent de gros gains en n’étant que l’entremetteur de l’échange.
Les Puissances qu’on dit avoir négligé le Commerce sont celles qui n’ont ni protégé ni excité le Commerce mercenaire ; celles qu’on appelle puissances commerçantes au contraire sont celles qui ont regardé cette portion du courtage et de l’agio comme le principe de la prospérité d’un État, et qui en Conséquence ont tourné de ce côté-là la principale attention du Gouvernement. Ainsi donc vous voyez qu’on a pris dans cette définition la partie pour le tout, et que dire que telle nation n’a point de Commerce, parce qu’elle néglige ou le Commerce maritime, ou les manufactures, ou la banque, c’est errer à peu près comme si l’on concluait de ce qu’il y a des hommes sanguins, que ceux qui ne le sont pas, n’ont point de sang dans les veines.
J’imagine que le Lecteur en sait assez sur le cours de mes études, je lui ferai donc grâce du reste de mes thèmes ; mais ce que j’en ai transcrit ici était nécessaire, en ce que par l’exposition de ma façon d’envisager le Commerce sous un point de vue général, on conçoit pourquoi je vais toucher dans la suite de cet Ouvrage presque toutes les cordes de l’harmonie politique.
À l’égard du Commerce proprement dit, ressort toutefois d’une importance absolue dans un État, il se trouvera partout sous mes pas comme objet principal, mais qui doit être étayé de tous les autres.
Nous allons entrer dans le détail des moyens d’étendre la Population par les ressources de l‘industrie ; mais je ne perdrai pas de vue mon principe, que je réduis en une comparaison étrange, mais expressive.
L’État est un arbre, les racines sont l’Agriculture, le tronc est la Population, les branches sont l’Industrie, les feuilles sont le Commerce proprement dit et les Arts. C’est de ses racines que l’arbre tire le suc nourricier ; elles jettent une infinité de rameaux et de chevelées même imperceptibles, qui tous attirent la substance de la terre ; cette substance devient fève, le tronc se renforce et jette à une certaine hauteur une quantité de branches qui, lorsque la sève est abondante, prospèrent en proportion de la vigueur du tronc, et sont tellement vivifiées qu’elles sembleraient pouvoir se gaffer des racines dont l’opération et le travail sont si éloignés, que le rapport en est presque inconnu aux branches ; mais si quelque cause funeste venait à les déranger, la branche ingrate serait la première à se ressentir de la langueur qui se répandrait dans l’arbre entier. Le suc alimentaire finit sa course par la production des feuilles, qui sont la partie de l’arbre la plus brillante et la plus agréable, qui lui sont nécessaires comme étant propres à recevoir et attirer les influences de la pluie et de la rosée, secours étrangers au sol naturel, mais favorables à la nutrition et prospérité de l’arbre. Cette partie brillante cependant est la moins solide et la plus exposée aux coups de l’orage. Le hâle suffit pour la dessécher et la détruire.
Cependant cette impression étrangère n’a qu’un temps, et si les racines conservent leur vigueur, la sève répare bientôt le désordre, de nouvelles feuilles poussent de toutes parts et remplacent celles qu’une influence maligne avait desséchées ; mais si ce désordre extérieur arrive par une cause interne, si quelque insecte ennemi a piqué les racines dans les entrailles de la terre, l’arbre languit, les feuilles sèchent sans ressource. Vainement attendrait-on que le soleil et la rosée vivifiassent ce tronc desséché, c’est aux racines qu’il faut poster le remède, détruire le ver, rafraîchir les racines encore saines, leur fournir l’engrais nécessaire, leur donner moyen de s’étendre et de se rétablir, sinon l’arbre périra.
Il en est ainsi du corps politique : un État qui a un produit considérable et qui se trouve affaissé par quelque cause étrangère ou interne, (car presque toujours ces deux concourent ensemble) ne se relèvera ni par le commerce ni par les arts ; c’est arroser l’arbre par les feuilles. Il faut connaître le mal au tronc, la Population, et chercher le remède dans les racines, l’Agriculture, Mais comme c’est pour nous que je parle, et que nous sommes moins affaissés (quoi qu’en pensent les Étrangers) que sur le point de le devenir, prenons d’un autre sens notre comparaison.
Il arrive presque toujours qu’un arbre planté en trop bon terrain et dont la sève est trop active et vigoureuse, jette dans le temps de la reproduction plus de branches qu’il n’en saurait nourrir en proportion de ses forces et du terrain qui fournit à sa subsistance. Si un jardinier habile ne retranche de ces branches gourmandes pour contenir la sève et perpétuer la durée de l’arbre, bientôt cette prospérité apparente dessèche le tronc, épuise les racines, et l’arbre languit et meurt.
Il arrive encore qu’un jardinier imprudent, ambitieux ou forcé par les circonstances, aura mis an pied de l’arbre un engrais trop brûlant et l’aura poussé à doubler de sève et d’efforts. Cet arbre dans le temps aura donné une récolte précoce, brillante, et aura étonné par sa singulière fécondité ; mais épuisé par cet abus de ses forces, il languit ensuite visiblement. Si semblable aux Orientaux, qui après s’être animés par de l’opium, se trouvant affaissés par les suites de son effet en reprennent une plus forte dose, et passant ainsi de réveil en réveil en viennent à s’abrutir pour toujours, le jardinier ravive son arbre par les mêmes moyens qui l’avaient excité la première fois, il se procurera encore deux ou trois fausses récoltes, au bout desquelles l’arbre périra.
Prenons que cet arbre soit l’ancienne Espagne : si cet État eût eu des voisins, il n’en serait plus parlé ; mais si nous considérons la perte de tant de possessions qu’il avait en Europe, l’établissement dans son sein d’un petit coin de terre en Royaume, isolé de tout autre continent que du sien, sa décadence en un mot, à la fin du dernier siècle, nous pouvons dire, il mourut. Les sots et les enfants diront : c’est l’expulsion des Maures, c’est l’Inquisition, ce sont les Moines ; et le vrai Politique dit : l’or du Pérou fut la chaux au pied de l’arbre. Le jardinier imprudent et ambitieux fut Philippe II il bouclait l’Italie et y régnait presque comme en Espagne, corrompait l’Allemagne, bouleversait la France, envoyait sa flotte invincible en Angleterre, cela fut beau : l’arbre tomba en langueur. Tout ce qu’y surent ses successeurs fut de faire venir de la chaux des Indes, pour ranimer de nouveau l’Espagne mourante, et tant a été procédé que les mines la dépeuplèrent, et que malgré le génie tenace, transcendant et fait pour le grand, de la nation, ce ne fut plus qu’un cadavre.
Je suppose que les Espagnols, semblables au castor, se fussent retranchés volontairement ce que les nations avares cherchent avec tant d’avidité à leur enlever, qu’ils eussent fermé tous leurs ports, et que loin de vouloir retenir l’or, ils n’eussent laissé sortir que cela de chez eux : bientôt ces pirates civilisés, qu’on appelle nations commerçantes les auraient abandonnés, et l’on n’eût plus vu d’autre Commerce en Espagne que la communication intérieure et le troc du produit d’une Province avec celui d’une autre Province. Toutes les commodités de la vie les eussent fui d’abord ; je le veux, en supposant qu’il n’y eût plus chez eux aucune sorte de manufactures, ce qui n’est pas exactement vrai, à beaucoup près : mais au fond, auraient-ils pu moins avoir de ces commodités que leur dépopulation et leur faiblesse réelle ne leur en laissait.
Ce peuple privé d’or et de commerce étranger, n’eût plus été vexé pour la perception d’impôts qui ne pourraient avoir lieu, faute de représentatif de ces sortes de levées. Dès lors tous se fussent vu forcés à travailler pour vivre, et tout autre objet de travail leur manquant, il eût fallu cultiver la terre. Le sol et le climat sont admirables, toutes les productions nécessaires pour l’aliment et pour les commodités de la vie y sont communes et d’une nature excellente. Les grains et les fruits y sont bons, les soies presque dans leur climat originaire, les laines de la première qualité, etc. Bientôt ils fussent venu à bout d’ouvrer eux-mêmes toutes ces choses : le cultivateur, le pasteur, l’ouvrier et le débitant, tous auraient vécu sur le produit de l’État ; et malgré l’Inquisition, Moines, poux et guitarres, bientôt cette fertile contrée aurait contenu autant d’hommes qu’elle en pouvait nourrir.
On ne doute pas, je crois, qu’en cet état tout ce continent n’eût été bientôt réuni, et qu’attendu les prétentions de la Maison régnante alors en Espagne, les vastes Royaumes de Portugal et des Algarves ne fussent venu prendre leur coin dans l’écusson d’Espagne auprès de ceux de Grenade et de Leon. En cet état, si le Roi d’Espagne n’eût été connu et redouté au loin que par sa sagesse et le bonheur de vivre sous ses lois, du moins il eût été chez lui le plus tranquille et le plus inattaquable de tous les Souverains. Ces Puissances maritimes qui prétendent enchaîner le monde entier en envoyant des hommes dans des boëtes menacer la terre de cracher dessus, n’eussent osé seulement regarder ses côtes aussi redoutées que le fut jadis l’île des Cyclopes.
La population étant une fois portée en Espagne au plus haut point qu’elle peut aller, relativement au produit de son continent ; (et qui sait évaluer à quel point la population peut porter le produit des terres ?) s’il eût pris envie au Roi d’Espagne de nourrir un plus grand nombre d’habitants aux dépenses de l’étranger, c’est-à-dire, du produit de leurs terres, il pouvait ouvrir ses ports à tout vaisseau apportant des denrées, et n’exportant en échange que des matières ouvrées dans les manufactures d’Espagne. Personne n’y fût venu, dira-t-on. En ce cas, le pis aller eût été d’être comme l’on était, mais on peut s’en fier à la cupidité du commerce. Les ouvrages de manufactures établies chez une nation très peuplée et qui a peu d’argent, seraient infiniment à meilleur marché que dans tout le reste de l’Europe inondée d’or, et l’on accourerait les enlever dans l’espérance de les revendre avec profit ailleurs. Je sais que le Commerce apporterait petit à petit l’or et ses inconvénients, et que la prospérité apparente prendrait la place de la prospérité réelle, jusqu’à ce qu’on en revînt à fermer de nouveau les ports et retourner à la terre.
Mon intention n’est pas de pousser plus loin cette induction idéale ; mais elle suffit pour faire comprendre que le principe invariable d’où je pars et auquel je reviendrai souvent, est que c’est la racine de l’État qu’il faut cultiver et amander sans cesse, que les branches doivent être proportionnées au tronc, et qu’il n’appartient qu’aux plantes aquatiques et marécageuses de s’étendre en feuilles flottantes et sans appui, tandis que le tronc est nul, et que les racines ne tiennent à rien.
CHAPITRE II
Circulation
Entrons dans les détails relatifs à la Circulation : c’est l’âme du mouvement intérieur sans lequel un État ne peut subsister. L’importance de l’objet doit me faire pardonner la longueur des détails.
Un grand État se fonde par les conquêtes et réunions, mais il ne peut se soutenir que par les rapports et liens intérieurs. Un État fondé par les conquêtes n’est autre chose qu’une étendue de pays, où l’on a fléchi sous la loi du plus fort en sa présence, et où l’on obéit en son absence par la crainte de son retour. Dans cette façon d’être il n’y a de repos ni pour le maître ni pour les sujets, et cet État forcé ne dure qu’autant que la crainte subsiste, ce qui, vu la vicissitude des choses humaines, ne saurait être trop long.
Tout Conquérant, ou s’est fait aux Lois et usages des pays conquis, ou y apporta celles du sien, ou a été Législateur lui-même, ou semblable à un torrent qui emporte tout dans sa course, a disparu sans laisser de traces que ses ravages. Cirus et les Tartares conquérants de la Chine ont été dans le premier de ces cas ; les nations du Nord qui ont détruit l’Empire Romain dans le second ; les Incas, Charlemagne et quelques-autres dans le troisième ; les Scherifs et tant d’autres barbares dans le dernier.
Nulle autorité ne peut avoir de fondement solide que dans l’avantage de celui qui obéit. Il ne faut pas avoir beaucoup approfondi l’histoire du cœur humain et les annales de l’humanité pour convenir de ce principe. On voit partout que les vices, quoiqu’ayant des succès qui leur font propres, n’en eurent jamais que de passagers ; que la violence, la cruauté, la fraude, la corruption, l’avarice etc. retombent toujours sur leurs auteurs, à moins que les hommes ambitieux que ces vices ont élevés, n’aient, pour se conserver, mis des vertus en usage.
À parcourir l’Histoire entière, Cromwel se trouve le seul scélérat heureux jusqu’au bout ; mais si l’on veut considérer combien cet homme célèbre et facile aux grands crimes sut se maîtriser sur les petits, quelle police et tranquillité intérieure il entretint dans l’État ; si l’on veut voir en lui l’homme jaloux de la gloire de sa nation, éclairé sur ses véritables intérêts, protecteur du commerce et des colonies, maître de Dunkerque, auteur du célèbre acte de navigation etc. on conviendra que Cromwel parvenu par des vices, se maintint par des vertus.
La force, la justice, la générosité, la douceur sondent au contraire un Empire durable et sûr ; et pourquoi ? C’est que nulle autorité ne peut avoir de fondement solide que dans l’avantage de celui qui obéit. La force et la justice surtout établissent cet avantage ; elles promettent protection et sûreté. Aussi loin qu’un Gouvernement peut étendre ces deux choses, il peut se promettre un empire durable ; mais où sa justice ne peut atteindre, son empire s’arrête aussi, et s’il veut régner au-delà, ce ne sera que sur des déserts.
C’est ainsi qu’en établissant des principes généraux, on viendrait à bout de fixer l’esprit humain sur les objets mêmes et dans les sujets les plus propres à fournir matière aux courses idéales de l’imagination.
Le principe ci-dessus, par exemple, fera comprendre pourquoi la France moderne a crû en puissance en croissant en étendue, et pourquoi la France ancienne perdit si promptement ses conquêtes, en Italie, en Espagne et en Allemagne ; pourquoi les branches de la Monarchie d’Espagne lui ont coûté la santé du corps ; pourquoi le Prince de Piémont serait mille ans Roi de Sardaigne, sans être plus fort que d’un titre, etc. Par là les nations de l’Europe pourraient prendre des vues justes sur la nature et le rapport de leurs colonies avec le corps de l’État, sur l’importance et la nécessité de ces colonies, sur les lois qu’on peut et doit leur imposer etc. et la plupart de ces vues seraient peut-être le contraire de celles que la cupidité et le préjugé ont établies chez les nations même les plus éclairées sur l’intérêt. Revenons.
La force et la justice donc peuvent seules maintenir un Empire, parce qu’elles établissent seules protection et sûreté. On sait en quoi consiste la force ; mais on varie sur la justice, ou du moins avec des notions claires et même distinctes sur cette vertu, l’on semble ignorer ce qu’elle exige respectivement des différents membres du corps politique.
La justice que le Souverain doit à son peuple n’est autre chose qu’amour, protection contre l’étranger, jugement et police entre citoyens. Le peuple doit à son Prince amour réciproque, respect et soumission. Voilà toute la dette respective. L’État, où elle est le mieux acquittée, est le plus puissant de tous, hors même de toutes proportions d’autres avantages physiques.
Mais supposer que ces choses aillent d’elles-mêmes, c’est établir la République de Platon. Le Prince ne peut payer sa dette que par une vigilance et une attention continuelles. Le peuple ne peut s’acquitter que par une subvention qui mette le Prince en pouvoir de soutenir les charges de l’État, de se faire craindre des étrangers et respecter au-dedans.
La circulation de ces deux paiements, à savoir protection d’une part, et services de l’autre, doit sans cesse être en mouvement du centre de l’État à ses extrémités les plus reculées ; c’est un principe mathématique du droit public. L’or et l’argent sont aujourd’hui le représentatif presque unique de cette circulation, c’est uniquement aussi ce qu’on considère aujourd’hui. Qu’il me soit permis d’embrasser plus d’objets dans mes raisonnements.
Il est certain qu’on ne voit et calcule maintenant la circulation que dans les métaux, et c’est à bon droits Le Prince paie en argent ceux qu’il entretient pour le service de ses peuples : le peuple fournit en argent le service qu’il doit à l’État ; il ne doit donc plus être question que d’argent.
Il faut avouer même que ce truchement universel frappé d’une marque commune, dont le transport, aisé de soi-même, est devenu de la plus grande facilité par le moyen des lettres de change, a plus servi que tout le reste à lier et mettre en correspondance un grand nombre de sociétés d’hommes, et par conséquent à former de grands États.
Si l’or eût été commun en Allemagne, avant que les différentes Maisons qui l’ont divisée sussent parfaitement établies, et que cette sorte de droit public et politique, particulier à cette singulière Oligarchie, devînt préjugé dans la nation, je doute que la Germanie eût été longtemps sans être réduite en Monarchie. Dire et prouver que l’or est corrupteur, c’est dire qu’il est ennemi de la liberté. Cet axiome serait aisé à prouver par les faits, si je voulais entamer des citations historiques.
Il est un peuple ardent et enthousiaste qui suit avec fureur deux chimères ; l’une est la liberté dont il est esclave plutôt qu’amateur, l’autre le commerce qu’il veut envahir tout entier, c’est-à-dire, attirer à soi toutes les richesses de l’univers. C’est prétendre allier le feu et l’eau. Un tel plan ne mérite de la part des Puissances menacées qu’une attention exacte aux circonstances du moment, et les laisser faire. Quand le Chevalier Guillaume Petti avance froidement que les Anglais peuvent faire le commerce de tout le monde et doivent avoir cet objet, je suis tenté de lui répondre : Les Français peuvent boire toute l’eau qui est dans la Manche, et vous aller combattre de pied ferme. Toutes les choses humaines ont un période, et le période du projet ci-dessus, le voici. Sans liberté point d’activité, sans activité point de commerce. Votre liberté devait donc vous rendre de grands commerçants, et vous l’êtes. Par le commerce les richesses, pat les richesses la corruption, par la corruption l’esclavage, et dans l’esclavage misère et pauvreté, et point de commerce. Vous y viendrez, Maîtres de la mer, ou de vous-même vous ébrancherez votre commerce, ce dont je doute.
L’or est donc la seule chose qu’un calculateur puisse examiner en circulation ; mais ne pourrions-nous pas nous servir encore de certains principes moraux dans cette spéculation. Le peu de certitude des calculs sur cette matière peut du moins nous y autoriser. Essayons.
Quoique l’or une fois connu et répandu dans l’Europe soit absolument nécessaire dans un État pour en animer les ressorts, et qu’un corps politique soit aujourd’hui languissant dans toute son organisation en proportion de ce qu’il est pauvre de métaux, il est pourtant vrai de dire que les États ont autrefois subsisté sans cela. La dette alors du Souverain ne pouvait s’acquitter que par des préposés dont l’entretien était assigné sur les lieux par des prérogatives et des moyens de subsistance. Dès lors ces préposés pouvant se payer par eux-mêmes, obligés de consommer sur les lieux pour jouir, et de s’appuyer du consentement des peuples et des prérogatives de leur place, étaient moins dans la main du Souverain. D’autre part, les peuples ne pouvant payer leur service au Souverain que de leurs personnes ou de leurs denrées, toutes choses infiniment moins transportables que ne sont aujourd’hui les métaux, n’avaient de subvention à payer à l’État que facile par sa nature et en proportion avec le payement que faisait le Prince. Pour parler en termes de commerce, le change était au pair entre le maître et les sujets ; mais il était languissant, rare, et ses rapports presque partout interceptés.
L’or, semblable en propriétés sur le corps politique au mercure sur le corps physique, a pénétré dans les différentes veines de ce commerce respectif, et y a établi une circulation libre et facile. Nous en parlerons tout à l’heure. Mais n’oublions pas la définition ci-dessus, nous y reviendrons : elle est fondamentale dans la question actuelle. Si tôt que la balance de cette sorte de charge se perd dans un État, si c’est le Gouvernement qui l’emporte, le Gouvernement devient tyrannie : si c’est le peuple, il dégénère en anarchie. C’est un principe sûr, et dont la vérité gagnera toujours à être examinée. Continuons maintenant notre spéculation, pour donner à l’énonciation de mes idées toute la netteté dont elle a besoin.
Je suppose que dans l’État privé de métaux, tel que je l’ai établi, le Souverain n’eût point de domaines en propre, et que tous les revenus du fisc fussent, comme ils le sont à peu près aujourd’hui, fondés sur la subvention subsidiaire des sujets ; cette subvention ne pourrait être, comme nous l’avons dit, qu’en corvées et services personnels, en grains, fourrages, lins, draps et autres matières de consommation pour l’entretien du Prince, de sa maison, de ses troupes, etc. En cet état les Provinces éloignées de sa résidence seraient moins taxées pour les magasins Royaux que ne le seraient les pays voisins de son séjour ; mais d’autre part aussi elles jouiraient moins des biens que procure le voisinage du Souverain, d’une police exacte, d’une attention momentanée aux travaux publics et aux autres avantages de la société, des bienfaits du Prince, des honneurs, des charges, etc. Elles seraient plus à portée des invasions de l’ennemi et plus éloignées de la protection.
Dans le cas d’invasion cependant, le Gouvernement faisant marcher des armées pour les couvrir et les défendre, dès lors c’est une partie du Souverain qui se déplace en leur faveur. Le change politique, dont nous avons parlé ci-dessus, hausse en faveur du peuple. Il faut pour le remettre au pair, que nous avons dit être absolument nécessaire dans ce genre de commerce, que la dette du peuple grossisse et s’acquitte en proportion. Cela se fait tout naturellement. Les magasins, qui n’étaient ci-devant que de la quotité nécessaire à l’entretien des Officiers de Justice et de Police employés au Gouvernement, ainsi qu’à celui de leurs adjoints, doivent grossir en proportion de l’augmentation survenue par la consommation des troupes qu’il faut dès lors entretenir sur les lieux. Les corvées et autres services personnels deviennent plus nombreux, et de proche en proche la subvention grossit dans la mesure des rapports que chaque canton a avec celui, où le Souverain fournit la mise. Mais tandis que ces Provinces achètent le bon ordre et la sûreté qui vont être établies chez elles, les autres plus languissantes en l’absence du Prince, trouvent aussi la compensation aux maux de cette sorte de langueur dans le soulagement que leur procure une moindre subvention.
Cette induction développe le système général d’où il faut partir pour l’organisation intérieure d’un État, qui ne saurait vivre sans la circulation. Je le répète, la vraie circulation n’est autre chose que le flux et reflux des deux dettes que j’ai analysées ci-dessus ; dette du Prince, dette du Peuple. L’or a, comme je l’ai dit, facilité ce flux et reflux, et par conséquent lié les États ; mais au fond il n’est autre chose que le représentatif de cette circulation.
Il semble avoir ajouté un moyen de subsistance et de richesse de plus, et plus indépendant que les autres des deux subventions ci-dessus, en animant le commerce. Je n’ai pas nié qu’il n’eût perfectionné les ressorts de l’organisation politique ; mais il n’en a créé aucun. On trafiquait autrefois par échange ; mais cette discussion est étrangère à mon sujet actuel : il me suffit d’établir que le commerce n’est point d’un ordre particulier dans l’État, et qu’il est, ainsi que tout le reste, assujetti aux deux subventions ci-dessus. Que serait le commerce sans la protection du Prince ? Ce qu’est celui de la Corse. Et d’autre part, que pourrait la rapacité de la finance pour le fisc sans le secours du commerce ? Rien qu’entasser du sang et des ossements.
Revenons au grand principe établi ci-dessus. La perfection de l’organisation politique d’un État consiste dans le pair du change entre deux places principales, le Prince et le Peuple. L’oppression du peuple peut dans les détails consister dans la forme par laquelle il fournit sa subvention. La cruauté des Gabelles, l’indéchiffrable grimoire de l’inquisition des Aides, sont des traces des temps de barbarie ou de nécessité que l’habitude ne saurait rendre moins monstrueuses à l’examen, ainsi que dans le fait journalier. Ces choses ne sont pas de mon sujet. Il n’en est pas moins de fait que l’oppression ne consiste pas en ce que le peuple paie plus ou moins, mais seulement en ce qu’il paie plus qu’il ne reçoit.
Une Province pourrait ne payer rien du tout et cependant être très misérable. La Comté de Bourgogne devint la Franche-Comté sous la domination de l’Espagne qui voulut s’attacher cette Province, isolée de toutes ses autres possessions, par des franchises, etc. En cet état la Franche-Comté, qui ne donnait ni ne recevait rien, était également dans la barbarie et la pauvreté, à peu de chose près. La France la conquit, la fortifia, la poliça. Si d’une part les rameaux du fisc s’étendirent dans son territoire, de l’autre, l’industrie Française la gagna de toutes parts. J’y ai vu encore de vieux habitants, Espagnols dans le cœur, regretter le temps où ils étaient francs de tout, et même de l’assujettissement de se faire les ongles tous les quinze jours ; mais tout en regrettant leur ancienne liberté, et détestant leurs richesses modernes, ils ne pouvaient s’empêcher d’avouer qu’ils voyaient plus d’argent en un an depuis qu’ils appartenaient à la France, qu’en trente, tandis qu’ils étaient Espagnols. Que le vieux Coursier de la fable ait regretté sa liberté, c’est chose simple ; mais aujourd’hui ses descendants ne tiennent rien de cette antique générosité, et s’ils se trouvent en liberté dans un pâturage, ils regagnent d’eux-mêmes l’écurie, quand le jour baisse.
Il est donc de fait que la Franche-Comté, ne payant rien, était plus pauvre qu’elle ne l’est aujourd’hui, chargée comme les autres Provinces du Royaume. Pourquoi cela ? Cette Province est frontière, le Roi y tient des troupes qui y apportent leur paie, et consomment les denrées et fourrages du pays. Le commerce protégé là, comme ailleurs, y a pris racine, les barrières avec le reste du Royaume ont été levées, les grands chemins établis partout facilitent les mouvements, cette Province de cul-de-sac est devenue passage, et a totalement changé de face.
Or supposons que la prospérité de nos armes fût telle que nous en vinifions un jour à conquérir les landes immenses qui se trouvent entre Bordeaux et Bayonne, bientôt la domination Française y apporterait les mêmes avantages. Il est vrai qu’il faudrait ici quelques moyens de détail de plus qu’il n’en a fallu dans la Franche-Comté, l’Alsace, etc. Ces provinces étaient peuplées et abondantes en produit, il ne fallait que les faire à nos mœurs et y exciter l’industrie. Dans les landes au contraire incultes, et par conséquent désertes, il faut créer des hommes, et, ce qui s’ensuit, la fertilité. Mais les mêmes moyens à peu près produiraient, avec un peu plus de temps, les mêmes effets.
On commencerait sans doute par ouvrir et assurer deux grands chemins pour les deux grandes routes principales qui traversent ces déserts ; songeant ensuite à en vivifier l’intérieur et à multiplier les débouchés, on examinerait sur cette côte aride et dangereuse les différentes anses et petits ports qui peuvent y être rendus praticables pour le cabotage ; on en assurerait l’établissement par des travaux proportionnés, et l’on y attirerait des habitants par quelques petites franchises. Rentrant ensuite dans l’intérieur des terres, on chercherait et l’on trouverait les moyens de donner un écoulement aux eaux qui forment des lacs et des marais tout au long de la côte, et dont l’engorgement retenu l’hiver sur la surface de ces plaines sablonneuses, rend l’air mal sain. On, dessécherait les unes, on réduirait les autres en canaux. Cela paraît malaisé dans des terrains de sables mouvants, mais l’industrie Française apprendrait bientôt à ces pauvres gens que l’immense quantité de pins hauts et droits dont ces déserts sont couverts, peut fournir des rondins qui disposés et liés ensemble soutiendraient les terres.
Toutes ces communications sont les veines du commerce qui se glisserait dans le pays, il y présenterait sa sœur la police qui bientôt détruirait efficacement ce qu’il reste d’usages barbares parmi ces espèces de Sauvages. Ces cruelles avaries, où l’on a vu quelquefois courir jusqu’aux Prêtres avec leurs paroissiens, pour dévaliser et emporter les débris d’un naufrage, et quelquefois égorger ceux qui s’est sont sauvés pour ôter toute trace de leur crime, seraient proscrites comme elles le méritent, et l’on ne craindrait plus ces funestes parages qu’à cause des inconvénients inévitables de la mer.
Le produit des terres ayant un débouché, sans aller le chercher si loin que dans les villes voisines de ces différents cantons qui en sont quelquefois à vingt lieues, la culture augmenterait en proportion, et conséquemment le nombre des habitations. On privilégierait quelques Paroisses pour des foires ou marchés. On ferait revivre en faveur de ces nouveaux colons un Édit d’Henri IV si digne d’un Roi dont la mémoire sera à jamais précieuse à l’humanité, par lequel il exempte de toutes charges, pour un certain nombre d’années, toute possession d’un terrain inculte remis en valeur. Peu-à-peu, mais très promptement, eu égard à l’importance de ce changement, les habitants se rassembleraient et se multiplieraient. Ils oublieraient le singulier axiome que je leur ai ouï dire à eux-mêmes : Sian que trop dé moundé din quouestou païs : Nous ne sommes que trop de monde dans ce pays-ci, et ils diraient, comme disent partout ailleurs les gens de la campagne, qu’il leur manque des travailleurs.
L’on en viendrait enfin jusqu’à établir de petites manufactures propres à la consommation du pays. Elle y est si bornée qu’il ne faut pas supposer une forte industrie ni des fonds considérables pour y suffire, et c’est toujours un grand bien pour un pays pauvre de mettre sous la main de l’habitant ce qu’il ne peut s’empêcher de consommer. Or toutes ces choses une fois établies et achevées insensiblement, la finance qui suit toujours et doit suivre le commerce et la police, la finance bon valet et mauvais maître, trouvera de quoi glaner sans déraciner, et le Prince sera content d’avoir conquis une belle province au lieu d’un désert.
Si quelque vieillard acariâtre se souvenait alors que jadis ils ne payaient que quarante sols de denier de pied de taille, comme on parle en ce canton, au lieu de douze livres qu’on en payerait alors, que sa Paroisse n’était imposée que pour vingt arpents, parce qu’il n’y avait que cela de cultivé, au lieu qu’elle en payerait pour deux mille aujourd’hui ; s’il en concluait qu’une paroisse qui au lieu de vingt livres par an serait cotée pour 24000 livres, est étrangement vexée ; on serait en droit de lui répondre, oui ; mais vous alliez nus pieds et couverts de haillons aussi usés que vos barets, vous êtes maintenant vêtus et chaussés ; vous couchiez dans des chaumières de branchages, et vous habitez de bonnes maisons ; vous étiez seuls et exposés aux attaques des loups, vous êtes actuellement dans une Province peuplée, policée, vivante ; l’air chez vous était mal sain, les eaux mauvaises et croupissantes, la nature y était racornie, les bestiaux et les hommes petits et ne parvenant jamais à la vieillesse. Tout cela est maintenant réparé ; il est juste de reconnaître tant de signalés services, il est nécessaire de soutenir la main qui vous a tant gratifiés. Tout dans l’univers, à commencer par la Divinité, exige un tribut en reconnaissance de ses bienfaits.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, et à cet égard je reviens à mes anciens principes que je n’ai jamais perdus de vue, ce n’est qu’en songeant aux moyens de subsistance qu’on peut établir la population. En vain eût-on reçu dans ces landes les huit cents mille Maures qui, dit-on, les demandèrent du temps d’Henri IV et dont nous avons parlé ailleurs. Ou cette énorme peuplade excitée par la nécessité aurait fait toutes les choses que je viens d’énoncer, à quoi il y a grande apparence, ou elle eût péri promptement dans ces déserts, ou elle se fût dispersé dans les Provinces voisines. Sans subsistance point de population, sans population point de subsistance. Vous, qui ne cherchez que l’argent sans prendre garde où il va ni d’où il vient, vous êtes les vrais ministres du cahos.
Poussons plus loin nos conquêtes, et semblables à Pirrhus sans nous arrêter, joignons encore au corps du Royaume le Berri. Cette Province si peuplée du temps de César est aussi dans le cas de pouvoir y être réunie, sans qu’une trop grande extension des membres relativement aux proportions du corps, nous la rende à charge plutôt qu’à profit. Celle-ci même a tous les avantages du sol que l’autre n’a pas. Elle n’est point à la vérité Province maritime, mais bordée par la Vienne et cette admirable Loire, traversée par le Cher et coupée de plusieurs autres petites rivières : elle a toutes les facilités pour le commerce qui sont refusées à la première. Entourée d’autre part de voisins industrieux ou du moins plus vigilants, tels que les gens du Limousin, de la Marche, du Nivernois, etc. Elle est d’ailleurs, quoique singulièrement dévastée quant à la culture des terres, peuplée, ornée de villes, villages et beaux édifices tout autrement que ne le sont les landes.
Cependant la vivification intérieure y manque absolument, et tout y est couvert de brandes et de forêts qui n’ont aucun débouché, tandis qu’on manque de bois presque dans tout le Royaume. Bien des gens éclairés ont été à même de voir cela. Interrogez-les sur cet article, ils conviendront du fait et n’en donneront d’autre raison que celle qu’ils ont apprise sur les lieux, à savoir que les gens du pays sont d’une ineptie et d’une paresse dont rien ne peut les tirer.
En cela leur génie est différent de celui des habitants des landes, qui, quoique gênés en tout sens par l’ingratitude du sol, ne laissent pas d’avoir leur sorte d’industrie et d’activité. Quant à la paresse, je ne nie pas que ce ne soit un grand mal, surtout quand elle vient de la misère ou qu’elle l’a engendrée, car l’invincible paresse des Sauvages n’est point celle-là.
Laissons à des hommes fertiles en paradoxes et ingénieux dans l’art de les faire valoir, à discuter la question, s’il est nécessaire ou non pour le bonheur de l’humanité qu’elle soit civilisée et nécessitée, au travail. Nous traitons de la prospérité d’un État, et conséquemment il faut commencer par mettre en fait que tout ce qui tend à sa dissolution ne peut que nuire. En supposant donc que le peuple Berrichon soit de sa nature inepte et paresseux, je dis et j’affirme qu’on le guérira de ces deux maux en unissant cette Province au corps de la Monarchie Française et la conduisant selon les maximes de son gouvernement.
Cette Province est naturellement abondante en laines, est mines de fer, en bois pour leur exploitation et le sera bientôt en grains si l’on protège le laboureur et si l’on use d’abord, pour les défrichements considérables, de la méthode d’exemptions portées par l’Édit d’Henri IV dont j’ai parlé ci-dessus ; mais ces défrichements languiraient bientôt sans l’établissement des débouchés et la consommation intérieure.
Or comme il ne nous en coûte pas plus ici pour vivifies les États que pour les conquérir, voyons ce que le Roi Pasteur, dont je suis le ministre, ferait dans sa nouvelle acquisition du Berri pour remplir ces deux objets.
En commençant par le premier, il établirait d’abord des grands chemins pour les grandes routes et des communications pour les traverses, ainsi que d’un lieu à un autre. Mais comme les habitants de cette Province ne sont pas en assez grand nombre pour pouvoir faire eux-mêmes ces chemins, et que d’ailleurs le Roi Pasteur regarderait les corvées comme l’abomination de la désolation sur les campagnes, il emploierait ses troupes à cette sorte d’ouvrage, et il en a tant de désœuvrées sur les frontières, que ce serait l’affaire d’une campagne.
Considérant ensuite sa nouvelle conquête en ingénieur, et entouré de gens à projets, il remarquerait qu’elle est au levant et au midi appuyée à des pays de montagnes d’où viennent les eaux, et ouverte au couchant et au nord vers des pays de plaines où elles se jettent, pour aller se perdre dans la mer. Il ordonnerait alors qu’on lui traçât des plans de canaux de communication. Les eaux prises vers leurs sources moins chargées et moins dangereuses en naissant, rassemblées dans de grandes retenues, ne s’échapperaient plus à leur volonté, c’est-à-dire, par la route la plus courte et la plus basse, mais soutenues avec économie et portées aux lieux marqués, ne perdraient pas un pouce de pente qu’elles n’eussent eu leur objet et leur utilité.
Dès lors les colons voyant à leur porte un débouché sûr et peu couteux pour leurs denrées dans la Loire, et de là dans les Provinces et cantons du Royaume où la consommation est la plus forte et la plus assurée, s’empresseraient à tirer de la terre ces denrées ; et bientôt la campagne s’embellissant d’une part de cette nouvelle culture, vivifiée par la facilité des arrosages, et de l’autre par le coup d’œil des chemins et des canaux régulièrement bordés d’arbres, offrirait le paysage le plus riant et le plus fertile, au lieu des brandes, des marais, et des campagnes sèches et pierreuses qui couvrent aujourd’hui tout le pays.
J’ai dit assez que cet accroissement de culture entraînerait celui des habitants. D’autre part, ces nouveaux Berrichons surement moins indolents que les premiers, apprendraient bientôt à fabriquer eux-mêmes sur les lieux leurs laines, etc. La protection du Roi Pasteur et quelques secours pécuniaires ne manqueraient pas pour aider aux établissements de ceux qui s’industrieraient de la sorte, et bientôt en état de voler de leurs propres ailes, ils rendraient au centuple au Souverain en subsides peu onéreux ce que sa bonté leur aurait accordé d’avances premières.
Tout ce tableau de vivification imaginaire n’est point un être de raison. Des hommes plus que sauvages dans leur origine, arrière branche cadette de l’humanité, et ne tirant de lumière que de la Loi naturelle bien défigurée, ont fondé un Empire immense de la sorte. Ils l’avaient tellement gouverné par ces principes, que le pays le plus éloigné de leur Empire leur était aussi attaché que le pourrait être sa banlieue à un petit Prince, et l’avaient consolidé de façon qu’il a fallu l’invasion d’ennemis miraculeux selon leurs faibles notions, jointe aux circonstances d’une révolution intérieure pour l’ébranler. Je parle de l’Empire des Incas. Qu’on lise leur Histoire dans Garcilasso de la Vega, et qu’on juge après de la vérité d’un de mes principes, à savoir que les bienfaits sont le bras droit de l’autorité.
Après cette ébauche tracée d’une partie des soins de notre Conquérant, à savoir de ceux qui sont relatifs à l’établissement des débouchés, passons à l’autre qui concerne la consommation intérieure. Il est impossible d’établir le premier de ces objets, sans qu’il entraîne l’autre tout naturellement. En effet, ce surplus d’habitants à la campagne, de voituriers et gens employés et par terre et par eau à l’exportation, les hommes qui travaillent à l’entretien et exploitation des canaux et chemins, ces nouveaux manufacturiers, leurs garçons etc. tout cela, dis-je, doit consommer dans le pays. Les habitants y trouveront les matières ouvrées nécessaires à leur entretien, et n’auront pas besoin de les aller chercher ailleurs. En un mot la consommation y sera tout autrement active et considérable.
Mais le Conquérant attentif à multiplier les avantages de sa domination en faveur de ses nouveaux sujets, établira un Parlement à Bourges, pour qu’ils ne soient pas obligés d’aller au loin chercher la justice qui doit naturellement leur être portée sur les lieux. Dès lors tout l’argent qui sortait de la province pour l’aller chercher, y demeurera. D’une part nos Berrichons deviendront bons Juges, et qui est bon Magistrat est un homme très précieux dans l’État. De l’autre, leurs appointements, quoique médiocres, et leurs épices plus fortes seront consommées dans le pays, ainsi que le produit des griffonnages de cette armée de scorpions qui les suit, ce qui sera beaucoup pour le Berri, et qui n’était qu’une goutte d’eau aux lieux où il se consommait autrefois. Le prix et taux de toutes ces charges de grande et petite Magistrature sera une augmentation de biens pour nos Berrichons, fonds assis sur les terres de Dom Japhet d’Arménie, mais cependant très réels dès que l’opinion publique les a constamment établis tels.
Les Collèges, Universités, et autres établissements pour l’éducation de la jeunesse fleuriront de nouveau, et les habitants du pays ne seront pas obligés d’envoyer bien loin leurs enfants à grands frais pour les élever. Le Gouverneur et les Officiers Généraux de la Province, obligés de résider sur les lieux dans les temps où leurs Charges à la guerre et à la Cour ne les obligeront pas d’être ailleurs, consommeront encore leurs revenus et apporteront de l’argent. Les troupes employées aux travaux publics, ou en quartier de rafraîchissement dans ces fertiles contrées y verseront leur paie et leur travail. Telle est la mise du Souverain. Faut-il s’étonner alors si les sujets la lui rendent avec facilité ? Depuis longtemps les étrangers s’étonnent de voir la France toujours inépuisable, tandis qu’ils l’ont vue si souvent épuisée. Ils nous disent arbitrairement gouvernés en tous les sens ; et il faut avouer que d’une part la légèreté de nos propos, de l’autre certains scandales de détail, nous donnent assez l’air de quelque chose d’approchant. Il est pourtant vrai que du sein de la tyrannie il ne sortit jamais de résurrection : ils le savent, et c’est le principe de leur étonnement en nous voyant toujours renaître ; mais en voici la raison toute simple : c’est que malgré nos écarts de conduite journalière, nous sommes de tous les peuples de l’Europe celui qui s’éloigne le moins des principes de gouvernement ci-dessus établis. Il s’en faut bien cependant que nous n’y soyons et que nous pensions même à y arriver ; à cet égard mettons la main sur la conscience.
Par les inductions ci-dessus et autres semblables, il est, je crois, démontré qu’une Province peut être imposée dix fois autant qu’elle l’était jadis et être cependant moins foulée ; et que toute l’harmonie de la finance d’un État consiste dans le pair de ce change fictif que j’ai établi ci-dessus, et en ce qu’une Province ne paie pas plus qu’elle ne reçoit.
C’est de ce principe que naît celui que j’ai souvent dit, que si le Roi me chargeait du soin de ses finances, (ce dont Dieu le préserve ainsi que moi, car j’ai toute ma vie eu bien de la peine à gouverner les miennes,) je ne lui saurais d’autre moyen pour l’enrichir que de diminuer sa recette et augmenter sa dépense. On croira sans doute que la langue ou la tête m’ont tourné, je ne réponds pas du dernier point ; mais c’est précisément ce que j’ai voulu dire. Je diminuerais la recette aux lieux où la perception se ferait difficilement, et j’y augmenterais la dépense de l’État, sauf à retrouver mon compte par une diminution de dépense aux lieux où l’argent regorge de lui-même. J’expliquerai ailleurs cette idée plus au long par les détails.
Ce secret est bien simple : ainsi l’ont été les plus belles et les plus utiles de nos inventions ; mais il n’embrasse pas moins tout le système de la circulation d’un État. Quand il faut la force et des contraintes pour faire acquitter la dette du peuple, signe certain que cette dette est trop forte, et que le change est au désavantage du peuple : d’où s’ensuit que de contrainte en contrainte, on en viendra jusqu’à le ruiner tout-à-fait. On oppose à cela que le peuple ne paie jamais volontiers, que craignant d’être plus chargé, s’il est exact, il se fait tirer l’oreille, et que les contraintes et garnisons sont plutôt de forme que de nécessité.
Je me rappelle à ce sujet un détail de cette espèce, que j’eus jadis occasion de connaître. Un de mes petits amis, (et je vous avertis que ce sont les bons,) faute d’autre débouché, désirait avoir un poste de Receveur des tailles ; il était en passe de l’obtenir. Le voilà donc à la quête d’un petit Pérou à vendre. La recette d’Aurillac et celle de la Rochelle vaquaient alors. Le poste d’Aurillac était tenu pour fort bon, celui de la Rochelle très médiocre. Mon ami, très honnête et peu ambitieux surtout du bien d’autrui, ne fit pas beaucoup d’attention à la finance ; mais regardant en bon Parisien les Provinces comme le Congo, il vint me consulter pour savoir dans lequel de ces deux cantons on mangeait sa soupe avec une cuillère. Vous vous informez là, lui dis-je, de quel côté vient le vent, tandis que vous négligez un point très essentiel ; mais je vous dirai, moi qui suis homme d’État et profondément initié dans les secrets de la finance, que la recette d’Aurillac doit être fort au-dessus de l’autre : il se mit à rire et m’avoua que j’avais deviné. Or savez-vous, repris-je, pourquoi je suis sorcier, c’est que je connais le pays, le génie des peuples et leurs ressources, et qu’il en est peu dans vos bureaux, ainsi que dans bien d’autres, qui aient commencé leur cours d’arithmétique par cette première régie. Dans la haute-Auvergne, pays du ressort d’Aurillac, il y a de l’industrie, du labeur, de l’économie, et sans cela rien que misère et pauvreté. Cela compose un peuple mi-parti d’insolvables et de riches honteux, car l’aisance et l’envie d’avoir vont rarement chez le paysan sans une politique très fine en son genre. Celle de ces bonnes gens est de faire les pauvres, crainte de surcharge. De tout cela il résulte que la taille une fois assise, tout le monde gémit et se plaint, et personne ne paie. Le terme expiré, à l’heure et à la minute la contrainte marche, et les collecteurs, quoiqu’aisés, se gardent bien de la renvoyer en payant, quoiqu’au fond cette garnison soit fort chère ; mais ces sortes de frais sont d’habitude et ils y comptent, au lieu qu’ils craignent, s’ils devenaient plus exacts, d’être plus chargés l’année d’ensuite, et voici pourquoi : le Receveur qui connait bien sur quoi porte l’assiette de ses tailles, et que ses collecteurs sont solvables, envoie contrainte pour la forme en ce qui concerne le Roi, et pour le fond relativement à lui. Son homme ne fait que se montrer, et sert en même temps de garnison pour quatre villages. Ne coûta-t-il que deux livres par jour au lieu de quatre, comme cela se doit en conscience, c’est toujours huit livres par jour qu’il gagne, et c’est le premier argent qui paie cela. Ce fainéant lui ne coûte au Receveur que vingt sols par jour tout au plus, attendu qu’il a son franc repaître dans les lieux de son département : ergo... je ne vous dis là que l’a. b. c. de la profession, car il est bien d’autres rubriques que vous m’apprendrez. Or si certaines Paroisses s’avisaient d’être exactes et de payer sans attendre la contrainte, le Receveur qui se voit ôter le plus clair de son bien, se met de mauvaise humeur, et au département prochain, entre lui, messieurs les Élus, le Subdélégué et autres barbiers de la sorte, on s’arrange de façon que cette exacte Paroisse porte double faix pour lui apprendre a vivre. De tout cela il résulte que le Receveur des tailles d’Aurillac a un profit sûr, et jamais de perte à craindre. Les gens du pays d’Aunis au contraire sont assez volontiers brigands et débauchés, comme habitants des bords de la mer. Ce pays abonde en denrées d’exportation, à savoir en vins, eau-de-vie et bled ; mais de ces deux sortes de denrées, l’une est arrêtée par son abondance, attendu que toutes les terres à portée des débouchés de la partie de la côte qu’on appelle Golphe de Gascogne et Pertuis d’Antioche, sont plantées en vigne jusqu’à quinze et vingt lieues en avant dans les terres, qu’il y a plus de cette denrée que le Nord n’en demande annuellement, et qu’elle est en conséquence obligée d’attendre que des années de stérilité lui donnent un prix. L’autre denrée est gênée par des ordonnances et une manutention aussi irrégulière dans ses principes, que nuisible dans ses conséquences. De toutes ces choses combinées il arrive que les habitants du pays d’Aunis ne sont jamais riches et ne peuvent devenir économes, étant sans cesse dans l’alternative du tout ou rien. En conséquence le Receveur des tailles est par une nécessité mécanique obligé de veiller au recouvrement le plus prompt qui lui est possible. Dans les temps d’engorgement, il perdrait ses contraintes s’il les poussait aussi loin que celui dont nous parlions ci-dessus, et si même il ne consentait à attendre, il risquerait le fond. Quand les débouchés s’ouvrent ensuite, on lui paie les arrérages, et par conséquent ce n’est pas le temps de faire des frais ; voilà ce qui fait l’imparité réelle de ces deux postes. Mon homme qui comptait qu’une place de Receveur des tailles ne demandait d’autre savoir-faire que de l’exactitude à recevoir et remettre les deniers, devint sombre, fut s’informer, et bien et dûment instruit il s’enfuit et court encore.
Cette narration un peu longue, si elle n’apprenait quelque chose au lecteur en passant, paraît aller contre le principe que j’ai établi, que quand il faut forcer le peuple au paiement de sa dette, c’est un signe certain que cette dette est trop forte : en effet, je mets ici sur la scène des Auvergnacs, qui par astuce seulement se font tirer l’oreille et obligent à user de contrainte ; mais prenez garde que c’est un pur défaut d’administration intérieure qui les force à cette dissimulation ruineuse pour eux.
L’on convient généralement qu’un ordre vague de perception, qui tient toujours en l’air un objet de surcharge pour celui qui met à découvert son bien et son industrie, est de tous le plus fautif, le plus ruineux et le plus semblable à la façon dont les Housards lèvent des contributions dans les malheureux pays qui sont en proie à leurs brigandages : tout le monde pense cela. On a même fait des tentatives pour établir la taille réelle où elle ne l’est pas, et si le succès n’a pas suivi ces tentatives, c’est qu’on n’a pas pris cette opération à la base. Ainsi l’astuce que je suppose ici à des montagnards qui n’ont de grossier que l’habit, est une des branches de cette force employée à la levée des deniers. Mais considérez mon histoire d’un autre sens et en tirez une conséquence réelle, à savoir que les meilleurs pays en apparence et ceux que la nature a le plus favorisés, soit par les avantages du sol, soit aussi par ceux de la situation, sont les plus misérables en effet, si la circulation n’y est pas constamment et régulièrement établie. C’est sans contredit ce qu’on voit dans le fait, qui est le meilleur des arguments sur les questions où l’on dispute du droit. Dans tous les beaux pays en France, les habitants de la campagne, le paysan est infiniment plus misérable que dans les mauvais.
Somme toute, sans nous arrêter aux exceptions de détail, on peut poser ce principe politique comme sûr et certain, que quand on est obligé d’employer la contrainte pour faire payer la dette du peuple, c’est un signe que cette dette est trop forte selon les proportions ci-dessus. En général tout homme à son aise aime s’acquitter, et puisque le fisc paie avec facilité quand il y a des fonds, lui cependant qui ne peut être contraint à l’exactitude, à plus forte raison le peuple cherchera-t-il à se libérer des frais de la contrainte.
C’est, me dira t-on, précisément ce qui fait la différence : la contribution du Souverain est volontaire et l’autre est forcée ; en conséquence à forces égales la dernière doit toujours beaucoup plus traîner que la première. On pourrait ainsi m’arrêter sur tous les détails de mes raisonnements et m’obliger de la sorte à faire des volumes, tandis que je ne m’étends déjà que trop. Je ne nie pas qu’un des plus puissants moyens d’accélérer la circulation des deux dettes dont il est ici question, ne fût de traiter les peuples comme des hommes et non comme des automates, de leur faire sentir que leur subvention qui opère le bien général de la société, est un tribut à la nécessité et non au pouvoir arbitraire. Nous voyons tous les jours des nations qui ne peuvent en aucun sens nous être comparées, nous tenir tête par des efforts prodigieux, uniquement par ce secret-là. Mais ceci est hors de mon sujet quant à présent. J’embrasse assez et trop du Physique, sans m’étendre encore sur le moral.
Tout le secret donc de la vivification intérieure est que le Prince porte sa dépense aux lieux où sa recette languit, ou que si de plus pressants arrangements l’empêchent de suivre cette méthode, il diminue du moins cette recette en proportion du reversement qu’il y peut faire. Car je ne connais bourse d’où l’on puisse toujours tirer sans y remettre.
L’Auteur des Réflexions Politiques sur les Finances et le Commerce, Livre presque entièrement destiné à combattre un paradoxe de l’essai politique sur le Commerce, touchant les avantages que ce dernier suppose au haussement des monnaies, fait un raisonnement qui m’a paru terriblement arithmétique. Cet Ouvrage, que je crois fort beau, m’a tellement suffoqué de millions et de milliards qu’ils me papillotaient devant les yeux, et que mon intellect semblait être à la table du Roi Midas le jour qu’il eut la faculté de changer tout en or. Il entreprend dans un Chapitre long et raisonné de calculée comment Louis XV est beaucoup plus pauvre que ses prédécesseurs. Cela se rapporte assez à un certain axiome d’un ancien qui disait, qu’il n’y avait rien de si fol qui n’eût été soutenu par quelque Philosophe. Quoi qu’il en soit, celui-ci ne s’en tire pas mal ; mais dans un état de détractions à faire sur les revenus de Louis XV il commence par cet article-ci. « 1°. L’Auteur du détail de la France dit que François I avait un cinquième moins d’États que Louis XIV ainsi il faut d’abord déduire pour ce cinquième 40000000 ».
Voilà ce qui s’appelle une politique bien dépendante de la science des nombres. Ne dirait-on pas que la terre est un champ semé de livres, sols et deniers, et qu’en étendant son empire on s’approprie aussi la récolte. En ce cas, le Roi de France ne serait qu’un petit Prince devant le Mogol, le Czar et le Tartare. Il est cependant de fait que les annales entières de l’humanité ne nous montrent aucune puissance approchante de celle de Louis XIV dans son temps de splendeur, pas même les Romains. Qu’est la Hollande sur la carte ? Je dis plus, qu’est la France sur la mappemonde ?
Si toute la terre était cultivée et vivifiée selon mon système, ce qui fait une idée digne de Sir Politick, encore ne serait-il pas vrai qu’un Souverain qui accroîtrait ses États d’un cinquième, devînt plus puissant en la même proportion : c’est souvent tout le contraire, non seulement à cause du peu de convenance de certaines possessions, car chacun sait, pat exemple, que l’île de Corse nous vaudrait mieux que les îles de Rhodes, de Créte et de Chypre ensemble ; mais encore en ce que les membres trop éloignés ou obstrués, et où le cœur ne saurait repousser le sang et le chile nécessaires à la nutrition et répercussion, ne sont propres qu’à épuiser la masse et faire tomber en langueur le reste du corps.
Prenons une forme de calcul moins fautive, quoique moins Arithmétique. Un Prince est puissant en proportion du nombre d’hommes auxquels il commande, et de ce que valent et savent faire ces hommes. Pour démontrer cet article, reprenons quelques-unes des inductions ci-dessus.
Il est prouvé par les faits et par ce que nous venons de dire, qu’un Prince ne peut rien tirer de son peuple qu’il ne soit obligé de le lui rendre de la main à la main. Le Roi, selon le Livre d’or dont je parlais tout à l’heure, a deux cents millions de revenu. S’il voulait, comme tout homme rangé, avoir une année de son revenu devant lui, il causerait un étranglement singulier à la circulation, ou si ce n’est à la première année, elle serait du moins totale, quand il en aurait amassé trois, ce qui pourtant est bien permis.
Quand Tibere eut cette fantaisie, il fut obligé de remettre de l’argent en circulation en prêtant sur l’hypothèque des terres. Or un Prince qui prête sur gage, selon le rite du Patriarche Joseph, qui fit faire ce commerce-là au Roi Pharaon, ferait mieux de donner, quitte à reprendre lors du besoin. Ainsi donc le Souverain ne peut recevoir qu’il ne reverse, et par conséquent toute la puissance qui git en millions de revenus, n’est autre chose que recevoir et donner, et le Prince à cet égard n’a aucun avantage sur le garde de son trésor ; car nous venons de démontrer que s’il prend où il lui plaît et donne de même, il ruine tout. Or le pouvoir de mettre le feu à sa maison ne fut jamais regardé comme un degré de puissance. Mais en supposant que cet or fût tout à lui et qu’il put en faire ce qu’il lui plairait, si faudrait-il qu’il achetât des hommes pour sa gloire ou pour son plaisir. Or les hommes achetés valent la moitié moins pour la gloire, et les femmes même pour le plaisir. Le mot célèbre de Cirus, Mes sujets me gardent mes richesses, n’est donc pas si romanesque que le pourrait croire un Conseil des finances ; et il est vrai de dire qu’un Roi bien obéi et aimé d’un peuple nombreux et adonné à l’agriculture, dans un pays où la circulation est bien établie, où l’aisance est dans la sécurité plutôt que dans la consommation, où l’économie est d’habitude, de prévoyance et jamais de nécessité absolue, où la police est exacte et sévère et où la confiance est bien établie entre le peuple et son Souverain ; le Roi, dis-je, d’un tel État peut se passer d’amasser des trésors ; et regarder comme ses revenus tous ceux de ses sujets. Pourquoi cela ? C’est qu’en général les besoins de l’État ne sont autre chose que la nécessité d’un plus grand reversement d’un tel ou tel autre côté, ce qui ne fait au fond qu’une accélération de circulation dans ces parties-là, et un ralentissement dans d’autres parties. Or cette nécessité ne saurait jamais rompre entièrement l’équilibre, si l’on observe les régies et la balance établie ci-dessus.
Mais, dira-t-on, le Prince a des dépenses à faire au dehors en temps de paix, et plus encore en temps de guerre, et cette partie qui ne saurait être reversée sur son peuple, exige une plus forte balance de son côté.
Pourquoi cela ? N’a-t-il pas aussi des revenus qu’il tire de l’étranger ? S’agit-il ici d’ailleurs de la fortune d’un particulier, qu’on peut assujettir à tous calculs de détail ? Le Prince a des Ambassadeurs au dehors, mais les étrangers en ont chez lui. Il paie des subsides, mais c’est à des puissances pauvres et qui rapportent bientôt cet argent et celui qu’elles peuvent avoir d’ailleurs, pour emporter de chez nous le fond de leur luxe et de leur consommation.
En temps de guerre, c’est autre chose. Il est certain que si nous avions chez nous des haras en bon état, nous ne serions pas obligés de faire passer tant d’argent à l’étranger pour remonter la cavalerie, atteler l’artillerie et les vivres. Quant aux magasins, je ne prêche ici autre chose que de mettre nos terres en état d’y fournir, et de rendre nos communications propres à faire accourir du centre du Royaume à ses extrémités toutes ces fournitures avec plus de facilité que nous n’aurions celles de l’étranger. Et pour ce qui est des expéditions éloignées, elles n’entrent point dans mon plan : personne n’ignore qu’elles sont ruineuses, et plus pour les Français que pour tous autres. Ce sont les temps de délire du corps politique. Il n’en est point qui n’ait ses maladies. Je sais que la perfection des choses d’ici-bas, autrement dit, la République de Platon, est une belle et folle idée ; ainsi donc il faut des inconvénients. Il est des maladies indispensables ; mais c’est beaucoup que d’en connaître la marche et d’en prévoir les effets, afin de savoir du moins le remède aux maux qu’on n’a pu prévenir.
La France organisée et vivifiée selon mes principes n’aura guère d’ennemis à craindre : nous sommes aujourd’hui guéris de de la manie de nous en chercher. Quant à ceux que l’envie de notre prospérité et la cupidité d’envahir le commerce de l’univers pourrait exciter contre nous ; forts de génie, de travail, de ressources et plus encore de cette vigueur d’âme qui tourne tout en passion, nous ne pouvons rien contre eux, à cause de leur barrière : que pourront-ils contre nous, quand notre sagesse voudra nous en servir ? Émules autrefois de notre gloire militaire, ils possédaient alors nos Provinces les plus belliqueuses, et sans faire tort à leur valeur toujours reconnue, on peut dire qu’ils gagnèrent des batailles par nos Gascons. Généreux d’ailleurs, ils ne nous haïraient pas si nous étions méprisables, comme ils veulent quelquefois se le persuader. Le coup d’œil de nos campagnes, l’air misérable et desséché de la plupart de leurs habitants les irrite et leur persuade notre avilissement ; mais n’eussent-ils de désavantage vis-à-vis de nous, que celui de regarder La Royauté comme ennemie ou suspecte, tandis que nous lui sommes unis et d’esprit et de cœur, c’est un vice intérieur qui tôt ou tard les forcera à l’action corrosive sur eux-mêmes. Mais loin de me complaire dans des idées de leur décadence, ce qui serait voir de loin, mon système est de regarder l’humanité entière comme une même famille divisée en plusieurs branches. La branche aînée en Europe doit être la France. Assez et trop longtemps elle a fait voir à toutes les autres que, réunies contre elle, elles ne pouvaient l’accabler qu’en s’accablant elles-mêmes. Il est temps aujourd’hui de leur apprendre qu’elle ne veut valoir que son prix, être l’arbitre du monde pour en faire le bonheur comme celui de son peuple, éteindre tout privilège exclusif et n’en laisser qu’à la nature et au travail. C’est là la seule Monarchie universelle qui ne soit point un rêve.
Mais je suis moi-même émerveillé du ronflant de ma péroraison. C’est faire un beau saut, de la charrue à la Monarchie universelle ; Cincinnatus n’était rien auprès.
Ce n’est pas la dernière fois qu’on s’apercevra que je laboure un champ fort uni et qui souffre tout ; mais ne vous y trompez pas, tout est ici-bas lié par des chaînons nécessaires, et un bon Traité de l’Agriculture en grand pourrait porter le titre de la thèse de Pic de la Mirandole, De omni Scibili, à plus forte raison un Traité de la Population. J’en reviens pourtant à mon principe fondamental : Aimez, encouragez l’agriculture ; il n’y a rien de grand et d’utile où vous ne puissiez atteindre par cette attention.
CHAPITRE III.
Justice et Police
Nous avons dit que les liens d’un Empire étaient la force et la justice. J’ai ébauché ci-dessus comment le Prince peut tirer de son peuple ce qui constitue la force, sans l’épuiser et par conséquent se ruiner lui-même. La justice ne peut être assujettie de la sorte à des mouvements physiques. Il est de fait néanmoins qu’elle doit être mise en circulation et soumise aux mêmes règles, pour que l’organisation d’un État soit parfaite, c’est-à-dire, pour opérer la vraie prospérité. Il faut avouer encore qu’à cet égard nous laissons bien loin derrière nous toutes les autres nations de l’Europe ; mais il est en cela, comme en toute autre chose, moins question de se flatter, que de connaître le mieux et d’y tendre.
La Justice n’est autre chose que la conservation des droits respectifs de chaque individu. En conséquence, qui dit la Justice, dit tout ; et toutes autres parties du régime politique ne sont que des subdivisions de celle-là. Quand on a dit que les Lois devraient être immuables, on a bien dit sans doute ; car l’inconstance est l’opposé diamétral de la stabilité. Les lois de la création, conservation et régénération sont toujours les mêmes : c’est pour nous le grand modèle. Les Souverains, images ici-bas de la Divinité, ne sauraient trop l’imiter dans cette respectable uniformité. Mais de même que, selon les lois mêmes de la nature, la masse physique s’altère en certaines parties, tandis qu’elle profite dans d’autres, le corps politique éprouve de semblables variations, et l’attention du Régisseur général doit être de le suivre dans ses changements de détail pour remédier au mal inévitable, pour ramener le bien possible.
Je m’explique par un exemple. La cupidité sut et toujours sera le principe de tous les désordres de la société. Dans les temps grossiers elle opérait les usurpations, les violences : dans les siècles éclairés elle agit par la subtilité, l’intrigue, la séduction. Le principe est le même, et la loi générale contre la cupidité doit être la même aussi ; mais les soins de l’attention, les moyens réprimants peuvent-ils être de la même espèce ? Non sans doute.
L’abondance de l’or et dès métaux a fait dans la société les mêmes changements dans cette partie, que dans celle que nous traitions dans le Chapitre précédent. Ils sont immenses au coup d’œil dans la première, puisqu’au lieu de la subvention personnelle, ou en denrées périssables et d’un transport presque impossible, l’or en présente une d’un petit volume, propre à tous usages, et surtout presque aussi facile à tirer de loin que de près. Nous avons cependant démontré que ce n’était qu’une facilité donnée aux premiers moyens, et non un moyen de plus, et que si le taux et la circulation de cette espèce de subvention n’était gouvernée par les même régies qui avaient établi la première et sur les mêmes principes, elle ne pouvait durer sans entraîner la ruine d’un État. Je démontrerai la même chose sur la Justice. Je donnerai même à cet égard quelques-unes de mes idées sur le mieux, puisque j’ai pris cette liberté sur les autres parties. C’est aux hommes versés dans ces matières, et à qui la Providence a départi le génie de connaître et le pouvoir d’agir, d’ajouter aux conséquences et d’en tirer les effets. Erudimini, qui judicatis terram.
Ramenons le Royaume, dont nous parlions ci-dessus, dans l’état où il se trouvait avant que l’or et l’argent y eussent établi la facilité des communications. Les lois civiles y devaient être infiniment plus simples, puisqu’on n’y connaissait alors qu’une seule sorte de bien, à savoir la terre et ses fruits.
Cette idée seule est capable de fixer bien des idées vagues qu’on reçoit et qu’on répète sans examen. On se plaint tous les jours de la multiplication de Lois, d’explications, de cas, de formes et autres embarras, dont le régime civil se charge continuellement ; c’est une suite naturelle de l’extension dans l’espèce et la quotité de nos biens. Sans les rapports intérieurs, les Juges-Consuls, la bourse etc. nous seraient inutiles. Ôtez le commerce extérieur, il ne faudra plus ni Amirauté, ni Douanes. Les Avocats, les Notaires, les Procureurs sont au double de ce qu’ils étaient ; ainsi font les affaires, et qui n’a rien, n’a plus d’affaires. Plus un bâtiment se charge, plus il lui faut d’étais : plus une Ville se peuple, plus les règlements de police doivent se multiplier. C’est un mal pour chaque individu, cela peut être ; mais c’est une nécessité pour le général. Nous aurions trop d’avantage sur nos prédécesseurs, si, en découvrant de nouvelles sources de biens et de commodités, nous n’avions pas acquis aussi plus de soins et d’embarras. Un Souverain qui voudrait d’une part abréger le Code de ses sujets et de l’autre étendre leur industrie, chercherait la pierre philosophale. Revenons.
Les Lois civiles seraient donc très simples dans l’état privé de métaux. La distribution de la Justice serait, comme parmi nous, un droit de la Souveraineté, mais à l’administration duquel le Prince serait obligé de préposer des commettants, se réservant uniquement les cas majeurs et privilégiés, et donnant d’ailleurs à ses Préposés une autorité sans bornes pour tous autres cas. Ces Préposés principaux seraient encore obligés d’en commettre d’autres dans les différents cantons de leurs départements, en observant la même hiérarchie, et passant ainsi de subdivisions en subdivisions, toute l’organisation de la Justice et Police d’un État, semblable aux rayons du soleil, partirait du centre toujours agissant, et se répandrait jusqu’à la circonférence pour tout éclairer et vivifier.
Mais attendu que, comme je l’ai dit, les débats naissent des affaires, et les affaires de l’industrie et du mouvement, il y aurait nécessairement plus de tout cela autour du Souverain d’abord, et ensuite dans les lieux où ses principaux agents seraient leur résidence, attendu qu’il y aurait plus de moyens de fortune, plus d’activité, plus d’appas enfin pour la cupidité. C’est ainsi que les biens et les maux se compensent toujours d’eux-mêmes dans les choses d’ici-bas. Il se trouverait donc tout naturellement que cette partie de la mise du Souverain, qui consiste en la distribution de la Justice, serait distribuée dans les mêmes proportions que la première, qui consiste en force et protection ; c’est-à-dire qu’aux lieux d’où le Souverain tirerait le plus de profit, il serait aussi forcé de fournir une portion de Justice, s’il est permis de parler ainsi, plus attentive et plus détaillée, et qu’à ceux, dont il tirerait moins, il faudrait aussi moins de cette forte de secours.
Telle était et devait être naturellement l’assiette de la distribution de la Justice dans un État sans métaux. Nous avons dit que les métaux étaient agent utile, mais non substance dans le corps politique. Telle donc doit-elle être aujourd’hui, et le Gouvernement sage doit avoir autant d’attention pour conduire cette partie de la circulation d’après ces principes invariables, qu’il en a pour diriger en conséquence l’autre partie dont nous traitions dans le Chapitre précédent, c’est-à-dire la finance.
En conséquence ; de même que, comme nous l’avons dit ci-dessus, selon la constitution des choses, tout le suc alimentaire reflue naturellement et nécessairement vers le cœur, et que l’emploi de celui-ci doit être de le repousser avec vigueur jusqu’aux extrémités, ainsi il en est du suc moral et de la Justice comme de la finance : sinon une des portions de la mise du Souverain manquera aux lieux d’où il doit tirer sa prise ; bientôt cette portion entraînera l’autre, et la paralysie en sera toute aussi prompte et aussi dangereuse. Examinons maintenant si nous ne sommes pas déjà dans la voie de cette forte d’inconvénients, et supposé que cela soit, le remède est tout trouvé par le même ordre de soins que j’ai tracés tout à l’heure relativement à l’autre partie.
Il faut sans doute moins de sang pour la nutrition des extrémités du corps, que pour celle des parties voisines des principes de la vie ; aussi la nature y a-t-elle pourvu, et les vaisseaux se subdivisent et ramifient pour se porter dans toutes les parties selon leurs différents besoins ; c’est l’état de santé. Mais ce qu’il leur en faut n’est pas moins indispensablement nécessaire, proportion gardée. La privation du suc entraîne dans ces parties l’engourdissement et la mort, et quoique cette sorte d’atteinte ne cause pas à la masse une révolution aussi subite que le ferait une obstruction dans les parties nobles, toutefois le dépérissement en est d’autant plus fâcheux, que les moyens de rétablissement s’y portent avec moins de vigueur. Il en est ainsi du défaut de circulation dans les parties éloignées du corps politique ; mais nous ne parlons ici que de la partie de la circulation qui s’appelle Justice.
Le Souverain et ce qu’on appelle le Gouvernement sont en cela, comme en toute autre chose, le principe de la vie ; les Tribunaux supérieurs sont les parties nobles ; les Tribunaux du second ordre les artères, et ainsi du reste. Nous sommes d’abord convenus que nous tendons vers la dépopulation ; nous en avons déduit les causes de détail, et désigné en quelque sorte les moyens d’y remédier. Examinant ensuite la chose en grand, nous avons touché les grosses cordes de l’harmonie politique et surtout celle qui est le Dieu de nos jours, la finance. Nous en sommes à la Justice et Police : nous venons d’en ramener tout l’art et l’ensemble à ces principes simples qui seuls en tout art sont la route du vrai. Entrons dans les détails à cet égard. Je me permets tout, certain que je n’ai envie de choquer personne, mais au contraire d’être de quelque utilité à mes frères en général et en particulier.
Il est aisé de remarquer chez nous la même strangurie dans la partie dont il s’agit que dans toutes les autres. Les Villes et surtout la Capitale sont chargées de plaideurs, chicaneurs, etc. En même temps que les Parlements se plaignent que toutes les affaires principales leur sont enlevées, ils se trouvent néanmoins surchargés de travail, malgré l’énorme multiplicité de leurs Officiers, dont les nouvelles créations furent une ressource dans les besoins de l’État et non un effet de la nécessité. Dans le même temps, la plupart des Sénéchaussées, Présidiaux et autres Juridictions subalternes des Provinces et de la campagne tombent et ne sont plus servies, les Charges s’y voient doubles et triples sur la même tête, et j’en connais où un seul Officier est Chef, Membres et Gens du Roi ; de façon que, si l’on voulait représenter à ce Tribunal, ce ne pourrait être que la scène de Maître Jaques dans l’Avare. Tout le monde sait cela comme moi. En un mot, tout plaide dans les Villes, et ce moyen de force y ramène encore une infinité d’habitants. Or dans une foule, le plus faible est toujours le plus froissé. La Justice cependant n’est autre chose que l’appui du faible. Cette méthode donc va directement contre l’objet de la chose.
Revenons toujours à ce que c’est que la circulation. Nous avons dit que le Gouvernement devait repousser sans cesse l’argent aux extrémités de l’État, parce qu’il est de l’essence de sa constitution de l’en attirer, ainsi que le cœur repompe et repousse le sang. Il doit en être de même de la Justice. Le Gouvernement l’exige sans cesse des sujets en obéissance, amour et subvention, il faut la lui rendre en Jugement et Police.
Mais si le cœur disait, pour être sûr que le chyle, le suc nerveux, celui de la moelle et des os se fassent mieux, je veux que toute la composition s’en passe ici, il intercepterait les fonctions de toutes les glandes, et étoufferait lui-même par l’embarras de tant de sucs qu’il ne saurait renvoyer que corrompus à leur destination. Ainsi font tant et tant d’Arrêts du Conseil, du moins à ce qu’on prétend, et dût-on en donner un pour casser mon Livre, pourvu qu’on le renvoie à ses premiers Juges, je m’en consolerai. Si le cœur disait encore : La poitrine me couvre, il n’est pas juste que ses sucs se tirent de si loin et je m’en charge. La plante des pieds se plaint de ce qu’elle est mal nourrie dans son canton, je m’en charge encore. Ce cœur mal avisé aurait inventé les droits de Committimus et les évocations.
Si un homme en charge se trouve mieux à la Capitale, qu’il y demeure et abandonne ses procès au loin à des agents. Si des Moines prétendent que les Juges du canton les tondent de près, c’est qu’ils ont cessé de l’être de par leur fondateur : qu’il se souviennent du mot de S. Ambroise : Le premier intérêt de l’Église est la charité, et ils trouveront de bons juges partout. Je sais que tout cela est fort aisé sur le papier, et qu’on me dira que ce n’est que par de bonnes et fortes raisons qu’on a fait ces changements dans l’ordre civil. Je réponds que les inconvénients de détail ne doivent point nous tirer des principes généraux, que ce sont les exceptions qui ont ouvert la porte à tous les abus, et que sans répéter ici ceux que je viens d’établir, il est de fait qu’injustice auprès vaut mieux que justice au loin ; eh ! quelle justice, bon Dieu ! Je laisse aux Juges, aux Interprètes, aux Clients à dire ce qu’ils en pensent.
Le Prince ne doit que ce qu’il peut ; il doit à tous ses sujets la Justice la plus prompte et la plus commode. Les abus de détail appartiennent à la nature corrompue ; il ne tient pas at lui qu’Adam n’ait péché ; mais tous les maux de corruption, de faveur, d’ignorance, de hâte, d’impuissance qui naissent du déplacement, tous ces maux, dis-je, sont des vices du Gouvernement. Il ne saurait donc trop réserver sa vigilance pour les objets principaux, et renvoyer les détails à leur source. C’est un des principaux secrets pour ranimer la population.
Il est, par exemple, des Tribunaux à qui par leur création on attribua en dernier ressort les causes jusqu’à la concurrence de deux cents cinquante livres : on les a laissés en cet état, sans penser que deux cents cinquante livres d’alors représentaient mille livres d’aujourd’hui, et conséquemment on a laissé rétrécir leur ressort des trois quarts.
L’accroissement d’ailleurs des affaires, par les raisons que j’ai déduites, eût dû engager à subdiviser de nouvelles attributions à tous les tribunaux subalternes plutôt que de leur en retrancher. Le Parlement de Paris rend la Justice à un grand tiers du Royaume ; le peut-il ? Il assure qu’oui, et je dis que non ; plus croyable en cela, parce que j’ai vu sur les lieux dans les cantons de son ressort les plus éloignés, combien le pauvre est à plaindre d’être menacé d’un déplacement de cent lieues pour aller plaider dans le pays du monde, où l’argent échappe le plus promptement et nécessairement des mains d’un étranger.
Vous qui voyez un troupeau paître le chaume voisin, enlevez un mouton à ce berger ; ce pauvre homme va porter sa plainte au Juge du lieu ; si ce Juge inique ou ignorant adjuge le mouton au voleur, le pauvre perd un mouton. Mais en supposant qu’à trente lieues de-là on lui rende justice, il a vendu six de ses moutons pour subvenir aux frais du voyage et de la poursuite, tandis que le reste a été mal soigné : si cette Justice en dernier ressort est à cent lieues, adieu tout le troupeau.
Pierre au village est un patriarche connu, Laurent est un fripon avéré : le Juge voisin sait cela et en tire des conséquences au moment où ces deux hommes paraissent devant lui. La Loi le voulut ainsi, et dans sa simplicité première ordonna qu’on eût égard à la réputation personnelle ; cette sorte de lumière s’évanouit dans l’éloignement : la distance fait pis encore ; elle tourne les différences personnelles à l’avantage du dernier. Les succès de l’honnêteté sont lents et solides, ceux de son contraire sont prompts et passagers ; mais ils durent au moins le temps d’une instance, et Laurent dévalise Pierre par les mains de la Justice. Du petit au grand, il est des Pierre et des Laurent de Villes et de Provinces.
À Dieu ne plaise que je prétende inculper la vigilance du plus ancien et plus respectable Tribunal de l’Europe ; mais Paris seul donne plus d’affaires que trois Provinces ; et les Provinces vastes et éloignées de son ressort, telles que l’Auvergne, le Lyonnais, le Berri, le Poitou, la Champagne devraient avoir leurs Parlements. J’ai connu plusieurs des Parlements de Province : partout j’ai vu des aigles en affaires, des hommes d’une probité antique et recommandable, des principes élevés d’honneur et de justice, une connaissance profonde des Lois, des usages et du droit public, des hommes enfin, des Magistrats, des Jurisconsultes, des Praticiens qui auraient brillé à Paris. Si d’une part l’émulation que donne un vaste théâtre, si l’habitude des grandes affaires, et les secours qu’on tire des talents d’autrui dans un pays où tout se rassemble, concourent à former de grands hommes dans la Capitale ; de l’autre, ces avantages se trouvent compensés dans les Provinces par la paix d’un séjour plus tranquille, l’éloignement de tous appas corrupteurs de la fortune, la facilité de l’étude et des réflexions, toutes choses refusées aux habitants de la Capitale. Et n’est-ce rien que de multiplier dans son pays les hommes de tête et studieux, les hommes capables de servir l’État et les Particuliers ? Qu’on prenne garde d’où sont sortis les hommes de lettres, de cabinet et d’arts qui ont éclairé et illustré la nation ; on verra en général que c’est des Provinces, où de semblables écoles animent et instruisent la jeunesse.
Mais, dira-t-on, en proportion de ce que les Tribunaux subalternes sont éloignés de la Juridiction supérieure, ils deviennent plus forts et sont mieux servis, et les habitants de leur ressort les regardent comme Juges souverains dans la crainte d’un déplacement qui ferait perdre également les deux parties. Cela peut être entre contendants égaux, ou à peu près ; mais si tôt que l’un des deux est plus fort que l’autre, cette crainte de sa partie est un avantage pour lui. Or comme le dû de la Justice est d’égaliser tout le monde, il se trouve qu’elle fait en cela précisément le contraire de son devoir. Somme toute, tout ce qui attire la Justice hors des lieux de son exercice étrangle la circulation et dessèche la Population.
La Police est une autre sorte de justice momentanée, qui est encore moins transportable de sa nature, s’il est possible, que la Justice réglée, et qui cependant prend parmi nous la même route.
Supposé qu’on établît un jour dans les Provinces des Préposés à la Justice, Police et Finance, acteurs aussi nécessaires sur le théâtre politique, que l’était la Rancune à la Comédie quand il représentait à lui tout seul le Roi, le Ministre et l’Ambassadeur ; et semblables aux Missi Dominici des Empereurs qui détruisirent tout ordre dans l’Empire Romain, et préparèrent sa chute rapide en mettant au désespoir les peuples des Provinces : ces gens-là seraient tout dans l’État, s’ils étaient ce que porteraient leur titre et leurs prétentions, et il ne faudrait que trente-deux hommes pour gouverner tout le Royaume. Mais fut-ce le royaume des taupes, ils y seraient bien embarrassés. Dans le fait, ce ne seraient que frelons dans la ruche qui vivraient sur la part d’autrui. Les Cours des Aides et autres de Finance ont un ressort naturel pour cette partie, et dans les cas principaux (l’on en trouve aisément de tels aujourd’hui en fait de Finance) les Compagnies ou troupes de Financiers s’adressent au Conseil pour délier le nœud Gordien. Les Parlements et autres Tribunaux de leur ressort ont la Justice et la haute-Police ; et quant aux cas particuliers et momentanés, les Provinces ont leurs Officiers Royaux et Municipaux, Prévôts, etc.
Ces Chrysologues seraient donc un hors d’œuvre à tout cela, et tout ce qu’ils pourraient intercepter de ces portions de circulation, ne saurait former qu’une loupe énorme et accablante s’ils étaient actifs et ambitieux, moindre mats toujours difforme s’ils étaient tranquilles et ce qu’on appelle bornés. Cependant ils se mêleraient de tout dans le fait, et cette Juridiction bottée empiéterait chaque jour davantage sur tout autre ordre de Juridiction. Qu’arriverait-il de-là ? Séduction, présents, désordre, murmures, plaintes telles que la Police en occasionna toujours ; mais avec la différence, qu’au lieu que celles qui s’élèvent contre les Juridictions réglées, sont rarement accueillies de la croyance publique ; la moindre voix qui parle contre un Officier isolé et absolu, est sûre d’être accompagnée d’une infinité d’autres par acclamation et par écho.
D’ailleurs cette forte de Juridiction, si l’on pouvait l’appeler ainsi, se mêlant d’une part des plus petits détails, n’ayant de l’autre de supérieurs qu’à la Cour, intercepterait nécessairement tout ordre de Juridictions et ramènerait presque toutes les affaires à la Capitale, ce qui est précisément la direction opposée à celle que nous avons dit qu’il fallait donner à la Justice. De-là la défection des Provinces, d’où ceux qui sont en état de vivre à Paris se retireraient pour toujours, et que ceux qui ne peuvent transférer leur domicile quitteraient à temps du moins, et ce temps est quelquefois la moitié de la vie. Il serait peut-être même à considérer que cette désertion prive les Provinces non seulement de la dépense qu’y devraient faire ceux qui s’expatrient de la sorte, à proportion du temps de leur absence, mais encore à proportion de l’augmentation de dépenses que nécessite l’habitation de la Capitale.
Je suppose, si l’on veut, qu’il soit nécessaire que la Cour commette la révision de la manutention de la Police et Justice dans les Provinces à des Inspecteurs passagers et amovibles, et en conséquence moins sujets à se partialiser dans le pays. J’avertis d’abord que ce dernier motif est une chimère. On remarqua en Angleterre que trois mois après Impulsion du Roi Jaques, les entrées particulières du Palais du Roi Guillaume étaient dévolues aux mêmes gens qui assiégeaient ci-devant le Roi détrôné. Oh ! puisque cela se trouvait chez ce peuple infiniment moins souple que nous, chez un Prince éclairé et si opposé de caractère et d’intérêts à son prédécesseur, on me passera de prévoir la même chose chez les Officiers que je suppose, qui dans le fait seraient les Rois des Provinces. De quelle race, tempérament et poil que soit la Pagode, on verra toujours les mêmes gens amis féaux, et favoris de l’autorité.
Mais je veux que cette autorité de révision soit nécessaire ; en ce cas, les plus graves Magistrats, les Conseillers d’État les plus recommandables seraient-ils trop bons pour exercer un emploi d’une telle confiance et suprématie ? Au lieu de cela, je suppose qu’un jeune homme à peine sorti des bancs de l’école achetât une charge de passe-partout, qu’il s’exerçât quelques années dans une partie judiciaire, au bout desquelles il partît pour une Province, et le voilà devenu l’arbitre souverain des fortunes et des vies des citoyens. À peine sorti d’un noviciat si fatal aux peuples, il les laisse à un autre commençant, et court faire un second apprentissage dans quelque autre Province différente de la première en mœurs, lois, usages et industrie, apprentissage plus dangereux encore que le premier, en ce que le nouveau Préfet se croit plus habile ; et quand à force de bévues il commence à être instruit, il retourne à la Capitale et rentre dans l’ordre civil, qu’il avait quitté il y a vingt ans. Hâc fonte derivata clades. Il est très certain qu’un État gouverné de la sorte déchoirait de ses forces réelles, et que la principale cause de cette décadence serait la trop grande autorité et confiance accordée à ces intrus. Il y aurait sur cette matière de quoi faire cent volumes, dont chaque page contiendrait des raisonnements plus convaincants et des faits plus démonstratifs les uns que les autres.
Supposé que cette autorité amphibie fût nécessaire, qu’on laissât en ce cas à ceux qui en seraient revêtus la direction de ce qui concerne la finance, cette partie sera sans doute assez étendue et importante chez nos neveux pour en faire encore les premiers hommes de l’État, et en vérité je crois que c’est assez ; mais la Justice et la Police sont des ressorts trop précieux et trop sacrés pour devoir en confier jamais la direction en chef à des mains profanées par la rouille des métaux. Avilir l’autorité est synonyme à l’anéantir. Les Rois pensent quelquefois pouvoir transformer les hommes par les honneurs ; ils le peuvent à un certain point, mais ce point est délicat, et qui l’excède ne tient rien. Le casque sur la tête du lion lui rend l’air plus noble et plus fier ; sur celle de l’âne, c’est une caricature risible et pitoyable.
Comme j’ai dit ailleurs que le chef-d’œuvre de l’industrie humaine au physique était l’agriculture, je pourrais avancer ici que le Droit, proprement dit, l’est au moral. On ne m’a rien appris dans l’enfance, moins encore dans la jeunesse, et je me suis appris peu de choses depuis. Il s’ensuit que tout m’était neuf, hors le métier unique auquel on m’avait élevé et pour lequel on n’a eu affaire de moi : en conséquence, j’ai été précisément le contraire du Sage d’Horace, qui ne doit rien admirer ; car à mesure que j’ai voulu considérer les différents ressorts de la société, les sciences, les arts dont l’humanité s’est enrichie, tout m’apparu admirable et profond.
Rien cependant ne m’a plus étonné en ce genre que le Droit. Que de lumières naturelles ! Quelle droiture de sentiment et de réflexion démontre cette belle science dans ses Fondateurs, Instituteurs et Réformateurs ! Quelle vigilance de détail a enfanté la multiplicité de procédures dont les plaideurs impatients murmurent, faute d’en connaître le principe et les conséquences ! Quel contrepoids ! Quel remède aux vices naturels d’un Gouvernement militaire en sa constitution, que l’introduction des Tribunaux toujours fixes et agissants, scrupuleux conservateurs des formes auxquelles le pouvoir éclairé a bien voulu s’astreindre, prévoyant le règne du pouvoir aveugle ! Que de sagesse dans l’ensemble de cette structure, si c’est l’ouvrage de la prudence ! Que de bonheur dans les divers incidents qui l’ont amenée à ce point-là, si c’est un effet du hasard.
J’ai oui de glorieux descendants des anciens Preux se plaindre que notre nation seule entre les modernes avait perdu le droit d’être jugée par ses Pairs. Je ne sais s’il ne serait pas plus difficile de prouver ce fait, que d’en disputer ; mais à voir la chose dans le point de vue où je la considère, la Magistrature est un état à part en France, et je ne vois pas en quoi qui que ce puisse être peut trouver la disparité. Quand Dieu daigna se désigner un culte, il voulut ainsi que ses Ministres fissent un état distinct et séparé de la société. Je sais que cela a ses inconvénients, et où n’y en a-t-il pas ? Je pourrais même les détailler. Faudrait-il à cet égard parler pour les petits ? je dirais que l’homme le plus charitable peut sentir intérieurement combien il lui est aisé de se surprendre à faire moins de cas d’un pauvre né obscur, que d’un homme né quelque chose. La Loi elle-même a senti qu’on ne pouvait empêcher cette différence, et l’a ordonnée ; Le pauvre est décrété de prise de corps sur les mêmes semi-preuves qui ne portent que le décret d’ajournement contre un homme de condition.
La Loi est sage en cela, parce que l’homme domicilié a plus de choses qui sont caution la Justice de l’exercice de ses fonctions ; l’homme de condition est censé avoir l’honneur en sus.
Mais l’accusé quelconque est citoyen, il est au moins homme ; la Justice une fois assurée de sa personne, cette personne lui est aussi chère que toute autre. Cette personne intéresse plus à quelques égards tous ceux à qui elle est analogue, et par conséquent un plus grand nombre d’hommes. Il faut que la Justice convainque non seulement du crime, mais même de l’équité de ses procédures. Le pauvre peuple croirait-il jamais qu’un Magistrat de profession aura autant d’attention à quelqu’un de sa classe, qu’à un homme de la classe du Magistrat, lui, qui croit voir chaque jour le contraire ?
D’autre part, de quel œil les Grands verront-ils la sellette au pied d’un Tribunal occupé par leurs inférieurs ? Dans une Cour célèbre un Juge y voyant un Gentilhomme et sachant que l’accusé allait avoir des lettres de grâce, dit à ses Confrères, Messieurs, allons en avant, et faisons sentir à la Noblesse notre autorité. Ainsi donc, tous les États auraient des raisons valables pour récuser, au criminel, les Magistrats par état, et impairs de tout le monde.
Quant au Civil, on pourrait dire aussi qu’un Gentilhomme aura confiance en ses semblables ; qu’un soldat sera sainement jugé par des gens de guerre ; qu’un savetier trouvera le point réel d’une contestation entre gens de son état ; que chacun ainsi craindra la Justice et non ses Juges. Mais comment composera-t-on les Cours destinées à porter des Jugements entre gens d’états différents ? On voit par les exemples de la fidèle impartialité des Jurés, Experts etc. les inconvénients où jette la nécessité de livrer les discussions à cette sorte de parité. S’il est des nations où la Justice soit exercée selon ce système de parité, je doute que la Police qui y règne, fasse honneur à cette spécieuse spéculation.
Dans la nécessité donc d’une disparité indispensable, le plus sûr pour le citoyen est de relever l’état de la Magistrature au lieu de l’avilir. Outre qu’il est dans la nature humaine que le respect du Magistrat ajoute beaucoup à celui qu’il est nécessaire qu’on ait pour les Lois, c’est que, d’entre les inconvénients opposés que j’ai cités ci-dessus, je crois ceux qui naissent de l’envie, beaucoup plus à craindre que ceux qui viennent de la dureté. Je sens que l’amour que j’ai pour les petits, est dans le cœur, et celui pour les Grands, dans la réflexion, et peut-être que si je devenais premier Ministre tout à l’heure, si, comme je l’espère, je ne prenais pas un malin plaisir à abaisser les Grands, j’en aurais l’obligation à l’avantage d’être parvenu à l’âge mûr, dans un état de vie privée et réfléchissante.
La vénalité des Charges de Magistrature en France a souvent aussi fait une pierre de scandale. Que les Compagnies se considèrent elles-mêmes dans les temps de trouble et d’émotion ; et qu’elles voient ce qu’elles seraient, si le scrutin leur donnait des confrères. Que l’autorité se rappelle les siècles de fer, où l’on établit et multiplia les Jugements par Commissaires, et qu’elle juge si les Compagnies recrutées uniquement à la nomination de la Cour seraient autre chose que des bandes de Commissaires.
Le surhaussement du prix des Charges à un certain point est un mal, en ce qu’il écarte des places et des Tribunaux la médiocrité de la fortune, compagne ordinaire du vrai mérite ; mais le luxe, et les folles ou inutiles dépenses introduites dans les mœurs des Magistrats, et qui petit à petit passeront en usage et deviendront décence, sont le vrai principe de ce mal. On se rappelle encore avec admiration la modestie et la simplicité des mœurs des anciens Magistrats à qui la France doit sa conservation, et la Maison Royale sa Couronne. Mais il n’en est pas moins établi aujourd’hui qu’un homme, eût-il tout le mérite des de Harlai, de Thou, Durand, Molé etc. ne saurait occuper une place de Président à mortier à Paris, s’il n’a de quoi tenir un état considérable et une grande table dans les Vacations, outre l’énorme prix de sa Charge qui ne lui rend rien.
Le luxe gagne cet état précieux et respectable comme les autres. Tels qu’ils sont cependant, c’est encore celui de tous où l’antique désintéressement des Français s’est le mieux conservé. Nul ne fait plus pour l’État et ne lui coûte moins, (bien entendu que je ne comprends en ceci que les Magistrats, et nullement tout l’attirail de la chicane.) Sa propre considération, beaucoup trop rétrécie selon moi, lui surfit. Je n’ai suivi qu’un procès en ma vie, mais en différents Trinaux, et c’est bien assez pour un spéculateur ; c’est bien assez, dis-je, quand on l’a perdu : je n’en dirai pas moins cependant que j’ai trouvé chez les Juges des domestiques affables, des Maîtres patients, attentifs, qui m’écoutaient, qui m’entendaient, et que je ne pouvais, en sortant, m’empêcher d’admirer et de plaindre. Tout est client et clientelle dans le Royaume : je demande en quels autres lieux et bureaux on trouve cela.
Mais les Juges ordinaires et les Tribunaux naturels eussent-ils toutes les prétentions ensemble, des vues d’ambition de toute espèce, un esprit de despotisme habituel, une fierté de mœurs incompatible avec la véritable équité, le tranchant et le dur d’un Prévôt enté sur la morgue du Tribunal, une balance enfin à tout poids et à toute mesure etc. je ne sais sur quoi l’on pourrait espérer de trouver mieux dans les Juges d’attribution et de Cour. L’état de l’homme en général est une maladie habituelle ; mais les plus mal sains de tous sont ceux qui respirent l’air le plus corrompu. Toutes choses enfin étant égales, je le répète encore, mieux vaut injustice auprès, que justice au loin.
Les gens partiaux trouveront peut-être que j’en accorde beaucoup à la Magistrature, et cela précisément par l’habitude contractée depuis longtemps de lui vouloir tout ôter ; c’est peut-être ce qui dans d’autres temps la rendit plus portée à usurper. Je tâche de ne point confondre les êtres, et je pense en même temps que jamais gens de Justice ne furent propres au gouvernement en grand. Mais n’est-ce rien que d’entretenir la concorde entre citoyens, d’assurer l’état des fortunes privées, qui, prises ensemble, composent la fortune publique ; de conserver le dépôt sacré des Lois ; de représenter la police authentique, de fixer l’état des citoyens ? Je le répète, toute société déclinera toujours en proportion de ce que ces fonctions y seront moins estimées.
Au reste, le ressort principal, le plus important, comme aussi le plus délicat de la Justice et Police, ce sont les mœurs. De même que la charité éclairée cherche moins à secourir les pauvres qu’à empêcher ses semblables de le devenir, la véritable Police, la Police digne d’un grand Prince, d’un père du Peuple, de l’Oingt du Seigneur, consiste moins à punir les crimes qu’à sécher le germe des vices en réchauffant et faisant éclore celui des vertus. Divine vertu, quand les hommes n’auraient ici-bas de propriété exclusive que celle de te connaître et de t’admirer, n’en serait-ce pas assez pour que l’humanité méritât d’être heureuse et respectée, et pour nous faire un devoir d’employer nos faibles talents à mettre dans tout leur jour ses véritables intérêts ?
Il n’y a dans le monde que le vrai et le faux, c’est ce qui constitue le bien et le mal. Nos passions n’ont rien en soi qui ait un caractère décidé ; elles ne sont que mobile nécessaire. Dirigez-les vers le vrai, ce sont des vertus ; vers le faux, ce sont des vices. Cette direction ne peut partir dans un État que de son pivot, le Prince. Maître des biens physiques par sa puissance, il l’est aussi des biens moraux par l’opinion ; Regis ad exemplum totus componitur orbis.
Il paraîtrait s’ensuivre de cette opinion, que tout État qui a un Souverain vertueux, doit être sous l’empire de la vertu, d’où l’on pourrait conclure que fronder des vices accrédités dans un État serait en accuser la personne du Souverain, ce qui sans doute est un sacrilège pour un citoyen homme de bien. Mais il s’en faut bien que cette induction ne soit juste. Le soleil porte dans son sein cette chaleur vivifiante qui est l’âme de toutes productions, il la distribue également partout. Ici elle excite la fécondité ; ailleurs elle assemble les orages ; plus loin elle sèche des sables arides. Le principe est uniforme et constant, les accessoires en changent les propriétés. Ce sont ces accessoires qu’il faut principalement considérer dans la constitution du corps politique. Tâchons d’en faire la recherche dans la nature des passions.
L’ardeur d’acquérir est le principal mobile de l’humanité. Toutes les passions (si l’on en excepte quelques affections brutales qui n’ont qu’un objet momentané et qui sont trop basses pour être comprises dans l’ordre des passions,) se réunissent en cet unique point. Ce bloc de passions, toutes les mêmes dans leur principe, doit nécessairement s’entrechoquer dans ses parties, et ce sont les éclats dangereux qui partent de ce choc (éclats propres, s’ils n’étaient réprimés, à embraser et dissoudre à chaque instant la société) qui nécessitent l’attention de la Justice et Police.
Il n’appartient qu’à Dieu, toutefois par un miracle toujours subsistant, de contenir dans des bornes prescrites un Océan d’eaux toujours mobiles et dont la masse paraît recevoir à chaque instant des accroissements. Ce miracle passe également l’intellect humain et son pouvoir. Un habile ingénieur appelé pour garantir un pays des eaux qui le noient, n’imaginera pas de les contenir dans les retenues, ce serait un projet fol ; mais il considérera de quel côté il peut leur donner un débouché facile et qui débarrasse le pays submergé. Il fera mieux encore : il tâchera de les diriger de façon qu’elles puissent devenir utiles et profitables. Ces eaux sont la cupidité humaine. En vain chercherait-on à les tarir, leur source est dans une portion de la nature indépendante du gouvernement ; plus follement encore entreprendrait-on de les contenir, leur volume croît à chaque instant ; il faut changer leur cours et les diriger vers l’utilité publique.
Examinons maintenant quelle est cette utilité, purement en calculateur et non en philosophe. La cupidité est insatiable. Les biens physiques sont bornés, les biens moraux sont immenses : donc la cupidité doit être dirigée vers ces derniers, puisque ce n’est que par ce moyen que la cupidité de Pierre peut se satisfaire sans choquer, aigrir et combattre celle de Paul. Je dis plus : le pouvoir du Gouvernement est infiniment plus étendu dans le moral que dans le physique : je le prouve. Les biens physiques sont la santé, la jeunesse, la force, la beauté, la richesse, les dignités. De ces six portions deux seulement dépendent du Gouvernement, le reste vient de la nature qui ne reçoit de lois que de son instituteur. Il est vrai que le Gouvernement peut détruire les autres, mais il ne les saurait donner. Or j’ai souvent dit que le pouvoir de détruire n’en est point un, et cela se sait, puisque le dernier des misérables peut par un coup de désespoir détruire un Potentat. Les biens moraux sont le désintéressement, l’honneur, la gloire, la générosité et tout ce qui vient de la magnanimité ; la probité, la justice, la fidélité et tout ce qui appartient à la vérité ; la paix, la charité, l’amour et tous les sentiments qui lient véritablement la société ; la vertu enfin, mot général qui comprend tous les biens d’ici-bas, et dont chaque partie est si belle et si délicieuse, que l’homme le plus corrompu ne peut s’empêcher de l’admirer dans autrui.
Ce sentiment d’admiration est une preuve du germe inné qui fermente en nous, que l’amour des faux biens, l’habitude et l’exemple ont émoussé dès l’enfance et qui ne peut jamais être étouffé. Or je soutiens que le Gouvernement peut par des attentions de détail, mais constantes, suivies et partant toutes d’un grand plan, nous diriger tous ou presque tous vers une ou plusieurs de ces vertus, (car chacune d’elles va rarement seule) et faire germer en nous ce principe favorable, souverain bienfait de l’Être suprême. Chacun sent la vérité de ce que j’affirme ici, l’Histoire la démontre par les faits ; j’en déduirai quelques détails.
À l’égard de ce que je dis que ce champ est immense et que les passions des hommes ne risquent point de s’y entrechoquer, c’est encore une vérité qui frappe l’entendement au moment où elle se présente. Qu’un homme acquière une gloire éclatante dans le ministère étranger ou civil, à la tête des armées, dans la Magistrature, dans les arts etc. pour un petit nombre d’envieux qui en gémiront en secret, tout le reste y applaudit avec joie. Et quant à ce qui est des machinations de l’envie, examinez-en le principe : c’est presque toujours un amour bas des biens physiques.
Ce n’est plus le siècle où les Chevaliers Bayard, les Montholon, les Duranty mouraient aussi pauvres qu’ils étaient nés. Une haute réputation entraîne d’ordinaire une grande fortune, ou des places honorables et dont le nombre est borné. Ce sont là les choses que l’envie prévoit et dévore. Crillon, Catinat et d’autres que j’ai connus de plus près, n’avaient point d’envieux dans leur retraite, mais des admirateurs que leur vue seule enflammait d’un utile désir de les imiter. Je ne nie pas cependant qu’il n’y ait des vocations d’envieux comme de toute autre chose. Aussi, quand j’ai dit que le Gouvernement pouvait nous rendre tous vertueux, ai-je ajouté, ou presque tous : et quand j’ai choisi la gloire entre toutes les vertus pour établir mon principe, on ne peut m’accuser d’avoir choisi à mon avantage ; car c’est de toutes, celle qui a le plus d’éclat, et qui par conséquent est la plus propre à exciter les contradicteurs. Mais est-il décidé que le principe qui, corrompu, dégénère en envie, bien dirigé, n’eût pu devenir émulation ? j’en doute.
Je dis donc que le pouvoir du Gouvernement a plus d’étendue sur le moral que sur le physique : je dis qu’il est de son intérêt de conquérir dans ce champ immense et sans bornes ; et s’il était question de prouver que l’intérêt, même physique, bien entendu devrait nous porter de ce côté-là, la démonstration serait aisée et même triviale. Je me contenterai à cet égard de renvoyer au pas des Thermopiles, où trois cents Spartiates arrêtèrent un million de Perses.
Il en est ainsi de toutes les vertus : elles doublent, triplent et centuplent les forces réelles et physiques d’un État. En vain ferez-vous naître des hommes ; si vous ne les rendez bons, sans que la foudre s’en mêle ils s’entredétruiront les uns les autres. Les Arabes et les Tartares ne sont pas encore assez séparés dans les déserts immenses qu’ils occupent et dévastent.
Mais la vertu est assujettie à des règles de circulation, ainsi que tous les autres ressorts politiques. La vertu du plus simple particulier a trait dans sa sphère à l’avantage de son canton, et par contrecoup à celui de l’État. Par ce rapport, le Souverain repompe toutes les vertus de la société ; il doit aussi les rendre et les repousser jusque dans les plus bas étages. Si sa Personne, si son Conseil ne sont occupés que de l’intérêt physique, les sous-ordres qui ont moins de principes d’élévation et d’occasions de les faire paraître, ne penseront qu’à l’intérêt aussi ; et cette idole de la basse cupidité déifiée ainsi d’hiérarchies en hiérarchies, parviendra jusqu’au peuple qui, borné par l’éducation et avili par des fonctions pénibles, est moins propre à imaginer le grand et sentir le vrai, que toute autre classe de l’humanité. Dès lors plus d’obéissance que forcée et éludée par adresse, plus d’amour que feint et faux, plus de patriotisme, plus d’autre lien enfin de la société que ce vouloir incompréhensible de la Providence, qui maintient quelquefois les États pour confondre notre raison, quand tout semble concourir à leur perte, jusqu’au moment où elle a décrété leur chute, et où retirant sa main toute puissante, tout vole en éclats, comme ferait le monde entier, si la balance des éléments était perdue.
Or comme, autant qu’il m’est possible, je prétends ramener au simple tous les rapports de la manutention politique, je ne m’écarterai pas dans la partie que je traite actuellement, de mon principe générai, qui est que le Gouvernement ne doit se réserver que les grands ressorts de la machine politique, persuadé que quand ceux-là seront en régie dans ses mains, les détails iront d’eux-mêmes. Si le Prince honore les hommes d’or, je ne dis pas de la protection qui est due à tout le monde, mais de sa familiarité, du crédit, de son attention marquée, des choses enfin qui attirent la considération ; s’il sourit à une mésalliance honteuse d’un Grand, et autorise par là l’axiome des effrontés qui disent que c’est le seul moyen de relever la Noblesse ; s’il permet que les services soient mesurés au poids de l’or ; si, quand il voudra départir quelque faveur domestique, il attribue au protégé quelque part et portion de finance, sans prendre garde si cet heureux est d’un ordre à ne pas rougir de ce trafic ; toutes ces choses et une infinité d’autres qui pourraient paraître de peu de conséquence à l’affabilité du Prince, accroîtront à l’excès la cupidité de l’or et l’avarice, et causeront en conséquence des ravages infinis dans l’État. Si au contraire le Prince renvoyant les gens de fortune à leurs fonctions et à leurs places naturelles, réserve les distinctions, les places et sa précieuse familiarité pour le mérite uniquement ; si les belles actions sont honorées, les actions honnêtes remarquées, les grands talents accompagnés de grandes vertus tirés de la foule et mis sur le flambeau ; si le mérite des pères sert de titre aux enfants pour espérer, et d’encouragement ; si le plus grand nom prostitué n’obtient que disgrâce et marques d’indignation, bientôt vous verrez changer la face de la terre : de dignes Chefs ne placeront en sous-ordres que leurs semblables ; de grades en grades, de subdivisions en subdivisions, la vertu reprendra la première place qui lui est si justement acquise, elle étendra ses rameaux dans toutes les parties de la société.
Je l’ai dit, l’or est corrupteur et il accélère à cet égard la pente naturelle de toutes les choses humaines vers leur décadence. Nous en discuterons les raisons dans la suite de cet Ouvrage. Plus notre industrie l’attire parmi nous, plus nous devons être attentifs à remédier par le régime ci-dessus à ceux de ses effets qui sont pernicieux.
Depuis que la branche de la Maison Royale qui règne aujourd’hui est sur le trône, nous avons eu quatre règnes de Souverains doués de grandes vertus de Prince et de particulier. Il est néanmoins de fait que nous nous sommes fort corrompus. Que serait-ce, si ces métaux dangereux nous étaient parvenus sous des Princes cruels, injustes, avares, emportés. La corruption se glisse revêtue des beaux noms d’adresse, d’habileté, de goût, etc. Je le répète, il n’y a dans le monde que le vrai et le faux, c’est ce qui constitue le bien et le mal. Tout ce qui ne tend pas au vrai, loin de nous éclairer, nous aveugle d’autant plus irréparablement, que l’ignorance absolue se connaît et se défie d’elle-même, au lieu que la fausse science enivrée de présomption dédaigne tout ce qui n’est point elle.
Voudriez-vous me nier que nous ne nous corrompions ? suivez la trace de nos écrits, la régie est sûre. D’une part ils peignent les mœurs, de l’autre ils les font. Vous ne trouveriez d’abord que Romans de Chevalerie, romances et fabliaux jusqu’aux temps de la régénération des Lettres. Ces nouveaux dons apportèrent leurs biens et leurs maux ; et tandis que l’État se formait par les secousses et crises domestiques qui lui causèrent tant de travaux, l’histoire et les mémoires particuliers peignent l’état violent et les troubles, jeux de l’intérêt en grand et de l’ambition. Nos Romanciers imaginaient alors ; mais c’était encore des Cirus, des Amadis, des Dom Galaor, preux Chevaliers, amoureux fantastiques, mais plus verbeux et plus abondants en compliments et conversations alambiquées, que ne l’étaient leurs ancêtres. Enfin le pouvoir se réunit à son principe, et se trouvant dans des mains dignes de le régir, le calme intérieur succéda à la tempête, les arts parurent et bientôt fleurirent, le goût se forma, nos écrits marquèrent le beau siècle autant que nos exploits. La Princesse de Clèves et un petit nombre d’autres Romans marqués au même coin peignaient un genre de galanterie et de mœurs inconnues à nos anciens, et déjà oubliées parmi nous. Jouissants des mêmes loisirs, qu’avons-nous enfanté depuis ? Certaines sciences de détail se sont perfectionnées ; mais je ne parlerai que de ce qui peint les mœurs. Nos prétendus Philosophes, tantôt sous un manteau, tantôt sous un autre, quelquefois à découvert, ont attaqué les Lois Divines et humaines. Nos docteurs ont en mille manières calculé l’intérêt, et nos Romanciers ont alambiqué le désordre et l’infamie. Pensons-nous que la honteuse mollesse qui engendre ces ouvrages monstrueux, défigure moins l’humanité que l’espèce de férocité qui enfanta jadis de gigantesques Chevaleries. Mazulhim est aussi éloigné d’atteindre à l’état d’homme, que Roland le dépasse. Nos pères eussent vomi sur de telles images ; elles nous amusent aujourd’hui, parce qu’elles nous ressemblent.
Non seulement ces délires d’une imagination corrompue peignent les mœurs, mais encore ils les font. La jeunesse y puise avidement se poison d’une indigne volupté ; et supposé que dans l’âge mûr on échappe à ces fatales impressions, que trouve-t-on ensuite pour nourrir l’esprit dans sa maturité ? des ouvrages qui sous l’appas d’une fausse liberté mettent en question tout ce qui fut utilement mis en fait depuis deux mille ans, qui détachent l’esprit et le cœur du culte de l’Être souverain et du respect pour les Puissances établies ; des ouvrages qui détruisent tout et n’édifient rien, qui mettent enfin le poids et la mesure aux mains de chaque individu.
C’est bien à vous, me dira-t-on, qui sans aucune mission réglez les États dans votre cabinet, à condamner la liberté dans les écrits. Oui, c’est à moi qui pourrais peut-être mieux qu’un autre en faire de méchants, si je voulais. Je soumets chaque page, chaque ligne de cet Ouvrage au censeur le plus austère. S’il y trouve que nulle part je prêche l’esprit de discussion et d’indépendance, que j’éloigne en aucun endroit mes lecteurs de ce qu’ils doivent à Dieu, aux Lois et au Souverain, je me soumets aux peines que méritent les écrivains dangereux, et selon moi elles ne seraient pas petites. Si pour quelque chose je m’écartais des principes de douceur et d’humanité, que je prêcherai sans cesse tant que j’aurai de la voix, ce serait pour des hommes de ce genre. Mais non : les Écrivains méritent, selon moi, une attention toute particulière de la part du Gouvernement. Si tôt que j’en connaîtrais un qui viserait à faire un mauvais usage de ses talents, je lui en désignerais un autre emploi avec soin et encouragement : je le soutiendrais de la sorte contre sa propre faiblesse ; et supposé qu’il fût de ce petit nombre de gens qui n’ont de talent que pour le mal, je lui défendrais à bon escient toute autre plume que celle qu’on appelait jadis à Marseille plume de trente-six pieds.
Je ne prétends point établir ici la république de Platon. Il est toujours temps d’agir à cet égard et d’agir utilement sans pédanterie. Vainement dirait-on qu’il y a tant de mauvais ouvrages, qu’il serait inutile aujourd’hui d’en arrêter le cours. Heureusement tout est de mode et passager parmi nous, et à la réserve de quelques-uns, les ouvrages les plus dangereux sont les plus promptement oubliés. Réglons nos écrits : purifions nos théâtres et leur donnons le ton noble qui convient à la plus brillante des nations. Ces soins de détail portent pat mille rameaux sur la masse entière du corps politique. La vertu attaquée dans toutes les parties doit aussi être partout défendue.
Mais l’article des mœurs est trop important pour ne pas demander un Chapitre à part. J’en ferai même deux, l’un sous ce titre, l’autre sous celui du luxe. Mon objet ne fut jamais de faire des traités de morale ; mais les mœurs ont infiniment plus d’influence dans la société que les Lois. C’est par les mœurs plus que par tout autre ressort que le Gouvernement peut fixer la prospérité d’un État, ou en accélérer la décadence. Les mœurs donc doivent être le principal point de vue d’un populateur.
Concluons cette partie et disons en somme que la Justice et la Police font la plus intéressante partie de la circulation. Les canaux de cette circulation sont établis en France, il ne s’agit que d’en réparer les conduits, les entretenir et en faire usage.
CHAPITRE IV
Les Mœurs
Les Mœurs, je le répète, sont non seulement le tableau vivant de l’état de la société, mais en sont encore le ressort principal.
Elles en sont le tableau. O Ville vénale, s’écriait Jugurtha en sortant de Rome, tu aurais bientôt un maître, si quelqu’un était assez riche pour t’acheter. Ce scélérat endurci dans le crime ne put se refuser à un mouvement d’indignation sur la perversité et la corruption de ses Juges. Mais ce sentiment de lumière échappé aux ténèbres d’un cœur corrompu, n’avait qu’à naître dans une âme plus noble pour y porter le décret et les moyens de la plus complète des révolutions. César uniquement avide de gloire eut à peine conçu que l’autorité était un échelon nécessaire à ses projets, qu’il comprit qu’il n’avait qu’à tout prendre d’une main et tout donner de l’autre, pour changer en esclaves les maîtres de l’univers.
À remonter dans les anciens temps de Rome, la plus cruelle oppression ne put déterminer le peuple entier à d’autre acte d’hostilité contre ses Chefs qu’à se retirer en concours, et menacer d’abandonner les murs et le territoire de la patrie.
Depuis il fallut l’exemple d’un père forcé d’égorger sa fille de ses propres mains afin de la ravir à la plus honteuse et la plus absurde des tyrannies, pour engager la nation entière à demander compte à ses Magistrats d’une administration et d’un pouvoir extorqué.
Dans Rome assujettie et peu de temps après la révolution dont je parlais tout à l’heure, on vit les citoyens s’entr’égorger pour la préférence disputée entre deux farceurs.
Les lois fondamentales de Rome avaient peu changé par comparaison à l’énorme altération que ces faits annoncent dans les vrais liens de la société : tout le changement avait porté sur les mœurs, et telles en furent les suites.
Cette influence des mœurs sur la constitution de l’État n’échappa pas plus à Auguste qui voulait gouverner Rome en maître, qu’a Jugurtha qui la voulait corrompre en ennemi. Quelques lois trop dures ayant excité un murmure général, Auguste apaisa le peuple en lui rendant le Comédien Pilade.
D’après cette esquisse tirée de l’histoire d’une nation que la Providence a mise plus en vue que toute autre, on peut convenir que les mœurs sont le tableau vivant de l’état de la société. Les exemples que j’ai cités et mille autres que je pourrais y joindre, démontrent que ce genre de thermomètre n’est pas une prédiction faite après coup, mais a servi dans le temps aux hommes ambitieux, qui ont cru voir leur utilité particulière dans le détriment de la chose publique ; c’est donc un tableau réel : mais que présente ce tableau ? Il dit qu’en proportion de ce que l’honnêteté est plus respectée dans les mœurs d’une nation, tous les liens qui en forment l’union et solidité en sont plus entiers et plus resserrés, et qu’en conséquence, à mesure que les mœurs déclinent, les liens de la société se relâchent en proportion.
Quelles surent en effet les lois puissantes qui transformèrent tout-à-coup en citoyens affectionnés et dévoués à la patrie une troupe de bandits élevés dans l’exercice d’un brigandage continuel, barbares d’habitude et de volonté, lions au dehors, esclaves au dedans ? (Tels furent les Romains du premier et du moyen âge.) Quelle force coercitive réunit en eux des contraires si absolus ? La foi du serment, l’amour de la patrie, le respect des foyers domestiques.
Qu’on examine par le détail les principes du souverain respect de ce peuple pour ses Magistrats, de son admirable discipline à la guerre, de ses vertus de citoyen enfin, on verra qu’ils se rapportent tous à ces trois principes que j’ai nommés, comme en effet tous les différents rameaux des mœurs à l’infini y tiennent et en dérivent.
Qu’on ne m’oppose pas ici le récit des dissensions continuelles et internes de ce peuple orageux, pour en induire que je fais un beau portrait, mais qui n’a nulle récité. Je ne suis jamais disconvenu que les liens de toute société ne fussent de leur nature portés à tendre vers le relâchement. C’est par cela seul qu’il ne peut y avoir d’empire éternel ici-bas. Le dépérissement s’annonce et se démontre par les troubles et les dissensions, les tiraillements et les douleurs, tant qu’il y a du nerf dans la République ; par l’indécence et la débauche, la gangrène et la putréfaction, dès qu’il n’y a plus que des chairs.
La fierté des Appius, l’exécrable audace de Catilina, le luxe effronté et rebutant de Trimalcion furent les mêmes symptômes de la même maladie, qui ne parurent si différents que par la diversité des corps sur lesquels le mal travaillait, c’est-à-dire des temps de la République. Il me suffit donc de prouver que les véritables Lois d’un État sont les mœurs, et que loin que ce soit la vétusté et l’oubli des Lois qui cause le relâchement des mœurs, c’est au contraire le relâchement des mœurs qui intercepte le régime des Lois, en rend vaines les dispositions, et par conséquent énerve et détruit à la fin la République.
Dans ces trois principes en effet qui seuls formèrent l’indissoluble société Romaine, on ne voit rien qui n’appartienne aux mœurs, rien qui sente le régime distinctif des Lois. Somme toute, les Lois ne sont que les rites particuliers des mœurs : celles-ci sont les premières des Lois. Où les mœurs règnent, les Lois les plus simples suffisent, et sont même rarement réclamées. Où l’on néglige les mœurs, les Lois pussent-elles tout prévoir et se multiplier en autant de ramifications qu’en produit l’inépuisable corruption humaine, elles sont sans force et sans application : Corruptissima Respublica, plurimœ Leges.
Il s’ensuit de ce petit nombre d’inductions, qu’on pourrait étendre à l’infini, toujours avec plus d’avantage pour la démonstration de cette importante et palpable vérité, que non seulement les mœurs sont le tableau vivant de l’état de la société, mais qu’elles en sont encore le ressort principal, comme mères, tutrices et protectrices des Lois. D’où résulte que la superintendance des mœurs est le plus bel apanage et le droit le plus sacré du Gouvernement, toujours Législateur quoi qu’on en dise, et que c’est presque la seule partie des Lois dont il doive se réserver le maniement suprême.
Mais semblables au Protée de la fable, les mœurs s’échappent des mains qui les veulent forcer, et se transforment en représentations vaines pour éviter les chaînes dont on les voulait étreindre. En cela, comme en toute autre chose, la contrainte est le plus défectueux des ressorts de l’autorité. Les caustics ne servent qu’à dévorer les chairs mortes, et n’ont nulle propriété pour prévenir la corruption. Quelles sont donc les touches du clavecin politique qui répondent aux mœurs ? Le discernement, la pudeur et l’exemple. Mais ces généralités conviennent mieux à un Traité de morale, objet dont je ne me suis jamais occupé, qu’à des considérations politiques. Mon plan doit nécessairement me ramener dans les détails : ils sont tous ici de la dernière importance.
C’est rarement en gros et par des révolutions subites et sensibles, que les mœurs reçoivent une altération dangereuse. Malheur aux États que leur étoile destine à supporter de ces crises violentes, qui les vieillissent plus en peu de temps que ne pourraient faire des siècles d’uniformité dans les évènements. Rome en essuya deux trop consécutives, et ne put résister à la seconde. La première fut la destruction de Carthage. Ses guerres avec cette puissante République lui avoient fait connaître la moitié du monde. Pour la conquérir, il ne fallut qu’accabler Carthage. L’Afrique et l’Espagne traitées comme conquêtes, altérèrent le désintéressement Romain, de même que l’animosité de cette guerre en avait altéré la bonne foi ; et dans ce temps même on vit pour la première fois couler dans Rome le sang du citoyen. Les maux internes s’aigrissaient à mesure que les succès extérieurs devenaient plus grands ; le courage même s’en ressentit tout aussi promptement. Qu’on se rappelle les alarmes de cette ville séditieuse lors des mauvais succès des premières campagnes contre Persée, en comparant le danger réel de cette guerre avec les calamités auxquelles peu d’années auparavant ces mêmes Romains avaient opposé tant de courage. La seconde crise fut la conquête de l’Asie. Ses trésors et les débris de son luxe achevèrent de corrompre les Romains. On les voit pendant ce peu d’années orageuses, et dont le tableau historique fait horreur, se servir tour à tour du glaive contre Mitridate et Tygrane, et du poignard contre leurs propres citoyens. Leur fortune décrétée par la Providence ne put être aussi rapide que le feu que ces furieux allumèrent dans leurs propres murs ; et le dernier Républicain, si tant est que Pompée en fut un, n’avait pas eu le temps d’achever la conquête de l’Asie, quand il fit place au premier des Maîtres qui dissipèrent cet immense héritage dans moitié moins de temps qu’on n’en avait employé à le former.
Les grandes conquêtes, les révolutions dans le gouvernement ou dans les fortunes, les secousses vives et fortes en un mot sont nécessairement le signal d’une altération dans les mœurs. Je laisse aux spéculatifs à examiner si nous n’avons rien essuyé de semblable dans notre siècle, et à résoudre si, en supposant le fait, les mœurs parmi nous ne s’en sont pas ressenties.
Mais en général leur altération commence et se confirme par des degrés moins marqués. La corruption se glisse petit à petit, circule dans les veines, attaque enfin les parties nobles, et jette tout le corps politique dans des convulsions qu’on considère et qu’on voudrait en vain guérir dans les effets, faute d’en avoir jamais connu le principe. Il est donc de la dernière importance de connaître et de définir en quoi consistent les mœurs : de cette notion naîtra naturellement celle des attentions de détail qui doivent veiller à leur maintien.
Rappelons-nous ici les trois principes auxquels j’ai rapporté toutes les vertus si célèbres des anciens Romains. La foi du serment, l’amour de la patrie, le respect des foyers domestiques. Quelques étrangers que soient à nos préjugés ceux d’un peuple ennemi fanatique de la Monarchie, nous trouverons que ces trois points renferment également toutes les vertus dont nous sommes susceptibles ; la Religion, le patriotisme, les vertus civiles. Rapprochons maintenant les objets pour les envisager dans les nuances qui nous sont propres.
Il m’appartient aussi peu de faire ici l’éloge de la Religion, que d’en développer les dogmes et montrer comment ils ont trait à tous les points de la prospérité publique et particulière. Chacun sait qu’elle ordonne le respect et la soumission pour le Gouvernement ; qu’elle veut que nous nous regardions tous comme frères, et nous enjoint l’attention à nos devoirs, dans des vues de tout temps puissantes sur l’esprit humain, et diamétralement opposées à celle de la cupidité. Mais fût-elle aussi défectueuse qu’elle est parfaite, il est certain que les religions, même d’invention humaine portaient dans leur principe et dans leur morale le caractère de la Loi naturelle empreinte dans notre âme, sceau distinctif du Créateur. La Religion donc fut toujours, et est aujourd’hui parmi nous plus que jamais, le ressort principal des mœurs.
Le dogme de la charité qu’elle recommande sur toute chose et dans lequel se trouvent compris tous les autres, proscrit sans doute l‘intolérance. Tant que le Christianisme n’a formé que des sociétés particulières, proscrites, tolérées, ou admises dans des États où quelqu’autre culte dominait, les Ministres de la Religion pouvaient assujettir ce petit nombre à des régies plus étroites, punir, séparer du troupeau, infliger en un mot des peines et des privations purement relatives à la Religion, et qui n’avoient nuls effets civils. Mais si tôt que cette Religion de paix est devenue dominante dans un État, le premier des devoirs de ses Ministres fut de fléchir la roideur du sceptre, de rendre doux et liants les chaînons de l’encensoir, d’imiter enfin leur divin Instituteur toujours et partout miséricordieux. En conséquence les prisons du S. Office ne devraient renfermer que les Ecclésiastiques indécents ou dénonciateurs.
Ce que je dis-là, tout le monde le pense de sang froid ; quoique la passion ait souvent fait agir dans un sens contraire ; mais il ne serait pas aussi aisé de décider si la Religion regardée comme ressort politique, (car les Princes n’y prétendent inspection que dans ce sens-là) doit être tolérante ou impérieuse. Je crois néanmoins cette question établie, en disant qu’en tout et partout, sans en excepter rien, les moyens coercitifs sont les plus propres de tous à faire sur l’homme un effet contraire a leur objet.
La tolérance, dans le sens où on l’entend communément depuis que diverses sectes ont déchiré l’unité de l’Église Romaine, et que certains États les ont toutes reçues et admises dans leur sein, n’est point de mon sujet. Je ne parle que pour nous : il nous en a trop coûté pour nous réunir ; nous sommes en général trop étourdis et trop agissants pour qu’un citoyen qui a réfléchi puisse recevoir seulement l’idée de risquer de retomber dans nos anciennes convulsions. La tolérance dont je parle consiste donc uniquement à n’apporter dans tout ce qui concerne la Religion que l’esprit qui constitue sa propre essence, l’esprit de douceur et de charité.
Mais la tolérance serait le pire des inconvénients, si elle allait jusqu’à l’indifférence sur le régime intérieur et de détail de ce mobile tout puissant de l’humanité. Loin ces systèmes vains et dangereux, abus de l’esprit et d’une Logique corrompue, qui prétendent prouver qu’une société d’Athées pourrait subsister. La République de Platon n’est qu’un songe ; mais c’est du moins une belle idée : l’autre, tout aussi vaine, a de plus l’inconvénient d’une absurdité complète, et de nous dégrader en pure perte. Qu’on nous ramène à l’instinct des étourneaux, nous pourrons vivre en troupe sans religion et parvenir aux avantages qu’ils retirent de leur société.
Un Prince irréligieux avec ostentation serait le pire des fanatiques, un furieux en délire, incendiaire de son propre palais ; un Prince indifférent sur la Religion creuse au-dessous de son trône une mine qui quelque jour n’y laissera qu’un monceau de ruines. Mais quelquefois sous le règne des Princes qui ont le plus de respect pour la Religion, et qui en donnent chaque jour des marques extérieures, le relâchement en cette partie se glisse par le détail, faute d’attention à ceux de la police, et parvient à un point dangereux. J’ai fait en ce genre une remarque que je placerai ici, quoiqu’étrangère au genre de détails qui, selon moi, méritent Inspection. Ce fut en 1667 que fut composée la troisième satyre de Boileau, temps où la Cour de Louis XIV était la plus galante, et quinze ans avant la réforme qui fit arborer tant de chapelets à la Cour ; c’est un gourmand de profession que le Poète met sur la scène, et ce n’est sûrement pas pour la rime qu’il lui fait dire :
J’y cours, midi sonnant, au sortir de la Messe.
Le fait est que tout le monde alors allait à la Messe tous les matins. Dans les garnisons, les Officiers plus portés cependant aux débauches d’éclat qu’ils ne le sont aujourd’hui, allaient à la Messe au sortir de chez leur Commandant. Je ne dis pas que cela fût conséquent ; mais malgré tous nos raisonnements, nous ne le serons jamais qu’en spéculation. Ces hommes inconséquents et quelquefois brutaux ne souffraient pas qu’on dit un mot équivoque sur la Religion devant eux, disaient hautement qu’un homme sans religion ne pouvait être qu’un coquin. Nous ne battons plus nos gens ; mais nous ne les menons pas à la Messe, parce que nous ne sommes pas dévots : nous dissertons sur la Religion devant eux, sinon d’une façon très impie, du moins souvent fort légèrement sur les superstitions populaires, etc. Tout cela porte coup sur les mœurs, sur la croyance et sur la fidélité publique.
En supposant le mal, me dira-t-on, où donc est le remède ? Faut-il que le Gouvernement ou la Police établissent une sorte d’inquisition domestique sur nos discours et nos actions privées ? Que devient en ce cas la tolérance dont vous nous avez flattés d’abord. La voici. Peccato celato è mezzo perdonato, dit l’Italien ; et ce proverbe pernicieux en morale est très juste en politique. Il importe peu au Gouvernement que vous alliez à la Messe ou non les jours ordonnés, pourvu que vous alliez ailleurs sans bruit et sans éclat ; que vous mangiez gras ou maigre chez vous, pourvu que vous prétextiez une incommodité, et ne fassiez pas ostentation de donner ce qu’on appelle chère de commissaire ; que vous croyiez ou ne croyiez pas enfin, pourvu que vous supprimiez des discours qui ne pouvant jamais faire aucun profit qu’à votre vanité mal entendue, peuvent détraquer l’imagination ou les mœurs des jeunes gens, des esprits faibles qui vous écoutent. Au fond en tout cela votre liberté d’agir et de penser n’est gênée en rien d’essentiel, et vous n’avez pas plus de droit à réclamer contre la faible contrainte que ce genre de police vous impose, que contre l’usage d’établir des privés pour ceux de vos besoins qui infecteraient la société.
Cette portion essentielle des mœurs s’est-elle relâchée parmi nous ? Je n’en sais rien ; mais je sais que si la liberté de donner à manger en gras, qui n’était accordée il y a vingt-cinq ans, qu’à un très petit nombre d’auberges privilégiées en faveur des étrangers, était devenue générale et qu’aujourd’hui en tout temps on n’en fît difficulté dans aucune, ce serait signal de relâchement. Si l’on accordait des permissions aux ouvriers de s’employer les jours de fêtes aux travaux du Roi qui ne cessent jamais ; si, à cette imitation, la Ville obtenait pareilles dispenses pour les siens ; ne serait-ce pas assez pour, donner le signal aux particuliers de mépriser cette partie de la discipline ? et comme l’extérieur est et sera toujours ce qui frappe davantage le peuple, et que les transgressions se donnent la main ainsi que les observances, le mépris, ou du moins la discussion des ordonnances de l’Église entrerait dans toutes les têtes. L’esprit de régularité se perd, et toute Religion réduite au pur spirituel est bientôt reléguée dans l’empire de la lune.
Il n’y a pas mille ans que voyant des ouvriers un jour de fête chez des Religieux, je m’approchai du Père Procureur qui était parmi eux, et lui demandai en vertu de quel Saint ils ne fêtaient pas celui du jour. Il me répondit que ces travaux étaient relatifs au portail de son Église, et que c’était une œuvre sainte que d’édifier le Temple du Seigneur. Cet axiome, lui dis-je, est applicable à ceux qui fournissent les fonds de cet édifice ; mais c’est purement une œuvre servile pour ces ouvriers qui y gagnent leur vie. Sur cela l’érudite Paternité me rappela que nos anciennes Églises n’avaient été bâties que les jours de Fête et de Dimanche. Je lui répliquai que c’étaient des corvées religieuses, qui tenaient lieu de prières au peuple, et dont il ne retirait nul salaire. Enfin il fut obligé de me dire qu’ils avaient une permission de M. l’Archevêque. La loi est parlante, lui dis-je alors, et la dispense dispense est muette ; ainsi donc vous ne pêchez pas contra le Saint, mais contre la société, ce qui, selon moi, est bien pis ; et je vous condamne, sous peine de scandale, à afficher en grandes lettres sur un tableau en public, d’un côté la permission de votre Evêque, de l’autre celle de la police, si mieux n’aimez laisser séjourner vos pierres qui ne périclitent pas, ce qui vaudrait mieux. Cet homme me prit pour un Anabaptiste, ou peu s’en faut.
Les abus se donnent la main entre eux ; on sait cela. En ce sens, la philosophie moderne, bu l’art de raisonner l’irréligion, et le relâchement des mœurs en ce genre sont frères ; mais s’il fallait entre eux décider lequel des deux est le principe de l’autre, je serais tenté de me déterminer pour le dernier. En effet, quoiqu’il soit vrai de dire que rien n’est plus contre la société que les Livres et Traités contre la Religion, cependant (je puis en parler savamment) moi, qui les ai tous lus, j’affirme qu’il n’en est aucun qui satisfasse même avec quelqu’apparence de réalité notre penchant vers l’indépendance, et qui nous offre des objections plus fortes que celles qui viennent malheureusement en pensée souvent au premier moment, et qu’en langage mystique on appelle tentations contre la foi. Ces sortes d’ouvrages d’ailleurs sont secs, la plupart de mauvaise main, et promptement ennuyeux ; ils ont endoctriné quelques bavards, mais n’ont perverti personne.
Ce qui porte infiniment plus sur le général en ce genre, ce sont ces traits indirects, ces airs de certitude puérile, ces lardons amenés à tous propos qui mettant en fait ce qui est au moins en question, paraissent établir comme notoire et reçu de tous, qu’il n’y a que le peuple et les imbéciles qui aient de la religion. Il faut avouer qu’aujourd’hui on n’écrit presque plus un mot qui ne soit empreint de ce timbre-là ; il n’est dissertation sur des eaux chaudes, ou bouquet à Iris, où l’auteur ne veuille insérer sa petite profession de foi d’esprit fort. Ce concours apparent de tous les hommes de génie d’une nation fait assurément bien des ravages ; car qui échappe à l’un, lit certainement l’autre. Ces docteurs qui n’établissent rien, ne sont tenus de rien prouver ; et l’on en infère seulement qu’il est permis de lever un œil curieux sur l’objet de son culte, puisque tant de gens censés instruits le fixent et s’en moquent.
C’est sans doute un grand mal pour le vulgaire ; mais pour ne pas sortir de la question, quel est le principe de ce concours de petitesse dans les beaux esprits ? Il n’y a plus que le peuple et les enfants assez sots pour croire qu’ils ont découvert le secret de l’Église. Il y a déjà longtemps que Ninon Lenclos apprenant qu’un de ses amis mourait en incrédule, y courut pour lui sauver cette misère-là : elle trouva le Vicaire de la Paroisse qui sortait gendarmé de quelques propos de théâtre, dont le héros mourant avait prétendu signaler sa fin ; elle voulut engager le Prêtre à rentrer. Ah ! Madame, lui dit celui-ci qui ne la connaissait pas, il n’y a rien à espérer de ces Savants-là. Eh ! non, Monsieur, reprit Ninon, je vous réponds qu’il n’en sait pas plus que vous et moi.
Ninon, Épicurienne décidée, savait fort bien que tous les arguments de l’incrédulité se bornent à dire non, et agir en conséquence. Nous savons personnellement aussi que tous ces docteurs ne savent pas un mot de la question ; en conséquence, ce n’est pas la persuasion qui les fait parler. Pourquoi donc se pressent-ils si fort de prendre couleur à temps et à contretemps ? C’est qu’ils savent que c’est le moyen de faire accueillir leurs ouvrages par la curiosité publique. Autrefois on risquait le fagot, ou du moins l’horreur publique et le mépris des honnêtes gens, quand, pour se faire admirer d’un petit nombre, on hasardait de semblables traits ; aujourd’hui c’est le moyen de se faire une réputation accueillie d’abord par les fols, et dont le grand nombre est ensuite la dupe.
Il serait donc vrai de dire que le relâchement des mœurs en ce genre est plutôt le principe de l’indécence qui règne à cet égard dans nos écrits, que celle-ci ne l’est de ce relâchement ; mais le vrai point est que ces deux maux font ensemble un cercle vicieux de la plus grande conséquence pour le maintien de la société. Cependant, comme non seulement les écrits font portion des mœurs, mais encore en sont la partie la plus voyante, la plus contagieuse et la plus durable, il s’enfuit de là, que de toutes les négligences de la police, la plus condamnable est aussi celle qui porte vers le relâchement de l’attention à purger les écrits de toute trace d’irréligion.
Je n’ignore pas tout ce qu’on oppose à cette inquisition aussi ancienne que les mœurs, et qu’on ne trouve jamais plus rigoureuse que lorsqu’elle devient plus indispensable. Gêner la liberté des écrits, dit-on, c’est exercer la plus odieuse et la moins fructueuse des tyrannies ; c’est resserrer le génie, et conséquemment donner des entraves à l’aine des citoyens et à toutes les vertus qui en dépendent ; c’est d’autre part gêner le commerce rapportant de la Librairie, et en renvoyer les profits chez nos voisins qui impriment et débitent tout, et qui s’en trouvent bien. Mille autres objections de détail naissent de celles-là et s’y rapportent : je crois très aisé d’y répondre.
Les écrits ne sont autre chose que le tableau de nos pensées, le registre de nos idées en principes et en conséquences, d’où s’ensuit que qui gêne indistinctement les écrits, tend, autant qu’il lui est possible, à perpétuer l’enfance de l’humanité, et à priver la société de cette communication d’idées, qui nous mettant à même de profiter des travaux de ceux qui nous ont précédés, pour abréger les commencements, nous facilite la direction de toutes les forces de notre esprit vers le progrès. En conséquence, une tyrannie indistincte sur les écrits est le premier des crimes de lézehumanité ; mais par la même raison aussi, une indifférence absolue sur cette partie du gouvernement est la plus défectueuse des branches de l’anarchie.
Sans m’étendre ici à discuter ce que c’est que liberté ; matière aussi aisée à ramener à ses vrais principes, qu’étrangère, quant au moral, au sujet principal de cet Ouvrage, il suffit de dire qu’on ne peut appeler gêne ici-bas, que la suppression de nos facultés utiles. Sans cette réserve la liberté dégénère en brigandage absolu ; or cette distinction une fois posée, je demande de quelle utilité peut être au public et a chaque individu en particulier l’étalage des idées transitoires de chacun d’eux en matière de Religion.
De deux choses l’une, ou la Religion est révélée, ou elle ne l’est pas. Si elle est révélée, nous ne devons plus qu’adorer et obéir : ses Ministres sont préposés pour nous en instruire, le Gouvernement pour en faire respecter les observances, et pour empêcher que les passions humaines, sous ombre de zèle, n’en altèrent la douceur et la pureté, et tout est dit. Si au contraire c’est une invention humaine tissue d’erreurs et de prestiges dans le droit, mais établie sur la plus antique convention dans le fait, je demande si parmi ces petits éclairs d’anti-Prophètes, il en est un seul qui veuille soutenir de sang froid que la société en serait plus heureuse, si l’on ôtait ce frein à toute l’humanité en général. S’il s’en rencontre un assez fol pour cela, vous le feriez convenir également que la patrie est une idée, ubi benè, ibi patria ; que le respect dû aux Souverains n’est que la loi du plus fort civilisée ; que nos mères nous firent sans penser à nous ; que notre postérité est un mot, que l’amitié n’est autre chose qu’une main qui frotte l’autre ; que la probité n’est que l’art de mettre de son côté les circonstances ; la pudeur, qu’une attention aux bienséances ; la foi, un lien pour les fols, et un moyen pour les honnêtes gens ; qu’en un mot, chacun n’est ici-bas que pour soi. Je ne crois pas que, quelques ingénieux que puisse paraître ce démonstrateur, personne soit tenté de le prier de réformer la République et de la peupler de ses prosélytes. À ce petit nombre près cependant, et plus petit qu’on ne saurait croire, tout le reste conviendra qu’il faut une religion au peuple et à tout ce qui pense en vulgaire, de quelque rang qu’il puisse être. Je le crois aussi comme eux. Cela posé, sans entrer dans la discussion des principes et de la morale de la Religion reçue, si tôt qu’elle s’amalgame avec les liens de l’État, de façon que depuis un espace de temps immémorial l’État subsiste avec elle et peut-être par elle, c’est une démonstration de sait, qu’il doit être interdit au premier Chef, à tout citoyen grand ou petit, de porter des atteintes publiques à cette loi première ; défendu, dis-je, exclusivement jusqu’à l’arrivée de l’Antechrist qui doit paraître armé de forces, de miracles et de tout ce qui peut opérer ensemble le renversement de l’ancienne société et l’établissement d’une nouvelle. Permis à nous d’opter alors ; mais jusqu’à ce qu’il nous ait fait notifier son arrivée, il n’est nullement contre la liberté publique et privée de barrer le sifflet à ses précurseurs, puisque ne pouvant procurer un mieux ni à eux-mêmes ni aux autres, ils ne sont propres au contraire qu’à égarer les esprits faibles et présomptueux, à éveiller la corruption humaine, et l’affranchir du seul lien qui tôt ou tard met un frein à la cupidité.
Quant à la petite vilaine raison de commerce qu’on associe à celle que je viens de combattre, je pourrais répondre en bref, en disant qu’un commerce de corruption ressemble en profit à celui que firent les Marchands de Marseille, qui y apportèrent la peste il y a trente-cinq ans. Mais on m’attaquerait encore dans cette généralité, en me disant que les Livres défendus ne nous viennent pas moins des étrangers ; qu’ils sont d’autant plus recherchés qu’il est plus difficile de les avoir, et qu’en ôtant ce profit à notre Librairie, nous le portons au double à nos voisins. Il faut donc trancher dans le vif et dire, 1°. Que ce prétendu désavantage n’existe pas. 2°. Qu’il n’est pas vrai qu’on lise autant les Livres exactement défendus, que ceux qu’on débite en toute liberté.
Je dis que ce désavantage n’existe pas, et je le soutiens, du moins dans mon principe ; car de ce qu’un ouvrage est parsemé de quelques traits trop marqués, ou même suspects en ce genre, je n’en conclurais pas qu’il fallut le supprimer, quelque médiocre qu’il put être d’ailleurs. L’amour propre d’un Auteur commençant, ivraie de la récolte présente, promet le bon grain de la moisson suture. Il ne doit donc être ni révolté ni rebuté ; au contraire, quelques soins de détail, en marquant les endroits à supprimer, et paraissant entrer en capitulation avec la paternité souffrante, sauveraient l’ouvrage et l’Auteur. Je sais toutefois qu’il en est d’opiniâtres à qui un trait de plume est un coup de poignard ; mais la menace alors d’un Souverain irrité qui saurait retrouver l’écrivain dans les entrailles de la terre, serait un spécifique admirable, et je vous réponds que bientôt rien ne serait plus orthodoxe que nos écrits. Le plus grand nombre donc paraîtrait également sans rien perdre de leur vrai mérite ; et quant à ces avortons de libelles qui n’ont de mérite et d’objet que leur corruption et celle de la société, leur anéantissement est un des plus grands biens que la vigilance du Gouvernement puisse lui procurer.
Il n’est donc pas vrai que l’attention de la police sur ce point essentiel fasse languir la Librairie ; et quand on lui ravirait le profit de quelques ouvrages du temps, en combien de façons ne peut-on pas lui en faire retrouver le dédommagement ? Sont-ce les ouvrages nouveaux qui ont fait valoir les presses des Elzevirs, des Blaev, des Vascosan, qui de nos jours ont transporté dans le fond de l’Écosse la branche de ce commerce la plus rapportante en proportion ? Cet art a, comme tout autre, besoin de protection et d’encouragement, et le premier effet de ces deux choses doit être de le purger des vices qui peuvent le déshonorer et le rendre nuisible.
Quant à l’objection, que la défense donne plus de vogue aux Livres dangereux, cela n’est vrai qu’en un sens et pour un petit nombre de Livres et de Lecteurs. Je crois bien qu’une défense qui ne consiste qu’à refuser l’approbation et même la permission tacite, et qui mollit dans la recherche et la poursuite des contrevenants, quand après cela le Livre paraît furtivement, a le même inconvénient qu’ont tous les demi-remèdes dans les grands maux. Il en est de même de toutes les Lois qui demeurent sans exécution ; il vaudrait mieux qu’elles n’eussent jamais été portées. Si même observant avec soin d’en empêcher l’impression en France, on ne porte pas la même vigilance à en arrêter l’introduction, quand ils viennent des pays étrangers, on s’expose à l’un et à l’autre des inconvénients. Mais une égale sévérité sur ces deux choses parerait à tous les deux à la fois. Je sais néanmoins qu’il est impossible de tout arrêter ; mais alors ce qu’il s’en glissera sera peu nombreux, jamais contrefait en France, et par conséquent infiniment moins exposé à la curiosité publique. Tous les Livres bons, utiles, et dispendieux à faire imprimer, paraîtront dans l’attitude décente que vous leur prescrirez. Mille Auteurs châtieront eux-mêmes leur propre ouvrage, plutôt que de livrer leur manuscrit en Hollande à la malfaçon des Imprimeurs non dirigés ; et petit à petit la vanité littéraire abandonnant ce moyen odieux de se distinguer, rentrera dans l’ordre et le respect dû à la société civile. Au lieu de cela, l’audace de quelques Écrivains principaux une fois appuyée par la considération due d’ailleurs à leur mérite, justifiée par les contorsions données au véritable sens de leurs apophtegmes, devient le germe et la semence d’une infinité d’avortons qui n’imitent que les vices de ceux qui leur ont donné le signal : la tolérance pour les premiers assure l’impunité des autres. Bientôt ils se multiplient au point qu’on dirait d’une armée de taupes et de mulots qui ont conjuré de renverser le Temple de Jérusalem ; et notre postérité effrayée, si elle ne vaut moins que nous, jugeant de l’esprit du temps par les seuls vestiges qui en demeureront, croira devoir le jour à une race de Sacrilèges et d’Athées.
Tout l’ordre civil en général a l’intérêt le plus direct à réprimer les démonstrations extérieures de la liberté de penser en matière de religion ; mais chacun des ordres distincts qui le composent, y a plus encore le sien en particulier. En effet, si d’abord l’esprit d’indépendance s’essaye sur l’espèce de domination qui est le plus hors de sa portée, c’est moins comme la plus contraire de toutes à nos lumières naturelles qu’elle l’attaque, que comme celle qui a le moins de défenseurs directs et personnellement intéressés à son maintien. Au fond cependant, les rangs et l’autorité d’ici-bas incommodent infiniment plus les indépendants, que ne font les hiérarchies célestes ; et si les Princes et leurs Ministres remettaient à la Providence à venger leurs propres injures, on n’escaladerait plus les cieux. Cette induction serait odieuse comme supposition ; mais elle git en fait. Qu’on examine l’état du Gouvernement dans tous les lieux où la liberté de penser au dehors et d’écrire est portée au plus haut point en ce genre, on verra que partout l’autorité y est combattue et sujette à de grandes variations. On pourrait me citer un peuple chez lequel le gouvernement est aussi paisible et chéri dans les cantons où l’abolition de tous rites extérieurs a bien refroidi la foi, que dans ceux livrés, comme ils disent, à la superstition Romaine ; mais je serais remarquer aussi que c’est peut-être le pays du monde où l’aveu public d’irréligion, et où la dérision sur cette matière ferait le plus mal accueillie. Je le répète, l’intérieur au fond importe peu à l’État, l’extérieur seul est du district de la police.
Quoi qu’on en dise, rien n’est moins intolérant que l’esprit de la Religion, rien ne l’est plus que la raison d’État. La Religion s’est établie et étendue sur la ruine des anciens cultes par la douceur, par la sainteté de sa morale et de ses premiers Sectateurs. Quand les Princes l’embrassèrent, ils y mêlèrent la raison d’État ; ils abattirent les temples que la Religion avait seulement rendus déserts. Quand les invasions des habitants du Nord changèrent la face de l’Europe, la Religion fut au-devant d’eux, et émoussa une partie de leur barbarie. Quand du sein de cette même barbarie, le zèle envoya des Missionnaires aux extrémités du Nord, ils parurent tels que les premiers Apôtres : les Augustins d’Angleterre, les Bonifaces d’Allemagne étaient doux, simples, zélés et bienfaisants comme eux. Les Princes vinrent à l’appui de ces missions ; et l’on doit imputer à la barbarie des mœurs et non à la Religion les cruelles conversions faites par les Teutoniques, et l’effrayante discipline établie parmi les néophytes du Nord. Quand dans la suite on couronna les Ministres de la Religion, c’est à l’homme, c’est au sceptre qu’il faut attribuer leurs entreprises ambitieuses auxquelles la Religion n’offrait que des prétextes, spécieux seulement aux yeux des barbares : les combats en grossirent l’effet, la lumière les a dissipés. Ce qu’on appela depuis troubles de religion, ne furent que des guerres d’ambition et d’autorité. Qu’on m’en montre une seule, dont l’effet principal ait été le changement dans l’Ordre Ecclésiastique. Bien peu réfléchi sut ce mot de la Reine Catherine, quand on lui annonça la perte prétendue de la bataille de Dreux : Et bien, nous prierons désormais Dieu en Français ; Charles I en fut-il quitte pour abandonner les Episcopaux et biffer la Liturgie ? Je sais que les Ecclésiastiques ont été les seconds acteurs dans ces troubles, et souvent les plus fanatiques ; mais rien n’est moins l’Église que les Ecclésiastiques passionnés. Ils étaient barbares dans les siècles barbares, fougueux dans les siècles fougueux ; mais l’Inquisition même, ce Tribunal effrayant autrefois dans l’ordre civil, comme l’arrière-ban l’était à la guerre, et caduc aujourd’hui comme lui, était lui-même de l’institution des Princes, et contraire à l’esprit de la Religion toujours douce, simple et charitable, immuable dans ses préceptes et dans ses lois.
Les Princes donc doivent être et sont en effet infiniment plus odieux à l’esprit d’indépendance, que la Religion ; et dans le fait, je défie qu’on me montre un seul Livre où l’on porte des attaques directes à celle-ci, qui ne porte en même temps l’empreinte de cet esprit de discussion du droit des Souverains. Les uns, Philosophes libres en ramèneront le principe à un contrat respectif entre le Prince et ses sujets, dont la moindre transgression dissout les clauses et conditions. Philosophes aveugles, qui ne pensent pas que ce principe une fois établi, déchaîne le sort et terrasse le faible, au lieu de l’effet contraire qu’ils en espéraient. Le Prince est partout le Chef militaire, il est partout le distributeur des grâces, et conséquemment le Chef de l’intérêt. Quel enthousiaste à cent bouches peut espérer de réunir une immensité d’hommes contre le maître de ces deux mobiles, toujours sûr de séparer qui il voudra de la foule par les liens de la crainte et de l’amour propre. Des tyrans ont prononcé ces mots terribles et exécrables à la postérité : Révoltez-vous, nous vous conquerrons. Ces fléaux de l’humanité étaient de la même secte que nos Philosophes. Ils voulaient ignorer qu’il est un contrat coéternel entre l’autorité et la dépendance, contrat établi du Créateur à la créature, qui consiste en protection et sûreté de la part de l’autorité, en obéissance et services de la part de la dépendance, et surtout en amour respectif de part et d’autre.
Vainement et mal-à-propos même établirais-je ici les principaux dogmes de cet esprit de liberté. Je viens de combattre le moins déraisonnable ; il en est de tellement emportés, que de sang froid ils n’ont pas de honte de réclamer contre des tyrans fictifs une épée et du courage. Il est contre mes principes de relever des questions et des délires propres uniquement à réveiller des sentiments d’indignation chez les Pasteurs des humains. J’en ai dit assez pour en venir où je veux.
Je demande donc laquelle de ces deux opinions, ou de celle qu’établissent nos Philosophes, ou de celle qui regarde comme devoir l’attachement respectif entre le Prince et ses sujets, est la plus propre à faire naître et germer dans les cœurs cet amour de la patrie, dont j’ai fait le second principe des vertus des Romains.
La foi du serment n’était autre chose, que le respect pour la religion. Par elle, le Plébéien le plus séditieux dans ses murs devenait le soldat le plus soumis et le plus fidèle à ce même Patricien qu’il menaçait de mettre en pièces dans le Forum, et qui décidait d’un coup d’œil de sa vie ou de sa mort, dès qu’il était enrôlé. L’amour de la patrie n’était aussi qu’un mélange superstitieux de religion, de respect, d’estime et d’attachement pour les différents ordres de la République, de tendresse pour ses proches et ses concitoyens, et d’orgueil confondu dans la gloire de la patrie. Pourquoi ne serions-nous pas susceptibles des mêmes sentiments ? Ne peuvent-ils sortant de l’enceinte des murs d’une ville, s’étendre sur le territoire entier de l’État ? La France entière ne peut-elle être la patrie d’un Français, et ne saurions-nous aimer notre patrie ?
Un homme, dont je me ferai toujours honneur de respecter le génie, les talents et l’érudition, a établi de nos jours dans un ouvrage fait pour être immortel[4], que la vertu politique qui est la vertu morale dans le sens quelle se dirige au bien général, n’a point de lieu dans les Monarchies ; et que l’État y subsiste indépendamment de l’amour de la patrie. Ce serait être le Zoïle de notre siècle, que d’entreprendre de le critiquer surtout après sa mort ; et si j’étais assez fol pour cela, je le tenterais moins sur les morceaux que je cite que sur tous autres. Ce n’est pas que je ne marche devant moi sans m’effrayer des autorités qui toutes méritent qu’on s’arrête, mais aucune, qu’on se détourne. Quelque admirables et fines que soient les distinctions qu’il établit dans cet endroit, quelque justes même qu’elles puissent être, je ne sais, par exemple, s’il n’a pas considéré les Monarchies plutôt dans un état de maladie que dans leur constitution naturelle ; mais sans entrer dans cet examen qui me mènerait trop loin, mon objet à moi est borné ; je considère ma patrie uniquement, et je ne crains pas de dire que de tous temps les exemples domestiques parmi nous ont démenti ses principes à cet égard.
Il est des distinctions de détail dont il était plus capable qu’un autre de sentir la vérité, mais dont la discussion lui était interdite par l’étendue du plan de son ouvrage et le concis de l’exécution. Par exemple, en admettant la peinture également vive et vraie qu’il fait des Courtisans de tous les temps et de toutes les nations, en lui accordant la mineure de son argument qu’il établit en ces mots[5] : Or il est très malaisé que les principaux d’un État soient malhonnêtes gens, et que les inférieurs soient gens de bien ; que ceux-là soient trompeurs, et que ceux-ci consentent à n’être que dupes ; on peut en mille manières lui disputer la conséquence qu’il en tire, qu’il est très malaisé que le peuple soit vertueux dans les Monarchies.
Dans cette spéculation en effet, il ne distingue point assez la constitution intérieure des Monarchies d’avec celle des Républiques. Celles-ci sont, pour ainsi dire, une malle, un bloc où tout est peuple : on en tire les Magistrats qui ne font point corps, et ne font distingués que comme représentants visibles des Lois. Dans cet État, quand les principaux sont malhonnêtes gens, il est difficile que la corruption ne gagne les inférieurs. Mais la Monarchie est un composé de différents ordres de hiérarchies distinctes, diverses en mœurs comme en fonctions, en prérogatives, en espérances et objets d’ambition. Toutes ces variétés sont autant de barrières contre l’épidémie de la corruption. Le Courtisan peut être un bas flatteur sans que le Militaire, le Magistrat et le Commerçant le deviennent. L’exemple le démontre chaque jour. Nos Courtisans ont tous des emplois dans le Militaire. Si se retrouvant à la tête de leurs troupes ils ne déposent les mœurs de la Cour, loin d’y acquérir aucun crédit, ils y tombent bientôt dans le mépris : grâce à notre flexibilité, la plupart y paraissent d’autres hommes, sinon ils disparaissent promptement et vont se renfermer dans l’exercice du noble empire de l’antichambre. Or revoyons les Courtisans restreints à cette unique prérogative ; de quel droit alors les appellerions-nous les principaux de l’État ? Sans liberté, sans juridiction quelconque, ils obtiennent des grâces ; ce ne sont que des gages et des profits. Quiconque s’abstient d’errer à Versailles dans les appartements, ignorera à jamais leur prééminence, qui n’a nulle part autant de réalité que celle du gardien des fols au milieu de ses huttes.
Quoi qu’il en soit de ces inductions, je soutiens que l’amour de la patrie peut exister dans la Monarchie, puisqu’il fut en vigueur parmi nous. Je ne connais pas de meilleure preuve que celle qui git en faits. Qu’on repasse dans sa mémoire une infinité de traits héroïques faits par nos Militaires pour le service du Roi qu’ils n’avaient jamais vu et n’espéraient jamais voir. C’est l’honneur, dira-t-on : distinction fine et juste de l’homme que vous osiez contredire tout à l’heure. Eh ! qu’est-ce que cet honneur ? Il le définit lui-même. La nature de l’honneur, dit-il, est de demander des préférences et des distinctions. Était-ce cela précisément que cherchaient les Duguesclin et les Bayards ? Sans doute, me dira-t-on. Leur prud’homie se préférait aux honneurs et aux dignités ; mais elle n’en était pas moins un sentiment personnel et détaché de toute idée de patriotisme. À vouloir alambiquer ainsi les sentiments, chacun aurait raison mille ans durant sans se rapprocher, le papier y gagnerait et la vérité seule y perdrait. Mais j’en appelle aux hommes qui la cherchent, et je soutiens que les héros, les fanatiques même des Républiques, les Horatius Coclès, les Curtius, en se dévouant pour la patrie, avaient pareillement en vue leur distinction personnelle. Si cet amour pour sa patrie est une passion pour les murs, un attendrissement en revoyant les foyers domestiques, le Français, le plus volage des peuples, en est moins susceptible que tout autre, et nous n’avons en ce genre de patriotes que les âmes faibles, les jeunes gens expatriés et qui sont attaqués de la maladie du pays. Si c’est un attachement superstitieux et capable de fougue, je doute qu’on en voie jamais de plus forte que celle du peuple de Paris lors de la maladie du Roi. Prosterné dans les rues, il baisait les paturons du cheval du courrier qui apportait les nouvelles de la convalescence. Amour du Français pour son Roi, dira-t-on. Eh ! c’est précisément ce qui vit en nous tous, ce qui nous fut transmis par nos pères avec le sang qui coule dans nos veines, et que j’appelle amour de la patrie.
En effet, par où le peuple connaît-il ses Rois ? Depuis cent ans, ils n’ont presque paru dans la Capitale et dans aucune autre Ville principale du Royaume. Leurs Édits bursaux sont timbrés de leur nom, et promulgués avec toute l’authenticité possible : leurs charités sont distribuées par des agents qui s’en font un district personnel, leurs grâces sont sollicitées dans l’ombre du Palais, leurs bienfaits semblent une suite d’un courant indispensable, leurs travaux sont ignorés du grand nombre, leurs plaisirs sont vus de tous, leur bonté domestique tombe sur des frelons altérés, dont l’avidité s’accroît de ce qui devrait la satisfaire. Ils sont bons, justes, craignant Dieu, et respectant l’humanité ; mais la Majesté du trône tient dans l’éloignement leurs vertus, et l’étendue de l’Empire empêche qu’ils ne puissent partout pourvoir à ce que leur nom ne soit pas profané, en le faisant auteur des larmes du pauvre. Nous aimons tous le Roi cependant, et qu’entendons-nous par-là ? Est-ce un homme sujet aux mêmes incommodités que nous, qui devient par ce titre l’objet d’un attachement qui va presque jusqu’à l’idolâtrie ? Sans doute c’est lui, si nous regardons celui d’aujourd’hui, dont les qualités sont désormais inséparables de son titre ; mais connaissons-nous son petit-fils ? savons-nous s’il aura les vertus de ses pères ? Que ces têtes précieuses périclitent, vous verrez bientôt la consternation se répandre dans le public. L’axiome impie, Nous ne manquerons jamais de maîtres, n’aura plus de partisans de fait, le deuil sera général, tout courra au pied de ces autels déserts huit jours auparavant.
Mais dira-t-on, c’est que la succession fixement établie autrefois et de façon à ne laisser jamais le trône disputable, pourrait aujourd’hui par des arrangements particuliers occasionner, au défaut de la Branche régnante, les plus dangereux des troublés. C’est où je vous attendais : c’est donc la patrie que vous considérez en la personne du Roi et dans sa famille. Autant en fit autrefois Achille du Harlai, quand refusant de signer l’abolition des droits de la Maison Royale au trône, il marcha vers la prison en disant : Mon âme est à Dieu, et mon corps au pouvoir de la violence. Il ne connaissait pas les Bourbons, il n’avait pas lieu de les aimer ; mais il connaissait le droit de cette Maison à la Couronne, et savait que l’ordre inaltérable de la succession est le premier et le principal fondement de la Monarchie.
Sans examiner, direz-vous, quel fut le principe de l’héroïsme de du Harlai, il faut convenir qu’il n’entre dans nos craintes actuelles, en supposant le cas malheureux dont vous parliez tout à l’heure, rien de ces motifs nobles qui composaient l’amour des anciens pour leur patrie. Nous sommes bien, chacun aime ce qu’il a, et tous ont à perdre dans des temps de trouble et d’anarchie. L’intérêt que nous prenons au maintien de l’ordre est amour de la patrie, à peu près comme l’est le soin que nous prenons de la clef de nos maisons. Je vous en crois sur votre parole, vous qui êtes bien ; mais pensez-vous que tous les autres soient de même ? Beaucoup souffrent et peuvent penser que c’est à leurs dépenses et néanmoins de par le Roi que vous êtes bien. Cependant en général tous aiment le Roi, et par conséquent l’État et la patrie. Ce germe de zèle et d’amour qu’on croirait quelquefois éteint, à entendre nos discours, dont l’imprudence et la légèreté ont si souvent trompé les ennemis de l’État toujours étonnés de l’étendue et de la célérité de ses ressources, ce germe, dis-je, se ranime et prend feu dès la première étincelle qui se présente : nous le voyons revivre sous nos yeux aujourd’hui ; et c’est, malgré tous les prestiges de l’intérêt, le véritable, et après la Providence, l’unique appui de la Monarchie.
Les vertus donc qui dérivent de l’amour de la patrie, c’est-à-dire, toutes les vertus nobles, généreuses et élevées, non seulement peuvent exister parmi nous, mais y sont encore toutes vivantes. Elles sont dans les mœurs, s’épurent et s’élèvent avec elles, s’encrassent et déchoient, quand les mœurs tendent à leur corruption ; c’est là le point essentiel. Les moyens de les maintenir, de les étendre dépendent ici, comme en toute autre chose, de l’exacte connaissance du principe.
Pour le mieux rapprocher de notre façon de concevoir, dépouillons le des idées fantastiques que les récits peut-être exagérés de l’antiquité nous ont fait attacher dès l’enfance à ce grand mot, amour de la patrie ; et disons que l’ardeur pour l’intérêt public est cela ; le penchant à l’intérêt particulier est le contraire.
D’après cette définition, je parais détruire moi-même d’un trait de plume tout l’édifice que je viens d’élever. En effet, en nous regardant les uns les autres, que dis-je, hélas ! en nous tâtant nous-mêmes, notre conscience ne nous dit-elle pas que si l’intérêt public préféré à l’intérêt personnel est le caractère du citoyen, il n’en est aujourd’hui plus en France ? Trois réflexions doivent nous consoler. 1°. Toute la France n’est pas encore renfermée dans la Capitale. 2°. L’on trouve encore dans cette Capitale même de ces hommes faits pour penser et sentir en grand. Il en est un dans ce cabinet et le portrait d’un autre. J’en ai connu plusieurs autres ailleurs. 3°. Grâces à la flexibilité de la nation et à son attrait pour tout ce qui tient et mène à la gloire, il sera toujours aisé d’y ramener le plus grand nombre.
L’intérêt privé des temps passés était un reste d’un plan de projets coupables, mais qui du moins avaient en un certain sens un air de grandeur et d’élévation. Le rétablissement des grands fiefs, et la dépendance immédiate fut le leurre dont la Ligue se servit pour séduire les grands Seigneurs et la Noblesse d’autrefois. Cette hydre dissipée par les vertus, l’activité et le bonheur du Restaurateur de la France, laissa des traces encore de son passage. Les Gouvernements, les Places, tout enfin ce qu’on appelait alors états et dignités, donnait une forte d’autorité immédiate qui mettait le sous-ordre dans la dépendance directe du Chef, et l’engageait à faire consister son honneur en une fidélité pour son commettant, exclusive même pour le Prince. Presque tous les objets de l’intérêt promettaient de l’autorité et presque de l’indépendance ; c’était en un mot de l’ambition alors, aujourd’hui c’est de la cupidité, du péculat, de l’argent. Je connais ma nation : habile à fondre et dissiper les métaux, elle n’est point faite pour les honorer d’un culte d’habitude ; et le plus léger signal la trouvera toujours toute prête à se retourner vers ses anciennes idoles, la valeur, l’intrépidité, la gloire, et, je l’ose dire, la magnanimité.
Mais il n’est de tempérament si fort qu’un régime constant de mollesse n’affaiblisse. Dès qu’on parviendra dans un État à ne connaître plus de distinctions, de récompenses et de prérogatives que payables en argent, il n’y aura plus de héros, pas même de citoyens ; et la nation ne sera bientôt qu’un vil amas de mercenaires et d’usuriers.
Je ne sais si cet avenir honteux n’est pas à craindre pour nos neveux. Il faut avouer du moins, que la progression a été bien rapide en ce genre depuis un siècle et demi. Dans le temps des grands Seigneurs, ceux-ci furent au moins aussi avides qu’on l’est aujourd’hui ; mais c’était dans le genre de l’oppression, et non de la bassesse. Occupés de projets, d’ambition et d’orgueil, ils levaient dans le ressort de leurs charges ou dans l’étendue de leurs domaines, les sommes attribuées à leurs États et Gouvernements, et souvent est étendaient abusivement les droits. Sully rendit le plus grand service à l’autorité Royale, en faisant passer au Conseil que désormais les états et pensions seraient payées au trésor royal, et défense de rien lever à cet effet sur les lieux. Mais quelles que pussent être ces levées, elles n’avaient que des objets d’ambition, et c’était bien après l’arrangement ci-dessus que Lesdiguières disait à un Gentilhomme du Duc de Montmorenci : « Que votre Maître se souvienne qu’il n’est point de grand Seigneur en France, s’il n’a deux cents mille écus d’argent comptant dans ses coffres, et de quoi armer dix mille hommes dans ses maisons. » Comparons seulement cette idée du grand Seigneur avec celles qu’on s’en fait aujourd’hui, ces projets de leur avidité avec les objets de dépense qui excitent la cupidité de leurs descendants, et mesurons, s’il se peut, la distance.
Ce n’est assurément pas en cela que la progression pourrait être contre nous. Tout bon citoyen conviendra qu’il vaut mieux que les grands Seigneurs soient nuls, qu’en pouvoir de diviser l’État et de tenir tête à leur Maître. Mais n’y a-t-il point de milieu ? Ce serait un blasphème de le dire, puisque si d’une part l’indépendance des Seigneurs menace l’État de trouble et même de démembraient, de l’autre leur avilissement absolu et l’anéantissement les hiérarchies est un prélude de l’anarchie totale et le délire d’un peuple qui, quelque temps avant que de disparaître de la surface de la terre, représente impudemment les monstrueuses fêtes des Saturnales. Il est donc un milieu : notre Gouvernement l’a connu ; il est nécessaire d’en considérer la marche pour prévoir les inconvénients qui pourraient le détruire.
Louis XIV ce Prince si grand aux yeux des contemporains, et qui sera à jamais pour la postérité un monument des forces de l’homme, comme aussi peut-être du danger de ses faiblesses, voulut que désormais personne n’exerçât de juridiction supérieure dans son Royaume que par lui. Il aimait le faste et la magnificence ; sa grandeur naturelle aidée de tout ce qui a droit de nous éblouir, étouffa bientôt tout autre éclat. Tout devint planète dans l’État, il n’y eut plus de soleil que lui, et de lumière que d’emprunt et de réverbère. Soigneux d’être rendu tel qu’il était par ses représentants, il grossit les émoluments des Charges et des Emplois, voulut que ses bienfaits servissent aux dépenses d’éclat, comme il y faisait servir ses trésors, et en combla la mesure sur la tête de ceux qui s’en servaient à honorer leur emploi, et l’État par contrecoup. Par ce moyen, il parvint à ramener tout à son service, chacun s’empressa à consommer son propre patrimoine pour se rendre digne d’en obtenir l’équivalent en viager et pensions, et la splendeur extérieure de l’État fut à son plus haut point, ainsi que son union intérieure.
Jusque-là, ou à peu près, tout marche vers la solidité et la décoration de l’édifice ; mais tout ici-bas peut dégénérer en abus, et les meilleures choses quelquefois plus aisément que les médiocres. En ceci, par exemple, il serait possible que l’émulation perdant de vue la dignité et la considération des emplois, les occasions qu’ils procurent de s’illustrer pat de grands services, ou de s’honorer par une habitude de prééminence dignement soutenue, se retournât visiblement vers la solde de ces emplois, et en dédaignât les fonctions. Les fautes inséparables de la grandeur, les nuages du palais aideraient d’eux-mêmes à cette décadence. Les Officiers de la Cour, privilégiés pour la familiarité du Prince, profiteraient de sa bonté pour obtenir les emplois mêmes dont l’exercice devrait les éloigner. Le service du Prince mis en contradiction avec le service de l’homme aura certainement le dessous. Dès lors, un représentant en sous-ordre aura la commission en Province, dont le Courtisan a le titre et les émoluments. Le Prince paie le double tandis qu’il est plus mal servi, attendu que le Grand, plus fait pour le représenter, demeure petit pour toujours, et que le petit qui n’a qu’un lustre d’emprunt, ne peut jamais se proportionner entièrement à la place d’un autre.
Ce n’est pas encore tout : on pourrait tellement s’accoutumer à voir les emplois occupés ad honores, qu’on ne trouverait plus étrange de les perpétuer dans les familles par des survivances : relâchement dont on se fût bien gardé, si les Titulaires les avaient exercés, puisqu’on ne saurait oublier que les anciens démembrements de la Monarchie ne furent autre chose que les gouvernements et bénéfices devenus héréditaires. Dès lors un exemple servant de planche à l’autre, on en viendrait à voir des enfants, non seulement occuper les Charges de la Cour qui toujours seront parmi nous l’objet de l’ambition des hommes les plus illustrés par de vrais services rendus à l’État, et qui demandent une dignité de maintien et de représentation dont la jeunesse est d’ordinaire incapable ; mais encore en naissant gouverneurs de Provinces, de Places etc. le Prince en viendrait à n’avoir de grandes grâces à faire, et les sujets, à n’en espérer que par l’extinction de quelqu’une des familles privilégiées.
Il s’ensuivrait dès lors que ces grandes Places si estimées autrefois par leur prééminence, par leur correspondance nécessaire avec le Prince, par les occasions de rendre des services d’éclat, si propres à former des hommes par la nécessité d’en gouverner d’autres, de manier les esprits, de faire respecter l’autorité en se respectant soi-même etc. ne seraient plus prisées que sur le tarif de ce qu’elles rapporteraient, et que tous leurs autres avantages, utiles à l’État loin de lui être onéreux, seraient perdus.
D’autre part, ces bienfaits importants, autrefois encouragement pour tous en perspective, ne seraient plus qu’échelons pour un petit nombre pour atteindre à d’autres larcins. Sur cent hommes privilégiés et bardés en naissant de charges et de dignités, à peine s’en trouvera-t-il un qui regarde ces bienfaits prématurés du Prince, comme un engagement indispensable pour lui de les mériter un jour, ou qui parvenu à rendre des services, sache répondre à un Maître bienfaisant qui lui offre de nouvelles grâces : Sire, je suis payé d’avance. Cette modération serait au-dessus de l’humanité en un siècle où tout n’est que métal, sorte de chevance dont on n’a jamais assez. Au contraire nous sommes tous enclins de notre nature à nous identifier avec nos accessoires étrangers. Quel est l’homme qui chargé d’un bel habit et satisfait du privilège d’aller ainsi vêtu, tandis que tant d’autres sont couverts de haillons, n’aspire pas encore à se faire faire place en vertu de cette décoration qu’il se persuade bientôt être lui : de même un Grand qui sert, oublie qu’être Grand est sa récompense, et s’en fait un titre pour aspirer à de doubles avantages obtenus à moitié moins de services que son inférieur. Les dignités donc et les charges, autrefois objet d’émulation et portion principale du trésor de l’État, deviendraient patrimoine des particuliers, charges onéreuses dans l’État, et prétentions contre la société.
D’ailleurs, les Charges n’ayant plus d’exercice pourraient bien plus aisément être réunies sur la même tête. Les Princes sont hommes ; nous voyons tous avec prédilection les gens que nous avons obligés ; en conséquence les grâces assurent la faveur, et la faveur de nouvelles grâces. Le célèbre railleur Comte de Grammont demandait un jour à Louis XIV un écu ; enquis de ce qu’il en voulait faire, il répondit que la première grâce coûtait seule, et qu’il serait bientôt un grand Seigneur s’il obtenait celle-là. C’était accuser indirectement ce grand Prince de ce genre de faiblesse. La grandeur d’âme des Souverains est un piège contre eux en ce genre. Je t’ai comblé de biens, je t’en veux accabler, n’est que trop souvent la devise des Princes. Ce ne fut pas celle d’Elisabeth, dont le règne fut le chef d’œuvre d’un habile gouvernement. Elle suivit la devise contraire, comme Reine ; et quand elle y manqua comme femme, elle eut toujours sujet de s’en repentir. Dans les temps de vigueur les Charges se défendent d’elles-mêmes de leur réunion sur la même tête. Sully savait répondre à son Maître qui voulait le préposer à de nouveaux détails, qu’il était déjà trop chargé. Dans des temps tels que nous les prévoyons ici, on n’en aurait jamais trop, attendu que les détails deviendraient nuls, et que les revenants bons demeureraient réels.
Cependant les conducteurs naturels de l’essaim politique, devenus frelons, non seulement conformeraient le fonds et la subsistance de la ruche, mais encore devraient être remplacés, attendu qu’il faut que le travail se fasse. L’État livré à des conducteurs précaires, ne pouvant les récompenser par les emplois et dignités désormais attribuées à un petit nombre sans fonctions, serait forcé à reconnaître les services par des attributions pécuniaires, des pensions. Ce mot qui n’eût jamais dû avoir d’autre objet que de soutenir la veuve et l’orphelin des bons serviteurs, et les mettre en état d’imiter leurs pères, deviendrait l’objet de toutes les prétentions, l’étiquette de tous les placets, un article enfin de bienséance dans l’inventaire de toute famille honnête, ou se prétendant telle. Dès lors, non seulement toute vergogne naturelle de demander, quand on n’a pas besoin, serait perdue ; mais on en viendrait même au point d’être forcé à exiger des pensions comme marque de satisfaction due aux services, et de se croire déshonoré du refus de marquer ses habits d’une goutte de sang du peuple.
Il ferait inutile de noter ici les inconvénients plus choquants de ce débordement de pensions ; leur extension sur des gens infâmes ou par leur conduite, ou par la profession qu’ils exercent, leur entassement sur des têtes déjà accablées de bienfaits, de survivances et de richesses. Quoiqu’au fond tous ces abus soient des suites nécessaires de l’introduction de cette frénésie, on peut néanmoins les considérer comme des surprises faites au Gouvernement, ou des effets des passions de ses arbitres : mais, quant à ceux que j’ai cités ci-dessus, il n’est personne qui ne puisse prévoir la possibilité de la progression dont je les ai fait naître.
On en viendrait donc à forcer l’honneur même à désirer l’argent. Oh ! je demande si dès lors, en conséquence de ce dont nous sommes convenus ci-dessus, il faudrait s’étonner de ce que la patrie ne fournît plus de héros, plus même de citoyens. En effet, je me suppose honnêtement né et doué d’une âme élevée ; il s’ensuit que j’ai de l’ambition, mais honnête, et qui ne saurait me forcer à déroger à mes principes. L’ambition dans ma patrie ne saurait plus avoir d’objet que de l’argent : on en distribue à la Cour sous le titre de bienfaits et de grâces : on en gagne dans les Finances sous le nom d’entreprises et de baux : on en acquiert dans le commerce par le travail et le bonheur. Sans contredit l’ambitieux honnête et vergogneux se décidera d’abord pour le commerce, qui ne surprend personne, qui est approuvé de tous ; ou, faute de débouchés et de talents pour cet objet de l’héroïsme du jour, dans mon hypothèse il optera pour la finance, où, après quelques courbettes d’initiation, il acquerra promptement le droit d’ordonner aux autres le même manège ; et ce ne sera qu’au défaut enfin de toutes ressources et de celles même d’une philosophie forcée et infructueuse à l’État, qu’il se déterminera à prendre ou à continuer la route des bienfaits et des grâces semée d’écueils et de parasites, et à chaque pas toujours plus affligeante pour l’amour propre.
Qu’on examine d’après ce renversement d’idées, nécessité par la nature des choses dans l’esprit même du héros, l’effet qu’il doit produire dans celui de tout un peuple en général. Si tôt que chaque profession ne sera plus estimée que par sa solde, le soldat qui ne gagne que cinq sols par jour, ne sera qu’un goujat auprès d’un laquais, et l’Officier de même auprès d’un valet-de-chambre. On sait l’estime que les nations marchandes ont de tout temps faite des troupes : on se doute bien de celle qu’en ferait un peuple financier.
Nous avons à cet égard certainement décliné. Après la paix de Nimègue le feu Roi réforma presque toute sa Cavalerie légère, et l’on conserva seulement la Compagnie Mestre de camp de chaque Régiment. En 1688 on compléta tous ces Régiments par des Compagnies nouvelles. J’ai oui dire à plusieurs vieux Officiers qui en rirent alors, qu’ils formèrent leurs Compagnies entières de gens de bonne volonté ; quelques-uns en menèrent de surnuméraires, et la plupart en refusèrent un grand nombre. Le Royaume était plus peuplé, dira-t-on : je le sais ; mais sûrement aussi il y avait beaucoup plus d’ardeur pour ce métier-là dans la jeunesse d’alors, et beaucoup moins pour les emplois des Fermes et des Bureaux. J’ai moi-même encore vu des restes de cette brave curiosité Française. Le désir d’avoir de beaux hommes pendant la paix ayant porté les Officiers à pousser fort haut à l’envi le taux des engagements, on fit une Ordonnance qui les bornait à dix écus. Cette loi caduque de foi, en ce que l’inspection de ses transgressions est impossible au Législateur, ne laissa pas d’établir tout naturellement son taux pendant un temps. Il importait peu au fond à des enfants de famille qui mangeaient dans une nuit le prix de leur engagement, qu’il fût de dix écus on de vingt. La vanité seulement de se faire payer comme bel homme, les avait engagés à marchander. Aujourd’hui s’ils y taupent la veille, le lendemain ils se dégagent à tout prix, et quant à ceux qu’on veut garder, il faut les éblouir ou les surprendre.
Le principe intérieur et sourd encore de cette progression est, je le répète, la décadence de l’estime ancienne qu’on faisait du Militaire. Or on sait ce que furent de tous temps des soldats méprisés. Quel remède à cela, dira-t-on ? Les enrichir ? Quand la chose serait possible, rien au monde n’est plus dangereux que d’allumer la cupidité du soldat. Les premiers corrupteurs de la milice en ce genre égorgèrent leur patrie. On vit ensuite la soldatesque mettre l’Empire à l’encan. Le remède n’est point dans la chose, il est dans la totalité des mœurs. L’esprit militaire ne peut se perpétuer dans une nation que par l’estime attachée à sa profession. Cette estime est très délicate, comme l’est tout ce qui tient à l’honneur. On proposait en Suède une loi pénale contre certains contrebandiers, qui les forçât à être enrôlés pour routé leur vie. Et que deviendra la dignité du nom soldat ? dit un Député de l’ordre des paysans. Beau mot qui arrêta la promulgation de la loi.
Souvent aussi les lois militaires elles-mêmes tranchent avec leur institution. La peine de mort, par exemple, ne doit être employée contre gens dont le métier est de braver la mort, que dans le cas d’une mort infamante. Mais ces digressions deviendraient étrangères à mon sujet. Revenons. L’or prédominant, je l’ai dit, ne peut faire qu’un peuple de mercenaires et d’usuriers.
Tel est l’avenir malheureux que notre méthode actuelle pourrait nous présager, si on la laissait dégénérer en abus. La marche unie et sensible que j’en ai tracée montre mieux qu’il ne me conviendrait de le faire, le régime par lequel on en peut et doit prévenir les inconvénients. Mon objet est rempli à cet égard, si j’ai démontré 1°. que l’amour de la patrie, et toutes les vertus qui en résultent peuvent exister parmi nous, puisqu’elles y furent et font même encore toutes vivantes.
2°. Par quelle sorte de relâchement on en peut éteindre le principe, et supprimer la trace ; d’où naissent, sans que je hasarde de les prescrire, les moyens d’en établir et perpétuer le règne.
Des trois parties que je devais traiter comme points de ralliement, auxquels se rapportent tous les chaînons qui composent les mœurs, j’en ai parcouru deux, la Religion et le Patriotisme. Il ne me reste plus que la troisième, à savoir, les vertus civiles.
Celles-ci paraissent au premier coup d’œil moins importantes que les autres il s’en faut bien qu’on en doive juger ainsi. Le vulgaire ne se mène point par les grands principes, et tout le monde est ou fut ce vulgaire. La totalité, le corps des mœurs se corromps par les détails, et c’est par les détails aussi qu’il faut veiller à leur salut. D’ailleurs tout fait un cercle ici-bas ; tout se tient par des liens invisibles et par mille chaînons insensibles aussi. De même que les vices journaliers sont le prélude ordinaire des grands crimes, les vertus civiles préparent l’âme des Héros. La vertu d’ailleurs toute belle qu’elle est, toujours faible contre l’amour propre qui nous domine, ne pourrait rien sur nous, si elle ne compatissait à ses faiblesses. L’acteur sur le théâtre se refroidit, si l’espoir de l’applaudissement du Parterre ne l’excite et ne l’encourage. Les hommes célèbres en tout temps et lieux ne furent jamais que des hommes, qui montrèrent en un degré plus éminent que les autres les qualités en vogue dans la société parmi laquelle ils se firent distinguer. Par toutes ces raisons réunies en substance, il est clair que vainement cherchera-t-on la trace des vertus nobles, généreuses et élevées dans une nation où les vertus douces et civiles seront dans le mépris, ou même négligées.
Cette partie-ci mérite même plus de détail que les autres. Les premières, comme ayant plus d’éclat, frappent par le brillant des occasions, et leur décadence se fait mieux sentir. Elles sont à la portée de moins de gens, et un petit nombre est plus aisé à diriger que la multitude. Un État enfin bien constitué par elles peut subsister quelque temps sous leurs auspices, quoiqu’après elles ; au lieu que sans mœurs civiles tout est perdu.
Pour suivre quelque ordre dans les détails où je vais m’engager, et que j’abrégerai autant qu’il me sera possible, il faudrait examiner les vertus civiles sous deux points de vue, à savoir celles qui partent du cœur, et celles qui viennent de l’esprit. Mais ces deux mobiles ont en nous une telle connexité, qu’il est difficile d’en faire une division juste. Le cœur suit aisément l’esprit, dit un aimable Philosophe. Il eût pu dire avec autant de vérité : l’esprit suit aisément le cœur ; et comme il est également essentiel en Politique de veiller au maintien des qualités du cœur et de celles de l’esprit, il me suffit dans mon objet actuel de mettre une sorte d’ordre qui me présente les détails que j’ai à traiter, puisqu’ils sont presque tous également importants.
En vain nous écrierons-nous sans cesse que l’esprit de société s’établit chaque jour parmi nous, et en bannit tous préjugés rustiques et sauvages. En toute hypothèse il faut convenir de la signification des termes avant de raisonner sur ce qu’ils expriment. Si l’on appelle esprit de société la tolérance et la privauté dans les mœurs, l’indifférence dans les sentiments, le mélange des conditions, le goût du présent, et l’oubli total du passé comme de l’avenir, j’avouerai que cet esprit voudrait se répandre, mais je doute que ce soit-là vraiment l’esprit de société, puisque ce fut précisément celui qui chez tous les peuples qui ont régné sur la terre, précéda de peu de temps leur décadence et leur ruine. Quant à moi, je m’en tiens à ma première distinction, et ne trouve la sociabilité que dans les vertus, et son contraire que dans les vices.
L’amour de nos proches, par exemple, est un des premiers devoirs de la société. Il dérive d’une juste reconnaissance mêlée de tendresse et de respect : il nous fait connaître les sentiments du cœur sages et retenus ; il nous accoutume à une obéissance noble et digne, seule école du commandement ; il nous fait respecter et chérir dans ceux de nos parents qui nous sont égaux ou même inférieurs en degré et en avantages de la fortune, la mémoire de nos communs aïeux. Principe de vertus en grand, comme en petit, il entre d’une part pour beaucoup dans l’amour de la Patrie ; de l’autre il nous rend précieux jusque aux moindres domestiques et ouvriers qui ont servi et fourni nos pères, en un mot, c’est un des plus forts et des plus indissolubles liens de la société.
Si donc nous avons aujourd’hui plus de respect pour nos pères, plus de tendresse pour nos proches, plus d’amour pour nos enfants en général qu’on n’en avait autrefois, si l’on cousine davantage, si l’on remplit mieux les devoirs de bienséance, qui sont en ce genre le représentatif de ces sentiments, j’avouerai qu’un des principaux arcs-boutants de l’esprit de société se renforce parmi nous. Sans entrer dans la discussion de ce problème qu’il ne me convient pas d’approfondir, je ferai quelques remarques de détail, qui ont, selon moi, trait à la chose.
On a de nos jours introduit un relâchement physique en ce genre, dont on n’a sans doute pas senti les conséquences, en diminuant tout-à-coup de moitié les deuils de parenté. Un frère s’est trouvé tout étonné de ne porter que six semaines le deuil de son frère ; et je n’oublierai jamais que je me sentis un tel serrement de cœur à la vue du premier habit de couleur au bout de six mois de deuil de la mort de mon père, que je le rejetai avec frayeur, et portai le noir l’année entière. On accorda, dit-on, ce retranchement aux plaintes des marchands. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner s’il est de l’intérêt de l’État que le régnicoles consomme des étoffes somptueuses plutôt que des draps simples. Cet article se trouve ailleurs ; mais il est du premier et du plus sacré des intérêts, de ne pas porter un coup manifeste et direct aux bienséances relatives à l’amour des proches. Vainement alléguerait-on ces raisons usées, que le deuil doit être dans le cœur, et non dans les habits. Il en est de cela comme du culte dans l’esprit, et non dans les cérémonies. Les replis du cœur échappent, et doivent échapper à l’inspection publique ; elle n’a d’intérêt qu’à l’extérieur. L’homme d’ailleurs n’est frappé que par les sens ; tel s’afflige sous des pleureuses, qui rirait en habit de bal. L’ensemble de mille contenances masquées produit mille autres sentiments réels. Tout sentiment intérieur qui n’a nulle apparence extérieure, ne mérite aucune croyance.
Ennemi comme je le suis de tout système tendant à mener les hommes par la contrainte, je ne saurais en revanche trop recommander de les porter par l’exemple et les distinctions vers la vertu. Puisque le Gouvernement peut proscrire les deuils, pourquoi ne pourrait-il pas honorer les femmes, par exemple, qui allaitent elles-mêmes leurs enfants ? Les cuisiniers et les entrepreneurs du Bal de l’Opéra s’opposeraient peut-être à cet arrangement ; mais leur intérêt me paraît d’une médiocre considération dans l’État, en comparaison de tous les maux que préviendrait l’encouragement de cette méthode prescrite par la nature. Tant de femmes détruites par les ravages du lait, tant d’enfants empoisonnés par les maux de leurs nourrices, l’ordre rétabli dans les mœurs des femmes, leur fécondité conservée, leur tendresse maternelle accrue par ces soins précieux, tout cela sont des objets dans la chose publique ; et je sais bien que si j’en étais le maître, j’augmenterais par une loi les droits matrimoniaux de toute mère qui aurait nourri ses enfants, ou l’honorerais par telle autre distinction, dont l’idée me serait donnée par un meilleur esprit que le mien.
De l’amour de nos proches dérive l’amitié et confraternité entre citoyens. Celle-ci est autre chose que l’amour de la patrie dont j’ai traité ci-devant. Elle y entre, comme portion du composé ; mais elle n’est qu’en petit ce que l’autre est en grand, et c’est encore un des plus forts liens de la société. Tout nous montre ici-bas ce que peut l’esprit de confraternité, et à quel point l’agrégation a un corps particulier peut devenir une seconde nature. Cet homme qui prêt à entrer dans la Milice n’allait être qu’un paysan redressé, s’engage dans le Régiment de Navarre, et soudain prend l’esprit du Corps, et cette intrépidité renommée dont ce Régiment se pique. Nous sommes donc susceptibles de qualités incidentes et épidémiques, pour ainsi dire, relatives à nos engagements particuliers de société, et à ce compte un homme libre de tous engagements est celui de tous qui a le moins d’existence.
Ce penchant dérive de l’attrait vers la sociabilité, que j’ai dit autrefois être inhérent à la substance humaine. Il veut être dirigé, comme tout autre, pour la plus grande utilité publique et particulière ; son point certain de direction est parallèle à la gradation de nos devoirs. Les premiers sont envers Dieu, les seconds envers la patrie, ensuite nos proches, puis nos concitoyens, enfin l’humanité entière, puisque nous sommes tous frères.
En suivant cette gradation, les attachements les plus vifs ne sauraient nous porter à rien de nuisible à la société. Un vrai citoyen peut aimer à l’excès sa famille ; s’il aime encore plus sa patrie, il ne fera rien d’injuste ni de déplacé pour l’avancement de ses proches, et ainsi du reste. Mais au contraire, si cette gradation est renversée, il n’est presque aucun attachement qui ne puisse être nuisible. Plus l’ami du genre humain sera doux et aimable, moins, s’il n’est retenu par l’idée des devoirs qui précèdent celui-là, il prendra d’intérêt à sa patrie en particulier. Celui qui aime par prédilection ses concitoyens, regardera comme oppresseurs la partie dominante de l’État qui impose à sa patrie particulière des charges, dont il ne saurait voir l’utilité en grand dans des objets qui ne l’intéressent pas, et dont il sent le poids en petit aux lieux qu’il affectionne uniquement. L’amour des proches ne sera plus qu’un assujettissement aux faiblesses et aux passions d’autrui. L’amour de la patrie enfin, s’il n’est soumis aux grands principes de la Morale et de la Religion, peut faire des Ducs d’Albe, et les pousser à fouler aux pieds les droits les plus sacrés des gens et de l’humanité.
Ainsi chacune de ces affections si nécessaires au maintien de la société générale et particulière peut devenir nuisible, si elle n’est subordonnée à celles qui la doivent précéder. Mais dussent-elles être toutes aussi déplacées, aussi exclusives que celle qu’on attribue, faussement sans doute, à certains Ordres Religieux, mais avec quelque vérité à certains d’entre les individus qui les composent, ce monstrueux assemblage d’hommes qui tendraient tous vers des affections déplacées, serait infiniment préférable à une prétendue société dont les membres n’en auraient aucune. C’est cependant à quoi conduit l’intérêt particulier, qui nécessairement dégénère bientôt dans un État en intérêt personnel.
Je veux croire en effet que l’intérêt particulier fut d’abord et dans son principe un faux calcul de passions nobles, un désir de préférence et de distinctions, qu’un homme plus habile que moi a nommé l’honneur dans les Monarchies. Qu’en ferons-nous désormais dans un État, où par un relâchement tel que celui dont j’ai ci-dessus établi les progressions, toutes ces distinctions sont évaluées en argent ? Je veux encore que celui qui est livré à cet intérêt se passionne en ce genre également pour soi et les siens ; la nature des biens qu’il peut désormais seuls ambitionner, le précipite bientôt dans l’intérêt personnel et exclusif : en effet on peut espérer de perpétuer dans sa famille les distinctions, les charges, les prérogatives, la réputation même, et ce plan flatteur en idée, loin de diminuer la portion du possesseur actuel, en est une sorte d’accroissement fictif ; mais l’argent, que vous conservez à vos héritiers, est mort pour vous : or pour un avare il y a cent mille cupides, ce qui est très différent, comme chacun sait.
Sans nous étendre davantage en raisonnements déjà trop longs, considérons les nations où l’or s’est le plus répandu, et a conséquemment le plus usurpé la qualité de biens réels, et voyons si tous les arrangements civils relatifs à la conservation et au lustre des familles n’y ont pas plus reçu d’altération, qu’ailleurs ; si les substitutions n’y sont pas bornées et regardées comme injustes ; si les retraits lignagers n’y sont pas odieux ; s’il n’a pas fallu des lois nouvelles pour empêcher des mères dissipatrices d’engloutir dans leur veuvage leurs portions dans les acquêts du mariage ; si les fonds perdus enfin, usage monstrueux et dénaturé, qui loin d’être encouragé par le Gouvernement, ne devrait être toléré qu’en encourant note d’infamie, n’y sont pas plus en vogue que partout ailleurs.
L’intérêt particulier dégénère donc nécessairement en intérêt personnel : de là la dissolution de toute société ; car, comme on sait, le vice a ses calculs et sa philosophie ainsi que la vertu. Or en me supposant le plus honnête Philosophe apathique du Royaume, que me faut-il pour me rendre heureux, dès que mon bonheur est uniquement concentré en moi-même ? Santé, joie et tranquillité ; les travaux et les soucis de l’ambition nuiraient à tout cela. L’État entier réside en ma propre personne, et je dirai, comme l’Ane de la fable :
Et que m’importe … à qui je sois ?
Sauvez-vous, et me laissez paître.
Notre ennemi, c’est notre maître ;
Je vous le dis en bon Français.
Mes concitoyens font des moucherons du pays dont j’ai plus à me garantir, que des maringoins d’Amérique ; mes proches, plantes du hasard, dont le voisinage m’empêche de voir le soleil. Je fais bonne mine à tout cela, mais autant qu’ils me peuvent être utiles, et qu’il ne m’est coûtera pas le dérangement du moindre de mes petits calculs ; tout enfin me devient indifférent sur la terre, et j’applique glorieusement à mon inexistence l’axiome philosophique de la force et du courage, Si fractus illabatur orbis, impavidum ferient ruinœ.
Que faire cependant pour l’avantage de la société, d’hommes bâtis de la sorte ? Ils ne la troubleront pas, mais j’aimerais autant les ossements des Catacombes. Or la perte d’un homme n’est-elle rien ? Le plus digne Héros ne fut qu’un. D’ailleurs, si l’homme d’Esope en tout et partout tel que je viens de le dépeindre, est un animal si rare que cette perte ne tire pas à conséquence, en est-il moins vrai qu’un germe, un soupçon de cet esprit répandu dans la généralité, estimé même dans ceux qui le distinguent en ce genre, fait un ravage singulier en affaiblissant tous les liens à la fois de la société ? Il n’en est aucun dont la consolation ne soit très importante à la chose publique ; mais pour juger si l’apathie s’attaque aux premiers de tous, lisez et voyez si parmi toutes les nations passées et présentes, quand le champ libre laissé à la cupidité et les sautes du Gouvernement ont donné la prééminence à l’or, ce n’a pas été précisément l’époque des plaintes publiques contre l’usage du célibat volontaire, et le temps de ces Lois vaines, dont l’objet sut de réhabiliter les mariages.
Il résulte de cette énumération qu’on aura trouvé longue, et que j’ai cependant tâché d’abréger, attendu l’abondance de la matière, que tous les attachements, tous les liens entre citoyens sont précieux à maintenir et aviver ; qu’il importe de les diriger suivant la progression des devoirs, en les distinguant et honorant en conséquence ; que surtout il n’est présage plus malheureux dans l’État pour sa durée et sa prospérité, que de les voir s’affaiblir et s’éteindre ; et que la prééminence de l’or porte invinciblement la tournure des choses de ce côté-là.
Remettez l’or à sa place, c’est en général tout mon art. Il est simple ; mais il demande une attention bien constante et suivie dans les détails. Passons maintenant à ceux qu’il me reste à traiter, pour achever cette ébauche de l’article des mœurs.
Je les renferme tous (pour me borner) en un seul point que j’appelle Décence des mœurs. Je viens de le dire, et tout le monde le pense, tout sentiment intérieur qui n’a nulle démonstration extérieure, est article de foi rejeté de tous. En vertu de quel titre une nation prétendra-t-elle à quelque distinction dans le monde, si elle n’a aucune noblesse dans les manières ? Qui mettra d’ailleurs cette noblesse dans le cœur de ses élèves, s’ils n’en trouvent nulle trace dans les mœurs ? On sait que les exemples dont tout, et les préceptes rien.
On assure que Louis XIV fut vivement blessé de trouver dans Télémaque des principes de conduite entièrement contraires à celle qu’il avait tenue et consacrée. En ce cas un peu de vanité et une longue habitude de flatterie avaient persuadé à ce Prince que tout bien en fait de gouvernement était concentré en sa personne. Le Télémaque était destiné à l’éducation d’un Prince désigné par la nécessité le restaurateur économe d’un État épuisé par les succès et les malheurs d’un règne long et excessif en tout genre. En conséquence la modération et les vues qui en résultent y sont recommandées et illustrées par-dessus toutes choses ; mais il ne serait pas difficile de montrer dans ce Livre (unique en ce genre, et qui renferme plus de saine politique dans quelques pages que mon Ouvrage entier n’en saurait contenir) mille traits qui vantent cette noblesse et cette dignité de mœurs qui doivent distinguer la véritable grandeur. Quoi qu’il en soit, il n’est pas de mon sujet d’examiner si Louis XIV ne donna pas dans l’excès en ce genre. L’inspection des mœurs des Rois n’appartient qu’à l’Histoire, et c’est pour cela qu’on a dit que les Historiens devaient être les plus sages des hommes ; mais je puis dire que le goût de ce Prince pour tout ce qui tenait du faste et de la grandeur donna de son temps un grand lustre à la France, et ne contribua pas peu à cette haute considération où parvint le nom Français.
Par le principe tiré de l’empire que nos sens ont sur nos opinions, le Gouvernement, ainsi que la Religion a ses rites et ses cérémonies. L’étiquette, exercice de la Cour, qui poussée trop loin change les Princes en pagodes, mais qui dans son principe fut si nécessaire au maintien de l’ordre et du respect dont ils doivent être toujours entourés, l’étiquette n’est autre chose que la décence de mœurs des premières têtes de l’État. Le pouvoir dans les Monarchies ne réside qu’en un seul, mais son exercice est confié à plusieurs. Les Magistratures politiques, militaires et civiles ne sont autre chose qu’une émanation, une parcelle de la souveraine puissance. Si, comme on n’en saurait douter, la décence est nécessaire à la majesté du trône, elle doit en proportion l’être aussi à la considération de toutes les dignités préposées à l’exercice de ses devoirs et de ses droits.
D’autre part, toute Monarchie héréditaire admet nécessairement des prééminences indépendantes de l’autorité quelconque, qu’on appelle des droits du sang. La nature nous donne des maîtres, que nous n’avons droit de choisir ni de rejeter. Elle donne donc parmi nous des droits distincts et séparés de la Magistrature. En effet nos Princes du Sang, sans Gouvernements, sans Charges militaires, par le seul droit de leur naissance, sont les premières têtes de l’État, et ont en cette qualité les prérogatives les plus marquées. Les autres sujets en ont aussi, de bien moindres à la vérité, mais enfin des droits héréditaires. La plus pauvre noblesse et la plus oubliée, se croie et se fait presque croire d’un limon séparé, et il est bon, par des raisons étrangères ici, qu’elle le croie et le fasse croire ainsi. À commencer par le Souverain, chacun se sent presqu’aussi privilégié par son sang que par sa Charge, et les prétentions qu’on peut avoir à cet égard entrent bien au moins autant dans les calculs de notre vanité, que celles que nous attribuons à nos Places. Ces prétentions nous portent naturellement vers la décence des mœurs plus nécessaire encore aux prééminences arbitraires, qu’à celles qui nous sont désignées par le Législateur.
Mais je veux qu’on ne soit rien, ni par la Loi, ni par le sang ; on est homme du moins. Soit le vice, soit la vertu, tout nous porte à nous estimer et à convoiter l’estime d’autrui. Le vice, en ce que l’orgueil est une petitesse, et tellement née avec nous, qu’on ne verra pas un seul enfant dans le plus bas âge, qui ne soit naturellement vaniteux : La vertu, en ce que la morale nous fait sentir l’excellence de l’homme, et nous montre à nous respecter nous-mêmes, et à respecter l’opinion d’autrui. Ainsi donc, par les raisons déduites ci-dessus, une décence de mœurs relative est de l’essence civile de tout être faisant portion de la société. Il s’ensuit de là qu’on ne saurait déchoir sur cet article dans un État, sans s’avilir en gros et en détail ; et que l’attention en ce genre est un des premiers devoirs de la société.
Ce n’est pas que je fasse consister dans le faste des Grands, et dans la sotte vanité des petits ce que j’appelle décence ; mais je dis qu’il importe que chacun s’estime assez pour vouloir conserver son maintien naturel, et que si les mœurs doivent être forcées, il vaut mieux encore que ce soit à gradire qu’à déchoir. Cette familiarité de mœurs qui confond les rangs et les états, et qui fait coudoyer dans la rue le Magistrat parole crocheteur, peut être une vertu de République, du moins il n’est pas de mon sujet d’examiner le pour et le contre de cette question ; mais c’est un vice dans la Monarchie. On a beau dire : les Saturnales des Romains, le Masque de Venise, nos Bals de l’Opéra furent des inventions du vice qui gagne toujours au désordre et à la confusion. Je veux croire que dans des sociétés une fois flétries par ce genre de licence, il fût dangereux de la supprimer entièrement ; mais du moins faut-il empêcher que ces désordres intermittents ne deviennent les mœurs permanentes d’une nation.
Il serait à souhaiter que tous les hommes puissent être vertueux ; mais puisque la chose est impossible, dussai-je être accusé d’une morale erronée, je tiens qu’en général la publicité des mœurs arrête plus de vices, que le scandale n’en produit. Ne confondons point la simplicité et la familiarité, une doit son institution à la vertu, l’autre la doit au vice. Quelques Princes se sont déguisés pour connaître par eux-mêmes l’opinion du peuple sur leur conduite ; la plupart, pour en imiter la crapule et les débordements. Voulez-vous discerner si c’est la simplicité ou la familiarité qui bannit le faste et la dignité de mœurs d’un État, il est un thermomètre infaillible, c’est le respect des petits pour les Grands. La simplicité relève au-dessus de son état un homme ordinaire, elle rend les supérieurs également aimables et respectables, et nulle part il n’y a plus de modestie dans les petits, qu’où règne la simplicité dans les Grands. Mais si les Hiérarchies, si les rangs se perdent dans un État, si l’usurier et l’histrion admis à la table des Grands s’y trouvent de compagnie, si ceux-ci cherchant un bon cuisinier, ou une jolie femme, ou quoi que ce soit, deviennent pairs de ceux qui cautionnent les fermiers de leurs terres, c’est la familiarité qui confond les rangs, et qui couche l’échelle de l’État.
Ce mélange adoucit les mœurs, dit-on, il communique la politesse dans tous les états. Sans doute tout se rapproche ; mais tout y perd. Voyez-en le tableau dans les Spectacles. Les Théâtres nobles quittèrent les Héroïdes pour les Pastorales, ensuite sont venus la farce, les riens ; d’autre part la Comédie a pris de la politesse, elle débite de l’esprit et des traités de morale. Les premiers ont perdu leur grandeur et leur dignité sans pouvoir descendre à la joie naïve ; l’autre a perdu son sel, sa gaieté, ses traits ingénus, et n’a gagné que de l’ennui.
Qu’arrive-t-il de cela cependant ? C’est que les vertus descendent, et que les vices montent. Pense-t-on que ce ne soit rien ? Que Moron dise :
… J’y consens,
Il n’est pas généreux, mais il est de bon sens.
La morale burlesque d’un valet poltron fait rire, et donne au manque de courage un ridicule qui rendra braves ses camarades même ; mais que le Poète de la bonne compagnie dise :
Que te reviendrait-il de tant de renommée ?
Rien, que la chétive lueur
Et que le peu de fumée
D’une lampe en ton honneur
Sur ton cercueil allumé,
Et le touchant plaisir, aux pieds du grand Louis,
Enterré près Guesclin, d’infecter Saint-Denis.
Cette morale du libertinage, masquée du beau nom de Philosophie, séduit la jeunesse par l’attrait du plaisir, et lui montre comme romanesques les vertus de ses aïeux, et l’amour de la gloire qui leur donna l’être.
Terminons ce Chapitre par où nous l’avons commencé. Les mœurs sont le ressort principal d’un État ; elles sont les cordes de l’instrument politique dont les Lois ne sont que les sons : que les mœurs soient tendues à leur point et d’accord, les Lois seront toujours dans l’ensemble qui forme l’harmonie politique : que les mœurs se relâchent et se détendent par un point ou par l’autre, dès lors toute l’habileté de celui qui touche l’instrument ne saurait ramener l’uniformité des sons.
Il faut alors remonter les mœurs. L’exemple et la police sont les seuls outils propres à cela. Je suppose qu’il y eût un temps où la politique eût été assez aveugle pour introduire l’usage d’intercepter les courriers des autres Puissances : misérable méthode, semblable à la pusillanimité qui fait écouter aux portes ; honteux expédient, dont les auteurs s’accusent eux-mêmes d’envoyer par la poste des semences de noirceurs et de trahisons, puisqu’ils craignent les envois de leurs semblables. Cette bassesse bornée d’abord dans l’ombre des cabinets préposés aux détails de la politique étrangère, gagnerait bientôt ceux de la politique civile. Après avoir serviles intérêts des Princes par cette honteuse méthode, on en viendrait à servir leurs passions et enfin leur curiosité ; on en viendrait à ne plus rougir d’un vil attentat, qui ferait pâmer de honte un laquais qui y serait surpris dans le cabinet de son maître. Comment espérer alors que les hommes se souviendront dans l’âge mûr qu’on leur a dit dans leur enfance, qu’il était infâme de lire une Lettre même décachetée ? Comment se flatter que ce principe naturel du droit des gens prévaudra sur l’exemple et la publicité du vice contraire ? Chacun s’érige en politique dans son cercle, et la vergogne publique se trouve entièrement perdue. Faites bien, écrivez, parlez et pensez de même, vous mépriserez les faits, les écrits, les discours et les pensées même de vos ennemis.
Le droit des gens en grand et en petit, c’est là le point de vue unique qui abrégera vos travaux et vos spéculations, qui fixera vos irrésolutions, qui élaguera les sophismes du pour et du contre, malheureux efforts de l’esprit humain destinés à cacher les trahisons de l’intérêt, qui obscurcissent des vérités plus claires que le jour, et font quelquefois subsister chez des peuples policés des tyrannies de détail dont la barbarie aurait rougi. Ayez uniquement en tout et partout le droit des gens en vue : la Loi naturelle empreinte dans tous les cœurs, se présente sans cesse aux yeux même qui le fuient, et le fait briller sans nuage devant ceux qui le cherchent dans la pureté de cœur et d’intentions. Il vous décidera dans les plus petits détails. Vous défendez le lansquenet et la dupe comme dangereux, et vous permettez le berlan, un instant de réflexion vous fera anathématiser ce dernier. Pourquoi cela ? C’est que dans les premiers c’est le hasard qui décide ; dans celui-ci il entre beaucoup d’astuce, et il est important d’empêcher les citoyens de s’habituer, même dans leurs jeux, à user de finesse pour se tendre des pièges réciproques.
J’ai vu jadis dans une grande ville un Chirurgien montrer pour de l’argent une fille hermaphrodite, qu’on découvrait impudemment à tous venants. Ailleurs un autre ayant injecté le cadavre d’une jolie personne, la faisait voir avec tout aussi peu de ménagement. Ailleurs encore, une fille enceinte à l’âge de huit ans devint l’objet du concours et de la curiosité publique. Tous ces attentats contre l’honnêteté publique furent promptement réprimés par la Police.
C’est ainsi que rien n’est petit aux yeux d’un Législateur ; c’est pareillement ainsi que les moindres ressorts de la machine politique se réunissent uniformément sous la grande touche, qui n’est autre chose que la vue du bien général et universel.
Il résulte en résumé de ce dernier article, que le faste, la magnificence même, l’ornement extérieur et la dignité dans les mœurs loin d’être un inconvénient dans une Monarchie puissante, de l’épuiser et lui nuire, sont une preuve que tout y est à sa place, pourvu que le lustre et le brillant de la dépense soient distribués relativement, et se trouvent où ils doivent être. Dans les temps de splendeur les gens en place font de grandes fortunes, et en jouissent au profit et à la décoration de l’État ; dans les temps de familiarité, ceux-ci firent parade d’une prétendue modération, on vit croître les sous-ordres à vue d’œil, prodigues avec ostentation de richesses obliquement acquises. Que signifie cela ? Rien autre chose, sinon que la paresse et l’engourdissement de l’aine bornait les chefs, et que la familiarité, aurore certaine de l’anarchie, avait persuadé aux sous-ordres qu’ils pouvaient et devaient s’égaler à leurs maîtres. Le Public n’y gagna rien ; au contraire, fatigué par la cupidité des mercenaires, et livré à l’insolence des esclaves, il n’eut pas même la satisfaction de voir ses dépouilles servir à la décoration de l’État.
Ce serait me mal entendre que de me placer au rang des prôneurs du luxe, d’après ce que je viens dédire. Je sais en général et j’ai établi ci-dessus, que la double consommation d’un individu n’est autre chose que l’homicide de son voisin, qui vivrait sur la sorte de dégât de tout ce qu’il consomme par-delà son nécessaire : niais je sais aussi qu’il est impossible d’établir dans un grand État cette frugalité universelle et cette consommation géométrique ; et puisqu’il faut dans une société complète des gens qui représentent, et d’autres qui se piquent d’une économe frugalité, je dis que c’est tout perdre que de confondre les êtres à cet égard, de mettre les ombres sur les groupes principaux, et de répandre le coloris sur les fonds.
C’est néanmoins ce que fait le luxe : je vais me laver du soupçon d’en avoir pu être le partisan, en dévoilant sa marche et ses effets ; et c’est ainsi que j’achèverai de développer le système des mœurs dans un État, et que je mettrai sous les yeux une infinité de détails qui auraient trop étendu ce Chapitre.
CHAPITRE V
Du Luxe
J’entreprends sans doute une tâche au-dessus de mes forces. Je vais mettre en prose et en calculs la répétition de tant de vaines déclamations, fruit de l’imagination chagrine et envieuse des Poètes et des Moralistes. Je réveille un vieux système de l’esprit démenti par le cœur, et je viens prêcher le stoïcisme a des gens instruits également de la vanité des préjugés du vice, et de ceux de la vertu. Ce ne sont point des hommes corrompus que j’attaque du milieu de la rue, tandis qu’une grande cour et de triples antichambres les dérobent à de vaines clameurs : ce sont des hommes ingénieux, sobres, laborieux, philosophes, illustres enfin, tels que Melon, et David Hume, qui ont dessillé les yeux du Public à cet égard, et dont j’ose ébranler les trophées. À l’égard de l’envie, qui me connaîtra saura que je ne suis ni par mon tempérament, ni par les causes secondes, dans le cas d’être attaqué de cette maladie. Si vous avez du bien et en jouissez mollement, l’ennui, les vapeurs et les maladies de nerfs en jouissent aussi. Le tout ensemble, ce n’est pas la peine de vous rien envier. Quant à vos prophètes, les noms ne m’éblouissent pas, je sais peut-être aussi bien qu’un autre rendre justice à leur mérite ; mais chacun a ses droits à la recherche de la vérité, et j’espère démontrer qu’en plusieurs choses ils ont blâmé ce que je blâme, qu’en plusieurs autres ils ont confondu le luxe et la dépense, qu’en quelques-unes enfin ils ont mal raisonné, faute de partir d’après les vrais principes. Commençons.
M. Melon est, je crois, le premier qui dans un Ouvrage raisonné ait paru autoriser le luxe. Cela donna une vogue considérable à son Livre, et désormais il n’y eut Docteur de cercle qui ne prononçât hardiment que le luxe était un bien. Cependant en suivant attentivement Melon, et dans tout le cours de son Ouvrage on voit que ce fut un bel et bon esprit, et fort éclairé sur la plupart des détails dont il traite. Il donne à gauche, selon moi, sur l’article du luxe, mais non pas autant que l’ont cru ses échos, et c’est faute de le bien entendre qu’on le dit le prôneur absolu du luxe. C’est par lui, comme le premier, que je commencerai l’analyse des raisons de ce nouveau système.
J’ai dit souvent et je répéterai que si les partisans philosophes du luxe, du moins ceux de l’ordre des hommes que je viens de citer et que je vais combattre, m’avaient entendu, nous aurions été d’accord sur presque tous nos principes. Pour commencer, il eût fallu d’abord convenir des définitions, cette méthode abrégerait bien des disputes.
Melon dit : Le luxe est une somptuosité extraordinaire que donnent les richesses et la sécurité d’un Gouvernement. Cette définition arrondie paraît nette et comprendre tout, et cependant elle est contredite par le fait et par la morale. Par le fait, en ce que les règnes enragés de Caligula et de Neron ont été ceux du luxe à Rome, et non pas assurément ceux de la sécurité. Par la morale, en ce que justifier le luxe d’après cette définition, c’est célébrer les dissipations de Cléopâtre et d’Héliogabale. Or Melon était trop honnête homme pour avancer et soutenir cela. Tâchons donc de définir le luxe sans proscrire la dépense, et disons, plus mal sans doute, mais plus exactement, le luxe est l’abus des richesses.
Ce n’est rien dire, m’objectera-t-on : Ce que vous appelez abus, je l’appelle usage ; montrez l’abus et le définissez. Je m’explique ; le luxe a produit deux enfants, la mollesse et le désordre. La mollesse, on sait ce que c’est. Par le désordre en ce genre, j’entends la dépense folle, c’est-à-dire, qui sort des proportions de l’état et de l’âge, des points de convenance enfin, cela s’entend. Telles sont les deux branches du luxe qui produisent des fruits si monstrueux et si étranges, que l’atmosphère entier en est empoisonné ; mais tout se réduit à ces deux principes, et c’est à leur rapport avec ces deux branches qu’on peut reconnaître si les dépenses tiennent à l’usage ou à l’abus.
Si Melon eût voulu faire cette distinction, il n’aurait pas cru trancher la difficulté en disant : « Ce qui était luxe pour nos pères est à présent commun, et ce qui l’est pour nous, ne le sera pas pour nos neveux. » Et ensuite : « Le paysan trouve du luxe chez le bourgeois de son village, celui-ci chez l’habitant de la ville voisine, qui lui-même se regarde comme grossier encore devant le Courtisan. »
Car que nous usions de différentes productions et ouvrages inconnus à nos pères, c’est chose très permise. Le luxe n’est pas dans la chose, il est dans l’abus. Ainsi pour me servir de l’exemple cité par Melon, un Parvenu qui dans le temps de Henri II aurait porté des bas de soie, était répréhensible, parce qu’il affectait une recherche nullement convenable à son état, et un cordonnier qui en porte aujourd’hui ne choque personne.
De même la progression qu’il attribue à l’opinion du luxe dans la seconde partie de son raisonnement transcrit ci-dessus, est précisément le contraire du fait. Le paysan allait autrefois les Dimanches voir chez son Seigneur un Miroir de Venise de deux pieds en quarré ; il revenait étonné de cette magnificence, mais au lieu d’en être choqué et envieux, il s’appropriait une portion de ce faste. Le campagnard n’envie pas non plus l’élégance et la propreté des meubles de la ville, et la ville se glorifie aux yeux des étrangers de la pompe de la Cour. Rien de tout cela n’excite l’envie et la cupidité. D’où vient cela ? C’est que tout est à sa place ; mais quand le courtisan sortant de son entresol de Versailles où il est meublé selon l’ordonnance, ou de son Palais désert où des pierres d’attente marquent la place des glaces, va chez un Parvenu où tout reluit d’or et d’azur, où la magnificence de la vaisselle et des porcelaines, la profusion et la variété des mets lui reprochent de toutes parts le vide de sa prééminence : quand le Magistrat et le bourgeois voient dans des maisons de campagne les boulingrins et les arbrisseaux odorants tenir la place des fertiles moissons qu’on en tirait autrefois, et réduire en chaumière par comparaison l’honorable maison de leurs pères : quand le Seigneur campagnard voit dans sa Terre un fripon de marchand de bœufs prodiguer à sa femme des bijoux qui éblouissent la Dame du Château, etc. alors tous les différents ordres crient au luxe ; chacun blessé de se voir surpasser par son inférieur naturel, s’efforce de se remettre à sa place. De là les dépenses folles, c’est-à-dire, disproportionnées aux moyens, le dérangement, la ruine, la cupidité enfin et ses consorts, et tous les désordres les plus propres à ruiner entièrement la société.
« Lorsqu’un État, continue Melon, a les hommes nécessaires pour les terres, pour la guerre et pour les manufactures, il est utile que le surplus s’emploie aux ouvrages de luxe, puisqu’il ne reste plus que cette occupation ou l’oisiveté. »
Il est visible qu’il confond ici non seulement la dépense et le luxe, l’industrie et la nécessité, mais encore l’actif et le passif en ce genre, celui qui ouvre et celui qui consomme. Je voudrais d’abord qu’il convînt de ce qu’il appelle les ouvrages de luxe, puisqu’il les distingue des manufactures. Les ouvrages des Gobelins, les tapis de la Savonnerie sont assurément des richesses très estimables chez nous, mais ils seront luxe pour les particuliers qui s’épuisent pour donner dans ce genre de faste, ou pour ceux qui ne sont pas faits pour se servir de l’ameublement des Rois. Mais je suis plus facile que lui. Je n’attends pas pour permettre que les ouvriers recherchent la perfection dans leurs ouvrages y d’être certain que l’État a les hommes nécessaires pour les terres et pour les manufactures, ce point est trop au-dessus de nos connaissances. Personne, pas même les prôneurs philosophes du luxe, qui ne me paraissent avoir aucun principe des véritables notions à cet égard ; personne, dis-je, ne sait quand l’État en serait à ce point de population : il suffit de savoir ce que nous avons déjà répété, que les arts du superflu, tous moins pénibles que les arts nécessaires, attireront toujours l’humanité et feront déserter les autres parties du travail, si le Gouvernement n’a une attention continuelle à appuyer et protéger les arts nécessaires, et surtout l’agriculture qui est le premier, et les manufactures d’arts grossiers qui sont les seconds. À cela près je ne prétends ni blâmer ni resserrer les arts perfectionnés ; mais quant à l’usage qu’on fait de leurs productions, j’en voudrais bannir l’effronterie, la dissipation et le délire : et cela se peut sans rien éteindre ; on le verra dans la suite de ce Traité.
Dans quel sens peut-on dire que le luxe amollit une nation ? Cela ne peut regarder le Militaire. Il est des propositions si étranges qu’elles passeraient pour folie, qui réduites en question, quoique moins sages encore, paraissent résoudre la difficulté, parce qu’elles embarrassent par leur singularité. Je crois de ce genre celle que renferme cette citation. Or puisqu’il s’agit ici de remettre en question ce qui fut en fait de tout temps, je vais répondre en règle à celles ci.
La partie matérielle en nous est une ; c’est ce qu’on appelle corps. La partie intellectuelle se subdivise en trois, chez moi du moins. Ces trois sont le cœur, l’âme et l’esprit. Ces quatre parties font l’homme tout entier. Or pour définir la mollesse, c’est ce qui énerve le corps, avilit le cœur en l’endurcissant, affaisse l’âme en portant son ambition vers des objets bas, affaiblit l’esprit par l’espérance, la crainte et l’avidité. Si le luxe est propre à produire ces effets-là, il engendre certainement la mollesse, et par conséquent amollit une nation en tout, ce qui, je crois, est dire en quoi. Reprenons à part chacune de ces subdivisions ; mais, afin que mes démonstrations naissent mieux l’une de l’autre, il est nécessaire d’intervertir dans cet examen l’ordre que je viens de donner à ces opérations.
J’ai dit que le luxe tel que je l’ai défini, une fois souffert dans une nation, occasionnait les dépenses folles, le dérangement, la ruine et la cupidité. On ne me niera pas que ces choses ne livrent l’esprit aux agitations de la crainte et de l’espérance, et ne l’asservissent à tout ce qui peut mouvoir ces tyranniques ressorts. Qu’on se rappelle les temps où de certaines nations, d’ailleurs aussi portées aux vertus nobles qu’aucune autre, ont été par des bizarreries du Gouvernement, ou par des météores passagers d’intérêt, livrées à l’action de ces deux ressorts ; qu’on se retrace les horreurs qui bouleversèrent alors la société : tant et tant de fortunes ruinées, de particuliers réduits au désespoir par des révolutions injustes et inouïes, eussent en toute autre occasion causé des séditions et des troubles : il n’en fut rien alors. Pourquoi cela ? C’est que l’intérêt avait jeté son appas. Le déplacement que je caractérise luxe, était plus en vogue que jamais ; l’esprit était affaibli et ne pouvait rien produire que d’infâme. Tels furent les effets de cette révolution. On vit les Grands devenus bas-valets, agioteurs, marchands en gros et en détail ; les dépositaires de la Justice payant leurs légitimes créanciers en effets discrédités ; les frères dépouillant leurs frères ; les maîtres servant leurs valets. On ne pouvait voir que cela : ce sont là les troubles du luxe en fureur ; troubles moins effrayants à l’œil que les massacres des séditions réelles, mais qui laissent des traces cent fois plus profondes. Qu’on jette les yeux sur les suites encore funestes de ces temps de chaos ; qu’on considère l’avilissement volontaire des principaux ordres de l’État ; les membres des corps de leur nature les plus hauts à la main et les plus difficiles à réduire, faisant depuis auprès des sous-ordres plus de bassesses qu’on n’eût pu jadis imaginer d’en faire pour les arbitres du Gouvernement : on jugera que les esprits sont comme engloutis dans la servitude volontaire, et l’on connaîtra ce que c’est que les effets de la crainte et de l’espérance sur des esprits ouverts à la cupidité.
Le luxe donc qui dispose l’esprit à recevoir ces funestes impulsions, l’affaiblit. Qu’on en juge même par ses délassements ; qu’on lise les brochures, qu’on voie les spectacles, on y découvrira le type de cet affaiblissement de l’esprit qui travaille pour ses semblables. Plus rien qui tienne du noble et du grand, colifichets et enfances dans le fond, pointes et faillies dans la forme et dans le style. Tel est le fruit de l’affaissement de l’esprit dans une nation ; il porte sur tout, il abâtardit tout, et les hommes réfléchis qui ne peuvent nier le fait à cet égard, vont, faute d’en avoir étudié le principe, en chercher la cause dans une prétendue dégradation arrivée dans la masse physique, tandis qu’il n’en est point d’autre que le dérangement dans les mœurs, qu’on appelle luxe.
Je dis encore qu’il affaisse l’âme en portant son ambition vers des objets bas. L’amour propre, cheville ouvrière de celles de nos passions qui méritent ce nom, n’est point l’amour de soi-même. Ce dernier n’est presque que machinal en nous ; l’autre est une perfection de celui-ci, sentiment factice et qui n’est que relatif. Il nous porte au désir de nous distinguer dans notre espèce, il trouve des ressources au fond des cachots, où des malheureux, sans espoir de tout autre genre de distinction, portent leurs prétentions sur l’excès de scélératesse. L’ordre nécessaire de la société a varié cet appas en marquant les états, et le désir de se distinguer dans sa profession paraît la plus naturelle des ambitions. Mais l’homme toujours trop prompt à en revenir aux signes sensibles, éprouve par le sentiment, a connu par l’expérience de tous les temps que les marques extérieures de distinction étaient en ce genre ce qui faisait l’effet le plus prompt et le plus durable. Ce sentiment a donné l’être à la pompe des Rois, à l’extérieur des dignités. Dépouillons ces signes étrangers de la valeur que l’habitude et le consentement public leur ont donnée ; que seront le manteau Ducal, le tabouret et le cordon de l’Ordre ? Des parures, des marottes d’enfants que le Philosophe apprécie à rien dans son cabinet, et révère à l’extérieur malgré lui-même en sortant de chez lui.
Laissons un moment ces signes que je viens de citer comme exemple, en supposant qu’ils sont exclusifs à certains égards. Indépendamment de ces marques privilégiées, il en est grand nombre d’autres qui ne sont prohibées atout ordre de citoyens que par cette forte de vergogne qu’on appelle modestie et décence d’état. Les meubles précieux, les vêtements magnifiques, les maisons fastueuses, les équipages, la suite etc. attirent nécessairement les regards de la multitude, et c’est ce que les hommes prennent et prendront toujours pour de la distinction. Dans leur institution primitive ces choses devaient servir à désigner la puissance ; mais dès qu’elles ne désignent plus que la richesse, dès lors, selon moi, le luxe règne. L’émulation se tourne alors vers la richesse, or l’émulation de la richesse n’est autre chose que la cupidité.
C’est bien pis, si le relâchement des ressorts d’un État est au point que la richesse donne non seulement le pouvoir et la liberté de se procurer ces distinctions trompeuses et voyantes, mais encore qu’elle soit un véhicule certain et indispensable aux dignités, aux honneurs et à l’autorité ; mais l’État sera vraisemblablement au dernier période de la corruption des mœurs, si la pauvreté et même la médiocrité deviennent méprisables et dans la vie privée et dans les dignités, dans l’homme de mérite comme dans l’homme médiocre ; si tous les états s’infectent également de cette prédilection pestilentielle pour les richesses ; si l’homme de guerre peu aisé est regardé comme la victime nécessaire de tous les dégoûts et préférences de la faveur, l’instrument subordonné de l’avancement d’un homme Triche et sans mérite ; si le Magistrat le plus intègre et le plus éclairé n’est digne des grandes places, qu’autant qu’il peut ce qu’on appelle s’y soutenir ; si la carrière enfin de la gloire et du désintéressement est occupée par l’or, comme celle de l’intérêt et de l’industrie : dès lors toute espèce de vertus et toute idée de gloire ne seront plus que de vains noms oubliés comme la masse d’armes et la lance, et tout ce qui restera de forces à l’âme du citoyen se portera vers le désir de l’or ; rem habeas, quocumque modo rem.
Or je demande, Messieurs, moi qui suis peut-être aussi orgueilleux qu’un autre, quel métier vous me conseillez de faire pour acquérir cet or qui doit tenir lieu de tout. Studieux, accoutumé au travail et aux veilles, résolu à n’épargner aucune peine pour arriver à la béatitude, quelle route prendrai-je ? Sera-ce le commerce ? Je vois et je parcours l’univers, je trouve toutes les routes de l’échange comblées d’aventuriers d’autant plus entreprenants qu’ils ne risquent que le bien d’autrui ; peu délicats sur les moyens, ils tentent tout, ils emploient tout ; la malfaçon des manufactures leur vaut quelques retours avantageux dont ils profitent en discréditant leur nation ; ils ne craignent ni d’enfreindre les lois de l’État, ni de fausser celles de la probité : ils ont quelque succès ; mais moi qui ne m’étais point fait une âme d’airain, qui barré d’une part par les jalousies nationales, de l’autre arrêté par les chicanes ancrées dans tous les ports avec la mauvaise foi, vois mes fonds en péril à chaque pas, je dois m’estimer heureux, si à la fin d’une vie laborieuse et économe je laisse mes enfants en état de poursuivre ma profession ; et ce n’était pas là ce que je cherchais. Ferai-je la banque ? les tours de passe-passe de la profession sont usés et connus, et si quelque Cour ne me charge de ses remises, mon argent en se promenant à travers les orages, ne me rapportera que de quoi vivre à peine et toujours avec le fil de Damoclès sur la tête. Tenterai-je ce qu’on appelle les entreprises ? Eh ! qui me répondra de la fidélité de mes confrères ? Cartouche a bien été trahi. Je verrai net le produit de la clientèle envers d’avides patrons, des avances onéreuses et incertaines etc. et quand il faudra partager le gâteau, j’en serai pour avoir vu de près le Pérou, sans avoir eu l’avantage d’y prendre terre. Entrerai-je dans les fermes ? Oui-da, si je trouvais la porte ouverte ; mais en ce genre, la voie large n’est qu’au figuré. Que faire donc, et que faites-vous tous, vous qui n’avez pas les talents et la patience que je me suppose ici, et qui pourtant courez le même objet ? Vous vendez naissance, honneur, conscience, sentiments et tout. Vous les vendez non seulement au présent, mais au futur, non seulement à la réalité, mais à l’espérance ; vous vendez âme, corps et bien, et pour peu qu’on vous achète, vous êtes encore trop payés.
Mais tandis que j’énumère les ressources de la cupidité, je m’aperçois que mon âme s’affaisse et s’appesantit sur ce tas d’ordures et d’immondices. Tel est l’effet de la cupidité, effet aussi pernicieux dans un Fermier que dans un Général d’armée ou un Chancelier de France. Je l’ai dit ailleurs, le sel doit entrer dans tous les mets, l’honneur dans toutes les professions ; mais l’honneur ne subsistera jamais qu’avec la vergogne et la modestie. Le luxe est l’ennemi juré de celles-ci, aussi l’est-il de l’honneur, et il n’en faut plus attendre d’aucune espèce, où le luxe règnera.
J’ai dit encore, qu’il avilit le cœur en l’endurcissant : j’aurais mieux fait de dire qu’il l’étouffe. L’axiome primò mihi, qui s’établit hautement dans des temps de corruption, fut de tout temps écrit au fond des cœurs. On se regarde toujours soi-même premièrement, et même sans le vouloir. Nos premiers besoins sont en nous, ils sont aisés à remplir : les seconds sont hors de nous, et soit en bien, soit en mal, ils sont immenses et toujours renaissants des efforts qu’on fait pour les satisfaire.
Quoique le bien et le mal aient des caractères moraux très distinctifs, je me permets ici de leur en donner un physique, et je l’établis en disant que les désirs sociables et qui se mêlent au bonheur d’autrui, vont au bien ; nos désirs exclusifs au contraire et qui nous sont propres uniquement, tournent au mal. J’ai dit que le luxe réduisait tous nos appétits à la soif de l’or : je demande si tous les désirs qui émanent de celui-là ne portent pas le dernier de ces caractères. J’ai pu jadis aimer mon père exclusivement à tous autres, l’aimer non pour lui, mais parce que je savais qu’il m’aimait comme son bien, et que cet amour, exigeant à l’extérieur, m’était commode au fond, parce que je pouvais m’y fier, parce que son conseil m’était bon, et que son expérience m’appartenait ; j’ai pu le respecter pour apprendre par là aux autres à rendre au nom qu’il m’a transmis, etc. Tous ces motifs étaient au fond ceux d’un cœur empreigné de la lie de l’intérêt, et indigne de la pureté primitive de la portion d’être spirituelle que j’ai reçue des mains du Créateur ; mais tels qu’ils étaient, mon père en profitait dans le fait, la société et ma famille par l’exemple. L’intérêt sordide est venu déranger cet ordre apparent. Mon père, dont je dévorais la succession comme un bien trop longtemps retenu, tarde trop à mourir ; l’impatience me fait apercevoir qu’il me doit compte du bien de ma mère, je l’attaque, il se défend, l’indignation se joint à la douleur de me voir échapper à sa dépendance ; je hâte ses jours et j’en déshonore la fin en faisant retentir les Tribunaux du récit de ses injustices ; je scandalise la société, je donne à mes enfants l’exemple qu’ils transmettront à leurs neveux, et les regardant d’avance comme ennemis, j’établis hautement le principe qu’il faut ici-bas travailler pour son propre bonheur, et je le mets en pratique en plaçant une partie de mon bien à fond perdu.
Ce fait allégué n’a que trop d’exemples chez les peuples adonnas au luxe, je puis me dispenser de parcourir les autres ordres de liens de la société. Qu’attendront des frères d’un fils parricide ? Des parents d’un frère dénaturé ? Des amis d’un parent insensible ? Le Prince, l’État et la Société d’un homme qui n’a ni parents ni amis dès qu’il s’agit de son intérêt ? Et qu’est-ce qu’un cœur qui ne connaît ni la voix du sang, ni le respect du devoir ? Ne pensons pas tous tant que nous sommes qui n’avons pas persécuté notre père, être exceptés pour cela de l’anathème général. Il faut, avant de condamner autrui, se voir avec certitude digne de prendre la première pierre. C’est par cette raison que je n’attaque ici non seulement aucun individu, mais même aucun ordre de citoyens. Je dis que le luxe a tout fait ; mais si je n’ai point plaidé contre mon père, le pouvais-je ? Quand je l’aurais pu, en avais-je occasion ? Dissipait-il ses biens ? Me refusait-il le nécessaire ? Si ce crime m’est échappé, je dois rendre grâce aux circonstances. Si j’ai servi mon frère, si j’ai respecté les premiers liens de la nature, ai-je également reconnu les seconds ? Ai-je fait à mon parent pauvre le même accueil, les mêmes prévenances qu’à celui qui était puissant ? Je lui en devais davantage cependant, puisqu’il en avait plus de besoin. Ai-je apprécié mes amis au tarif du mérite, ou à celui de l’espérance ? La voix de mon propre cœur me confond dans cet examen, et je reconnais que le luxe nous a tous perdus, plus ou moins. C’est uniquement par là, et non par une déchéance de la nature humaine, que nous sommes indignes de nos pères qui avaient dégénéré de nos aïeux, et que nous donnerons le jour à des enfants plus vils encore que nous.
Ce que je dis ici n’est point déclamation : chacun se plaint de ce que le monde, plus séparé que jamais en sociétés exclusives et particulières, n’a cependant que les apparences de l’amitié. Admis au commencement dans ces réduits particuliers, et fréquent de ma nature, je me disais en sortant : Ces gens-là ont bien des choses à se dire quand ils sont seuls, car ils ne s’en disent guères devant un tiers. En persévérant il m’est arrivé de me trouver de l’intérieur absolu. Hélas ! à l’exception de quelques traits contre des rivaux, du récit de quelqu’anecdote secrète, d’une sorte de relâchement enfin de cette prudence sèche que l’intérêt prodigue sans effort à ses moindres adeptes, ils n’avaient rien de plus à se dire. Rien de soi, de son cœur, de son esprit, de ses sentiments ; tout cela est engourdi et mort par l’habitude d’être en écharpe, et j’ai cru longtemps que les gens du grand monde n’avaient pas de cœur.
Pensez-vous avoir un ami dans ce genre ? Il en est encore, je le sais mieux qu’un autre, mais en bien petit nombre : en général vous, qui chérissez cette erreur, suivez la même carrière, ayez des protections, des cabales, des intrigues, de bons avis ; qu’il vous croie toujours utile à son intérêt ou à la sorte de réputation qu’il veut y faire servir, si vous ne voulez être tristement détrompé. Si vous n’avez à lui offrir qu’un cœur sensible et une fidélité éprouvée, il vous substantera de quelques distractions, comme l’on entretient un vieux château d’une terre éloignée où l’on peut avoir affaire un jour. Il vous réservera pour les temps de philosophie, que certains restes de libre arbitre expirant lui laissent entrevoir dans un avenir dont dix générations ne trouveraient pas la place ; mais vous verrez les secrets, les confidences, les rendez-vous, les effusions de cœur, s’il en fut, passer à des gens qu’il n’aime ni n’estime au fond, et qui le lui rendent. Semblable au ramoneur qui s’aide également des deux parois pour grimper, tant de celui auquel il tourne le dos que de celui qu’il a devant lui, il oublie qu’il court risque de paraître à l’extérieur noir comme charbon, uniquement occupé d’arriver au terme de son travail.
Ne croyez pas, je vous prie, parce que j’en écris de vivacité, que je m’en fâche. J’ai assez vécu pour savoir que c’est chose indispensable, et pour avoir appris à rire de moi-même, quand par hasard une épreuve du moment voulait m’en porter des bouffées de scandale à la tête. Cela fut de tout temps, me direz-vous : eh ! non, mille fois, non ; pas du moins au point où il est aujourd’hui. Voulez-vous le sentir et pour un temps bien près de nous, lisez les registres de la société, seulement du siècle passé ; les Lettres de Madame de Sevigné, par exemple, femme d’esprit, mais assurément des plus frivoles de son temps : vous y respirerez un air d’intérêt entre les amis et liaisons de ce temps-là, un air de prendre part aux succès et aux disgrâces, qui, quoique dès lors bien affaibli sans doute, fait par le contraste mieux connaître encore la sécheresse de nos intimités d’aujourd’hui. Je n’ai donc pas dit assez en établissant que le luxe avilit le cœur, je devais dire qu’il l’étouffe et l’anéantit.
Mais il faut tout voir quand on raisonne de sang froid, et je vois encore des traces de sentiment qui me ramèneront peut-être à mon expression première. En effets on aime les valets, on se les débauche, on les vêtit, on les couche comme des maîtres, et l’on demande à boire dans le style des placets d’autrefois. On se pique de les charger de profits, et ils portent presque neuf l’habit qu’on doit encore au marchand ; les testaments enchérissent les uns sur les autres en legs domestiques, sans distinction d’âge, d’ancienneté, de services etc. et si tôt qu’un valet a eu le bonheur d’enterrer deux maîtres, sa fortune est faite. On dirait que la superstition de nos pères pour les fondations n’a fait que changer d’objet, et ce nouvel abus également à charge aux héritiers est plus affligeant encore.
On vous y prend, dira-t-on, à parler contre les pauvres. Non, je sais tout ce qu’on doit de soins pour adoucir le sort des domestiques et engager leur fidélité ; mais le déplacement ne fait le bonheur de personne. L’aisance et la douceur de la vie domestique comparée à la vie dure et nécessiteuse de leurs parents de la campagne, doit être une compensation de l’engagement de leur liberté ; mais prodiguer à votre cocher qui les bras croisés ordonne le pansement de ses chevaux, à sa femme qui sert de femme de chambre, le double du traitement en toutes sortes d’aisances que faisaient vos pères à leurs propres cousins et cousines qui leur servaient de Gentilshommes et de Demoiselles, leur assurer des pensions quelquefois même en les prenant, et les gratifier à la mort comme vous feriez des domestiques qui auraient fidèlement servi pendant 40 ans, c’est un abus qui déplace un ordre de gens voués à l’obéissance et à l’exactitude ; et qui offense un millier de misérables liés à nos devoirs, mais inconnus à notre vanité. Le luxe donc avilit le cœur : voyons s’il énerve le corps.
Personne ne sait quelle est l’étendue des forces de l’homme exercé. Ce qu’on sait des prodiges en ce genre des anciens athlètes, de la vigueur et légèreté de nos anciens hommes d’armes, de celle de certains de nos coureurs encore qui font des traites dans les vingt-quatre heures qu’aucun cheval en haleine ne pourrait remplir, ce qu’on voit de certains peuples qui nagent mieux et plus longtemps que les poissons, tout nous dit que l’homme en tous les genres est le plus fort et le plus adroit des animaux, comme le plus vivace. Ouvrons d’autre part les annales de la mollesse, et considérons à quel point de dégradation elle a porté en tout temps l’humanité ; il serait inutile d’en rappeler ici les différents traits.
Revenons ensuite à ma définition du luxe, et rappelons-nous que je l’ai dénommé le déplacement dans l’extérieur de la dépense. J’ai dit que ce relâchement dans l’ordre des mœurs portait toute l’émulation inséparable de l’humanité du côté de ce genre de distinction. J’ai prouvé comment cette corruption des principes tournait à la mollesse l’esprit, l’âme et le cœur. Voyons comment elle y entraîne le corps.
Il serait plus court de dire en général que jamais force de corps ne se trouva revêtir absolument une âme sans courage ; mais comme ce sont des raisons physiques qu’on me demande plutôt que des principes moraux, je vais reprendre les causes pour arriver aux conséquences.
J’ai dit que la magnificence graduelle, s’il est permis de parler ainsi, c’est-à-dire celle qui observe les différentes gradations et classes de citoyens, n’était que faste que je me garderais bien d’interdire dans un grand État, puisque ce serait ramener les lois de Lycurgue, étouffer toute industrie, et qu’il ne fallait appeler luxe que le renversement de cet ordre. Suivons les ravages que j’ai attribués à ce renversement.
Quelqu’appétit de l’or qu’il allume dans tous les cœurs, il est impossible que les moyens que cet appétit nous inspire à tous, nous réussissent à tous. On est d’ailleurs en ce genre plus qu’en tout autre pressé de jouir. Plus un désir est futile et bas, plus il est vif et prompt. Un enfant est plus passionné pour son château de cartes, qu’un homme pour son palais de marbre. De même l’impatience du héros pour la gloire le porte aux occasions, mais lui permet d’attendre qu’elles arrivent. Le Magistrat qui ambitionne la réputation de son doyen, travaille tranquillement à l’acquérir. Le négociant qui jalouse le crédit immense de son voisin, en devient plus fidèle dans ses engagements, plus exact pour ses commissionnaires, veille et attend. Mais l’homme choqué du luxe de son égal, n’a point de repos qu’il n’ait en quelque sorte pris sa revanche. Cependant comme tout le monde n’est pas absolument fol, l’esprit vient dans plusieurs au secours de la bourse. De là les recherches futiles et répétées de ce que l’on appelle goût ; de là les malfaçons partout pour épargner la matière, et mettant tout à l’extérieur, faire valoir par le tour ce qui n’a nulle valeur au fond. L’épargne sur l’espace est devenue commodité, sur la profondeur élégance, sur la matière délicatesse, et tout en est venu au point qu’un jeune chat enfermé par malheur dans l’appartement d’un grand Seigneur, peut en son absence avoir détruit tout le mobilier, de façon que non seulement les ornements, mais les lits, les tables, les chaises aient besoin d’être renouvelés.
J’ai quelquefois eu une idée que je ne donne point ici comme un raisonnement, mais à laquelle je crois qu’on trouvera quelque air de vérité ; c’est que l’homme intellectuel se resserre en proportion de ce qu’on le presse, comme l’homme machine se courbe à mesure qu’on le charge. Les premiers hommes dont nous ayons connaissance n’ayant qu’un ciel pur sur la tête, s’appliquèrent à l’astronomie et y réussirent. Les seconds ensuite virent Jupiter sur les nues et Iris dans l’arc en ciel. Les peuples du Nord sous un ciel nébuleux cherchèrent la divinité dans les bois, et moins bornés sur les principes de dépendance et d’union, nous ont laissé les traces de la meilleure des législations ambulantes. Des forts et des châteaux sombres sortirent, dans les temps d’anarchie, la tyrannie et l’oppression. Des palais depuis, sont sortis les ordres les plus harmoniques de décoration, de police, et de législation particulière. De nos entresols enfin… hélas ! je sens moi-même que j’écris dans un cabinet trop resserré, et que si j’avais à la place une belle galerie, je dirais mieux. À ce compte, en donnant à un homme le droit de placer un dais entre son plafond et sa personne, on lui resserrerait l’occiput. Pourquoi non ?
Mais laissant à part cette imagination qui n’est pas de l’ordre des inductions par lesquelles je conduis mon raisonnement, je demande si nos appartements ainsi faits et décorés pourraient contenir un maître de la trempe de ceux d’autrefois. Le bout de l’épée du Balafré serait encore à la troisième antichambre, que le pommeau casserait la glace qui domine le canapé du boudoir. Il saut donc proportionner nos armes, nos vêtements, nos gestes et jusqu’à nos révérences à l’exiguïté de notre étui ; cela se fait de soi-même, et la nature y pourvoit. Voici comment.
L’homme devient robuste, léger, adroit etc. en proportion de l’exercice qu’il fait pour cela : c’est une vérité connue ; mais il devient grand et gros aussi relativement aux qualités du climat en proportion de tout cela. Considérez les bras et la poitrine des bouchers et des forgerons, comparez-les à ceux d’un tapissier et d’un tailleur, ces deux hommes travaillent également de part et d’autre toute la journée ; voyez la différence. Nous ne sommes aujourd’hui que des demi-hommes en comparaison de nos pères ; pourquoi cela ? Il y a, dit-on, des siècles de déchéance où toute l’espèce dégénère. En ce cas, la toise des troupes doit être forcée à baisser aussi ; mais elles sont aussi élevées qu’elles l’étaient du temps de Louis XIV. Pourquoi la Cour et la Ville ne voient-elles plus que des pygmées ou des plantes sèches et mal nourries ? c’est que l’éducation et la vie particulière des hommes de ce temps-ci, est tout autre que n’était celle des hommes d’alors.
La débauche, dit-on, énerve les jeunes gens de trop bonne heure : ce n’est point encore cela, selon moi. Il y a sans doute plus de basse crapule et moins de décence qu’autrefois ; mais on faisait plus d’excès qu’on n’en fait aujourd’hui. Ainsi à cet égard, les choses étaient au moins compensées ; mais on montait à cheval, on jouait à la paume, au mail, on battait le fer dans des sales d’armes, on allait à pied, et l’on ne fait plus rien de tout cela. Les jeunes gens reçus dès l’adolescence chez les femmes, y ont apporté moins de décence et de retenue que quand elles ne recevaient que des hommes faits ; mais d’une part ils y ont pris un air de suffisance étrinquée qui a banni l’aisance et la familiarité d’entre eux ; et de l’autre, leur corps prend dès l’enfance un pli de poupée qui arrête la croissance et supprime la vigueur. Un homme qu’on frise avec deux cents papillotes n’a garde le lendemain de cette opération, au moment où sa tête toute musquée sort de sa boëte où elle a été conservée comme des fleurs d’Italie, d’aller risquer à la paume sa provision de quinze jours ; au lieu de cela il s’étend dans une chaise longue et prend une brochure. Ainsi donc plus de force.
D’autre part, les femmes autrefois plus longtemps sous la tutelle domestique, et ne voyant guères que des hommes posés, avaient quelque chose de plus mâle dans leurs plus délicates prétentions. Elles faisaient cas de leur fraîcheur, de leur taille, de leur beauté ; un loup conservait soigneusement leur tein, elles n’allaient jamais à l’air sans cela : le soin de leur taille les obligeait à avoir des corps qui la conservaient, soûtenaient leurs reins et ouvraient la poitrine. L’attention à conserver leur fraîcheur les faisait vivre de régime et de choses saines, se coucher de bonne heure, etc. Au lieu de cela, la première jeunesse étant aujourd’hui la partie régnante de la société, les jeunes femmes paraissent dans le monde, dix ans plutôt et à l’âge où rien n’est encore formé. Dès l’âge de onze ans les filles ne peuvent plus souffrir le corps : à quinze ou seize on les marie, elles vont seules dans le monde. L’embonpoint qu’on ne saurait avoir à cet âge est passé de mode, un air étourdi et des yeux roulants dans la tête constituent le joli, et de beau il n’y en a plus. L’assortiment de ce joli carillon est nécessairement le mouvement perpétuel, des courses, des soupers, des veilles, jamais de faim, jamais de sommeil. Le tempérament s’allume, la poitrine s’échauffe, et cette petite lueur précoce n’attend qu’une couche pour disparaître, et aller rejoindre quelque feu follet d’où elle semble être sortie. Cette couche cependant est ce qui donne un successeur à une grande Maison, et voilà le plus beau sang dégénéré en asthmatique. Échappe-t-elle à la proscription presque générale de son espèce ? Ce feu de jeunesse dégénère-t-il par la voie de l’ennui (l’une des maladies de nos jours) en langueur et résidence ? Etendue dans un fauteuil à six pouces de terre, où l’attitude indispensable est presque nécessairement indécente, elle paraît rentrer dans la plume, ses épaules se rapprochent en avant, la poitrine s’enfonce, le corps entier s’affaisse, et elle ne peut désormais souffrir la fatigue d’être habillée. Tels étaient les pères et mères dont nous voyons les enfants.
En vous passant les faits, me dira-t-on, nous voyons comment l’admission de la jeunesse dans la société, ou, si vous voulez, le relâchement de la discipline domestique à cet égard ont occasionné cette sorte de renversement ; mais nous ne voyons pas ce que cela a de commun avec le luxe. Le voici.
J’ai dit que le luxe amenait nécessairement la recherche et le colifichet. Examinez vous-même : avez-vous vu personne qui ne voulut être assorti à sa dépense ? Le ridicule sensible d’un cuistre dont l’agencement extérieur singe le Grand-Seigneur, d’un bourgeois grossier qui paie bien cher le goût des fripons qui l’encadrent dans une bordure qui lui fait jouer le magot, est un des plus piquants qu’on ait pu mettre sur le théâtre. Les originaux qu’on en vit jadis dans le monde, étaient si visiblement plats, qu’ils corrigèrent bientôt le public de cette discordance ; et si la fortune n’allait de temps en temps pour se réjouir chercher quelque valet d’écurie pour en faire un arbiter elegantiarum, le moule en serait totalement perdu.
Tout le monde donc a cherché à se modeler sur ses accessoires. L’homme dont les meubles et les bijoux sont guillochés, doit l’être aussi par le corps et par l’esprit. L’homme aux vernis gris de lin et couleur de rose, porte sa livrée en sa robe de chambre, en sa façon de se mettre, en son attitude et ses mœurs. De là les vieillards indécents, les barbes épilées, les plaisons éternels de soupers qui se déhanchent aujourd’hui devant les petits-fils de ceux qu’ils faisaient rire, il y a quarante ans. Cette marotte de jeunesse et de légèreté une fois répandue dans une nation, ce ne sont point les adolescents qui parviennent à la société, c’est la société qui descend à eux : or l’autorité de l’âge mûr sur la jeunesse, et le respect qu’il a pour la vieillesse, sont des sentiments naturels, il est vrai, mais dépendants d’un certain régime d’habitude et de séparation de mœurs et de familiarités.
De ces trois états ou portions de la vie de l’homme, quand les derniers se rapprochent des premiers, il est tout simple qu’ils contractent quelque chose de leur habitude extérieure. Ce n’est que le respect ou la dépendance qui peuvent attirer des jeunes gens parmi des hommes mûrs, et des hommes mûrs parmi des vieillards. Ces sentiments imposent à l’aspirant une sorte de contrainte, qui par l’habitude devient gravité. Quand au contraire l’attraction se fait au rebours, le vieillard devient ridicule, l’homme mûr évaporé. Ces sortes de déplacements qui font la grimace, ne sont pas faits pour en imposer. La jeunesse alors prime par les grâces dont la nature pallie les défauts de cet âge, et c’est ce qui fait le monde renversé. Sera-t-il possible alors que le père rentrant dans sa maison puisse en imposer à son fils ? lui, qui vient de jouer la parade avec le camarade de cet enfant, qui affecte les mœurs de son âge, et qui pourrait lui servit de modèle de fatuité, s’il n’était lui-même encore incertain de la mode de meubles et d’équipage qui doit le décider pour la saison prochaine. De là ces beaux axiomes de tolérance qu’on trouve aujourd’hui dans la bouche de tout le monde : qu’il faut surtout vivre pour soi, ne se gêner, ni gêner autrui, etc. Ce n’est pas qu’on ne fût volontiers aussi exigeant qu’on l’était autrefois, mais on aurait honte de se condamner soi-même par ses propres préceptes. Il faut savoir se contraindre pour avoir droit d’en imposer aux autres ; et qui le peut ou le veut à ce prix ?
Dès lors aussi, ce désordre devient contagieux comme tout autre. Lorsque mon voisin laisse la bride sur le col à son fils dès l’âge de quinze ans, qu’il lui permet et croit nécessaire la dépense qu’on ne faisait pas autrefois à quarante ; le taux du mien est fixé, sans quoi d’une part je passerai pour un père injuste, et de l’autre mon fils sera élevé dans l’obscurité. C’est ainsi que les particuliers du même ordre se forcent là main l’un à l’autre sur les choses même les plus essentielles, et que le torrent de la société nous jette malgré nous-mêmes hors des voies.
Si donc la jeunesse prime aujourd’hui dans le monde, c’est qu’elle convient mieux que tout autre à l’agencement général des mœurs, et au papillotage qui a pris en tout la place du solide. D’autre part, la prééminence du colifichet n’a pas été de choix, mais forcée par le luxe. C’est par ces liaisons indispensables que le luxe a énervé le corps. Et si l’on ajoute à ces inductions déjà trop allongées, celles qui résultent des effets de la recherche en tout genre de plaisirs, la bonne chère, la musique, les parfums etc. on verra qu’il est tout simple qu’elle amollisse le corps par l’organe de tous les sens attaqués à la fois.
Voilà donc dans quel sens on peut dire que le luxe amollit une nation, en énervant lame, le corps, l’esprit et le cœur des citoyens. Quant à cette question, Melon ajoute affirmativement que cela ne peut regarder le Militaire. Il n’y a rien à répondre, à moins qu’on n’eût résolu de faire un Livre pout prouver que le sucre est doux et l’absinthe amer. Si Melon eût entendu la guerre comme il entendait le commerce, il aurait su que jamais on n’a prétendu rendre la discipline et la vigueur à une armée qu’en ternissant le luxe relatif ; que les soldats et les subalternes ont leur luxe, ainsi que les autres, puisque aujourd’hui chaque sergent a sa robe de chambre, accoutrement que Magnac trouva, il y a cinquante ans, si indigne d’un homme de guerre, qu’il fit brûler à la tête du camp celle d’un Aide-Major qui parut à une alerte vêtu de la sorte ; que par cette raison nos pères faisaient démonter et brûler jadis nos chaises de postes ; que les troupes Espagnoles qu’il cite, frugales par nature, étaient précisément les meilleures de l’Europe, et le redeviendront quand on voudra ; car je ne dis pas que la suppression du luxe fasse tout, c’est seulement celle de la racine des vices : il aurait su enfin que quelque valeur et volonté que nous montrions encore dans les occasions, nous et toutes les nations de l’Europe, parce que le luxe naturellement étranger dans le Nord n’y a pas encore bien affermi son empire, nous valons beaucoup moins en ce genre que les gens de guerre du siècle passé. Peut-être que si, comme eux, nous étions obligés de faire trente campagnes de suite, chose impossible vu la tournure dévorante qu’a pris la guerre de nos jours, nous nous y ferions ; mais en ce cas le luxe des villes deviendrait étranger et paraîtrait méprisable à la partie militaire de la nation, et elle reviendrait aux mœurs de nos pères.
Melon raisonne merveilleusement faux dans tout ce Chapitre : je ne prétends pas le suivre et le commenter ligne par ligne ; mais ses principaux axiomes me donnant occasion de développer la matière ; je les reprends l’un après l’autre à mesure qu’ils se présentent. Le luxe, continue-t-il, est en quelque façon le destructeur de la paresse et de l’oisiveté. L’homme somptueux verrait bientôt la fin de ses richesses, s’il ne travaillait pour les conserver et pour en acquérir de nouvelles ; il est d’autant plus engagé à remplir les devoirs de la société, qu’il est exposé aux regards de l’envie. Cette phrase renferme trois principes opposes à la vérité, selon moi. C’est que nous allons développer. Le luxe est-il le destructeur de l’oisiveté ? Ce n’est assurément pas dans ceux qui jouissent, puisque nous venons de voir qu’il la nécessite dans les mœurs et les délassements de ses adeptes. Ce pourrait être dans ceux qu’il occupe, en ce que toujours inconstant dans ses désirs, nouveau dans ses recherches, et futile dans ses ouvrages, il faut qu’on travailler sans cesse pour le satisfaire. Cela pourrait être si, comme le dit Melon, un millier d’hommes avaient le privilège exclusif du luxe, et que vingt millions d’autres qui en seraient exempts, travaillassent pour leur service ; mais cette distribution est un être de raison. Le luxe gagne également tous les ordres de la société du premier au dernier, chacun dans sa proportion, et en conséquence il établit la paresse et le désir de consommer beaucoup, et de travailler peu.
De même qu’il faut aujourd’hui vingt Commis dans tel bureau pour faire la besogne qui n’en exigeait que quatre autrefois, il ne faut pas moins qu’un chef de cuisine, un pâtissier, un rôtisseur et deux garçons pour la même table à laquelle un cuisinier et son marmiton suffisaient ci-devant, et ainsi du reste.
Je l’ai dit ailleurs : tous les ouvriers se lèvent tard, travaillent moins, se font payer plus cher, parce qu’ils consomment davantage, et que d’autre part, le luxe toujours insatiable et toujours pressé devient dépendant de ceux qui étaient autrefois les tributaires du faste et de la dépense en règle. Le luxe donc peut à quelques égards éveiller un certain genre d’industrie changeante et recherchée, dont la nouveauté fait tout le prix ; mais il est l’ennemi du travail utile et durable, et de la véritable industrie.
L’homme somptueux verrait bientôt la fin de ses richesses, s’il ne travaillait pour les conserver et pour en acquérir de nouvelles. Je pourrais disputer le principe, et dire que l’homme amolli par le luxe n’est plus capable du travail assidu nécessaire pour réparer les brèches que sa conduite fait à ses affaires, et qu’il aime mieux satisfaire sa passion aux dépens de ses fonds, quand ses revenus n’y peuvent suffire. On ne voit que trop d’exemples de ces prétendus somptueux qui meurent endettés après avoir dévoré des sommes immenses ; et les revenus viagers si communs aujourd’hui, ne sont autre chose que des fonds sacrifiés au luxe.
Je dirais encore, que le négociant Hollandais si puissamment riche qu’il demandait à sa République la permission de faire à ses frais la guerre aux Rois, fait à l’économie et à la frugalité de son pays, se nourrissant de sa beurrée comme eût pu faire un jardinier, n’en était pas moins avide d’étendre son commerce et de grossir ses fonds. Mais j’adopte le raisonnement ci-dessus, et je conviens, comme je l’ai dit ailleurs, que la partie vide du coffre excite la cupidité, tandis que la partie pleine allume les désirs. Il faut à cet égard faire une distinction importante.
L’expérience journalière et les exemples de tous les temps ont fait voir que l’homme le plus détraqué conserve un certain ordre de rapport entre celles même de ses passions qui se croisent, un costume général de conduite qui sert comme de coin et de marque distinctive à sa façon d’être. Celui qui consomme peu et lentement, se contente de petits profits et peut les attendre ; multi pochi fanno un assai, a dit la plus économe des nations : mais au contraire celui qui consomme rapidement et avec profusion, veut acquérir et recouvrer de même ; et s’il y a quelques exemples contraires à ce que je dis ici, ce sont des exceptions à la règle générale. Or dans la totalité des choses humaines, il n’est guères de moyens prompts de faire une grande fortune pécuniaire que la rapine, et je conviendrai avec Melon que le luxe porte toutes les facultés de l’homme somptueux de ce côté-là.
L’on répète souvent dans le monde un raisonnement très absurde à ce sujet. Il faut bien, dit-on, que les parvenus mettent leur argent en circulation par leurs folies, sans cela l’on n’en verrait bientôt plus. On ne veut pas comprendre que de mille hommes cupides, il n’y en a pas six qui le soient uniquement pour le plaisir ou la manie d’entasser. Si ce fermier n’avait perdu toute crainte ou vergogne, s’il n’avait qu’un équipage gris, qu’un domestique réglé et peu nombreux, qu’une maison modeste, s’il n’osait faire des alliances que dans son état ou à peu près, dès lors tout le bruit qu’il a dans la tête tomberait, les deux tiers de ses nécessités actuelles seraient nulles, et lui et ses semblables se croiraient heureux quand ils auraient gagné un million. En conséquence se trouvant au niveau de leurs désirs avec quarante mille livres de rente, ils chercheraient à les mettre à l’abri des orages par une retraite sage et mesurée. Au lieu de cela il faut des équipages brillants du plus beau vernis et par conséquent sans cesse renouvelés, des maisons de ville et de campagne qui brillent à côté des palais des Rois, un luxe de table et d’amusements qui absorbe des femmes immenses, qui éveille les désirs monstrueux qui, à la faveur de l’or, vont porter la corruption jusque dans les réduits les plus reculés où puisse se cacher l’innocence. Pour remplacer alors les trouées que ce luxe dévorant fait à une fortune, il faut se jeter dans toute forte d’entreprises, corrompre la Cour et la Ville pour obtenir de nouvelles places, et entasser dans sa famille les emplois et les caisses lucratives. Dès lors le plus impudent et le plus habile à l’intrigue se trouve le plus favorisé. Chaque nouvelle ressource est mangée d’avance ; le succès accroît l’audace et les déprédations de ce colosse sorti de la terre en vingt-quatre heures, comme l’arbre d’aloès ; son effronterie brave le ciel et offense les hommes, et tout le crédit d’un État se trouve placé dans des mains odieuses et infidèles. Je conviens donc que le luxe éveille la rapacité dans l’homme d’argent ; mais j’ajoute et je prouve qu’il en fait le fléau de la société.
Melon dit le contraire, et conclue qu’il est d’autant plus obligé à remplir les devoirs de la société, qu’il est plus exposé aux regards de l’envie. Belle spéculation, si elle n’était démentie par l’expérience de tous les siècles. L’histoire et le tableau de la vie ne nous montrent que trop que ceux d’entre les hommes que la Providence a mis le plus en vue, sont ceux qui se sont le moins respectés eux-mêmes et ont le moins respecté les autres. Mais en supposant qu’il en fût autrement, (comme en effet ce que j’eus ici ne peut être pris qu’en général, et il serait aisé de me citer mille exemples contraires) si l’on trouve des hommes sages et modestes dans une prospérité disproportionnée à leurs espérances naturelles, ce sont, ou ceux qui ont fait le moindre faut, et que la nature avait mis le plus à portée de la fortune qu’ils ont obtenue, ou ceux qui y sont parvenus à force de mérite et de travail ; mais un changement de fortune rapide et prodigieux est d’ordinaire le passage du tropique pour les mœurs et pour les idées. Caligula, le plus habile courtisan d’un Prince ombrageux, devint en une nuit le plus extravagant de tous les Empereurs. Arlequin transformé paraît le plus insolent de tous les maîtres. Ouvrez les yeux, et voyez comment les Arlequins de la ville remplissent les devoirs de la société.
Quand après cela Melon fait honneur au luxe de la témérité des Flibustiers, je m’étonne qu’il ait oublié Cartouche dans la liste de ses héros. Notre Marine militaire, et même les Jean Bart, les Dugué-trouin, les Cassart, les Delaigle etc. seraient bien étonnés, s’ils vivaient, de n’avoir pas pris garde au motif de leurs actions déterminées.
Les lois somptuaires ne valent rien dans un grand État, parce qu’elles n’y sauraient être exécutées, parce qu’une loi nulle est une loi méprisée, et que c’est un grand mal qu’une loi méprisée. Caton, que Melon injurie un peu légèrement dansée Chapitre, s’y méprit. Il sentait la nécessité du rétablissement des mœurs : eh ! qui peut lire sans horreur l’état où la cupidité et la corruption avaient réduit la société dans ces derniers temps de la République Romaine. Son caractère dur et du vieux Romain ne lui laissait imaginer de moyen que la contrainte des lois, et la contrainte sera toujours un mauvais moyen dans l’humanité. Si nous en étions où en étaient alors les Romains, c’est-à-dire, dans l’absolue vétusté de tous les liens de l’État, je me garderais bien de manifester les abus et d’en montrer le principe. Quand un vaisseau périclite, celui qui annonce le danger tourne la tête à tout le monde, et dès lors, loin de courir au secours, chacun s’empresse à se noyer à part un peu plus promptement ; mais nous sommes eh pleine vigueur, et si par l’abus de notre santé nous courons risque de tomber dans quelque maladie dangereuse, j’espère au milieu de cette profusion verbeuse d’inductions et de récits, d’établir un petit nombre de principes qui seraient pour nous la médecine universelle.
L’exemple le plus favorable que Melon choisit pour faire voir que le luxe est un bien, est celui d’un jardinier qui vend les premiers pois à un prix excessif qui fait son bienêtre de toute l’année ; mais j’ai échappé à son argument en ne donnant pas dans l’excès de ceux des détracteurs du luxe qui voudraient gouverner un grand État comme le fut Lacédémone. En replaçant la dépense dans l’ordre naturel, les Princes, les Grands, les noces d’apparat, les fêtes d’Ambassadeurs, les hommes riches même qui traitent leurs commettants, par exemple, des Trésoriers du Clergé et des Provinces, le Banquier de la Cour qui reçoit les notables qu’il a obligés ou qui ont affaire à lui, tout cela qui par l’ordre naturel se trouve autorisé à une dépense de devoir plutôt que d’orgueil et de sensualité, mettra le taux aux primeurs. Il restera même encore assez de sensuels pour enchérir ; mais je veux qu’ils se satisfassent sans bruit et non par vanité ; ce qui est bien différent quant à l’effet et à l’exemple.
J’ai répondu, je pense, aux principaux raisonnements du Chapitre du luxe de Melon. Il a cru sans doute que la bonne Logique est rarement nécessaire, quand il ne s’agit que d’établir un principe qui flatte les pallions ; car j’ose dire que ce que j’ai omis dans ce Chapitre n’est pas plus conséquent que ce que j’en ai cité, et que ce sont ses plus forts arguments que j’ai combattus. Je répète encore néanmoins, qu’il s’en faut bien d’ailleurs que je refuse à son Livre l’estime qu’il mérite. Il pose nombre d’excellents principes, et le Chapitre même que j’ai attaqué est plein de restrictions qui montrent que l’Auteur respectait les grands principes de mœurs et de vertus : restrictions que les amateurs de paradoxes sous entendent très communément.
Quant à David Hume, il saisit la matière d’un tout autre sens ; il l’examine en Philosophe rassis, impartial et de sang froid, et la traite avec cet air de sagesse et de vérité qui le rend très estimable. Mais je ne sais, si je m’étais expliqué avec lui, s’il ne serait pas de mon avis en s’arrêtant au point fixe et certain par lequel j’ai défini le luxe. Du moins il me semble que d’un bout à l’autre de son Traité il confond le luxe avec la politesse, l’industrie et les arts. Je demeure d’accord avec lui de tous les bons effets qu’il attribue à ces derniers ; mais à mon sens, le luxe n’est point cela. Je sais qu’il en est l’abus et le point prochain, comme la corruption l’est de la maturité ; mais quoique dans le cercle le point 360 soit le plus voisin du point 1 c’est cependant celui qui lui ressemble le moins. Cette spéculation doit être le point fixe du Gouvernement.
David Hume a bien senti que l’abus était bien près de l’usage, puisqu’il considère deux sortes de luxe : le luxe innocent et le luxe vicieux. Mais pour établir cette distinction, il est obligé de greffer la modération sur une plante qui lui est absolument étrangère, et de supposer un homme qui commence par remplir ses devoirs, et qui emploie tout ce qui lui reste à contenter ses appétits les plus raffinés. Je ne crois pas que l’hippogriffe réalise fût un être plus étrange ici-bas qu’un tel homme. Chacun sait d’ailleurs qu’en faine morale le plus riche n’est sur la terre que l’administrateur d’une plus forte portion de biens, mais également obligé à la même fidélité et au même désintéressement que le plus pauvre ; en conséquence les devoirs de l’opulent ont bien une proportion relative à son état et de plus d’étendue, mais au fond il n’a licitement pour lui que le nécessaire de son état, et rien pour ses fantaisies.
La supposition fautive et imaginaire que je viens de noter, à laquelle se trouve réduit un des plus habiles hommes, selon moi, qui ait écrit sur les matières politiques, prouve qu’une mauvaise cause au fond embarrasse souvent plus un honnête homme et un homme de génie, qu’elle ne gêne un étourdi. N’eût-il pas été plus aisé de reconnaître le luxe dans la définition distinctive que je lui donne, à savoir le déplacement de la dépense et l’impudence dans les mœurs. Le luxe une fois connu, il est aisé au Gouvernement de l’arrêter, et de lui donner des bornes sans nuire aux arts et à l’industrie.
Outre les moyens d’attention et de détail, j’en connais un général et efficace, c’est d’estimer les vertus et les talents indépendamment de la richesse. Bientôt une infinité de gens dédaigneront celle-ci, les uns par impuissance d’y atteindre, un grand nombre aussi par ce penchant naturel au bien et vers la vérité qui ne meurt jamais en nous. On cherchera dès lors des points de distinction ailleurs, et l’émulation se portera vers les choses louables. Il en est à portée de tous les états, et plusieurs aussi qui conviennent à tous. Or je soutiens qu’il est en général moins difficile d’y réussir, que de faire utilement le voyage de la Colchide. Mais vouloir que dans un État où non seulement toutes les distinctions physiques, mais encore les avantages moraux tels que l’honneur, la prééminence, la gloire etc. sont exclusivement attribués à la richesse, vouloir, dis-je, que dans un État constitué de la forte, tout ne tende pas à la proscription et à l’oubli de toutes vertus, prétendre qu’un tel État puisse se soutenir sans tomber vers la décadence par un mouvement de gravitation sans cesse accélérée, c’est un entier renversement d’idées.
J’ai dit que la politesse, l’industrie et les arts n’étaient point le luxe. Je dis plus, et je soutiens que le luxe tend à les détruire entièrement. Prenons la première de ces propositions, nous viendrons ensuite à l’autre ; car ce funeste fléau mérite d’être examiné dans tous ses rapports.
La politesse d’un siècle n’a pas de miroir plus fidèle que celle qui règne dans ses écrits. Terence passe parmi les Latins pour l’Écrivain le plus poli en sa langue. On sait combien il est éloigné des temps où le luxe dévora cet Empire ; Jules César ensuite ; et quant à celui-là, l’on m’opposera que son temps a été le plus malheureux de sa patrie. Distinguons. L’âge de César fut un temps de révolution, mais ce n’était point encore celui du luxe que j’envisage seul ici, du moins dans le sens que je lui attribue. L’ambition des Grands, la vétusté des ressorts d’un Gouvernement fait pour une République très médiocre et qui se trouvait avoir à régir le monde entier, causèrent alors un ébranlement qui finit par une révolution absolue. Le siècle d’Auguste vanté par les gens de lettres et qui fondait en effet sous des apparences de modération la monarchie la plus absolue, produisit encore un grand nombre d’excellents écrivains. L’ancien ordre attaqué petit-à-petit dans l’intérieur subsistait encore à l’extérieur. Le siècle du luxe, tel que je l’entends, ne commença qu’avec l’Empire de Caligula qui dissipa dans un an le trésor immense de l’avare Tibère. Dès lors, l’extravagance se joignit à la corruption ; on ne connut plus de mœurs ni de vergogne. On vit des affranchis, des hommes de néant s’élever en un instant ; au faîte du pouvoir et de l’insolence, et toutes les déprédations du luxe s’établir avec une sorte de fureur. Je demande si depuis ce temps on vit aucun écrivain comparable pour la politesse à ceux du siècle précédent. À la réserve du seul Petrone, qui, quoiqu’échappé au mauvais goût d’alors, nous fait d’ailleurs une peinture des mœurs de son temps qui fait voir quelle en était la politesse, tout le reste n’est qu’enflure, recherche, jeux de mots et abus de l’esprit, style tendu, goût dépravé, recherche du nouveau, rien de noble de solide, d’élevé, de vrai, rien qui sente la véritable urbanité ; cette décence de mœurs, et ce respect d’autrui qui part du respect qu’on a de soi-même, rien en un mot qui dénote la vraie politesse.
La remarque que je sais ici sur les Romains, je laisse au lecteur à la faire sur d’autres Nations qui prennent peut-être leur luxe pour la politesse. Le tableau de leurs mœurs que je n’ai peut-être que trop chargé ci-dessus, offrirait encore bien des réflexions tirées d’après des principes physiques sur ce sujet ; mais je me suis déjà trop répété.
Quant à l’industrie, il est certain que la recherche l’excite en un sens ; mais il n’en est pas moins vrai que ce n’est qu’une industrie de détail et d’une utilité si éloignée qu’elle ne saurait jamais avoir trait à la nécessité. L’utilité est cependant la vraie pierre de touche du mérite de l’industrie.
Il est trois sortes d’industries. Celle qui pourvoit à la nécessité est la première. Celle qui sert à l’aisance et à la décoration, la seconde. Celle enfin qui satisfait la recherche et la curiosité est la dernière. Or je soutiens que le luxe n’a d’influence qu’en faveur de celle-ci.
En effet, est-ce au luxe que nous devons l’agriculture, les moulins à eau et à vent, etc. ? Est-ce au milieu du luxe que les Hollandais ont appris à gagner du terrain sur la mer, et à couvrir de moissons les parvis du palais d’Amphitrite ? Est-ce aux recherches du luxe qu’ils doivent l’invention des écluses et des canaux ? qu’on doit ailleurs l’art de la construction des navires, les citernes, que sais-je, toutes les inventions de l’industrie humaine qui ont, pour ainsi dire, changé la face de la terre ?
Les sciences ont assurément aidé à les perfectionner. La Philosophie qui comprend la Physique, la Géométrie, la Politique et la Morale, a donné des yeux à l’humanité qui n’avait que des mains. Notre siècle qui certainement a généralement décliné vers le luxe, se vante d’être plus philosophe qu’aucun autre, et s’il en était ainsi, je serais du moins cela démenti par l’expérience ; mais je crois qu’il en est de cette prétention comme de presque toutes les autres qui marquent précisément l’endroit faible du prétendant. Qu’on m’écoute un moment, quoique j’avoue que je suis à cet égard le sutor ultra crepidam.
Les parties de la Physique qui ont trait à l’histoire naturelle ont, je crois, été perfectionnées de nos jours ; c’est une suite de la communication d’idées et de découvertes que l’art de l’Imprimerie a établie entre les hommes, et qui chaque jour devient plus facile ; mais celles qui ont rapport à la connaissance du globe céleste ou terrestre, à la médecine etc. nagent encore dans le vide, malgré la présomptueuse certitude des adeptes en ce genre. Ils se contredisent les uns les autres. Tous, ou plusieurs, montrent de l’esprit ; mais le monde n’en est ni mieux connu ni plus sain. La Géométrie, sœur romanesque et déshéritée de la science des calculs, s’écrie sans cesse qu’elle seule est la vraie science, puisqu’elle est la science des vérités. Elle semble uniquement destinée à nous apprendre à devenir savants de nos propres pensées et ignorants de toute autre chose usuelle, et le monde attend en silence et attendra longtemps, je crois, les avantages qui doivent lui revenir des travaux et des veilles de ses sectateurs. La Politique vieille du temps du Chancelier Bacon, de Philippe de Commines et autres, a rajeuni de nos jours ; elle parle le langage des Académies, elle subdivise, elle recherche surtout en principes et en faits contradictoires les avantages de l’or, les moyens de l’avoir tout pour soi, et d’en exclure tous autres ; elle a bien de l’esprit, bien des certitudes, des docteurs, et parmi tous ces modernes je suis peut-être le premier qui ai prétendu enseigner au physique que tous les hommes étaient frères ; que nul ne pouvait faire son propre avantage exclusivement à celui d’autrui ; que les principes de la justice s’accordaient en tout et partout à ceux du véritable intérêt ; que les bienfaits étaient les seules chaînes propres à l’homme ; que l’harmonie politique a des régies simples, fixes et précises, au-delà desquelles la puissance ne peut rien que contre elle-même. La morale enfin est plus faible et plus corrompue, puisqu’à la place des lois divines et humaines que nos pères redoutaient au moment même où ils venaient de les enfreindre, et que notre prétendue philosophie appelle préjugés, elle donne à l’homme pour unique frein je ne sais quelle probité fantastique qui s’étend et se rétrécit selon que les objets touchent plus ou moins notre amour propre ; elle ne connaît de vertus qu’au niveau des avantages de la société, transposant ainsi l’effet et la cause, et se réservant d’apprécier ces avantages au tarif de ses passions. Le culte à ses yeux n’est qu’une invention politique ; pour contenir le peuple ; le devoir envers le Souverain n’est qu’un pacte relatif, dont la moindre contravention respective dissout les engagements. Non seulement elle se fait de la sorte un code arbitraire et léger, mais elle le prêche ; ce qui est ou le comble de l’extravagance, ou celui de la faiblesse.
Ce n’est pas que dans toutes les parties que je viens d’énumérer, il n’y ait des hommes illustres et dignes des siècles de force et vertu : cherchez-les et voyez à quelle distance de leur porte le luxe est demeuré.
Quant à l’industrie seconde qui sert à l’aisance et à la décoration, elle a trait aux arts dont je parlerai tout à l’heure dans le même sens. Il ne reste donc plus au luxe que la troisième, qui satisfait la recherche et la curiosité. Quant à celle-là j’avouerai qu’elle la met en mouvement, mais dans le même genre et avec le même effet que j’ai attribué ailleurs à la chaux qu’on met au pied d’un arbre. Je prouverai cela quand il sera question de démontrer que le luxe est le destructeur de la politesse, de l’industrie et des arts. Pour le présent il me suffit d’avoir fait voir qu’il n’a rien de commun avec l’industrie véritablement utile à l’humanité.
Passons aux arts dans le sens seulement que nous leur avons attribué ci-dessus. Sans cette distinction ils seraient naturellement confondus avec l’industrie. J’entends donc seulement ici par les arts les inventions et travaux qui servent à l’aisance et à la décoration. Cette définition comprend également les arts mécaniques et libéraux d’une part, les beaux arts de l’autre.
Ces fruits de l’industrie humaine, estimables chacun selon son degré, tiennent les uns aux autres. Les amateurs des arts mécaniques éclairent les artistes : ceux-ci réforment et instruisent en détail les hommes de génie qui cultivent les arts ; mais je ne vois pas ce que les uns et les autres peuvent devoir au luxe.
J’ai déjà prouvé que ce que les arts mécaniques avaient d’utile et de solide, était très étranger aux influences du luxe ; j’ai dit même qu’il n’était propre qu’à faire dégénérer en colifichets les fruits subdivisés de ce genre d’industrie. Seront-ce donc les beaux arts qui lui devront leurs progrès ? j’en doute sur l’exposé seul des effets que nous avons dit que le luxe faisait sur l’humanité.
La Poésie, l’Éloquence, la Peinture, la Sculpture, l’Architecture, la Musique même, si l’on veut, demandent une âme élevée et libre. L’expérience nous a démontré que ce ne sont point ces arts-là que le temps et la recherche perfectionnent. Le beau siècle d’Athènes et de la Grèce qui nous a laissé des chefs-d’œuvres inimitables depuis, parut tout-à-coup, et ne dura pas plus de cinquante ans. On en peut dire autant de celui d’Auguste et de Rome, de Léon X et de l’Italie moderne, de Louis XIV enfin et de la France. La nature, dit-on, fait dans de certains temps des efforts remarquables et réunis, qui produisent en même temps des chefs-d’œuvres dans tous les genres, efforts aussi passagers que fructueux. C’est là le langage de gens qui considèrent les effets sans jamais avoir approfondi les causes. Les voici peut-être.
La barbarie est l’enfance des nations : ses vices élimés, pour ainsi dire, par les troubles et les agitations qu’elle engendre, deviennent des vertus outrées, incommodes et déplacées ; c’est de l’audace, de la force, de l’élévation, et ces qualités turbulentes forment le caractère de la nation. La lassitude des troubles et la vicissitude des choses humaines amènent enfin le calme ; et souvent les hommes d’État qui se glorifient d’avoir forcé à l’obéissance une nation orageuse, doivent tout à l’avantage des circonstances, à celui d’être venus à propos dans le monde, et eussent succombé plus aisément peut-être que leurs prédécesseurs, s’ils avaient été chargés de la besogne dans le même temps. Quoi qu’il en soit, les troubles forment les hommes et donnent à chacun à peu près sa place : il se répand dans une nation entière un esprit pétri, pour ainsi dire, des qualités que j’ai remarquées ci-dessus.
Quand le calme civil paraît après de longs orages, tous en sont avides, chacun en connaît le prix. Mais ce germe d’élévation, autrefois nuisible, se porte sur les amusements de la paix. Ces sentiments nobles établissent la vraie politesse dans la société, et le vrai génie dans les arts. La Poésie fait parler dignement Sertorius et Mitridate. L’Éloquence forme la langue, l’élève, la rend nombreuse et précise. La Peinture trace les triomphes d’Alexandre. La Sculpture ramène la Renommée, Milon de Crotone, les Héros de l’Antiquité. L’Architecture élève des monuments inimitables, également solides, majestueux et propres pour tous les âges. La Musique enfin fait revivre les Héros fabuleux, les Roland, les Tancrede. Tout, jusqu’aux amusements les plus frivoles, se ressent du noble et du grand qui règne dans le génie de la nation, et comme ces deux parties sont la base du vrai beau, l’on voit de toutes parts des chefs-d’œuvres qu’on regarde ensuite comme des efforts de la nature, et qui ne sont autre chose que la nature secondée par les mœurs.
Si au contraire le luxe venait à s’établir, dès lors, selon ma définition, les dépenses ostensoires seraient à l’ordre de gens qui ne sauraient avoir rien d’élevé dans le caractère. Quand Arlequin ordonne un plat, il ne lui vient en pensée que des macarons et du fromage de Parmesan. D’autre part, le plus grand nombre est, par les raisons que j’ai dites ailleurs, obligé de se jeter dans le colifichet, et le goût moderne et dépravé se répand tellement dans toute une nation, qu’il force même les pins hautes classes de la société. Dès lors, quand les artistes conserveraient du grand dans les idées, assujettis au goût du public, ils seraient dans le fait forcés à dégénérer. Le goût fantastique et nouveau se répandrait sur tout. La Poésie noble perdrait tout son simple et son harmonie, elle deviendrait ronflante et tendue ; l’Eloquence ne serait plus que pointes, recherche et vapeur ; la Peinture Cœlum & nubes pratereàque nihil, du blanc, du couleur de rose, des nuages, des enfants ; la Sculpture modèlerait des amours, des colombes etc. l’Architecture ne serait plus que l’art de bâtir des cages à serin, en observant que la mangeoire soit en symétrie avec la baignoire ; la Musique lasse de Pastorales fardées dégénèrerait en concetti, en singularités, en rapports étudiés de tons effarouchés, concordants et merveilleux aux oreilles des enthousiastes du goût moderne, bruyants seulement, et sans âme pour l’auditeur simple qui ne veut que détendre et délasser son esprit, et n’est point initié aux chants de la Synagogue. Chacun avouant en tout genre qu’il n’y a plus que le neuf qui pique son goût, se trouverait forcé de prévoir intérieurement la suppression de tout art pour ses neveux ; car il n’y a que la nature qui soit sans bornes, l’art en a partout de très étroites, et se trouve à chaque instant forcé de se replier sur lui-même, de se reproduire et de se copier.
Par tout ce qui précède on a vu que non seulement le luxe n’est point la politesse, l’industrie et les arts, mais encore qu’il doit naturellement nuire à ces trois choses. Examinons les moyens physiques de cette détérioration dans leur principe. Nous remplirons ainsi le second des objets que nous nous sommes prescrits.
La vraie politesse n’est autre chose que l’expression d’une attention noble et respective qui craint peu, qui ne demande que l’ordre, qui connaît des mesures, les observe, et en exige en même temps. Elle étend son empire sur toutes les actions de la vie, et donne un air de décence aux expressions, aux plaisirs, à la totalité des mœurs enfin : on l’apprend par routine et par usage, on la grimace ; mais jamais elle ne sera en un degré de distinction que dans une âme au-dessus du moins des prétentions qui avilissent à un certain point. Il ne faut pas la confondre avec cette langueur, fille de la mollesse qui évite les éclats qui effaroucheraient son oisiveté.
Nous sommes moins fiers que n’étaient nos pères, moins prompts à la main, moins sensibles à tout ce qui n’est pas personnel ; mais sommes-nous aussi polis avec les femmes, aussi exacts sur les bienséances, aussi retenus sur les discours légers qui peuvent intéresser la réputation d’autrui, aussi attentifs à observer dans nos mœurs relatives les proportions d’âge, de réputation, de dignité, de naissance ?
La politesse, telle que je viens de la détailler, ne peut être observée dans une société composée de gens tous déplacés ou par leurs succès, ou par leurs désirs. Dans un État, par exemple, militaire en sa constitution et qui par une succession de siècles et d’exploits se trouve être comme le patrimoine de la plus auguste lignée qui ait subsisté dans le monde, il est impossible que la naissance d’une part et les services militaires de l’autre ne constituent le premier grade de citoyens ; la Magistrature ensuite a une prééminence acquise partout où il y a des sociétés. Ces ordres différents n’ont aucun droit naturel sur les sources de l’or, et s’ils en retirent du Prince qui n’est en ceci regardé que comme le ressert de la machine, ce n’est guères que proportionnément aux dépenses de leurs places. Ce sont donc les dernières classes qui font les fortunes pécuniaires, et qui par le moyen de l’apothéose de l’or, prennent le pas, et font, sans qu’on y pense, le monde renversé. J’ai dit d’autre part que toutes les autres classes de proche en proche n’ambitionnaient plus autre chose que cet or, principe de distinctions, de plaisirs et d’honneurs, et c’est en vertu de cette révolution qu’il arrive que toute la société se trouve déplacée, les uns par leurs succès, les autres par leurs désirs. Tel est client de fait ; qui devrait être patron. Tel prime par ses richesses, qui est né comme elles dans l’obscurité et dans le sein de la terre. Faut-il s’étonner alors si les hommes mêlés de la sorte n’ont plus entre eux les mêmes égards qu’ils avaient autrefois ? Les premiers rangs se respectaient avec exactitude, et quelquefois avec ostentation ; les derniers s’aimaient et se voyaient avec franchise, et quelquefois un peu simplement ; tous se sont gâtés en se mêlant. L’homme de cour qui soupant chez le financier, se donne par composition avec sa vanité souffrante des airs d’aisance et de fatuité, reçoit à peu près l’équivalent de sa mise en monnaie de plus bas alloi, et cependant d’égale valeur. On se met à son aise avec lui, comme il ne se gêne pas avec les autres. Cet état forcé de part et d’autre devient par l’habitude une façon d’être. Ce nouveau genre de mœurs moins pénible de beaucoup que la politesse devient bientôt général ; les gens sages resserrent chaque jour leur société et les sols l’étendent, de sorte que du sceptre à la houlette il n’y a que la droite ou la gauche de différence. Oh ! je doute qu’il soit question de politesse dans la vallée de Josaphat.
Quant à l’industrie, souvenons-nous qu’elle est fille de la nécessité et sœur du travail. Les grands efforts de l’industrie naissent des grandes nécessités. Repassons la liste des inventions importantes que j’ai citées, et l’on verra qu’elles partent toutes de là.
Chez un peuple amolli il n’est plus que de petits désirs. Les nécessités les plus urgentes d’un paresseux, la faim et la soif, ne le portent qu’à tendre la main. De même où le luxe règne, qui sait servir, mentir et attendre, n’éprouvera jamais la vraie force de la nécessité. C’est Demetrius au pied d’un rempart qui invente des machines : ce furent les Vénitiens et les Hollandais qui après avoir fait reculer les mers, apprirent à les parcourir pour jeter partout des rameaux de commerce. Il faut un esprit ardent, un cœur opiniâtre, une âme infatigable, un corps robuste, des désirs vastes, de grands besoins pour nous forcer à reconnaître l’étendue de nos ressources : or le luxe détruit tout cela.
Quant à l’industrie de recherche et de curiosité, j’ai accordé que le luxe la mettait en mouvement ; mais il la précipite nécessairement vers le néant. Dans quel ordre d’artistes placerons-nous celui qui trouva le secret d’écrire l’Enéide entière en si petits caractères, que le volume tenait dans une coquille de noix, ou celui qui tailla sur une amande le clocher de la Cathédrale de Strasbourg dans toutes ses parties et dimensions ? C’est le symbole des arts de recherche et de curiosité ; bijoux, parures, meubles, tout deviendra en filagrammes, et bientôt il faudra passer au feu les ordures des maisons, comme chez les orfèvres, pour retrouver les pailles de l’étoffe achetée la veille. Et qu’est-ce qu’un travail dont il ne reste rien, quand toute la partie ouvrière d’un État se jette de ce côté-là, qu’un travail si peu nécessaire que la moindre strangurie dans le crédit et la circulation le fait cessât tout à la fois ? Peu d’années d’une guerre même heureuse dérangent et mettent dans la nécessité la moitié des artisans de Paris.
J’ai dit d’ailleurs, que d’une part le luxe augmentait de proche en proche la dépense de tous les ordres et classes de sujets, jusqu’au moindre artisan ; et de l’autre, que la successive rapidité de ses désirs changeants rendait la dépense tributaire de l’industrie, au lieu que celle-ci l’était autrefois de la dépense. Il s’ensuit de là que les ouvriers s’accoutument à surfaire leur travail dans les temps de prospérité, et montent leur dépense sur le pied du gain qu’ils font. De là le peu d’ordre et de précautions contre la première calamité ; au moyen de quoi le moindre ébranlement jette, faute de travail, plus d’ouvriers hors de la classe de l’industrie que ne feraient vingt ans de guerre, si le travail avait été sur un pied fixe et réglé, et la dépense des artisans proportionnée à des gains sages et mérités.
À l’égard des beaux arts, il est impossible qu’ils né dégénèrent dès que le goût de la recherche prend le dessus. En effet, en tout genre le vrai beau est simple autant que noble et élevé. Il est à un point fixe et marqué, par delà lequel on le gâte ; et toutes les fois que les artistes, en quelque genre que ce puisse être, ont voulu enchérir sur la vraie beauté, la charger d’ornements, l’embellir par les détails et la rendre susceptible de leur prétendue élégance, ils l’ont défigurée et bientôt rendue méconnaissable. C’est cependant à quoi le goût de la nouveauté force les artistes. Première raison.
Le vrai beau d’ailleurs non seulement est simple et noble, mais il est ferme et fier ; son impression ébranle, agace les nerfs de la mollesse, l’effraie et la rebute. À ses yeux l’âme de Cornelie devient romanesque ; elle serait plus intéressante si elle disait de jolies choses. Les grands ressorts de l’éloquence ne sont point assez polis par le style ; le massacre des innocents est hideux à voir, et quelque soin que le peintre ait pris pour exprimer le désespoir, la rage, la violence, pour réunir le costume, pour imaginer la vraisemblance, c’est peine perdue, et ce n’est plus le temps où l’on pouvait dire :
Il n’est point de serpent ni de monstre odieux
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.
Que l’artiste peigne un œillet ou une pêche, qu’il imite fidèlement quelques vaches, ou une gargote de paysans, il verra son tableau apprécié au poids de l’or, mis au premier rang dans les cabinets des curieux, et les anciens chefs-d’œuvres des peintres de l’Histoire relégués comme trop tristes dans les appartements de quelques vieillards. Seconde raison.
Le luxe d’ailleurs a séparé la société, loin de la réunir. Ceci paraîtra d’abord un paradoxe ; mais un moment d’examen en démontrera la vérité. Il confond les rangs, je l’avoue, et lève de la sorte certaines barrières ; mais il nous dispense des bienséances, affaiblit les liens de la nature, détruit les usages anciens, au moyen de quoi il n’y a plus d’union que de fantaisie, ce qui équivaut à dire qu’il n’y en a plus du tout. Les Grands autrefois tenaient une sorte de cour, les petits vivaient ensemble. Les pères, les chefs de maison rassemblaient leurs familles en plusieurs temps de l’année, je l’ai dit ailleurs ; tout cela demandait un certain decorum de simplicité fort éloigné des recherches d’aujourd’hui, mais plus propre à donner aux arts la sorte d’essor qui met à son aise le génie. Des vestibules, des sales, des galeries ne gênaient pas l’architecte et le décorateur, et c’était tout ce qu’il fallait à nos pères qui connaissaient peu de besoins personnels, et se faisaient bien des devoirs relatifs. Aujourd’hui à force d’aller où l’on veut, on ne sait bientôt plus que vouloir, et se considérant seul dans la nature, on voudrait la pouvoir mettre toute entière à son propre usage. A-t-on un palais ? i l faut y trouver appartement d’hiver, appartement d’été, appartement de bains, entresols, cabinets, garde-robes, boudoirs, cabinets de livres, garde-robes de propreté, communications, escaliers dérobés, etc. Il faut des jours à tout cela, et l’Architecte désorienté, obligé d’opter entre le public et le particulier qui le paie, abandonne Vitruve et prend Dédale pour son maître. Il livre au décorateur sa cage contournée, celui-ci cherche des angles et des crochets, dérobe la cheminée, cache les portes, niche le lit, proportionne les panneaux ; le vernis et les glaces font le reste. S’il se trouve dans l’antique mobilier quelque beau morceau de peinture et de sculpture, il ne peut aller aux places et il faut qu’il regagne le garde-meuble. Troisième raison.
Le luxe d’ailleurs appauvrit tout le monde en multipliant les besoins prétendus, et les rendant successifs et avides. En conséquence personne n’a plus de quoi faire travailler pour la durée, pour la postérité et pour l’État par contrecoup. Le luxe enfin multipliant les fantaisies, et ne connaissant plus d’autres règles, varie à l’infini tous ses ouvrages sans utilité. Car ainsi qu’un masque en plâtre ne saurait représenter deux têtes à la fois, au lieu qu’un casque pouvait servir à plusieurs personnes successivement, les dépenses qui sont moulées sur certains usages de bienséance et d’opinion, me serviront tout comme à mon père et à mon aïeul, si les mêmes usages sont encore en vigueur ; mais dès qu’il n’y a plus de régies que de fantaisie, chacun a la sienne comme chacun a ses traits ; la somptuosité de mes pères me paraît caverneuse et sombre, mon propre goût vieillit tous les dix ans, et c’est toujours à recommencer. En cet état tout ce que je mettrais en solidité serait jeté dans la rivière ; et si je suis bon père de famille, je dois faire construire une maison à parties brisées qui puissent se désunir avec le moins de déchet qu’il sera possible, de façon qu’après moi l’on puisse vendre le tout en détail, que l’un emporte les parquets, l’autre les lambris, un troisième les glaces, un autre les plombs, un cinquième les pierres etc. et la place demeurée nue vaudra plus encore qu’on n’eût trouvé de la maison entière, attendu qu’elle offre un champ libre pour la fantaisie d’autrui, au lieu qu’auparavant elle était gênée par une masse déplaisante. On connaît un célèbre Sénatus-consulte donné sous l’empire de Claude dans le fort des fureurs du luxe à Rome, qui défend la démolition des beaux édifices pour en vendre les matériaux. Pareil Édit en France eût sauvé Petit-Bourg, et nombre d’autres maisons de campagne et de beaux Hôtels dans Paris.
Tels sont les ravages du luxe sur les arts et l’industrie ; tels sont ses effets sur l’humanité en général. Je n’ai pas prétendu le combattre dans toutes ses branches, et ce n’est ici que la vingtième partie des raisons physiques qu’il y a à lui opposer. Pour moi du moins je n’entends jamais traiter cette matière, qu’une foule de nouvelles idées ne se présente à mon imagination et ne vienne à l’appui de celles que j’ai tracées ici ; mais j’ai seulement voulu répondre à ce que deux hommes célèbres d’ailleurs, instruits et judicieux, quoique dans des degrés différents, ont écrit en sa faveur. Si dans les inductions que j’ai avancées dans cette espèce de Traité, je me suis écarté de la vérité, je me trompe moi-même le premier ; car j’atteste Dieu, les hommes et ma propre existence qui ne fut jamais flétrie d’aucun vice bas, que nul sentiment d’envie ni d’animosité ne m’a fait parler. C’est bien tout le contraire ; je voudrais le bonheur général, du moins celui qui dépend de nous, et je suis persuadé qu’il ne peut se trouver que dans la modération et une sorte de modestie publique, et que ceux-mêmes, qui paraissent être les favoris du luxe, seraient plus heureux par des mœurs contraires doucement amenées.
Si d’ailleurs je parois souvent avoir inculpé mon siècle et ma nation, il faut d’une part pardonner à la chaleur de la composition : cette sorte de verve m’est naturelle, et sans elle je serais bien loin de pouvoir parcourir tant de pays, vu l’état de vie que je mène, bien différent de celui d’un écrivain en charge. Il faut d’ailleurs pardonner à la vérité ; car quoiqu’il s’en faille bien que nous ne soyons précisément plongés dans le luxe, il est certain que nous courons cette carrière, et qu’il prend le dessus parmi nous. Au reste, si à travers le chaos de tant de raisonnements jetés, pour ainsi dire, on démêle ma façon de faire, on doit voir que je saurais peindre si je voulais précisément cela. Eh ! que serait-ce, si j’avais traité le luxe en déclamateur ? si je l’avais envisagé du côté de la décadence des mœurs, de la probité, de la vérité ? si j’avais considéré sa dureté, ses injustices, sa corruption et ses horreurs ? si je l’avais représenté vomissant en consommation superflue le nécessaire d’une infinité de misérables ?
Hélas ! nous sommes tous enclins à la pitié : si notre voiture passe sur la pate d’un chien, nous sommes tout ébranlés : mais nous n’avons que des yeux et des oreilles ; le souvenir, le calcul et la raison n’ont aucune voix pour nous toucher. Ô peuples civilisés ! je demande qui d’entre vous, s’il voyait un Souverain uniquement occupé de ses plaisirs et de ses fantaisies, y sacrifier en entier tous les revenus de la Couronne, ne dirait pas intérieurement, que c’est un tyran insensé, qui croit que tout est fait pour lui, et qui réalise dans le fait un système monstrueux ? Qu’êtes-vous de plus à la tête d’un grand bien ? J’ai un patrimoine, peut-être même considérable, et mes pères qui n’en durent rien à la faveur, l’ont accru petit-à-petit par leurs soins et leur économie : j’ai parcouru le détail de leurs travaux, et du petit au grand, je n’y vois rien de semblable aux soins continuels, aux périls, à la servitude par laquelle les Souverains ont acheté leur grandeur en fondant celle de l’État : ainsi donc, s’il est permis de comparer le droit des Souverains à celui des particuliers ; si ce n’est pas une sorte de blasphème de les peser à la même balance, j’ai moins de droit personnel à ma portion individuelle de l’État, que le Roi n’en a à l’État tout entier. Oh ! si dans le temps qu’un millier de laboureurs travaillent à me fournir un énorme superflu relatif, je ne le regarde que comme un modique nécessaire ; si je me crois en droit d’engloutir seul et de convertir en fantaisies arbitraires ce dont je ne suis au fond que l’administrateur, je suis dans le fait, tout aussi tyran que je le puisse être, et je serais un monstre sur le trône.
Somme totale, il est aisé de voir que j’ai attaqué le luxe en citoyen et non en satyrique ; qu’il m’en a peut-être coûté pour m’arrêter en si beau chemin, et que je n’y ai été forcé que par l’idée du devoir et la crainte de blesser, sans le vouloir, quelque membre de la société en particulier. Le luxe est, je le sais et je le prouve, le plus grand des maux de la société ; mais comme il est très problématique que mille Traités comme celui-ci fussent capables de percer la foule de soins qui environnent le Gouvernement, et de le décider à protéger les mœurs contre le luxe, je ne trouverais pas dans l’utilité de ma faconde, de quoi compenser le moindre mal qu’elle aurait pu opérer.
CHAPITRE VI
Age de la France
Asservi dans mon Chapitre du luxe au plan que je m’étais fait de répondre uniquement aux raisonnements faits en sa faveur par les deux Auteurs que j’ai réfutés, je ne l’ai point considéré relativement à la consommation et à la population, ce qui néanmoins devoir être mon objet principal ; mais à cet égard il suffit de se souvenir des principes, et les conséquences s’en trouvent répandues dans la totalité de cet Ouvrage.
Je crains d’ailleurs d’avoir été entraîné par la matière, et par ma propre vivacité, au point de paraître le critique de mon siècle. Je ferais un bien mauvais usage de mon peu de talents, et bien contraire à mes vues et à ma façon de penser, si je montrais de l’aigreur contre mes contemporains. Je ne prêche au contraire que l’union et la confraternité entre citoyens, et je proteste que les sentiments qui ont trait à cette façon de penser sont les plus vivants de tous dans mon cœur. J’ajouterai encore que notre siècle me paraît à bien des égards en valoir tout autre, tel qu’il puisse être. Je serais au moins aussi abondant sur la preuve de cette allégation, que je puis l’avoir été sur aucune autre. Mais je le répète, la sorte de bien public auquel je puis coopérer, est le seul objet de mon travail. Or de quelle utilité pourrait être un étalage de nos vertus, de nos lumières et des progrès que nous avons faits au delà de ceux qu’avoient fait nos pères. Serait-ce de nous encourager ? Le courage ne nous manque pas : de nous montrer la voie de la perfection ? La flatterie, ou si l’on veut, la louange n’a jamais fait cet effet-là ; elle excite au contraire la présomption, principe de toute illusion.
Il n’est, dit-on, nulle vertu qui n’ait son vice à côté. Rien cependant n’est plus opposé que le vice et la vertu, et cet axiome ne signifie autre chose, sinon qu’il n’est point de vertu qui ne puisse dégénérer en vice. C’est le vice voisin de nos vertus actuelles qu’il est important de connaître et de prévenir. Tel est l’objet de mon travail ; mais pour ôter tout prétexte à l’imputation de penchant à la satire, et répondre à l’accusation d’être partisan de cette sorte de politique amère et transparente qui en sous-entend plus encore qu’elle n’en dit, et ne voit rien de bien dans la forme présente de la chose publique dont elle fait partie ; je vais tracer ici le tableau de mes idées sur le point constant de notre prospérité actuelle.
Il est un cercle prescrit à toute la nature morale ainsi que physique, de naissance, croissance, force, déclin et mort. Ainsi sont les jours du matin au soir, les années dans leur révolution solaire, la vie de l’homme du berceau au tombeau, celle des États de leur fondation à leur chute. Mais qui peut savoir quelle serait la durée d’un État toujours sagement conduit ? Autant néanmoins ceux qui imaginent et cherchent l’eau de Jouvence, sont des fols, autant sont sages ceux qui tâchent à se conserver sains par un régime et un exercice propre à leur âge et à leur tempérament. Dans le grand nombre d’hommes qui naissent, combien peu parviennent à la vieillesse ! Des accidents étrangers à notre constitution naturelle nous prématurent tous : il en est ainsi des États. Aucun peuple connu n’a fait son cercle entier ; l’inattention, la malhabileté, ou les vices du Gouvernement les ont tous détruits. Le Ministre supérieur est donc celui qui considérant la machine entière, connaît d’abord à quel point du cercle il en est. En effet, tel régime tuerait un jeune homme, qui en sauve un autre dans l’âge mûr.
On m’objectera que je compose ici un Ministre idéal ou tel qu’Ésope en Lydie, isolé et spéculant au milieu de l’action et du tumulte des affaires. Oui sans doute, et je présuppose que les hommes supérieurs semblables aux Quiétistes savent agir dans la foule et penser seuls, et ce n’est que pour ceux-là que je parle. Mais comme mon ministère à moi est peu embarrassé de requêtes, mémoires, placets et sollicitations, j’ai trouvé le temps de faire cette étude : en voici le fruit toujours relativement à nous.
Peu de gens, même de ceux qui y sont le plus obligés par devoir, se livrent à ce genre de spéculation. Il est pourtant vrai que rien ne se fait qu’il n’ait été préparé. Le système d’Épicure est aussi dangereux en politique, qu’il est fautif en physique. Je l’ai dit et je le répète, des principes simples et uniformes gouvernent l’univers : il en est de même du régime des États. Les hommes affairés et minutieux sont de tous les moins propres à les conduire. Tout va de soi-même dans les détails ; et dans le grand, tout est relatif à des principes généraux, simples, mais constants. Mais il importe infiniment de les connaître, et c’est la principale étude de l’homme d’État.
Le plan que j’établis ici de calculer et de connaître l’âge d’une société est, je crois, le plus sûr et le plus propre à fixer sur ce point important les vues d’un habile pilote d’État. Il est nécessaire de proportionner le régime et surtout les remèdes au tempérament et aux forces du malade. Julien entêté de ramener les mœurs de l’ancienne philosophie dans un Empire corrompu, fut en butte aux railleries de son peuple, et porta le dernier coup au culte qu’il avait si fort affectionné. L’Auteur de Télémaque avait trop de génie pour donner à son Élève le tableau des mœurs de Salente comme un original qu’il fallait copier dans un État tout établi ; il prétendait lui faire voir seulement que le travail et l’économie étaient les principes de la vraie prospérité, et que l’éclat du faste et de la magnificence n’étaient sans cela qu’une fausse splendeur, qui cachait la misère et un engourdissement réel. En un mot, il importe surtout de connaître le fonds sur lequel on travaille, pour opérer avec quelque espérance raisonnable de succès.
Je ne prétends pas dire que cette idée de considérer l’âge de la société soit de moi. Mais en général on peut avancer que, si quelques hommes privilégiés ont dirigé leurs vues en ce genre sur cette sorte de spéculation, il s’en faut bien qu’elle ne soit comptée pour quelque chose dans le fait. Le principal vice de la plupart des calculs en ce genre, ainsi que de presque toutes les opérations politiques, est que l’homme proportionne ses vues les plus étendues à celles qui l’intéressent le plus, et qu’il ne peut s’empêcher de calculer la vie des États sur un tarif insensiblement rapproché de la durée qui lui a été prescrite à lui-même. Quoique l’expérience et la physique nous démontrent avec certitude que tout dépérit ici-bas, nous serions tentés de penser que les pyramides sont corps permanents, parce qu’elle subsistent depuis quatre mille ans, sans que les altérations qui y sont survenues nous aient été sensibles. En effet, on entend dire chaque jour : Mais depuis le temps qu’on dit que le Royaume manque d’hommes, et que les peuples sont surchargés, on en trouve cependant toujours, et le peuple paie. D’où l’on conclut, peur s’épargner la peine d’examiner, que tout cela n’est que déclamation de gens inquiets ; comme si un corps qui dure depuis treize cents ans, et toujours en un état de croissance, ne pouvait être affecté de maladies dangereuses, sans qu’un être qui n’a à peu près que trente ans d’existence intellectuelle, et qui d’ailleurs ne donne souvent aucune sorte d’application à l’examen des symptômes intérieurs de cette maladie, put en remarquer les effets préparatoires, et en voir la catastrophe.
Il est d’autre part des préventions contraires, mais que je crois tout aussi peu fondées. On pense assez généralement en Europe, et même parmi nous, que la France fut à son plus haut degré de gloire et de splendeur dans les belles années du règne de Louis XIV et que depuis la paix de Nimègue et sous l’empire même de ce Prince, elle n’a fait que décadencer ; on induit de là, avec quelque sorte d’air de vérité, que nous fumes alors dans l’âge de la vigueur, et que nous déclinons aujourd’hui vers la vieillesse. Ces sortes de choses ne dépendent point de l’opinion, elles gisent en faits. Qui n’a de guide à cet égara que ses propres calculs et des comparaisons souvent peu exactes, est très sujet à s’y tromper et à prendre un état de convalescence pour des marques de caducité. Je soutiens, moi, qu’à peine nous entrons dans l’âge mûr, et je crois pouvoir le démontrer : tâchons à cet égard de raisonner sur des principes plus certains, et reprenons la comparaison de la vie de l’homme.
Reddere qui voces jam soit puer, & pede certo
Signat humum, gestit paribus colludere ; & iram
Colligit ac ponit temerè, & mutatur in horas.
La nation Française plus légère et plus vive que toute autre, a été plus longtemps aussi dans ce premier âge, et s’il était ici question de faire un précis de notre Histoire, je démontrerais que pendant la première et seconde Race, et même sous la troisième jusqu’à Charles V les Français n’ont été que cela, quoique par intervalle ils aient été gouvernés par de très grands hommes, tels que Charlemagne, Philippe Auguste, Saint Louis, hommes grandement sages, qui servirent utilement à l’éducation de l’État enfant, et qui l’eussent porté à un haut degré de splendeur s’ils l’eussent trouvé au point propre à cela. Car il est à remarquer, que de même que les Princes font valoir les hommes, les hommes aussi font valoir leur Prince. C’est une vérité politique dont la démonstration physique fut de tout temps sous les yeux du monde entier, et dont les raisons morales me mèneraient trop loin.
Imberbis juvenis, tandem custode remoto,
Gaudet equis, canibusque, & aprici gramine campi.
Cereus in vitium flecli, monitoribus asper ;
Utilium tardus provisor, prodigus œris,
Sublimis, cupidusque, & amata relinquere pernix.
Charles le sage régénéra les lois fondamentales, et leur assura la stabilité dans l’exécution, en ajouta quelques-unes propres à corroborer la constitution de l’État, tel du moins qu’il subsiste aujourd’hui, et à en lier les différentes parties. La jeunesse de la France commence alors ; et si l’on veut considérer les attributs que donne à cet âge la plus parfaite des descriptions qui en ait été faite, on trouvera qu’ils nous appartiennent tous jusqu’à la fin du règne de Louis XIV. L’Europe entière n’a que trop accusé ce Prince d’être le sublimis, cupidusque ; son peuple l’a connu prodigus œris ; et quelque influence que l’élévation d’âme de ce Prince ait eue sur son siècle, j’ose dire que son siècle l’a déterminé vers ce genre de gloire triomphale, que je crois mal entendue dans celui qui ne saurait avoir d’émules ni de rivaux.
Sur tant et tant de louanges fades et forcées qu’on lui a prodiguées, et dont on ferait un recueil de dix mille volumes, à peine y a-t-il quarante vers dans Despréaux, qui le louent dignement de ce qu’il a fait de plus louable ; de tant d’établissements utiles et fastueux, de ses soins pour faire fleurir le commerce, pour établir une police admirable et inconnue avant lui, etc. Partout ailleurs on ne lui parle que de lauriers, de conquêtes, de remparts, de fatigues à la guerre, et autres choses de ce genre, qui fut celui de tous ou peut-être il réussit le moins en personne. Qu’eût-ce donc été s’il avait gagné des batailles à la tête de son armée, comme son Successeur qu’on ne loue presque que de sa bonté. Pourquoi cela ? C’est que c’est la vertu dont son siècle fait le plus de cas. Louis XIV était bon, quoique fier. Il ne lui échappa jamais une parole désobligeante pour personne, quoiqu’il en eût souvent occasion. On l’a vu honorer de ses larmes la mort d’un de ses moindres domestiques, dont la probité et l’attachement lui étaient connus. On ne s’avisa pas cependant de lui chanter qu’il était bon, ce qui pourtant eût été le premier des éloges dans un homme d’ailleurs si grand ; mais son siècle était jeune encore, utilium tardus provisor. Considérons maintenant l’âge mûr,
Conversis studiis, œtas animusque virilis
Quœrit opes & amicitias, inservit honori.
Nous voilà, ou à peu près, depuis la Régence. Qui eût dit autrefois à la Noblesse Française (car la Nation n’était alors presque que cela) qu’un jour leurs enfants commerceraient, agioteraient même etc. qu’on ne parlerait que de commerce et de finances ; qu’on s’occuperait dans le réel du bonheur des peuples ? Qui eût dit à mes pères que j’écrirais ce Traité ? Conversis studiis. Quant au Quœrit opes nous n’y sommes que trop, et l’objet unique du Gouvernement doit être que cette recherche ne nous épuise, comme elle ruine les Alchimistes. Quoi qu’il en soit, c’est, selon moi, le point où nous en sommes, œtas animusque virilis. Cette démonstration poétique pourrait néanmoins ne pas paraître à tous de l’ordre de celles qui conviennent à cet ouvrage. Tâchons donc de la raisonner plus méthodiquement.
J’ai dit que des maladies éphémères donnaient souvent un air d’abattement à un État, et qu’en ce genre la convalescence pourrait être prise pour la vétusté. On ne saurait nier que nous n’ayons eu de ces sortes d’accidents internes et extérieurs ; mais je crois aisé de démontrer que ces accidents n’ont point altéré sans remède la constitution de l’État.
Quels sont en ce genre les signes de caducité ? C’est sans doute l’altération absolue des principes fondamentaux, et la dissolution des ressorts. Quels sont en France les principes qui ont constitué et soutenu l’État ? C’est je crois, 1°. la perpétuité de la Maison régnante, et son droit incontestable de primogéniture ; 2°. l’amour des peuples pour le Souverain ; 3°. le goût exclusif de la Noblesse pour la profession militaire ; 4°. cette espèce de vanité et d’émulation Française qui s’approprie les avantages brillants de l’État, et qui en rend l’éclat solidaire, pour ainsi dire, à chaque individu. 5°. un certain ordre d’élévation qui produit la générosité et la noblesse de mœurs.
On sent que je ne place ici dans la classe des principes que les avantages moraux. Le premier de ceux-ci est plus que jamais dans toute sa force. J’en puis dire autant du second, et si les occasions qui le mettent en évidence sont heureusement plus rares de nos jours, les effets n’en ont pas été moins vifs et moins sensibles quand il y a eu lieu. Le troisième est peut-être accru en un sens. Nous sommes moins guerriers sans doute que nous ne fumes, mais nous sommes plus militaires. L’affluence de la jeunesse qui demande des emplois dans les troupes, est toujours plus grande ; tandis que tout a si considérablement enchéri, la solde et les appointements militaires demeurent sur le même taux. S’agit-il d’une augmentation de troupes ? c’est à qui sacrifiera sa fortune particulière pour en lever de nouvelles, sans être effrayé de la catastrophe d’une réforme dont on a déjà vu tant d’exemples. Le quatrième est, je crois, dans toute sa vigueur, et supposé qu’il ait diminué, peut-être avions-nous quelque chose à perdre de ce côté-là pour nous mettre à l’unisson des véritables devoirs de l’humanité. Le Français était partout avantageux, et quelquefois insolent. Souvent cette tournure d’esprit lui aliéna le cœur des étrangers, au grand détriment de nos affaires ; et supposé qu’une sorte de commencement de faiblesse nous eût rendus moins hauts et moins exigeants, nous n’en serions que plus propres à jouer notre rôle naturel et le seul qui puisse désormais nous réussir, c’est-à-dire, à dominer l’Europe entière par l’autorité de la douceur, de la liberté et des vertus sociables qui nous sont plus naturelles qu’à toute autre nation.
C’est de ce côté-là qu’a dégénéré cette sorte de générosité dont j’ai fait le cinquième des principes constitutifs de l’État. Cette noblesse de mœurs qui tenait de l’antique indépendance de nos pères a décliné sans doute en proportion de ce que l’intérêt s’est accru ; mais l’urbanité et la politesse ont pris la place, et ces vertus extérieures moins nobles dans leur principe que celles qu’elles ont remplacées, sont en revanche d’une nature plus souple, plus aisée à gouverner et plus propre à lier la société. Il résulte de cet examen de détail, que les principes fondamentaux de notre prospérité ne sont aucunement altérés. Considérons dans le même ordre les ressorts.
J’en ramène tous les détails à trois principes, à savoir notre gaieté, notre activité, notre industrie.
Nous étions faits pour démontrer que la gaieté, qui ne paraît au premier coup d’œil qu’une propriété frivole, est cependant une qualité d’une grande ressource dans des mains vraiment politiques. Elle nous tient lieu de patience ; un couplet ingénieux, une heureuse plaisanterie font oublier aux Français de vraies calamités qui jetteraient d’autres peuples dans le découragement, ou les pousseraient à la rébellion. Tout nous réveille, tout nous ranime, un tambourin garantit du scorbut des équipages entiers de matelots dans des voyages de long cours. Quand M. de Louvois apprenait que la désertion se mettait parmi les troupes d’une forte garnison, il l’arrêtait en envoyant Tabarin vendre son orviétan sur la place.
Cette disposition générale à la dissipation a rendu éphémères les fureurs de nos guerres civiles. Sans vouloir blesser une nation respectable, je puis dire que la journée déshonorante pour nos annales fut imaginée et ordonnée par des têtes étrangères, et qu’à cela près, nous n’avons rien de semblable aux horreurs des factions des Guelphes et des Gibelins. Si la vengeance, monstre provenu de l’alliance de plusieurs erreurs de l’imagination, la vengeance, la plus insensée comme la plus vile des passions, plante étrangère à notre territoire, n’a jamais pu y prendre véritablement racine, nous devons en remercier la légèreté et la gaieté Française. Un Italien me demandait un jour par quel mot Français nous rendions le mot sicarii, qui signifie assassins de profession et à gages, et bacinare, qui exprime la cruauté de brûler les yeux avec un bassin rougi : Monsieur, lui dis-je, les langues n’expriment que les pensées, et nous n’en avons point de ce genre-là.
Notre gaieté donc, qu’on nous reproche, est non seulement une qualité aimable qui répare en grande partie les fautes de notre étourderie, et qui nous concilie l’amitié générale même des peuples sauvages qui nous aiment mieux que nos rivaux ; mais c’est encore une ressource politique.
Un Prince a vécu qui choqua tout-à-coup tous les préjugés à la fois : déréglé dans ses mœurs, il l’était encore plus dans ses discours ; parfaitement au-dessus du chapitre des conséquences, il attaquait tout à la fois la fortune, l’honneur et la vanité des corps et des particuliers ; il nous fit combattre les nations amies, s’unit à nos éternels ennemis, bouleversa tout enfin le verre à la main ; mais ce Prince qui n’avait qu’une autorité d’emprunt que tout autre se serait trouvé heureux de conserver sans orages, en ne la faisant valoir qu’avec toute sorte de ménagements, était non seulement homme de génie, mais homme d’esprit gai, vif, aimable, bienfaisant ; il se jouait du Gouvernement et travaillait à son plaisir. La révolution la plus entière qui fut jamais ne parut à la Nation qu’une scène de théâtre, parce que les acteurs étaient gaillards, et au bout il se trouva que des banquets de Pétrone était sortie une opération de Platon, puisqu’elle libéra le public aux dépens des particuliers. Un Général indécent, mais gaillard, d’une habileté équivoque, mais avantageux, se trouva à la tête de nos armées dans des temps de calamité. Ses quolibets et ses fanfaronnades qui indignaient l’Officier supérieur, égayaient le soldat mourant de faim et manquant de souliers. Il vint un bon moment, car il faut qu’il en vienne ; le héros qui voulait être un libérateur, publia que la France était délivrée, et l’on le crut ; les troupes ci-devant découragées marchèrent dès lors comme à des victoires certaines, et cette assurance passa en consternation chez les ennemis déjà ébranlés d’une défection considérable. Ce changement d’opinion devint bientôt une régénération réelle ; chacun s’en étonna en revoyant Dom Japhet d’Arménie aussi vide de sens qu’avant qu’il eût changé la face de la terre, et l’on ne fut surpris, que faute de sentir que c’était le héros de la gaieté Française.
À cet égard nous avons perdu, et peut-être par la raison qui fit perdre au savetier ses chansons et son somme. Le riche fait de ses richesses les cent écus du savetier ; le pauvre en désire, ou s’il en désespère il n’est plus bon à rien. En un mot plus de fêtes, infiniment moins de vaudevilles, plus de danses dans les campagnes, et nous ne sommes plus gais comme nous l’étions, sans doute par la raison ci-dessus. Il nous reste la gaieté de l’âge mûr, et je ne serais pas en peine de nous rendre bientôt par la réparation des mœurs la gaieté de la première jeunesse avec moins de fougue que nous n’en avions autrefois.
Quant à l’activité, il serait inutile d’en détailler les avantages. À la guerre, dans le commerce, dans les affaires, partout enfin, on sait qu’elle est le premier des moyens. On n’ignore pas aussi que personne ne nous égale en ce genre. L’activité surpasse chez nous avec facilité ce que l’opiniâtreté des nations les plus constantes leur arrache d’efforts et de travaux : il n’est terre étrangère, ni climats éloignés où elle ne pénètre. Nullus exercitus sine milite Gallo, disaient les Anciens ; on pourrait dire de même :Nul vaisseau sans matelot Français ; nulle foire, nulle caravane sans marchands Français ; nulle région sans missionnaire Français : on en trouverait de naturalisés chez les Iroquois et les Caraïbes, et le Gardien du tombeau de la Mecque est Provençal, et peut-être cousin du Supérieur des Religieux du S. Sépulchre qui est de la même province.
Cette activité désordonnée dans les exemples que j’en cite, a dans ces parties-là même bien des avantages. Elle prouve d’une part notre flexibilité, et de l’autre l’entretient ; elle fait que le Français dépaysé n’est absolument étranger nulle part ; elle peut fournir des moyens tous portés à notre cabinet ; et comme le Français n’oublie jamais entièrement sa patrie, elle rend tout l’univers tributaire en détail de cette heureuse contrée.
Mais combien n’a-t-elle pas d’avantages plus réels ! Combien de ressources dont la célérité a dans l’occasion étonné et déconcerté nos ennemis ! On se souvient des apprêts de campagne et des préparatifs de M. de Louvois, qui semblaient tout-à-coup sortir de la terre. Louis XIV en 1664 voulait établir une marine et empruntait des matelots aux Hollandais. En 1572 il commença la guerre, où il fit tête sur mer comme sur terre à l’Europe entière liguée.
Mais cette heureuse disposition s’exerce bien plus utilement encore au dedans du Royaume qu’au dehors ; c’est elle qui fait en France un objet d’ambition de ce qui ferait peine partout ailleurs, qui fait que tout le monde cherche de l’emploi, qui sourient le bas prix de tous les services, qui unit les différentes parties de l’État, comme si ce n’était qu’une seule et médiocre province ; les grands chemins y sont aussi battus que le sont les promenades ailleurs. Tout semble être rendez-vous parmi nous, et les tables d’auberges dans les grandes routes ressemblent à des repas de famille, par la liberté et l’union qui y règnent.
Cette fréquence réunit les différentes provinces, fait marcher sur des plans uniformes l’organisation civile de l’intérieur. Où tout le monde se connaît, peu de gens se partialisent.
Nous avons un peu perdu de cette activité, depuis que le luxe a introduit l’amour des commodités. Les riches n’agissent que par leurs gens d’affaires ; et s’ils sont obligés de voyager, ils se hâtent de parcourir en poste le trajet indispensable, et voudraient le pouvoir faire dans leur lit. Les auberges en conséquence sont devenues moins fréquentées par ceux qui pouvaient les indemniser des dépenses nécessaires pour se soutenir sur un bon pied. Il y avait sous le dernier règne des aubergistes célèbres dont on se souvient encore, qui connaissaient tout le monde, qui se piquaient de traiter chacun selon son rang, qui prêtaient de l’argent aux Officiers etc. en général il n’était point rare de voir dans les villes de ces sortes de maisons, où il y avait l’appartement des Princes et des Cardinaux, et ainsi pour tous les rangs, d’excellents cuisiniers, et le courant à un prix très modique, mais que la grande fréquence rendait avantageux. Toutes ces choses sont tombées, et cette sorte de profession étant plus taxée à l’industrie que toute autre, ceux qui l’exercent sont devenus avares et chers, et infiniment moins soigneux que leurs prédécesseurs. Cette aisance générale cependant attirait les étrangers chez nous, et en tout c’est une perte. Mais de quelque genre que soit l’activité, il nous en reste encore plus qu’à toute autre nation, et je doute même que le germe en puisse jamais être bien éteint chez nous. Le Français est toujours tout prêt à aller, et tel homme noyé dans les brouillards de la Capitale paraît anéanti dans la mollesse, qui déplacé pour quelque emploi, se montre tout-à-coup actif et infatigable. Les détails à cet égard se passent sans cesse sous nos yeux, et chacun voit de fait qu’il s’en faut bien que nous n’ayons vieilli du côté des ressources de l’activité.
On en peut dire de même de l’industrie, non seulement de celle qui est à la solde du luxe et qui varie les inventions de pure curiosité, mais encore de l’industrie du premier ordre et qui pourvoit aux nécessités. Ceux qui par leur état ou leur crédit servent nécessairement de bureau d’adresse aux imaginations des gens à projets, pourraient, en visitant leurs dépôts, l’attester mieux que moi. Il n’est sorte d’inventions, de secrets, de plans en grand et en détail qui n’aient été conçus, trouvés, imaginés et détaillés dans des mémoires sur lesquels l’État pourrait faire des tentatives très fructueuses, point de manufactures sur lesquelles on ne rafine, point de moyens d’industrie enfin qui ne soient l’objet de l’étude et du travail de quelqu’un. Le commerce de l’intérieur ne demande que liberté, soustraction de privilèges exclusifs et attention contre le monopole. À cela près, il n’y a lieux si reculés d’où les gens à entreprises ne tentent de tirer matière à quelque opération. Il s’élève au milieu de la Capitale des compagnies qui prennent des fermes dans tous les coins du Royaume, et souvent distantes de deux cents lieues les unes des autres, même de deux mille, car il y en a pour S. Domingue. En un mot, sans énumérer ici plus longuement les détails, on peut dire que l’industrie est encore toute vivante parmi nous, et qu’il ne s’agit que d’aider l’industrie honnête, et contenir celle qui, trop avide, devient nuisible par le choix des moyens.
Est-ce un corps dont les parties nobles sont saines et entières, dont les organes ont encore tout leur ressort, qu’on peut regarder comme prêt à tomber dans un état de caducité absolue ? Il est certain qu’il n’est si forte constitution, que des excès répétés ne puissent détruire ; mais un homme dans la vigueur de son âge, et qui connaît la sorte de régime qui convient à son tempérament, peut promptement rétablir ses forces épuisées, et pousser d’autant plus loin l’état florissant, qu’il a désormais échappé aux secousses du premier et du second âge plus sujet aux maladies aiguës que celui où le tempérament est formé.
C’est où nous en sommes, l’âge mûr ; et il ne tient qu’à nous de montrer que c’est celui de la prospérité, et d’établir un ordre de choses, qui suivi constamment, le ferait durer à l’infini. Cet ordre admirable dans ses effets, et composé de détails multipliés, mais qui naissent tous les uns des autres, tient à un petit nombre de principes que je répète tels que je les ai établis : Aimez et honorez l’agriculture. Repoussez du centre aux extrémités tout ce que vous attirez des extrémités au centre. Méprisez le luxe ou l’indécence dans la dépense. Honorez les vertus et les talents et ne les payez point. Tel est le résumé de tout le système dont j’ai détaillé l’importance et les moyens ; et si par ce régime nous ne devenons dans le vrai ce que nous avons paru être en nous forçant dans le siècle passé, c’est-à-dire, la plus puissante nation à tous égards qui ait jamais été, je consens qu’on me déclare le plus insensé des politiques. Mais j’ai pour moi l’expérience, le calcul, et plus que tout la certitude de l’axiome qui dit que le bien tourne toujours à bien.
Les deux Chapitres précédents ont montré quelle était la sorte de maux internes par lesquels nous pouvons être attaqués. Celui-ci établit en bref la nature de notre tempérament, et pour m’exprimer dans le sens de cette spéculation, l’âge de l’État. Je viens de marquer en peu de mots ici la nature du régime qui lui est propre, le Chapitre suivant va traiter de quelques remèdes de détail.
CHAPITRE VII
Reversement
Toutes les campagnes et villes d’un État doivent un tribut constant et immense à la Capitale. Cet axiome certain dans tout État, l’est plus en France que dans tout autre pays. L’autorité attire naturellement tout à foi. Or comme l’autorité du Gouvernement est mieux établie et plus absolue en France que chez tous autres peuples policés, et que la Capitale n’est autre chose que la résidence de cette autorité ; il est tout simple que la balance dont il est ici question soit plus forte en faveur de Paris, proportion gardée, que de toute autre ville capitale.
Il est des Capitales de grands États qui ne peuvent en tirer les mêmes accroissements, faute d’une correspondance aisée entre la tête et les autres membres. Vienne, par exemple, épuisera la Toscane et les Pays-Bas sans en tirer un profit proportionné, et cela par les raisons déduites dans les Chapitres précédents. Madrid qui n’a pas ce genre de désavantages, sera toujours inférieur à Paris par d’autres. 1°. Ses provinces, quoique réunies et dans des rapports aisés avec la Capitale, ne contenant presqu’aucun commerce et moins encore de population, ne peuvent lui fournir ce qu’elles n’ont pas. 2°. Madrid n’a par sa situation aucun débouché de commerce, et cet article sera toujours le plus fort et le plus utile de tous les principes d’accroissement pour une Capitale. Londres est, dit-on, une ville aussi grande et aussi peuplée que Paris, et cependant le pays dont elle est la Capitale, n’est qu’un tiers de la France et passe pour être abondant et cultivé, ce qui détruit mes principes. Cette objection mérite d’être considérée en détail.
1°. N’y a-t-il pas de l’exagération dans ce qu’on dit de la population de Londres ? On sait l’émulation que les Anglais ont toujours eue de nous égaler en tout.
2°. Est-il bien vrai que les trois Royaumes qui composent sent la Grande-Bretagne, réunis ne fassent qu’un tiers de la France ? car on sait d’ailleurs les précautions, même tyranniques, que la Puissance dominante a prises pour réduire les deux autres en provinces, même maltraitées.
3°. Quand il serait vrai que la Grande-Bretagne ne serait en étendue ou valeur que le tiers de la France, il faut lui supposer et des provinces plus indépendantes de la circulation intérieure que ne le sont les nôtres, attendu qu’elles sont presque toutes maritimes ; et d’autre part, une domination plus étendue, vu qu’elle domine sur la mer, ce qui lui attribue des provinces d’une merveilleuse fécondité, comme nous dirons en parlant de l’échange extérieur.
4°- Quoique l’autorité Royale soit restreinte en Angleterre, il n’en subsiste pas moins un Gouvernement, et ce Gouvernement tel qu’il est, est peut-être celui de l’Europe le mieux secondé. Or ce Gouvernement réside à Londres, ce qui revient au même.
5°. Londres elle-même est plus commerçante que Paris, ou, pour mieux dire, Londres est commerçante, et Paris marchand en détail. Les Vaisseaux remontent dans la Tamise. Londres, en un mot, est en même temps Athènes, Antioche et Alexandrie.
Mais attendu que nous ne sommes que frères chez les autres peuples, et que nous sommes pères chez nous, ce n’est que pour nous que je parle. Or il est de fait qu’on peut dire de Paris, relativement au reste du Royaume, ce que Davila met dans un autre sens dans la bouche d’Henri III en voyant cette ville des hauteurs de S. Cloud la veille de sa mort : Parigi, Parigi, tu sei capo del regno, ma capo troppo grosso, troppo capricioso, è necessario che l’evacuatione del sangue ti risani, è liberi tutto il regno della tua frenesia. Ces paroles terribles, et qui n’avaient que trop leur véritable signification dans la bouche d’un Maître irrité, n’auraient qu’un sens métaphorique aujourd’hui. Le sang qui coule à présent dans nos guerres civiles, n’est autre chose que l’or et l’argent, et à cet égard on ne peut nier que Paris n’eût besoin de saignée. Quant à la frénésie qui règne dans cette Capitale et qui de là gagne tout le reste du Royaume, heureusement ce n’est que la cupidité de l’or et de l’argent, la prééminence des richesses, la prodigalité, la fureur des dépenses folles et recherchées, etc.
Mais pense-t-on que ce ne soit rien que cela ; et simplement de ces maux philosophiques, propres à servir de sujet aux déclamations des esprits mélancoliques ? Il s’en faut, je vous jure, que je ne sois de ceux-là ; mais il est de fait que les maux de la cruauté ne sont rien auprès de ceux de la cupidité pour la dévastation d’un État. Les premiers sont plus choquants aux yeux de la pitié, demeurent notés dans les annales, et par là devenant plus rares, effrayent néanmoins par le souvenir : les autres sont sourds et lents en apparence ; mais moins frappants pour l’individu, ils sont infiniment plus destructeurs pour l’espèce.
Cependant la sorte de saignée que je propose, ne tient aucunement à des moyens durs et violents, qui, selon moi, ne peuvent en aucun genre produire jamais rien de bon. Il en arriverait même, selon les apparences, de cette saignée comme d’une purgation faite a propos, qui non seulement rétablit au futur les forces réelles en rétablissant l’ordre et la circulation des humeurs, mais qui quelquefois dans le moment même rend des forces au lieu d’en ôter.
En effet, quand on renverrait dans les provinces, pour y consommer et faire leur Charge, tous les Officiers Royaux qui en tirent de grands appointements ; tous ceux des grands propriétaires, qui certains désormais de ne pouvoir traiter leurs affaires contentieuses que là, et assurés d’y jouir en même temps de la considération et de l’aisance, et de n’y être subordonnés qu’à des Chefs auxquels on n’ait pas honte d’obéir, voudraient bien aller jouir de la terre natale et de leur patrimoine ; tous les plaideurs forcés, les gens cherchant à éluder par des protections surprises ou achetées la force des lois et de la police de leur canton ; quand on renverrait en un mot les affaires, et par conséquent la plupart des intrigants ; quand les recherches de l’industrie de la Capitale pliées en branches, et cultivées en provins iraient pousser de nouvelles souches dans les villes principales, je doute au fond que Paris se trouvât sort affaibli.
Dix greffes tirées d’un arbre vont féconder dix sauvageons, dont la fertilité étonnera dans peu, et si elles eussent demeuré sur l’arbre nourricier, cet arbre n’en eût pas été plus vigoureux. Je dis plus : deux cent mille personnes, c’est-à-dire, un grand quart, sortiront de Paris par ce régime : ces deux cent mille âmes en produiront bientôt deux millions dans les provinces par les moyens que j’ai dits dans ma première Partie ; car ce Gouverneur de Province qui ne faisait vivre que quinze personnes à Paris, en fera vivre cent cinquante en Province, et dans le même temps il n’y aura pas un homme de moins à Paris. Le vide causé par les inutiles qui seront retournés chacun chez eux, sera bientôt rempli par des hommes utiles et laborieux : l’industrie augmentera d’autant, et la consommation n’en sera pas diminuée.
Mais, dira-t-on, ce ne sont que les riches qui font travailler les pauvres, et dès que vous les chassez de la Capitale, vous en bannissez du moins la partie du travail qui leur était relative. Objection spécieuse, mais fausse dans l’application.
Je demande, 1°. quels sont les riches que je chasse ; ceux dont le patrimoine est éloigné et qui conséquemment seront riches là bas et ne le sont point ici : ceux encore que l’État paie fort cher, comme préposés à certaines parties du Gouvernement, et qui par un abus aussi singulier dans le droit que commun dans le fait, ont les Charges ad honores et le profit en réalité. Éloignai-je de la Capitale le Souverain, les Princes, les différentes caisses de l’État, les hautes Cours de Judicature, le grand commerce, la banque, les arts, les grandes fortunes, les grands emplois ? À l’égard de l’industrie, il serait temps de sentir que les matières de luxe ouvrée chez soi pour être consommées par les siens, ne sont qu’un abus de la richesse, du temps et de l’industrie, qui s’élevant et disparaissant à chaque instant, fait un cercle vicieux et ne laisse rien après lui qu’une augmentation de dépravation dans les mœurs.
Ce ne sont point les fols et les dissipateurs qui éveillent et enrichissent l’industrie dans Paris. Nos modes, nos étoffes, notre bijouterie, notre main-d’œuvre enfin répandue et accréditée dans toute l’Europe va chercher l’argent de l’étranger, qui seul peut nous enrichir à bon escient. Car quand il serait vrai qu’un propriétaire rustique dans sa terre devient à Paris un arbiter elegantiarum, et donne des idées à un ouvrier qui s’élevant ainsi au-dessus de sa spère mécanique, devient un homme illustre dans son art, et s’enrichit ensuite aux dépens de l’étranger ; objection que je n’aurais pas inventée, si l’on ne me l’avait faite un jour ; je réponds que nous ne manquons ni ne manquerons jamais de gens de goût : il en fourmille chez nous, et je suis sûr que nous en viendrons à avoir des chaînes de puits émaillées ; mais nous manquons de laboureurs, de pasteurs et de protecteurs de l’agriculture.
En un mot, la richesse qu’une partie de l’État acquiert aux dépenses de l’autre ne saurait être un bien, que quand cette opération tend à remettre l’équilibre politique que j’ai établi dans les précédents Chapitres. Or puisqu’il est prouvé par le fait que la nature des choses tend à faire perdre cet équilibre en faveur de la Capitale, la vue d’un bon Gouvernement doit être le rétablissement du niveau de la balance ; c’est-à-dire, de mettre tout en usage pour diminuer la surcharge, et le renvoyer dans les Provinces.
En conséquence de ce principe incontestable que tout l’État doit une balance à la Capitale, entrons dans le détail des moyens de mettre chaque Province en état de la payer proportionnément à sa distance et aux moyens d’exportation qu’elle peut avoir. Nous avons dit d’abord, que l’objet perpétuel et constant d’un Gouvernement sage doit être de rétablir l’équilibre politique qui s’appelle circulation, et pour cela de repousser par des moyens doux et de convenance tout ce qui surcharge inutilement la Capitale, tout ce qui ne fait pas partie physique et indispensable de cette balance ; mais il en demeure encore assez pour qu’en peu de temps l’engorgement devienne total, et pour que l’équilibre soit perdu sans ressource, si l’on ne procure avec attention à chaque Province les moyens de s’acquitter en denrées ou matières de son crû. Tout mon système se réduit à cette opération. En voici les ressorts résumés en peu de mots.
Il faut que les Provinces ou territoires à portée de la Capitale soient employés à la production des denrées comestibles journellement, et qui ne sauraient être amenées de loin ; que les Provinces plus éloignées, mais mitoyennes soient destinées à porter les denrées qui peuvent souffrir le transport ; que celles enfin, qui sont hors de portée de pouvoir fournir des denrées à la Capitale, paient leur contingent en matières ouvrées, dans lesquelles la forme emporte de beaucoup le fond, et dont en conséquence un envoi en petit volume, eu égard à sa valeur, puisse supporter les frais d’un transport considérable pour aller faire son paiement à la Capitale.
Voilà toute l’opération extraite. De ces choses une partie se fait d’elle-même, ou du moins la nécessité en est sentie par les plus subordonnés d’entre les ordonnateurs publics. En effet, il y a à Paris des Ordonnances de police qu’on fait exécuter par des envoyés, qui défendent de manufacturer les denrées à une certaine distance de la ville. Ceux, par exemple, qui achètent le beurre dans les marchés, lors de l’arrière-saison, pour le faire fondre et le vendre ensuite en pots pour la provision, ne peuvent s’établir plus près de trente lieues de la Capitale ; ainsi pour les œufs, etc. Cette opération très mal digérée en soi, puisque le seul et unique principe de la véritable économie politique est de laisser tout libre et procurer ainsi l’abondance, qui seule fait baisser efficacement les prix ; cette opération, dis-je, prouve cependant que le principe ci-dessus se fait connaître par la nécessité. Cette nécessité montre encore aux habitants des bords de la Marne à envoyer leurs foins à Paris, à ceux du Hurepoix et du Niveruois à flotter leurs bois, à ceux de la Basse-Normandie d’une part, et du Limousin et Haut-Poitou de l’autre, à engraisser des bestiaux qui viennent chercher la consommation. Ces parties, je le répète, vont d’elles-mêmes : mais il n’en est pas ainsi du troisième moyen, qui consiste à jeter des manufactures dans les lieux qui ne peuvent nous fournir aucun produit. Cette opération mérite toute l’attention du Gouvernement, et une attention réduite en principes.
En effet les manufactures demandent 1°. une complication de productions relatives. Il est inutile d’avoir de la mine, si le bois et l’eau nécessaires pour son exploitation ne se trouvent à portée ; et cet exemple que je prends dans les matières les plus communes, peut servir à plus forte raison pour toutes autres plus rares.
2°. L’établissement de la plupart des manufactures demande des fonds considérables que les particuliers ne sont pas en état de fournir, moins encore les habitants d’un pays pauvre ; et l’on sait que c’est là, selon mon système, que je veux transporter les manufactures.
3°. Il faut aussi du génie ; les hommes instituteurs sont rares, jamais on ne les vit sortir du sein de la misère absolue : et ces hommes rares qu’un Gouvernement propice fait éclore, chercheront d’abord à s’établir dans les lieux les plus à portée de l’exportation et de la consommation, et refuseront constamment d’aller planter un oranger en Sibérie.
4°. Il faut une continuelle protection et attention du Gouvernement sur les manufactures ; protection, parce que l’envie qui se promène sur les campagnes ainsi que dans les villes, ne cherche qu’à leur nuire ; attention, parce qu’elles se relâchent aisément par un dépérissement naturel à toutes les choses humaines, comme aussi par des vues de paresse et de cupidité, et que la malfaçon entraîne bientôt le discrédit et la chute des manufactures.
De toutes ces choses combinées il s’ensuit que ce dernier moyen d’organisation ne peut être opéré que par les soins et les bienfaits d’un Gouvernement éclairé ; mais il n’en est que plus vrai qu’il est de la plus grande importance et nécessité. Cela posé, réduisons en un petit nombre de points principaux les maximes et les soins de détail par lesquels le Gouvernement parviendra promptement à cette fin indispensable.
Il faut d’abord supposer ce qui est vrai et bien consolant pour nous dans toute entreprise difficile au coup d’œil, c’est que la nature bienfaisante a doué le Français d’une telle industrie et vivacité qu’il n’y a qu’à lui désigner le but pour qu’il fasse la moitié du chemin, sans qu’il soit nécessaire de le pousser. Le Gouvernement, image de la Providence, doit ensuite se la proposer pour exemple en un point principal, et qui a trait à tout ; c’est que du cèdre à l’hysope, tout est également sous sa sauvegarde et protection. De même, tout est égal devant le Prince ; la partie faible et affligée est celle qui a le plus de droit à son attention et à ses bienfaits ; le Rouergue lui appartient comme l’Île de France, et s’il vaut moins de sa nature, c’est un signe qu’il faut le faire valoir par art.
Pour répondre ensuite aux difficultés ci-dessus, il est certain, 1°. Que le choix et l’établissement des différentes manufactures et la direction de cet objet immense n’est ni l’ouvrage ni le district d’un Ministre : choisi au hasard, qui n’ait étudié que ses classiques, et pratiqué que les gens de Paris. Il faut un homme instruit, s’il est possible, par lui-même de ce que c’est que l’intérieur du Royaume, abordable par tous les gens à projets, et surtout par ces hommes industrieux et actifs, qui sous un extérieur simple et un langage grossier portent une aine infatigable et un génie inventif. Il y a beaucoup à laisser de tout ce qui vient de là, mais il y a beaucoup à prendre aussi ; et le vrai talent d’un Ministre est de savoir discerner les hommes, ou, pour mieux dire, les placer. Ils lui diront par leurs plaintes ce qui ne devrait pas avoir besoin d’être dit, à savoir qu’un impôt sur l’industrie serait la plus cruelle des opérations, si c’était l’œuvre d’un ennemi, comme elle est la moins réfléchie venant d’une main amie.
Il y a peu de temps qu’ayant appris qu’un Commerçant de S. Jean d’Angeli avait fait une entreprise considérable pour établir en Auvergne des fabriques d’eau de vie, je voulus le voir pour lui proposer un établissement dans un canton auquel je m’intéresse, et qui manque d’industrie et de débouché : je me fis d’abord expliquer son opération. Des gens riches l’avaient aidé dans son entreprise. Il lui avait d’abord fallu transporter hommes et matériaux pour son premier établissement, et cela, par des Provinces âpres de leur nature et sans communication entre elles, telles que sont le Périgord, la Vicomté de Turenne, le haut-Quercy, etc. Les Auvergnats, quoique tous batteurs de chaudron, et scieurs de long, ne lui avaient pu servir, parce que grossiers et bornés dans leur cercle d’habitude, ils ne savaient ni faire des chaudières, ni scier le bois et faire les bariques dans les proportions requises pour l’exportation de l’eau de vie. Mon homme transplanta donc ses fondeurs, tonneliers, brûleurs et autres ouvriers de toute espèce pour les alambics, les conduits, etc. Cette colonie tant hommes que femmes allait à près de douze cents personnes. Il acheta toutes les maisons d’un village, établit ses chaudières, et parut un sorcier dans le pays. Cependant tandis qu’hommes et femmes, nobles et roturiers, pauvres et riches venaient considérer son travail et tâcher d’attraper son secret, il acheta les vins de tout le canton, et répandit de l’argent pour une denrée qui n’avait eu jusqu’alors aucune valeur.
Je lui demandai ensuite quelles étaient à cet égard ses vues de commerce et d’exportation. Il me dit que toutes les eaux de vie sans nombre qui se faisaient dans les Provinces occidentales du Royaume débouchaient par la Garonne, la Dordogne, la Charente et les ports de la Rochelle etc. dans l’Océan ; que ces débouchés n’étaient déjà que trop surchargés, chose connue ; qu’au moyen de cela cependant, celles qu’on consommait à Paris, Orléans etc. ne pouvaient y arriver que par Nantes, attendu que si l’on en voulait faire dans ce pays-là elles coûteraient plus cher, à cause que le vin y a toujours un débit assuré par la grande consommation de Paris ; que son objet donc était que les siennes descendissent à Orléans par l’Allier et la Loire, et que de calcul fait, les opérant dans un pays neuf, et épargnant les droits maritimes d’entrée et de sortie, il y trouverait son compte, quoique le trajet fût long.
Je lui expliquai ensuite mon projet qu’il approuva, et son âme active parut tout-à-coup envahir ce nouvel objet. Il me dit qu’il avait plusieurs enfants dressés au travail, sur lesquels il pouvait compter, ce qui le mettait en état de tenter à la fois plusieurs entreprises ; mais que pour le présent on lui faisait des affaires qui l’inquiétaient beaucoup. Enquis de ce que c’était, il me dit 1°. qu’en arrivant en Auvergne on l’avait taxé de douze cents livres d’industrie ; que ce n’eût été rien, si cela ne signifiait qu’on voulait l’en écraser. Je lui dis à cela que l’homme d’Etat chargé des principales parties du commerce intérieur, était homme vigilant, éclairé, et qui donnait une attention toute particulière aux moyens d’exciter l’industrie dans les Provinces, qu’il n’avait qu’à s’adresser à lui, et que certainement il en serait protégé. Eh ! Monsieur, me dit-il, le moyen que je puisse mériter l’attention d’un Intendant des finances. Il ne verra en moi qu’un homme qui demande à être déchargé de l’industrie, et me renverra à l’Intendant de la Province. Je compris en effet qu’il est impossible, quand on a ouvert la porte à un abus en grand, de le réprimer ensuite par les détails. Mon homme ajouta que ce n’était pas encore là ce qui l’inquiétait le plus ; mais que son établissement était à peine commencé qu’on avait voulu établir les aides dans le pays, et qu’aussi tôt les peuples, dans la crainte de cette nouveauté, s’étaient ameutés contre lui, ce qui allait le ruiner de fond en comble. Oh ! quant à celui-ci, lui dis-je, je n’y ai point de réponse, et dès que vous traînez après vous cette peste, ne venez point chez nous ni vous ni les vôtres, car je serais le premier à mander qu’on y brûlât de nuit vos cabanes. Nous aimons mieux notre pauvreté, que cette rude inquisition.
Arrêtons-nous ici, et considérons les Aides sautant trois Provinces où elles ne sont point connues, pour suivre à la piste un filet d’industrie qui s’échappe pour aller germer dans un pays sauvage. La finance livrée à sa propre rapacité ressemble à ces monstres de la fable, qui dans l’excès d’une faim enragée, dévoraient leurs propres entrailles.
Revenons. L’homme d’État, tel que je le décris, et tel même qu’est celui que je désignais pour protecteur à ce commerçant, saura bientôt (en supposant que cette partie devienne le principal objet de l’attention du Gouvernement, comme elle le doit être) découvrir des moyens d’établissement utiles dans les lieux et les cantons les plus isolés.
Quant à la seconde objection, je sais bien que les commencements de ces sortes de choses demandent des secours de la part du Gouvernement ; mais indépendamment du devoir à cet égard, à quel immense intérêt ne met-on pas les sommes avancées pour ces sortes d’objets ? Quelqu’un pourrait-il calculer ce qu’ont valu à la France les manufactures des Glaces, des Gobelins, des Vanrobès ? ce que vaudrait l’art d’ouvrer les dentelles, comme à Malines et en Flandres, etc. ? Chacun sait cela, et il est inutile de le répéter : à l’égard des hommes de génie en ce genre, ils sont moins rares en France que partout ailleurs. Il en est de si supérieurs qu’ils sont rares partout ; mais il est moins question ici d’inventeurs que de travailleurs. Un Ministre attentif et bien servi par des sous-ordres qui lui ressemblent, trouvera partout le germe de l’industrie qui ne cherche qu’à éclore. Il ne s’agit pas ici d’ailleurs de transporter les montagnes sur les plaines. Il faut d’abord proportionner les premiers établissements à la consommation des lieux, et que l’habitant des campagnes trouve sous sa main ses besoins en ce genre.
M. Colbert n’avait pas imaginé de transporter à Lourdes et à S. Gaudens les Manufactures des draps fins ; mais on y faisait des bonnets, et toutes sortes d’ouvrages de laines grossières propres à la consommation du peuple. Je cite ces lieux reculés, comme les derniers bourgs du Royaume, Lisez le Dictionnaire de Savari, et voyez combien de milliers de branches de menue industrie ont séché depuis la mort de ce grand Ministre, et l’on est étonné que le recouvrement des revenus de l’État soit plus difficile à faire aujourd’hui que de son temps. Il y a cependant infiniment plus d’argent en France qu’il n’y en avait alors ; mais il est tout dans la Capitale. Les canaux de circulation étant interceptés, il ne reflue plus dans les Provinces, et ce qu’il y en rentre par l’exportation de leurs denrées au dehors, arrive en sacs à Paris, au lieu que, les caisses de Province payaient en papier du temps de M. Colbert.
Quant à ce que j’ai dit de la Sibérie, il n’en est point en France. Partout les terres y sont propres à toute sorte de productions ; partout on est au voisinage de quelque débouché avantageux.
Ce n’est pas que le soin d’augmenter ces débouchés ne fut un des principaux objets des travaux du Roi Pasteur ; et quelque grande que soit la puissance et les moyens du Roi de France, il y aurait peut-être à cet égard à faire pour plusieurs règnes ; car l’étendue du bien et du mal ne se découvre qu’à mesure qu’on va en avant.
Nous avons dans la première Partie considéré la France, relativement à l’agriculture uniquement ; nous l’avons trouvée coupée de ruisseaux à l’infini en tous les sens, et de montagnes qui leur servent de réservoirs. Nous la considérons aujourd’hui, relativement à la vivification intérieure. Nous regardons la Capitale comme le point central, d’où partent tous les rayons qui doivent se porter avec une égale vivacité jusqu’aux extrémités, et qui pompe aussi par la chaleur de ses rayons tout l’humide des différentes parties. Il s’agit de donner un libre cours à cette opération, et pour sortir de la métaphore, de faciliter les rapports et la communication, c’est ce que nous appelions les débouchés.
Quand nous en serons à la partie du commerce extérieur, nous examinerons le projet de M. Ormin, de mettre toute la côte en ports de mer ; mais en attendant je le transporte dans l’intérieur. J’ai parlé ailleurs des chemins, je parle maintenant des canaux.
Les eaux, comme je l’ai dit, arrosent tout le Royaume. Ces eaux forment des rivières navigables, et ces rivières peuvent aisément être jointes les unes aux autres par des canaux. La construction du canal de Languedoc sera à jamais un des mémorables évènements du règne de Louis XIV. Qu’on examine les difficultés du terrain immense qu’il parcourt, où son constructeur a été chercher les eaux, avec quel soin il a évité celles qui se trouvaient sur sa route et qui auraient pu lui nuire ; qu’on connaisse enfin ce que c’est que le Languedoc, et l’on verra que puisqu’il a été possible de faire un tel ouvrage dans ce terrain inégal, pierreux et sec, il n’est aucun canton du Royaume où l’on n’en puisse faire. On dira peut-être, la jonction des deux Mers était un objet digne de la dépense qu’on y a faite ; mais on ne trouve cet objet que là. Sans doute, la communication de Longjumeau à Châtres ne méritait pas une route pavée ; mais en la continuant d’une et d’autre part, elle se trouve faire partie de la route de Paris à Orléans, et partie aussi nécessaire que celle qui va de la barrière au petit Montrouge. Ainsi le moindre canal particulier se trouvera, par ses rapports avec d’autres, faire partie de la jonction des deux mers dont il est seulement ici question, à savoir de la Capitale et des Provinces.
Je dis donc, et je répète qu’on trouverait partout des possibilités, et même des facilités pour faire des canaux de communication. Or chacun sait quel avantage c’est que de faciliter les transports par eau, tant pour épargner les frais de voiture, que les chevaux de trait, etc. Ces ouvrages si dignes de l’attention publique passent pour idéaux en France, et l’on regarde les faiseurs de projets en ce genre comme des fols d’une classe aussi vaine que les Alchimistes. L’expérience même a démontré la vérité de ce préjugé dangereux par le mauvais succès de plusieurs épreuves. Ceux en effet qui proposent ces sortes d’opérations comme faciles, et propres à faire la fortune d’actionnaires intéressés, qui ne peuvent taire que de faibles avances, et ne les veulent faire que pour peu de temps, sont ou des fols ou des fripons : mais le Roi, ou, par son ordre, les Provinces seront toujours en état de fournir à de tels travaux, fussent-ils encore plus considérables ; ils ne sèmeront en ce cas que pour recueillir au centuple.
Quelque étendue que je donne à mes réflexions, on sentira aisément cependant que je me resserre, et que j’omets sur tous les articles que je parcours, cent fois plus de choses que je n’en dis. Il y en a une cependant sur le sujet que je traite, qui est trop importante pour être sous entendue.
On voit, selon mon plan, les travaux publics renaître de toutes parts dans le Royaume. Il ne faut pas croire que le petit nombre des pionniers qui vivent de ces sortes de travaux, puisent fournir à des entreprises, telles que je les projette ; moins encore qu’il y fallut employer les habitants de la campagne, ni par des voies forcées que j’abhorre comme détestables devant Dieu et devant les hommes, ni même en les attirant par l’appas du gain. Notre nourrice a besoin de son monde, et des soins journaliers qu’elle reconnaît si bien, et tout notre objet est de lui en procurer une augmentation. Si l’on pouvait par ces travaux attirer des étrangers, benè sit. Si tôt qu’ils travaillent pour nous, et se sont nourris des fruits de nos terres, ils sont régnicoles. Surtout en faudrait-il attirer des pays où, comme en Hollande, on s’entend à ces sortes d’ouvrages.
Mais le principal secours dans un État, comme celui-ci, où le Prince a deux cent mille hommes de troupes réglées, c’est de les y employer. Le soldat ameuté, dans la force de l’âge, et fait à l’obéissance, vaut dix pionniers pour le travail et surtout pour l’audace et l’activité nécessaires et décisives en certains moments, dont les ingénieurs connaissent mieux l’importance que nous. Le soldat, dit-on, est nécessaire dans les places, il n’y en a pas trop ; le métier de pionnier le rouille, le rend impropre à celui des armes, lui donne l’air paysan, et les remuements de terre lui causent des maladies qui bientôt emportent des troupes entières. Faibles et molles objections ! Les places en seconde et troisième ligne n’ont besoin de garnison que pour faire valoir la cantine, objet qui, je l’avoue, n’est point entré dans mes spéculations. En première ligne il en faut, mais la moitié moins. Ce n’est plus le temps, où l’on risque de voir commencer la guerre à l’impourvu par la surprise d’une place ; et au pis-aller, si la place est trop grande pour qu’une faible garnison en puisse faire le service, de cinq portes, fermez-en deux. Au lieu de s’amollir dans les places, les soldats deviendront forts et robustes dans les travaux ; baraqués l’été et cantonnés l’hiver, ils porteront de l’argent dans le plat pays, et seront ouvriers. Ils se rouillent, dit-on, à la bêche : ainsi se rouillaient les soldats Romains dans les temps de splendeur de cette célèbre milice ; car ce ne fut que par leur moyen que les Romains achevèrent tant de travaux utiles et prodigieux dans les Provinces. Je dis donc que cette objection n’est pas vraie ; mais quand cela serait, trois mois de maniement des armes redresseront des pionniers robustes et endurcis ; trois semaines de fatigue détruiront à la guerre des légions de soldats lestes et dressés, quand d’ailleurs ils ne sont point faits au travail et à la rigueur des saisons. Les remuements de terre enfin causeront des maladies, je le sais ; mais il faut que quelqu’un les fasse ces remuements, et le soldat est proprement dans l’État l’homme dévoué à la mort. Mais sans trancher de la sorte, et parlant des hommes en ami qui estime le moindre d’entre eux autant que soi-même, je dis qu’il est de nécessité d’endurcir le soldat, et qu’autrement il périra par les fatigues de la guerre qui sont sa destination propre ; que cela posé, des travaux utiles à l’État sont une école qu’on est heureux de pouvoir lui procurer: on pourrait le faire avec ménagement d’abord, ayant soin de retenir son ardeur, de le faire cantonner, de le remplacer si tôt que les maladies le gagneraient ; il est certain que dès la seconde ou troisième année les soldats y seraient faits ; qu’ils ne craindraient plus rien, et qu’il sortirait même d’entre eux des hommes habiles et en état de diriger les travaux, au lieu que le pionnier est toujours un animal mécanique.
En somme, nous avons les quatre éléments à souhait ; aidons à la nature propice. L’air et le feu ne nous offrent presqu’aucun objet de travail, ils sont prêts à nous seconder d’eux-mêmes. La terre et l’eau peuvent à l’infini recevoir un plus grand degré d’utilité. Ce seraient là mes quatre chefs de bureau, si j’étais Ministre du département de l’agriculture.
Des quatre difficultés opposées à l’établissement des manufactures dans les Provinces les plus éloignées de la Capitale, il ne me reste plus à répondre qu’à la dernière, à savoir qu’elles ont besoin de l’œil protecteur et vigilant du Gouvernement, et qu’elles dépérissent quand elles ne sont pas sous la main. J’en conviens, mais Dieu est partout ; ainsi est le Prince dans un Gouvernement bien organisé. Si le Roi veut savoir quel jour de la semaine passée j’ai soupé avec ma maîtresse, il le saura demain : cependant mes démarches dans cette vallée de Josaphat ne sont pas plus près de lui qu’elles le seraient, si j’habitais à Nantes : au contraire. Pourquoi donc sait-on tout ici ? C’est que les exemples ont prouvé la nécessité d’avoir dans cette ville immense une police si bien organisée, qu’on put tout y savoir et prévoir. On a trouvé des hommes propres à monter cette machine, on les a récompensés, on a maintenu et perfectionné l’ordre qu’ils avaient établi. Pourquoi ne pourrait-on pas ailleurs tout cela ? Les plus belles institutions seront-elles toujours des précautions contre le mal éprouvé ? N’est-il pas temps que notre esprit s’aiguise pour faire le bien ?
Ce que j’en dis ici cependant n’est pas pour soutenir qu’une attention minutieuse et propre à devenir inquisition, soit nécessaire pour le maintien de l’industrie. Je crois au contraire que tant et tant d’ordonnances et de règlements partis d’ici, prétextés d’après quelques abus, et ouvrant la porte à une infinité d’autres, y ont plus nui que servi. Je le répète ; l’attention en grand est tout ce qui convient à un grand Gouvernement ; mais cette attention voit de si haut que tous les objets sont à son égard à un même point de distance. Je dis donc que les manufactures d’une certaine recherche et d’une perfection que rien ne peut égaler, sont mieux à la Capitale, la richesse étant à un certain ordre d’industrie ce que l’industrie est à la richesse : mais les manufactures d’une consommation courante et usuelle doivent être à portée des matières premières dans les cantons, où la vie et l’entretien des ouvriers coûtent moins, et où par conséquent la main d’œuvre est à un taux raisonnable qui lui conserve la préférence ; dans les pays enfin qui, obligés comme tous autres de rendre à César ce qui est dû à César, ne peuvent le faire avec des denrées qui ne pourraient souffrir le trajet, ou qui ne valent pas les frais du transport.
Après cet examen des moyens de vivification des Provinces, reprenons en détail ceux du reversement.
On convient de la nécessité de repousser de la Capitale dans les Provinces le plus de moyens de consommation qu’il est possible. J’ai dit tout à l’heure, en passant, qu’il fallait faire résider de force dans les Provinces ceux qui y possédaient des emplois lucratifs et dont l’exercice y est nécessaire ; de gré tous ceux des grands propriétaires qui préféreraient l’aisance et la liberté à la gêne et à l’expatriation, (et il y en aurait grand nombre, si une fois l’anathème de la fortune surtout résident en Province était levé.) Ne pourrait-on pas me prêter encore ceux des financiers, dont les caisses n’ont pas trait directement au trésor Royal.
Les Fermiers et Receveurs Généraux ont leurs affaires dans les Provinces, ils font des fortunes immenses ; et à dire vrai, soit que n’ayant jamais besoin que d’un écu après l’autre, je ne sois pas fort porté à envier l’argent, soit aussi faiblesse en moi, j’avouerai que n’étant pas fâché que mes fermiers gagnent dans mes terres, je ne puis trouver étrange, quand je compare mon gazon à celui du Roi, que les siens deviennent des Crésus.
Il est vrai que des fermiers particuliers risquent la perte comme le gain, et sont obligés de travailler, au lieu que les Fermiers Généraux ne font ni l’un ni l’autre ; mais d’autre part, l’état précaire de Comptable, l’envie qu’il attire toujours, la dépendance continuelle, la haine enfin de la partie misanthrope ou malheureuse de la société, sont de telles compensations aux gains de ces emplois lucratifs, que si nous n’avions pas la bassesse et la mauvaise politique d’attacher aux richesses toute autre espèce de considération, ou du moins l’équivalent de cela, la plupart, j’en réponds, voudraient regagner le port au bout du bail. Dans le désir, en un mot, de damner le moins de monde qu’il me serait possible, je ne saurais confondre les fermiers à bail avec certains maltôtiers, avec tant d’entrepreneurs faussaires, tant d’exacteurs ingénieux en projets et en exécution.
De quelque sorte cependant que soit acquise leur fortune, elle existe, elle choque les yeux du public dans Paris. L’exemple de tant et tant d’abus de la richesse qui font presque tout le commerce intérieur de ce pays-là tourne la tête à ces parvenus ; l’argent sonnant leur échappe des mains en folles dépenses, le côté plein du coffre éveille les désirs ou les suppose, élève l’orgueil, enfante le délire ; le côté vide excite l’inquiétude et la cupidité. Pourquoi ces gens-là ne résideraient-ils pas dans les Provinces, chacun dans le canton qui lui serait départi par sa Compagnie ?
Plus civilisés que leurs préposés, ou du moins plus circonspects, parce qu’ils ont plus à perdre, ils y brideraient leur insolence, ils commerceraient sur les lieux. S’ils achetaient des biens fonds et se plaisaient à y enterrer l’or, comme ils font dans leurs maisons de campagne, du moins ces dépenses vivifieraient des cantons éloignés, y transporteraient les arts, et y feraient vivre le pauvre peuple ; moins à portée des folies contagieuses, ils seraient en général plus sages : en un mot, ce serait encore une saignée utile à Paris en faveur des Provinces. Au lieu de cela, si le Languedoc et la Bretagne ont un Trésorier Général, et une caisse vivifiante par la quantité d’argent qui naturellement doit y rouler, ces Provinces permettent que ces avantages soient transportés à Paris par des Trésoriers ambitieux ou sensuels ; c’est encore une folie et de la dernière importance.
Il est aisé de concevoir que si l’on pouvait transporter les fumiers de Paris sur les campagnes arides, cela doublerait les moissons. La chose est impossible. Je vais pourtant y est envoyer une partie.
N’est-il pas vrai que si les Invalides étaient bâtis dans un canton du Bas-Poitou, pays sans débouchés, les mêmes fonds tirés de l’Extraordinaire des guerres qui en nourrissent quatre mille à Paris, suffiraient pour en faire vivre le double en Poitou, et mettraient de l’argent dans cette Province ruinée. Mais, dira-t-on, l’ordre admirable qui règne dans cette maison, déchoirait bientôt si elle n’était continuellement sous les yeux du Ministre ; et d’autre part, c’est une décoration à la Capitale, dont l’honneur rejaillit sur tout l’État : les étrangers y viennent tous et ne vont point parcourir les Provinces ; ce monument les frappe d’admiration, et leur fait sentir notre supériorité.
J’ai répondu ci-devant à la première de ces objections, qui ne part que de la supposition d’inattention dans le Gouvernement, article contre lequel je rougirais de donner des recettes. Quant à la seconde, je réponds par un trait de l’Écriture, In multitudine populi dignitas Regis. Voilà le véritable honneur. Je vous parle de prospérité et d’indispensable nécessité, et vous me parlez de décorations et de merveilles. Ces choses-là sont bonnes et utiles autant que belles, mais il faut le fonds, autrement c’est le buste du renard : belle tête, dit-il, mais de cervelle point.
Cependant je ne parle ici des Invalides que comme exemple ; mais tant de maisons de force qui sont au-dedans ou aux environs de la Capitale, n’occupent pas des édifices si fastueux ; s’ils en ont de considérables, qu’on les cède à des manufactures, et que les habitants de Bicêtre, de la Salpêtrière etc. soient transplantés dans des lieux où ils puissent être encore de quelque usage, et où du moins leur consommation et leur fumier servent de débouché et d’engrais, au lieu qu’ici ils ne font qu’embarras et scandale.
Qu’on ouvre ces célèbres prisons, on y trouvera 1°. quelques prisonniers d’État, ou autres dont les crimes ne doivent pas être révélés ; ceux-là seraient tout aussi bien à Pierre-Encise, etc.
2°. Quantité de scélérats, qui n’attendent que la liberté de se faire pendre, et des libertins qui s’instruisent sous de si bons maîtres. Nous parlions tantôt de travaux publics ; pourquoi ces gens-là attachés à des chaînes ambulantes ne sont-ils pas employés à ceux de ces travaux qui pourraient être mal sains pour des ouvriers volontaires ? ils serviraient d’exemple, au lieu qu’ils sont oubliés dans leur obscur repaire ; et le malheureux qui opprimé par de faux rapports et des surprises faites à l’autorité se trouve quelquefois confondu parmi ces méchants, serait plus en état de réclamer les secours de la pitié et des éclaircissements.
3°. Des insensés : ceux-là peuvent végéter partout ailleurs, comme ici.
4°. Des enfants et de jeunes filles abandonnés ; je parlerai de ceux-ci dans l’article des enfants-trouvés.
5°. Des filles de joie, qui transportées dans des manufactures de Province, peuvent devenir des filles de travail.
Des vieillards enfin, qui ayant consommé dans la débauche et la dissipation tout le fruit du travail courant de leur vie, et ayant toujours eu l’ambitieuse perspective de mourir à l’Hôpital y parviennent tranquillement. Je suppose que ceux-là ne sont plus bons à rien ; mais ils n’en sont pas moins propres à aller achever de pourrir dans quelque canton isolé où l’on aura les mêmes soins d’eux, et où ils consommeront des denrées abondantes, et à bas prix.
Mais, dira-t-on, ces maisons vastes et onéreuses, quoique dotées de grands fonds, subsistent plus encore par les secours de la charité vivante ; et si tôt que les citoyens ne les auront plus devant les yeux, cette charité tombera. Je réponds à cela :
1°. Qu’elles consommeront moitié moins aussi, à cause de la moins-value des denrées aux lieux où je les établis.
2°. Que la charité privée se portera vers des objets plus utiles, en soutenant bien des familles malheureuses qui n’ont point abandonné la société, et qui y souffrent.
3°. Que ces maisons ainsi éloignées seront infiniment moins surchargées. Cette fille qui craint moins l’Hôpital à terme, parce qu’elle sait que, son temps fait, elle se trouvera d’un saut au milieu des ressources de la débauche, éviterait plus les occasions de faire bruit, si elle voyait ses semblables enfermées dans un coche grillé et remontées sur la rivière jusqu’à Nogent, d’où il n’y aurait plus ni correspondances ni facilités pour le retour. Ce vieil ivrogne qui se retire tranquillement à Bicêtre qu’il a prévu depuis trente ans, parce qu’il voit encore de là les tours de Notre-Dame, et qu’il peut même aisément venir revoir ses amis et le cabaret, y penserait à deux fois si le chemin de sa retraite était le coche d’eau de Montargis, pour aller de là prendre l’air de quelque canton sauvage du Hurepoix. Votre plan donc, me dira-t-on, est de faire souffrir les pauvres : que Dieu me veuille envoyer tous les maux dont je négligerai de les soulager ! Tout mon objet n’est que d’en diminuer le nombre, en augmentant celui des travailleurs, et quant au fait actuel, ils seront aussi bien traités dans les Provinces qu’ici.
J’ose avancer un principe qui paraîtra paradoxe ; mais il ne l’est point, et je le démontrerais vrai s’il était question de faire un ouvrage sur chaque partie de celui-ci : c’est qu’en général les Hôpitaux augmentent la pauvreté au lieu de l’éteindre, et tourmentent l’humanité au lieu de la secourir.
Nous avons établi comme un fait qui ne peut être contesté que par les sourds et les aveugles, que la population est moins grande en France qu’elle ne l’était autrefois. Le nombre des Hôpitaux a doublé depuis ce temps, ainsi que les fonds attribués à leur entretien, leur logement, etc. Ils regorgent tous cependant, et ne peuvent contenir le nombre de malheureux à qui ce secours est nécessaire. Où se cachaient donc autrefois tant de malades, tant d’enfants abandonnés, tant de vieillards sans pain ? Je n’ai pas oui dire que les rues en fussent alors jonchées ; au contraire la mendicité errante s’est accrue depuis en genre, en nombre et en cas. Voici ce que c’est. Nous avons tous une existence précaire aujourd’hui, je dis plus, une subsistance appuyée sur le futur. Ceux qui ont des fonds les mangent à la poursuite de la fortune ; mais l’homme obligé de vivre de son travail, qui n’attend ni gouvernement, ni charges, ni intérêt dans les affaires, ni héritage, se repose sur l’idée de la charité publique, et l’axiome, l’Hôpital n’est pas pour les chiens, a pris la place de la vigilance de la fourmi. L’Hôtel-Dieu de Lyon n’avait que quarante lits lors de son institution, il en demeurait vingt de vides ; il en a huit cents à présent, et ne peut tout contenir.
J’ai vu quelque part dans un village une espèce d’œuvre ou hôpital, dont les revenus bien économisés commençaient à être considérables pour le lieu. Les devanciers du Seigneur qui est de mes amis, avaient fait acheter une maison : il y avait quatre lits pour les pauvres malades du lieu, et deux sœurs grises entretenues qui faisaient d’ailleurs l’école aux petites filles du village. Quand son règne commença, le Curé qui le savait bon homme, lui représenta que quatre lits étaient peu, et qu’il en fallait autant pour les femmes. Ce Seigneur avait déjà remarqué, (car voir est la meilleure voie pour savoir) que de semblables œuvres se trouvaient communément dans les lieux de cette espèce les plus affainéantis. Son calcul était fait ; il était dans l’âge où l’on agit ; il promit au Curé qu’il pourvoirait aux pauvres, et lui tint parole, mais par une voie dont le Pasteur a, je crois, encore la bouche ouverte, quoiqu’il y ait dix-huit ans de cela. Il commença par faire vendre la maison et les lits, il renvoya les sœurs, et attira à leur place une honnête couturière qui montre le travail aux jeunes filles ; et quant aux malades qui avaient besoin, il ordonna que sur un certificat du Curé, il leur serait délivré un billet pour le boucher de demi-livre de viande par jour, et ainsi pour le boulanger ; que le montant de ces billets serait passé au Trésorier, lors de la révision des comptes etc. observant surtout de faire beaucoup économiser ces sortes de secours : par ce moyen chaque pauvre malade demeura dans le sein de sa famille, et les paysans commencèrent à rattraper la vergogne qu’ils allaient perdre en se faisant porter dans la maison publique. Des fonds de cette œuvre, il y en avait partie destinée à marier une ou deux pauvres filles tous les ans, et le paysan commençait à dire : L’œuvre mariera mes filles. Il ordonna que ces fonds ne seraient applicables qu’aux filles qui attireraient un nouvel habitant dans le lieu ; et comme ces facilités-là ne se trouvent pas tous les jours, ces dots réunies font un petit objet qui, avec quelques menus secours de sa part, attirent un habitant. Par cette industrieuse économie les revenus de cette œuvre suffisent à tous les besoins de la Paroisse ; dans les années calamiteuses, à prêter des grains fort chers pour être rendus en nature à fort bon marché, etc. Dans les années ordinaires, de peur que les revenus accumulés ne fassent de nouveaux fonds, on les emploie à bâtir des maisons qui sont ensuite vendues aux habitants au taux du pays, c’est-à-dire les deux tiers moins qu’elles ne coûtent. Le lieu s’accroît d’autant ; car dès qu’un paysan a seulement une portion de maison, il tient, et l’on évite ainsi que l’œuvre ne devienne trop riche. Cette habitude d’accroissement a banni celle de laisser dépérir les maisons anciennes. Tout le monde travaille ; tout le monde est secouru, et se met le plus tard et le moins qu’il lui est possible à la charge publique.
Je ne prétends point que l’économique prévoyance d’un Seigneur de village soit le modèle de celle du Gouvernement ; mais du petit au grand il y a souvent de bonnes conclusions à tirer. Celle que j’induis de tout ce que j’ai dit sur les Hôpitaux, c’est que l’impudence de la mendicité est presqu’aussi destructive dans un État que celle de la richesse. La charité nous est prescrite à tous, et c’est sans doute le plus fort lien de la société ; mais elle n’est peut-être nulle part si offensée que dans les Hôpitaux. La charité est fraternelle ; en voulez-vous de beaux exemples ? voyez nos Dames qui aiment les chiens ; attendent-elles qu’ils soient malades pour en prendre soin ? Les mettent-elles alors quatre à quatre ou six à six dans le même panier, etc. ? Raillerie à part, la vraie charité est respective. C’est avilir notre frère que d’attendre pour lui faire du bien, qu’il soit hors d’état de le reconnaître. Tels gens se reposent sur les Hôpitaux du soin de leurs semblables, qui, quelques durs qu’on les croie et qu’ils se croient eux-mêmes, seraient dans une tournure de mœurs charitable et bienfaisante, si la charité vivante était à la mode autour d’eux ; je veux dire si la misère n’avait d’autre ressource. Dira-t-on que je yeux induire de là qu’il ne faut point d’Hôpitaux dans les grandes Villes ? J’ai bien perdu mon temps, si l’on me soupçonne encore de conseiller les moyens extrêmes et révolutoires ; je dis seulement que les secours publics doivent être proportionnés aux besoins ; que cette proportion, par une fatalité marquée, se rencontre toujours, mais voici comment. Où il y a plus d’Hôpitaux, il se forme plus de misérables : où il y en a moins, moins de misère aussi. Établissez de grands Hôpitaux aux lieux où l’industrie ne saurait prendre ; que les incurables y consomment, y engraissent la terre, mais éloignez-les des lieux où réside le travail ; des moutons qui ont la clavelée doivent être placés fort loin de la partie saine du troupeau.
J’ai promis un article des enfants-trouvés. Pasteurs d’humains, vous êtes trop loin de la bergerie pour savoir avec quelle tendresse un bon fermier regarde de jeunes agneaux ; mais n’avez-vous jamais fait semer de pépinières dans vos parcs, et avez-vous senti la satisfaction avec laquelle on voit pousser et grandir les jeunes plantons ? C’est ici la pépinière de l’État. C’est en ce genre que je trouve qu’il n’y a pas assez d’établissements dans le Royaume.
Ce ne sont point ici, comme l’on dit, les enfants de la débauche : la débauche ne fait point d’enfants ; c’est la misère, le malheur, ou la faiblesse qui vous apportent leurs enfants. De ces trois choses les deux premières sont respectables, la troisième excusable pour des anges, attendrissante pour des hommes. Je voudrais donc qu’il y eût pour recevoir ces tributs précieux des maisons dans les Capitales des Provinces, dans les Villes du second et troisième ordre, dans les chefs-lieux de Sénéchaussée, Baillage, Élection, Viguerie etc. que ces maisons fussent bien fondées et ordonnées, chacune selon ses proportions ; que le tout fût desservi par des femmes, et qu’il n’y entrât jamais aucun homme ; qu’un quartier de bâtiment fût destiné à recevoir toute personne enceinte qui voudrait s’y retirer ; qu’elle y fût bien traitée, sans honte ni reproches ; et qu’en sortant, celles qui seraient nécessiteuses reçussent dix écus pour prix du présent qu’elles ont fait à l’État ; que surtout on n’établît pas certaines exclusions de territoire et de canton, car il n’est pas à croire qu’une pauvre femme qui veut se cacher, vienne accoucher dans la ville : mais tandis qu’elle surcharge une maison étrangère, une autre, par la même raison, va chez elle tenir sa place. Ce régime vaudrait mieux pour empêcher des avortements, que toutes les ordonnances et lois contre celles qui ne font pas des déclarations.
Vous, que la Providence a chargés de tenir en bride l’humanité, souvenez-vous que la pudeur quelconque est le mords le plus efficace pour cela. Il y autant d’espèces de honte qu’il y a de vertus. Toutes les fois que nous perdons une sorte de vergogne, nous devenons vicieux sans ressource en un point. Qui a perdu toute honte n’est plus qu’un homme à noyer. C’est par ce principe plus encore que par la crainte des animosités, que la médisance est un vice très dangereux dans la société, et que les faiseurs de satires, de chansons cruelles et de libelles sont des criminels au premier chef. Si je pèche en secret, il y a encore de la ressource et beaucoup ; car qui n’a péché, menti, trompé ? Mais si mon crime est dévoilé, mon amour propre se retourne, il devient effronterie, il se justifie ses propres vices par son audace, en cherchant à y faire tomber autrui, en les supposant où il ne peut les faire naître. La honte donc est un reste précieux de l’innocence gémissante ; qui nous ordonne de la perdre, nous prédestine criminels.
Maisons utiles, cachez dans votre sein des filles malheureuses, et nous les renvoyez plus pures qu’avant qu’elles eussent besoin de vous, puisque l’attendrissement de la charité et le loisir des réflexions les auront rendues plus honnêtes par principes et moins confiantes.
La pauvreté malheureusement engendre une autre sorte de honte, et met bien des ménages dans la dure nécessité d’exposer leurs enfants. Je voudrais que toutes voies fussent ouvertes pour les recevoir, avec toutes défenses de perquisitions pour reconnaître les parents.
À l’égard de la destination de ces enfants, on peut, quant aux mâles, avoir deux objets, l’un d’en faire un corps de groupes, comme les Turcs faisaient des enfants de tributs, l’autre de les rendre à la terre. Le premier a quelque chose de dur. Tout le monde a de la valeur assez pour défendre soi, son bien, ou sa famille ; mais tous ne sont pas nés pour le métier de soldat à gages, et c’est, selon moi, celui de tous qui devrait être le plus volontaire : d’ailleurs il peut parmi ces enfants y en avoir plusieurs de petits et mal conformés. Mais tous les hommes sont nés pour l’agriculture : elle a des occupations de tout genre, pour toute espèce de tempérament. Or en rappelant pour cet établissement, dans Paris par exemple, ce que j’ai dit pour tous autres, qu’il faut les jeter dans les Provinces, je ne voudrais à Paris qu’un simple entrepôt : Melun pourrait fournir la grande maison où ils seraient élevés depuis un mois jusqu’à deux ans, de là jusqu’à six on les enverrait plus loin, et plus loin encore depuis six jusqu’à dix ; je voudrais que dans ce dernier âge on proportionnât la nourriture et les exercices à la vie qu’ils doivent mener dans la suite, et qu’à dix ans tout honnête laboureur qui aurait un certificat de probité des notables de son canton, put venir y prendre un enfant. Cet homme s’en chargeant donnerait son nom et sa demeure, recevrait vingt écus, et s’obligerait d’en rendre la moitié à l’enfant à l’âge de seize ans, si cet enfant, qui n’aurait cette liberté qu’alors, voulait le quitter, ou à tel autre autre âge par-delà, où il voudrait se séparer de son père adoptif. Tout homme qui de la sorte aurait un enfant de S. Louis jouirait de l’exemption de la milice pour deux de ses enfants, ou pour quatre, s’il en prenait deux, comme aussi d’exemption de capitation jusqu’à la concurrence de six liv. s’il en portait autant, étant tenu de représenter tous les ans l’enfant au jour de S. Louis aux Officiers Royaux du canton, et de renvoyer les dix écus, si l’enfant venait à mourir. Je réponds qu’au moyen de ces conditions, il y aurait grande presse à la campagne à qui s’en chargerait. Ces enfants seraient d’abord employés à garder les bestiaux, et bientôt, selon leur talent et leur industrie, deviendraient propres aux différents travaux de la campagne.
À l’égard des filles, c’est autre chose. Il y a moins de débouchés et plus de périls pour ce sexe que pour le nôtre ; mais on sent que je multiplie ces débouchés, en lui attribuant en particulier le soin des hôpitaux et des maisons d’enfance, en multipliant les manufactures dont il faudrait leur laisser tous les ouvrages fins et sédentaires, comme aussi la plupart des autres.
Au reste, en traitant ces différents détails, je n’ai pas prétendu assujettir le Gouvernement à tant de menues spéculations ; mais la vogue vient de la poupe, disent les matelots. Le Gouvernement seul peut donner le mouvement en grand, et toutes les parties de détail se conforment ensuite à l’impulsion. Pour que ce mouvement ne devienne pas intercadence, il faut qu’il parte d’après des régies fixes, et la principale à laquelle je rapporte tout, est le soin de renvoyer sans cesse à la terre, puisqu’il faut sans cesse en tirer.
CHAPITRE VIII
L’argent doit-il être marchandise ou non
Quoique trop abondant sans doute sur certains articles, je me suis néanmoins resserré sur une infinité d’autres tout aussi importants. Mais la matière que je traite est immense, et n’ayant que l’utilité de la chose pour objet, j’ai souvent préféré l’inspection des détails qui sont sous les yeux de tout le monde, à l’étalage des principes plus abstraits, et que de plus habiles gens ont traité avant moi.
J’ai, par exemple, bien senti que je sous-entendais une quantité de principes qui m’offraient la plus vaste carrière. J’aurais pu démontrer par quelle opération simple l’abondance d’argent diminue naturellement la population, en proportion de ce qu’elle augmente la consommation de chaque individu en particulier ; comment aussi cette abondance portée trop loin bannit l’industrie et les arts, et jette en conséquence les États dans la pauvreté et la dépopulation. De là naîtrait comment le cercle naturel de la barbarie à la décadence par la civilisation et la richesse peut être repris par un Ministre habile et attentif, et la machine remontée avant d’être à sa fin. Mais encore un coup, il faut me borner : ceci n’est déjà que trop étendu. C’est dans les détails que je triomphe ; peut-être par la portée de mon génie, peut-être aussi par la nature de mes intentions. Les principes sont constants, et je ne demanderais pas mieux que de les voir contredire. En attendant, il faut terminer cette Partie par un genre de détail qui tient assez au grand, à savoir s’il est utile ou non que l’argent soit marchandise dans un État.
C’est encore ici, selon l’opinion commune, un étrange paradoxe. Ce n’est pas ma faute quand j’en trouve sur mon chemin. Personne au monde ne cherche moins que moi à se singulariser par ses opinions. Je marche droit à la vérité, et ne prétends point être infaillible ; mais daignez lire jusqu’au bout sans prévention.
Il ne m’appartient assurément en aucune façon de décider si l’intérêt de l’argent est permis ou non par la Religion. Pour ce qui me concerne, après avoir, ainsi que tous autres, beaucoup vacillé sur cette question, j’ai cru trouver enfin dans les Conférences de Paris sur cette matière les éclaircissements que je souhaitais, et reconnaître qu’indépendamment de l’autorité de la Religion, les opinions de l’École s’accordaient à cet égard avec la droite raison et la saine morale ; et qu’il en est de ce précepte comme de tous les autres, dont l’observance, loin d’être nuisible à l’industrie, au commerce, à tout enfin ce qui peut concourir au bonheur de l’homme ici-bas, serait le plus sûr moyen de les faire fleurir ; mais comme, encore un coup, je n’ai ni l’autorité ni les lumières nécessaires pour étendre jusque-là ma mission, laissons ce qui concerne l’intérêt de l’argent relativement à la conscience, et traitons de cette partie en ce qui compète uniquement la société.
Il y a trois sortes de biens, à savoir les biens non transportables, tels que les fonds, les maisons etc. les effets commerçables, tels que les denrées, marchandises, effets mobiliers, vaisseaux etc. les rentes enfin qui ne sont autre chose que des tributs imposés sur telle ou telle autre partie des deux autres portions de biens. Je comprends qu’un État devient riche à proportion qu’il acquiert plus de biens des deux premières classes exposées ci-dessus ; mais je ne conçois pas qu’il en soit de même de la troisième, à moins que ces rentes ne soient établies sur les fonds de l’Étranger, auquel cas il devient notre tributaire d’autant.
Quelques calculateurs ont prétendu le contraire, et ont dit que dès que le débiteur est par sa position indépendant des lois qui constituent la sûreté du créancier, dès lors le débiteur devient son maître, puisqu’il tient ses fonds sans pouvoir être forcé à lui payer la rente ; que d’autre part il fait avec ses fonds un profit plus considérable que la rente qu’il en paie, qu’il en dispose à sa volonté, tandis que le créancier qui ne revoit sa somme que par parcelles, ne peut rien au-delà du soin de sa propre subsistance ; qu’en un mot, celui qui a le crédit public attire à soi tous les fonds, et conséquemment toute l’attention et tous les moyens de prospérité.
Ce n’est là qu’un tissu de méprises, qui prennent toutes leur source en ce que dans ces derniers temps on a plus que jamais donné dans l’erreur de prendre l’argent pour la richesse, tandis qu’il n’en est que le représentatif.
Pussiez-vous attirer tout l’argent de l’univers chez vous, à moins que ce ne fût pour l’enfouir et le resserrer pour des temps de calamité, chose que ne savent point faire les Gouvernements d’Europe, et que je ne m’aviserai pas de leur apprendre, il n’y restera qu’autant de temps qu’il lui en faudrait pour passer à travers un sac percé, et ira se répandre partout où seront les choses qu’il doit par nature représenter, au lieu qu’il n’eût été sur votre terre avare qu’un monceau lourd et inutile.
Mais pour reprendre par ordre les raisons de la prééminence attribuée à l’État débiteur sur l’État créancier, il est, dit-on, le maître des fonds, et son créancier ne pouvant lui faire la loi est obligé de la recevoir. Je ne connais de marché de cette espèce que celui que firent les Romains avec les Gaulois, et dont le contrat fut, Vœ victis. Mais ce contrat ne portait point d’intérêt, et il est de fait que quiconque veut l’argent d’autrui sans lui donner ses sûretés, doit l’attendre au coin d’un bois, ou prendre sa maison d’assaut. Les sûretés donc qu’un État donne aux Étrangers qui lui apportent leur argent, sont les mêmes que celles qu’il donne à ses propres citoyens.
Si le Roi de France, ou les Corps visibles, tels que le Clergé, les pays d’États etc. plaçaient vingt millions sur les fonds publics d’Angleterre, je doute qu’au courant cet argent fût plus en péril que celui qu’y auraient les Anglais naturel, parce que la sûreté de ces sortes de fonds dépendant du crédit public et de l’opinion générale qu’on a de leur solidité, tous les engagements en sont, pour ainsi dire, solidaires, et la dette la moins favorable est aussi assurée que celle qui est la plus privilégiée. Il pourrait arriver cependant que dans des temps de rupture entre les deux nations, l’animosité et l’intérêt du moment prévalussent sur la saine politique qui se trouve toujours en tout dans la bonne-foi, et surtout en fait de crédit, et qu’on arrêtât les fonds de la nation ennemie, comme on arrête les vaisseaux surpris dans ses ports ; mais c’est rarement de la sorte, et à découvert, qu’une nation devient créancière d’une autre. Ce sont une infinité de particuliers qui placent leurs fonds ; et quoique le tout ensemble réuni fasse un bloc considérable, le commerce a maintenant pour ses remises tant de facilités qui toutes échappent à l’œil du Gouvernement, qu’il est impossible de démêler le vrai créancier quand il voudra se cacher. La banque cesse d’être du moment qu’elle n’est pas ouverte à tous ; elle doit donc payer aussitôt qu’on se présente, et ne saurait discerner la main amie de la main ennemie. Ainsi donc non seulement les vingt millions que j’ai supposés ci-dessus, composeront au 4%. 800000 livres de tribut imposé à perpétuité sur les Anglais en temps de paix, mais encore en temps de guerre. Il n’est donc pas vrai que le débiteur soit à l’abri des lois qui constituent la sûreté du créancier.
L’Angleterre ne saurait, par exemple, faire banqueroute aux Français qu’elle ne la fasse en même temps aux Génois, aux Hollandais, aux peuples du Nord et autres. Elle ne saurait manquer aux nations étrangères sans se perdre d’honneur et de crédit, ce qui est un terrible désastre et qui paraîtrait tel à cette nation généreuse, hautaine, et équitable quand la passion ne s’en mêle pas ; mais qui pis est, si pis peut y avoir, elle ne peut manquer aux étrangers sans manquer à ses propres citoyens, ce qui la jetterait dans une révolution déplorable aux yeux de ses ennemis même. Voilà donc la prétendue indépendance anéantie, ou, pour mieux dire, changée en une dépendance absolue sous les plus grièves peines.
D’autre part, dit-on, l’État qui emprunte dispose des fonds d’autrui à sa volonté, en fait des profits considérables, tandis que le créancier qui ne revoit sa somme que par parcelles, l’emploie à sa subsistance, et ne peut rien contre lui.
Je pourrais répondre en général, que la plupart des Gouvernements qui furent et seront, se trouvent dirigés ou balancés de façon que le meilleur moyen de leur nuire, sans s’épuiser soi-même en efforts ruineux, serait de leur envoyer tout l’argent qu’on veut bien sacrifier à leur faire la guerre. Philippe II fut un Prince habile et appliqué ; cependant un pareil présent le dérangea tellement, qu’il remit languissant et ruiné à son fils un État qu’il avait reçu florissant de son père.
Mais raisonnons d’après l’expérience. Les fonds publics d’Angleterre sont aujourd’hui chargés de 80 millions sterlings de dette, somme incroyable et idéale pour toute autre que pour ceux qui la doivent. Je veux bien supposer qu’ils s’en doivent la moitié à eux-mêmes ; (je ferai voir dans peu qu’un État se défigure en proportion de ce qu’il accroît dans son sein l’ordre des rentiers) mais les intérêts de l’autre moitié de cette affreuse dette sont un tribut énorme que leur aveugle cupidité, ou, pour mieux dire, leur passion contre nous s’est imposée en faveur des étrangers. Voyons maintenant quel emploi ils ont fait des sommes réitérées de cet emprunt accablant, ou, pour mieux dire, quels avantages elles leur ont procuré.
C’est à peu près depuis la fin du dernier siècle qu’ils ont inventé cette ressource, dont ils ont tant abusé depuis. À compter depuis 1688 temps de la révolution dernière chez eux, ils ont soutenu trois guerres contre nous. La première, qui finit à peu près avec le siècle, fut un effet de l’animosité de leur Prince contre le nôtre. Si la révolution qui mit ce Prince sur le trône était le prix de ces efforts, je ne serais pas en droit de leur nier cette sorte d’avantage, puisqu’ils se servirent de cette circonstance pour affermir ce qu’ils appellent leurs libertés, et la sorte de gouvernement qu’ils prétendent leur convenir le mieux : ce n’est pas à moi à leur disputer cela ; mais chacun sait que cette révolution ne fut qu’un coup de théâtre, ne leur coûta rien. À cela près, pendant toute cette guerre ils n’eurent d’autre avantage que de soudoyer nos ennemis, faire promener de grandes flottes sur la mer, qui n’empêchèrent pas les nôtres de tenir le champ libre à nos armateurs qui désolèrent leur commerce ; et s’ils eurent sur mer quelques avantages, ils se trouvèrent au bout tellement compensés, qu’ils n’empêchèrent pas que tous les ports de la Monarchie d’Espagne ne se trouvassent bouclés île vaisseaux Français au moment où il fallut réveiller notre fiction dans le sein de cette Monarchie expirante, et faire montre de la puissance de Louis XIV.
La seconde guerre eut assurément un objet d’une Importance apparente ; il s’agissait d’empêcher la réunion de la Monarchie d’Espagne avec la nôtre : les passions particulières de ceux qui avaient intérêt à la guerre, trouvèrent un masque utile pour armer et épuiser toute l’Europe. Mais c’est de résultat de cette grande affaire que je considère uniquement. Quels avantages ont payé la surcharge énorme à laquelle les Anglais se sont soumis ? Leurs dettes à la fin de cette guerre montaient à cinquante millions sterlings. Que leur valut-elle ? Quelques privilèges abusifs dans le nouveau monde. Ils me permettront d’excepter cette partie. Il est certain que les colonies Anglaises s’étendent et se renforcent tellement dans l’Amérique Septentrionale, que s’ils viennent à bout de bloquer de toutes parts, et par conséquent de détruire notre colonie du Canada, ce qui est leur projet actuel, ils seront seuls les maîtres de cette partie du nouveau monde, et que bientôt ils viendront à bout par les mêmes moyens d’entamer les Espagnols dans l’Amérique. Méridionale, et ensuite de les en chasser : mais d’une part, je leur annonce, moi, qu’ils seront détruits chez eux de leurs propres mains avant d’avoir achevé ce voyage de Pyrrhus ; de l’autre, que leurs colonies qui ne doivent leur force qu’à la liberté qu’on leur a donnée, et qui déjà sont presqu’indépendantes, secoueront tout à fait le joug ; et qu’en supposant à l’Angleterre tous les succès qu’elle dévore en espérance, il ne lui restera au bout que l’avantage d’avoir transporté l’humanité d’Europe en Amérique, comme autrefois les Romains la transplantèrent d’Asie en Europe.
Somme totale, quelque avantage que la dernière paix des Anglais avec Louis XIV leur ait procuré en Amérique, quelqu’abus qu’ils aient fait par l’interlope des privilèges qu’ils surent obtenir, ces avantages n’ont sans doute pas eu l’effet réel qui pouvait leur mériter ce titre, puisque pendant une paix de vingt-cinq ans qui a suivi cette guerre, l’État ne s’est point libéré. Ils sont fort riches en général ; mais l’État est endetté. Or chacun sait que la richesse privée qui ne provient pas de la richesse publique, est un faux germe qui annonce et procure la mort. Laissons donc les fruits étrangers de cette guerre bien compensés par la nécessité d’abandonnés les Indes entières à une branche de la maison ennemie, et revenons aux avantages acquis dans notre continent.
Ils ont laissé l’Espagne à un Prince de la Maison de France, Louis XIV ne la voulait pas pour lui ; ils lui ont ôté ses possessions en Italie, qu’elle a presque entièrement regagnées peu après ; ils l’ont encore dépouillée de la Flandre qui l’épuisait depuis longtemps, et qui épuisera toujours toute Puissance qui ne la conservera que comme barrière, et non comme patrimoine ; ils ont obtenu la démolition de Dunkerque qu’ils nous avaient vendu cinq millions de livres, et par là ils nous ont appris que non seulement il le faut rétablir, mais encore profiter de tous les avantages de la nature pour faire de bons ports dans la Manche ; ils ont obtenu Gibraltar et Port-Mahon, l’une de ces étapes ne leur sert qu’à regarder la terre d’Afrique avec des lunettes d’approches, l’autre leur sera enlevée au moment que les Espagnols voudront bien regarder autour d’eux.
Je ne prétends pas dire pour tout cela que cette paix ne leur ait été utile et glorieuse plus qu’aucune autre ; mais considérons les circonstances dans lesquelles elle a été faite, ce qu’ils ont cédé en proportion de ce qu’ils ont reçu, et surtout la dette de cinquante millions sterlings qui leur est demeurée. Eh ! qu’ils ne disent pas que cette défection de leur part fut l’effet d’une intrigue désavouée de la nation : jamais paix ne fut faite plus à propos ; quand on aurait démembré la France, leur en serait-il revenu davantage ? Nous boucler et nous renvoyer à la terre était tout ce qu’ils pouvaient prétendre, et ce qu’ils ont fait pour cela était tout ce qu’ils pouvaient faire. Mais quand je me tromperais en cela, s’ils m’opposent la corruption de leur cabinet, je leur opposerai la langueur du nôtre, tant de mesures mal prises ou renversées par le souffle de la fortune, toutes nos forces jetées à la fois dans les pays étrangers, en Espagne, en Italie, en Bavière et autres lieux, repoussées en même temps partout, le Français rebuté de toutes parts, la disette et la famine amenées par des causes étrangères, un grand Roi sur son déclin, la Maison régnante frappée et séchée jusques dans sa racine, calamités moins dans le cours ordinaire des choses que leurs factions ; les accidents humains entrent toujours dans le cours des grandes affaires, et nous ne considérons ici que la fin.
Quelques-uns voudraient attribuer à cette guerre un effet qui serait bien important s’il était vrai, à parler en ennemi, c’est d’avoir détruit notre marine de façon à ne pouvoir s’en relever, et de l’avoir réduite au point où nous la voyons. Ceux qui raisonnent ainsi s’exagèrent les faits, et connaissent mal nos ressources. Il est certain que nous reçûmes en ce genre un échec considérable à Vigo ; mais celui de la Hogue dans la guerre précédente n’avait été guères moins fort, et il ne nous empêcha pas de tenir tête à l’ennemi pendant celle-ci ; et de nous mettre en état de détruire sa marine à Malaga, si nous eussions su profiter jusqu’au bout de notre avantage. La décadence de la nôtre tient à des causes morales et à des causes physiques. Ces dernières sont d’espèce à ne pouvoir être détaillées sans choquer bien des gens, ainsi je m’en abstiendrai. Quant aux causes morales ; les voici.
En général, tout bon politique chez nous eut et aura toujours un œil ouvert sur les Anglais. La terre qui porte ces braves Insulaires, semble ne pouvoir nourrir que des hommes excessifs. Quand on oublierait les anciens temps, et qu’on les supposerait invincibles jusqu’ici chez eux, ils pourraient bien cesser de l’être en proportion de ce qu’ils deviendraient les marchands universels ; et si j’écrivais pour apprendre à détruire, je dirais que toute puissance marchande attaquée dans ses foyers aura le fort de Carthage ; mais il s’en faut bien que mon système ne soit celui-là : je tiens que l’humanité ne peut prospérer que par l’union générale, elle est possible, puisque notre souverain Législateur l’a ordonnée ; elle ferait le bien de tous, chose démontrée par le raisonnement et par les faits. Si quelque puissance peut déterminer la politique vers ce genre de bonheur, c’est sans contredit la puissance la plus forte, c’est nous. Le Prince sous l’empire duquel nous avons le bonheur de vivre, a déjà fait le premier pas vers cette grande opération, en établissant l’opinion de sa modération, et rendant ce sentiment propre à son peuple : le second pas n’est autre chose que de nous faire valoir ce que nous pouvons valoir, et priser ce que nous vaudrons : le troisième et le dernier serait d’employer ses forces et cette considération à entretenir la paix, la justice et la liberté dans le monde entier. Nous le pouvons, et ce projet n’est pas, à beaucoup près, mêlé d’opérations dépendantes de la fortune, comme l était celui de la République Chrétienne enfanté par deux aussi grands hommes d’État qu’il en fut jamais, Henri IV et Sully, et conduit par eux jusqu’au moment de son exécution. J’étendrai cette idée ailleurs.
En attendant, si nous considérons les choses présentes et passées, nous verrons que depuis que les Anglais et nous faisons corps de nation chacun de notre côté, nous avons toujours été les uns aux autres mauvais voisins : jamais nous n’avons rien gagné en les attaquant à force ouverte ; nos plus habiles Politiques n’ont eu des succès ailleurs qu’en se débarrassant d’eux : mais depuis surtout que le règne d’Elisabeth leur donna les premières idées du commerce, nous avons toujours perdu d’autre part à nous unir à eux. Henri IV fut longtemps avec eux en union de religion, et toujours en union de politique contre la Maison d’Autriche ; mais tandis qu’il ménageait leur premier Jacques pour le faire entrer dans son idée de République aux dépenses de cette maison, les Anglais lui firent bien voir qu’ils ne voulaient d’amis qu’assujettis ; et le célèbre affront fait sur mer au Duc de Sully, Ambassadeur extraordinaire et presque premier Ministre, fut la fumée dont leurs prétentions d’aujourd’hui sont la réalité. Le Cardinal de Richelieu, toujours occupé de la Maison d’Autriche au dehors, voulut se lier avec la Cour d’Angleterre. Les circonstances lui furent défavorables, ses Princes qui le regardaient comme le tyran de leur Maison rejetèrent son alliance. Ce génie boutefeu se retourna ; aidé de l’esprit de ce siècle partout favorable aux projets de ce genre, il fomenta des rébellions, et les Anglais eurent ensuite tant d’affaires chez eux, qu’ils laissèrent le continent en paix. La plus étonnante des révolutions ayant fait succéder un calme silencieux et féroce à ce temps de troubles, le Cardinal Mazarin se lia avec les Anglais ; mais il y laissa l’honneur, dont ce Ministre, habile d’ailleurs, ne faisait pas assez de cas en politique, et Dunkerque, que nous fumes très heureux après de ravoir bien chèrement d’un Prince facile et inappliqué.
Louis XIV suivit à cet égard un système tout nouveau ; il voulut acheter la Cour, et l’opposer dans les affaires au vœu de sa propre nation. Ce système lui réussit mal dans le fait, puisqu’il vit souvent le Gouvernement contraint de se déclarer contre lui, et au bout de vingt-six ans de cet état forcé, tout rompit dans sa main ; les Princes lui demeurèrent, et la nation l’attaqua avec plus de fureur que jamais. Le Prince Régent vint ensuite ; il avait beaucoup de choses de son bisaïeul Henri IV. Brave, affable, gai, vif comme lui, il eut encore de commun avec ce Prince de craindre l’Espagne, et pour cette raison d’aimer les Anglais ; il s’unit donc avec eux, et si l’on écoutait les Suédois, ils diraient qu’il lui en coûta quelque chose de son honneur en politique ; mais cet objet n’est rien auprès de celui que nous envisageons ici : au lieu de fournir à ses alliés son contingent en vaisseaux, il le fournit en argent avec lequel ils augmentèrent leur marine ; il oublia la nôtre qui eût pu leur faire ombrage : une marine oubliée est une marine détruite ; aussi commença-t-elle à déchoir entièrement. Depuis nous devînmes économes en détail ; et comme il faut bien du gaudron pour caréner un navire, cela nous dégoûta.
Il s’éleva d’ailleurs un système dont l’effet a démontré la fausseté ; l’on pensa, l’on débita hautement qu’une marine militaire était trop chère et trop à charge au Royaume, et qu’attendu l’active intrépidité de nos Corsaires, nous n’avions besoin que d’une vingtaine de vaisseaux de guerre pour assurer nos côtes, et leur ouvrir la sortie de nos ports.
Pour répondre au premier de ces axiomes, il ne faut que répéter ici ce que Dutot a fait imprimer, il y a vingt ans, dans ses réflexions politiques. Il y fait un tableau pris d’après les registres les plus authentiques de ce que coûtait la puissante marine de Louis XIV dans son temps le plus florissant. Elle était alors composée de 115 vaisseaux de tous les rangs, 24 frégates légères, 8 brûlots, 10 barques longues et 22 flutes, faisant en tout 179 vaisseaux de toute espèce, montés de 7080 pièces de canon, de 1028 Officiers Majors, de 7955 Officiers mariniers, de 20618 matelots, de 10904 soldats, sans compter 30 galères toutes armées, aussi 5600 hommes de chiourme, 240 mariniers de rang, 935 mariniers de rambade, et 3010 soldats. Il fait ensuite un calcul détaillé de ce que cela coûtait de solde, de paie, d’appointements et de frais d’armement de toute espèce ; et il résulte de ce calcul que le tout armé pendant six mois de l’année, ce qui n’arrive jamais, cette formidable marine coûterait 7272084 liv. Après avoir pris la précaution de dire que les gages, la solde et les différentes fournitures sont à peu près aujourd’hui sur le même pied qu’alors, il fait encore un autre calcul des frais de construction et d’armement premier, énumérés de la même sorte, et le résultat de ces calculs pris sur les faits et qui ne peuvent être taxés de faux, est qu’une marine de cent vaisseaux de 60 pièces de canon chacun, ne coûterait pas dix millions, année commune, pour toute chose.
Cette réponse est terriblement contradictoire aux faits qu’on allègue aujourd’hui : il est contre mes principes d’appuyer davantage sur cela ; mais il fallait brûler Dutot, ou nos livres. Quant à l’axiome, qu’un quart de marine nous suffit, les faits ne l’ont que trop démenti ; mais ces funestes préjugés n’en ont pas moins porté le coup à notre marine, dont on ferait faussement honneur aux efforts des Anglais dans leur dernière guerre contre Louis XIV.
Les Anglais voyant notre marine tombée, commencèrent à mettre au jour l’axiome de droit du lion, qui depuis longtemps est l’âme de leurs projets :
La seconde, par droit, me doit écheoir encor ;
Ce droit, vous le savez, est le droit du plus fort.
Ils commencèrent la guerre avec l’Espagne, et la finirent avec nous. Si dans cette guerre ils eussent eu l’avantage d’apprendre aux Français à se laisser battre, c’en serait un très réel, et d’autant plus que c’était chose très opposée aux faits et aux usages précédents sur mer ; mais ils ne nous ont nulle part accablés que par le nombre, et l’on sait que la résistance seule contre des forces entièrement supérieures encourage plus une nation que ne ferait la victoire avec ces mêmes forces. Ils ont emmené de nos vaisseaux en Angleterre[6], ce ne sont pas les vaisseaux qui nous manqueront, quand nous voudrons relever notre marine. Peut-être faudrait-il seulement pour cela se souvenir de l’axiome qui dit : res nolunt malè administrari, les choses résistent quand on veut les conduire contre leur nature. Quoi qu’il en soit, les grandes expéditions des Anglais ont presque toutes manqué dans cette guerre, et je ne vois pas ce qu’ils ont acquis à la paix, en compensation de trente millions sterlings dont les dettes de la nation se sont trouvées augmentées.
L’on m’opposera sans doute que par le moyen de la diminution établie des intérêts de leurs dettes, celle de 80 millions aujourd’hui ne leur est pas si pesante que l’était celle de 50 millions autrefois, et que la possibilité de cette opération a démontré d’une part que leur crédit est assuré, et de l’autre, que malgré les dépenses de cette guerre, l’argent n’en est que plus commun chez eux.
Je conviens que la diminution des intérêts dans un État est une excellente opération politique, et si je voulais établir que le Gouvernement Anglais est inappliqué et aveugle sur ses intérêts, j’avancerais un paradoxe insoutenable. J’ai seulement prétendu dire, que tout État qui emprunte de l’Étranger devient son tributaire d’autant. Je me suis servi de l’exemple des Anglais, comme étant de toutes les nations celle qui a poussé le plus loin cette sorte de ressource, et qui paraît lui devoir le rang qu’elle tient aujourd’hui dans l’Europe, plus proportionné à son ambition qu’à ses forces réelles, et j’examine en détail si cette facilité ne leur a pas été plus ruineuse que profitable.
Quant aux objections actuelles, je répondrai à la première, que l’Europe entière est aujourd’hui assez éclairée, pour ne pas laisser profiter une nation seule des avantages reconnus qui proviennent du baissement des intérêts, et que cette opération faite chez une des nations commerçantes sera par conséquent toujours le signal d’une à peu près semblable chez les nations voisines ; au moyen de quoi, comme les usages actuels prévalent bientôt sur le souvenir des usages passés, aussitôt que l’intérêt le plus commun dans l’Europe sera au 4%, qu’en conséquence le taux des terres etc. se sera adapté à cette sorte de tarif, chacun ne considérera ses fonds que relativement à leur produit possible. On s’accoutumera à savoir qu’un million ne pourra rapporter que 40000 livres de rente au lieu de 50, sur lesquelles on comptait autrefois ; et partant l’État, qui au lieu de quatre millions d’intérêts, n’en devra plus que trois millions deux cent mille livres, n’en sera ni plus ni moins tributaire et d’opinion et même de fait.
D’ailleurs, si l’on veut bien considérer ce que c’est que l’intérêt dans la nature primitive des choses, on verra que ce n’est qu’un interim payé à celui qui nous prête, en attendant qu’on soit en état de se libérer. Ce dernier point est toujours l’objet de tout emprunteur qui a de la raison et de la bonne-foi. Or plus l’intérêt d’une somme baisse, plus le capital coûte à rembourser. Les fonds publics d’Angleterre, c’est-à-dire l’Angleterre en chair et en os, sera donc éternellement hypothéquée aux Étrangers, à moins qu’ils n’espèrent qu’à force de baisser les intérêts ils deviendront si peu de chose, qu’on jouera, de guerre lasse, le fond à pair ou non.
Il est encore à remarquer que cet arrangement économique de la diminution des intérêts ne peut à cet égard avoir lieu chez eux qu’autant que l’argent sera commun dans toute l’Europe, ce qui est précisément le contraire des vues de toute nation marchande qui voudrait être seule riche et puissante ; car si l’argent devenait rare en Hollande et chez nous, et par conséquent notre intérêt plus haut, ou qu’il le fût ailleurs, nous retirerions notre argent de l’Angleterre pour nous l’entre prêter, ou pour le prêter aux Étrangers pauvres, et alors gare la banque.
Un intérêt bas sur une nature de dettes dont le fond est exigible, prohibe désormais au débiteur tout autre arrangement que celui de travailler à se libérer du capital. Je suppose, par exemple, que les Anglais, aujourd’hui plus entreprenants que jamais, se trouvent obligés d’emprunter pour subvenir aux frais de la guerre qu’ils nous déclarent ; quelque solidité qu’ils puissent donner aux nouvelles souscriptions, ils ne trouveront pas à emprunter sur le taux où ils ont fait descendre l’intérêt chez eux par convention avec les principaux actionnaires, et en un temps où la paix générale donnait à toutes les nations le désir et les moyens d’amortir les dettes publiques : en supposant donc que les intérêts anciens soient au trois et demi, les nouveaux seront au quatre, et dès lors les anciens actionnaires courront tous à la banque pour retirer leurs fonds dans l’espérance de les prêter sur le pied nouveau, L’État n’aura pour lors de ressource pour éviter un événement qui détruirait son crédit, que de remettre l’intérêt des anciennes dettes sur le pied des nouvelles. Heureux encore, s’il ne voyait naître le discrédit par cette opération dangereuse faite pour l’éviter. On voit par tout ceci, que la diminution des intérêts en Angleterre ne compense qu’idéalement le désavantage de l’augmentation de la dette.
À l’égard de l’objection que l’argent est très commun chez les Anglais, je le crois et le vois, puisqu’ils sont tous pauvres chez eux, et ne se trouvent à leur aise que quand, sortis de leur île, ils peuvent vivre autrement qu’au poids de l’or ; mais il est inutile de répéter ici que l’argent ne nous nourrit ni ne nous couvre, et qu’en tout genre, dès que le signe devient plus commun que la chose désignée, il perd cette propriété. Or l’argent n’en a pas d’autre, et perd tout en perdant celle-là. Si le public avait cet argent, il pourrait se libérer ; mais le public n’est nulle part plus pauvre qu’où les particuliers sont les plus riches, et ils ne lui offriront leur argent qu’à des conditions aussi onéreuses que celles qu’exigent les Étrangers.
Quelle que soit l’opinion qu’on peut avoir de la bonne-foi d’une nation, les moyens de s’en faire payer sont moins aisés que vis-à-vis d’un particulier ou d’un corps quelconque dans l’État. Les malheurs de la guerre, les événements imprévus peuvent, surtout chez une nation dont l’état de tranquillité n’a jamais duré longtemps, forcer la banqueroute. Si les terres, ou tout autre commerce rendent autant que les fonds publics, de deux choses l’une ; ou l’on les préférera, surtout voyant la nation obérée, et alors plus de crédit, et cette ressource est anéantie ; ou d’autre part, on ne pourra faire face aux intérêts qu’en jetant tous les moyens du Gouvernement de ce côté-là, et le total de l’État périra par les les autres faces : la commodité de tirer son revenu en dividendes engendrera la paresse ennemie de l’agriculture, des manufactures, du commerce, et enfin de tous moyens de prospérité. Entre ces deux alternatives il faut opter.
Ainsi cette énorme banque serait la ruine de l’État, et il est très vrai que toute circulation idéale est un masque trompeur. Argent et papiers, s’ils signifient trop, ne signifient rien, comme cela est arrivé en France.
Reste enfin la troisième raison des apologistes des emprunts publics, à savoir que qui a le crédit, attire à soi tous les fonds, et conséquemment toute l’attention et tous les moyens de prospérité.
J’ai démontré par l’exemple de la nation la plus courageuse, la plus éclairée et la plus infatigable qui ait jamais emprunté, qu’attirer à soi tous les fonds, n’était pas se procurer tous les moyens de prospérité. Je pourrais même dire que charger son crédit de tous les fonds, n’est pas pour cela les attirer. En effet, on n’emprunte que pour dépenser, et la dépense prend les fonds d’une main, et de l’autre les rend à l’économie.
Je demande, par exemple, dans quel lieu manquent les 80 millions sterlings que doit l’Angleterre, dans quel canton cette énorme épargne a intercepté la circulation. Hélas ! c’est le seau des Danaïdes, et quand l’Angleterre se devrait à elle-même la dette entière, elle n’eût fait par cette opération et les intérêts qui en résultent, que se procurer l’indispensable nécessité de sucer sans cesse chez elle les pauvres en faveur des riches, opération diamétralement opposée aux principes d’une bonne administration, comme nous l’avons dit ailleurs.
Cette induction n’est pas encore de mon sujet actuel ; mais en supposant que le crédit attire réellement les fonds, voyons de quelle nature est la sorte d’attention qui les suit, et examinons si cette attention donne la supériorité à la puissance qui emprunte, ou si au contraire elle ne la rendrait pas dépendante.
J’ai souvent oui dire que l’Angleterre, en faisant sans cesse son bilan à la face de l’univers, témoignait une bonne-foi qui assurait son crédit, et faisait voir que la nation entière solidaire de ses engagements, dont toute l’étendue lui était connue, sentait aussi ses forces et la possibilité d’y satisfaire. Si je voulais décrier un crédit aussi nuisible à ceux qui le possèdent qu’à ceux contre lesquels il est employé, je dirais que des dettes ne m’en paraissent pas plus assurées pour être connues, et si l’on veut, cautionnées par une populace aveugle, qui tant de fois a cru dans trois jours être quitte de sa dette envers son Souverain. Partout ailleurs, si le vulgaire n’est pas en état de calculer la dette publique dans un cassé, comme en Angleterre, il n’en est pas moins vrai que tout ce qui a part au Gouvernement, tout homme privé même qui veut donner quelque application à cette sorte de spéculation, est en état de connaître à peu près les engagements publics de sa nation. Je ne vois à la constitution Anglaise qu’une seule différence réelle en ce genre, c’est que le public croit y décider de ses propres charges, et de l’emploi des fonds qui en proviennent. Cette opinion leur tient lieu de l’affection au Gouvernement qu’ils n’ont pas. Mais en supposant la chose absolument telle qu’ils la croient ; en admettant que jamais l’intérêt particulier ne se sert chez eux de la fougue publique pour arriver à ses fins ; que dans le détail on a trouvé dans ce pays-là le secret unique de s’assurer d’une exacte fidélité dans l’administration des deniers, j’avoue que j’aurai grande confiance en l’assemblée générale d’une nation pour conseiller le Gouvernement sur le régime intérieur ; mais que pour les affaires du dehors, il n’est Gouvernement si faible et si inappliqué, qui ne les entende mieux que le peuple. Or il n’est rien qui soit tant affaires du dehors que la guerre ou la paix, et surtout la guerre maritime.
Ceci nous mènerait trop loin, et me jetterait dans une discussion où je n’aurais peut-être pas l’avantage. Je tranche sur cette partie et reviens à mon fait, en disant que tout homme, toute compagnie, tout corps, tout peuple, est caution dangereuse de grandes dettes, en proportion de ce qu’il est facile à les contracter. Or pour connaître la nature de l’attention que s’attire le peuple emprunteur, jugeons du grand par le petit.
On a l’œil sur son débiteur, on est aux aguets sur ses démarches, mais est-ce pour augmenter l’opinion de son crédit ? au contraire, au moment où l’engagement est contracté, l’on voudrait presque que sa fortune fût immobile ; on craint qu’il ne se tourne vers l’économie qui nous menacerait d’un prompt remboursement ; mais on redoute infiniment davantage qu’il ne se charge de nouveaux engagements et ne coure vers sa ruine. Si quelque accident étranger lui cause du dérangement, aussitôt la peur gagne les créanciers, tous accourent à la fois pour assurer leur hypothèque, ou quand ce sont des engagements de commerce, tous les billets sont présentés au même instant, et bientôt la crainte idéale devient une calamité réelle pour le débiteur.
Telle est la sorte d’attention que s’attire une Puissance débitrice ; mais je dis plus : si un Banquier forcé à de grandes avances, ou un Négociant engagé dans de vastes entreprises, répand un grand nombre de ses billets sur la place, il ne tient qu’à l’association de quelques envieux ou Agents de change de le prendre au dépourvu dans le moment le plus embarrassant, et d’arrêter ses opérations. Ils sèmeront un bruit fâcheux, discréditeront ses billets, ou les mettant par des revirements de parties dans les mains de leurs associés, ils les feront présenter tous à la fois, et arrêteront ainsi l’opération la plus sûre et la mieux combinée. À l’application : cinq ou six têtes principales dans l’Europe pourraient, le cas y échéant, s’entendre et jeter l’alarme dans les fonds publics d’Angleterre, et décider ainsi de la guerre et de la paix chez cette impérieuse nation.
Il s’ensuit de tout ce que j’ai dit ci-dessus, que les dettes nationales sont, non seulement une ruine, mais encore une chaîne, quand elles sont contractées avec l’étranger. J’ai dit ci-dessus ce qu’elles opéreraient dans l’État, quand même elles ne seraient que des engagements vis-à-vis les citoyens. Ce n’est toutefois que dans ce sens-là sans doute que Melon prétend que les dettes d’un État sont des dettes de la main droite à la main gauche, dont le corps ne se trouve point affaibli, s’il a la quantité d’aliments nécessaires, et s’il sait les distribuer. Mais si j’écorche ma main gauche pour revêtir d’une double peau ma main droite, je m’incommoderai certainement des deux parts, et c’est précisément ce que je fais en augmentant dans l’État l’ordre des rentiers. Ceci mérite un examen.
Les rentiers, en les considérant en cette qualité isolée, ne sont autre chose que gens qui vivent d’un tribut imposé sur la portion d’autrui, sans autre soin que celui de recevoir et donner quittance : soit en regardant l’état primitif de l’homme condamné au travail, ou d’autre part les avantages qui reviennent à la société de l’industrie et de l’activité des particuliers, tous homme qui vit sans rien faire est une chenille dans l’État, et c’est là proprement la définition du rentier.
L’on me dira que je pose un homme idéal ; que la totalité des rentes établies dans l’État est distribuée sur toutes les classes et ordres de sujets, qui tous, indépendamment de leurs rentes, s’adonnent à quelque profession, soit pour augmenter leur fortune, soit pour acquérir de la considération ; qu’il est impossible que le Militaire, que le Magistrat s’adonnent à l’agriculture ou au commerce, et qu’il faut bien qu’ils aient d’ailleurs des moyens de subsistance assurés et faciles à percevoir sans se détourner de leurs emplois ; que ceux mêmes à qui leur état permet de s’adonner à l’agriculture et au commerce, sont bien aisés d’avoir quelques revenus à l’abri des revers de ces deux professions, et qui les aident à en supporter les échecs ; que ceux qui exercent les arts libéraux et jusqu’aux moindres arts mécaniques, y ont part, et deviennent par là moins avides et moins intéressés dans leur travail ; que cela multiplie enfin les biens dans la société, et subdivise les grosses fortunes, objet que j’ai présenté ci-devant comme nécessaire.
Telles sont à peu près toutes les raisons à m’objecter en faveur des rentes et des rentiers ; elles méritent d’être examinées les unes après les autres.
1°. Je poserais un homme idéal, si je disais que dans l’État les rentiers sont d’un côté, et les possesseurs de fonds de l’autre, comme les justes et les méchants seront au jour du Jugement. Il est pourtant vrai que, sans aller si loin, cela se pourrait voir, puisqu’en Angleterre ces deux ordres sont distincts et séparés, de sorte que leurs divers intérêts toujours contrepointés causent dans les Parlements bien des débats dont leurs papiers publics nous instruisent, et qui sont, comme de droit, presque toujours décidés contre les intérêts des possesseurs des fonds de terre, usage dont je leur souhaiterais la continuation, si je les haïssais. Mais ce n’est point une chimère de dire qu’il y a parmi nous des gens qui jouissent d’une grosse fortune toute en revenus, soit sur le Roi, ce que j’appelle le public, soit sur les corps, les communautés ou les particuliers. Le monde en est plein et de ceux qui ne font autre chose que recevoir et jouir : je ne prétends pas plus attaquer ceux-là que d’autres. Je sais qu’ils sont sous la sauvegarde de la bonne-foi publique et particulière ; or la bonne-foi, cheville ouvrière de la société, me trouvera toujours fidèle à ses engagements, même les plus onéreux et les plus forcés, soit dans mes écrits ou dans mes actions. Je dis seulement que la sorte de biens qu’on appelle rente est celle des trois que j’ai établis ci-dessus, qui est la moins favorable, en ce que d’une part elle ne saurait être accrue qu’aux dépenses des deux autres, au lieu que les autres le sont par le travail et l’industrie ; d’autre part, en ce qu’elle aide la paresse et l’inaction, ennemies réelles de la prospérité d’un État.
2°. Il est impossible, dit-on, que le Militaire, que le Magistrat etc. s’adonnent à l’agriculture et au commerce ; en conséquence il faut bien qu’ils aient d’ailleurs des moyens de subsistance assurés et faciles à percevoir sans se détourner de leurs emplois.
Il y a bien des réponses à cela. Premièrement, je ne confonds point dans les rentes les appointements, gages et autres émoluments attachés aux charges et emplois L’axiome qu’il est juste que le Prêtre vive de l’autel, me paraît de droit pour tout citoyen dévoué à des fonctions publiques. Secondement, dans un État bien policé, et où le mérite aura la prééminence sur les richesses, les gens en place ne seront plus si avides de biens, et la vie modeste inséparable de la vraie décence dans la Magistrature, sera une nouvelle source de richesse. Troisièmement, les Magistrats les plus occupés des fonctions publiques ont cependant des fonds de terre dont ils tirent le revenu, comme les autres propriétaires, par le moyen des fermiers. Or comme les rentes, sur quoi qu’elles puissent être assises, ne sont prises que sur les fonds ou sur les consommations, comme les consommations ne sont jamais chargées qu’aux dépenses des fonds de terre, qui par des rapports nécessaires supportent dans le fait toutes les charges, il arrivera qu’en diminuant les rentes on augmentera les terres, et que chacun profitant de cette diminution en proportion de ce qu’il possède de terres, retrouvera par ce moyen ce qu’il perdra par la diminution des rentes.
3°. Ceux qui s’adonnent à l’agriculture et au commerce, ont besoin aussi de quelques revenus fixes et à l’abri des revers.
Je pourrais répondre à cela qu’en affirmant que la multiplicité des rentes est un mal dans l’État, je ne prétends pas inférer de là qu’il fallut les éteindre toutes, quand la chose serait possible. J’aurais même quelque scrupule à appuyer cette opération, non que je puisse apercevoir en quoi ce serait un mal, mais parce que d’une part il s’en faut bien que je ne croie voir tout ce qui serait visible pour d’autres, et que de l’autre, je tiens en général qu’en toutes choses les extrêmes sont vicieux, et que ce n’est que dans un juste milieu que se trouve le vrai point. Mais pour répondre plus en régie à l’objection ci-dessus, il me semble qu’il est une sorte de fonds naturels tout aussi à l’abri des revers, que le peuvent être des impositions sur les biens d’autrui.
Ces fonds sont la modestie et l’économie. Si l’agriculteur, si le commerçant ont la prudence de prévoir les inconvénients naturels, inévitables dans l’ordre des choses, et que loin de dépenser les fruits ou les produits en entier d’une bonne année, ils aient toujours en réserve de quoi faire de nouveaux fonds en cas de malheur ; (or cette prudence ils l’auront dès que l’économie fera en honneur dans l’État) : ce régime fera le même effet que pourrait faire la portion de rentes qu’on leur attribuait comme nécessaire, et avec d’autant plus d’avantage, que d’une part ces nouveaux fonds seront sur leur propre bien et non sur celui d’autrui, et que de l’autre, ce que chacun met en réserve dans ses greniers ou dans ses magasins est une augmentation de richesses pour l’État. Or il serait inutile de répéter ici ce que j’ai déjà longuement établi dans le cours de cet ouvrage, à savoir que tout ce qui nécessite l’économie et la modération dans les mœurs des particuliers, est un bien pour l’industrie et la population, et par conséquent pour l’État.
4°. Quant à ceux qui exercent les arts libéraux et mécaniques, je dirai des premiers ce que dit l’Italien ; un poco di necessita est la nourrice des grands talents. Les arts et métiers mécaniques sont faits pour fournir à l’artisan une honnête subsistance, l’entretien, l’éducation et l’établissement de sa famille, et partout où l’on verra des artisans faire des fortunes rapides et exorbitantes, on peut dire que le luxe règne, et que la recherche et la fantaisie l’emportent sur la décence et la nécessité ; mais si le bonheur de quelques-uns leur fait amasser de grands fonds, s’ils sont représentés par un amas considérable de matériaux propres à leur profession, ce sont là des fonds réels qui ne dépendent point de la bonne ou mauvaise foi d’autrui, et qui font autant de richesses pour l’État. Et quant à ce qu’on dit qu’un artisan enrichi devient moins avide et moins intéressé dans son travail, c’est encore une de ces spéculations démenties par l’expérience quotidienne et universelle, et qui ne valent pas la peine d’être réfutées.
5°. Pour ce qui est enfin de l’allégation que les rentes multiplient les biens dans la société et subdivisent les grosses fortunes, j’ai démontré, quant au premier point, qu’il ne pouvait avoir lieu que dans le seul cas que les rentes fussent établies sur les étrangers ; et quant au second, si l’on veut se donner la peine d’examiner la chose au fond, on verra que cet établissement est tout propre à faire l’effet contraire.
L’avare, ou si l’on veut, l’économe qui par une contention suivie et uniquement avantageuse pour lui, est parvenu à épargner sur ses revenus de quoi se faire un fonds sur le patrimoine d’autrui, n’abandonnera pas cette utile méthode au moment où il commence à en goûter les fruits ; la première échéance des intérêts devient pour lui un encouragement ; et comme cette sorte de revenus n’est sujette à aucun des inconvénients qui interceptent quelquefois la perception des autres, bientôt les intérêts grossissent le capital, sa fortune devient la boule de neige qui grossit à vue d’œil de ce dont elle dépouille tout ce qui se rencontre en son chemin.
Mais, me dira-t-on, cet homme tel que vous me le dépeignez, eût également été un Vampire pour toute autre sorte de fonds, et avec le même détriment pour le reste de la société. Point du tout : un avare amasse-t-il des effets mobiliers, des denrées, des marchandises etc. ses magasins sont un fonds pour l’État. Tant qu’ils sont en substance ils ne portent point d’intérêts, ce qui fait une grande différence pour l’accroissement de la fortune de cet homme ; et bientôt sa propre avarice lui est à charge, si elle accumule ses fruits à un certain point. Sa passion se tourne-t-elle au désir d’établir et d’accroître sa fortune en fonds de terre, il trouve de toutes parts les passions d’autrui sur son chemin ; au lieu que quand il ne s’agit que de prêter son argent, elles le favorisent toutes. Chacun estime sa terre, son patrimoine et son champ au-dessus de l’évaluation publique. L’avare tenté de s’arrondir trouve longtemps cette estimation trop forte et trop opiniâtre. La nécessité fait-elle tomber quelqu’un dans ses rets, il s’aperçoit aussitôt qu’en devenant plus grand terrien, on multiplie ses embarras dans une toute autre proportion que ses richesses. Bientôt il se dégoûte d’une administration étendue, toujours mal servie, quand le maître est chiche pour ses agents. Il reconnaît ensuite qu’en plaçant ses épargnes en améliorations sur son propre fonds, elles sont plus utilement employées qu’en envahissant le fonds d’autrui ; il travaille chez lui, il double son revenu, et son économie devient profitable pour l’État, de ruineuse qu’elle était.
Il est donc de raisonnement autant que de fait, comme l’expérience le démontre, que les rentes sont propres à grossir les grandes fortunes aux dépenses des petites, et c’est un notable inconvénient de plus.
L’utilité prétendue des rentes ainsi combattue dans toutes les allégations possibles en sa faveur, il serait superflu de s’étendre aussi au long sur leurs inconvénients. Dire que le rentier est de sa nature un oisif qui jouit, c’est dire que la plupart des maux de la société lui sont dus. En effet le luxe, la débauche et leur suite ne trouvent guères que dans cet ordre leurs ministres et leurs fauteurs. Baissez le taux des rentes, éteignez-en autant que les circonstances pourront le permettre, vous verrez doubler l’industrie, et renaître l’économie nourricière des États et mère de la population.
De ces deux principes, le premier n’est pas même à notre choix, et quand nous voudrons y faire la moindre réflexion, nous nous trouverons nécessités à cette opération par la manœuvre de nos voisins. En effet, tant que le commerce sera en concurrence, (et je crois qu’il est de l’intérêt général qu’il soit toujours ainsi) il est impossible que la concurrence se soutienne, si la partie commerçante, c’est-à-dire emprunteuse d’une des nations est obligée de payer de plus gros intérêts de ses fonds que les autres.
À forces égales, si deux coureurs partent l’un de quatre lieues de distance, et l’autre de cinq pour atteindre au même but, certainement celui qui a l’avance d’une lieue sur son concurrent arrivera toujours le premier. Il en est de même de deux places marchandes, dont l’une trouve l’argent nécessaire pour ses avances au 4%, tandis que l’autre ne le peut avoir qu’au 5.
Si un Mercier achète l’argent au 3 il fait un profit honnête en revendant au 5 il a 2% de bénéfice clair ; donc la marchandise ne sera vendue que au-dessus de ce que la main d’œuvre a coûté : si le Mercier achète l’argent au 5 il sera obligé, pour faire le même profit, de revendre au 7 la marchandise sera plus chère, et conséquemment moins propre à la concurrence. Mais cette augmentation première ne sera pas la seule que la marchandise supportera : il faut encore y proportionner les risques devenus plus forts, les dépenses relatives plus fortes, parce qu’il est très vrai que chaque marchandise porte en détail sa part de la plus grande cherté de son signe, et que chaque main par où elle passe, lui fait essuyer ses rapports avec la plus grande valeur de l’argent. Le tout ensemble calculé, l’on serait étonné de trouver les deux tiers peut-être de différence du prix au lieu de la proportion première, parce que cette proportion, comme je viens de le dire, se multiplie par toutes les mains qui la supportent. Il s’ensuit de cette induction réelle et qui ne peut être en prise à la controverse de spéculation, que si tôt que les Anglais et les Hollandais mettront chez eux l’intérêt de l’argent au 4 nous serons fols, ou, ce qui est synonyme, de faux sages, si nous n’en faisons autant.
J’ai oui dire que les dits et contredits étaient nécessaires en fait de procès, mais ils ne valent rien en fait d’affaires d’État. Un État ne sortira jamais de son engourdissement et de la léthargie des usages et de l’indécision, s’il n’est gouverné par des têtes tranchantes qui voient le but et qui y marchent à travers les broussailles sans les prendre pour de la futaie. Je dis plus, dans le fait dont il s’agit, nous avons quinze et bisque sur nos voisins, et voici pourquoi.
1°. Plus une nation a de produit, plus elle peut agir sans tâtonner avec le commerce, attendu que le produit est le canevas du commerce, et que quand même ce dernier se serait éloigné, qu’on lui fasse luire les matériaux de l’échange, il reviendra sur le champ.
Si au contraire les Hollandais perdent une branche de commerce, il leur faut des peines incroyables et du bonheur encore pour la rattraper, attendu que comme ils ne sont que les voituriers de l’univers, ils sont dépendants du produit d’autrui, à qui tout exportateur est bon. Les Hollandais donc doivent cultiver et ménager leur commerce qui leur tient lieu de fonds et de forme, au lieu qu’il n’est pour nous que la forme, tandis que l’agriculture est le fonds. Les Anglais qui ont un produit considérable en comparaison des Hollandais, nous cèdent infiniment néanmoins en fait de cette richesse première. Le tronc de leur arbre est plus faible et les branches plus fortes ; en conséquence ils doivent plus craindre l’orage. Ainsi donc quand ces nations baissent chez elle l’intérêt au risque de la sorte de strangurie momentanée qui peut en arriver au commerce, nous ne devons nullement hésiter d’en faire autant chez nous, et l’événement justifiera notre hardiesse.
2°. Mais, dira-t-on, ces sortes de baissements ne se font point en Hollande et en Angleterre par des Ordonnances ; c’est l’abondance de la denrée appelée argent, qui d’elle-même en porte le loyer à son taux, comme il en arrive de toutes les denrées au marché ; au moyen de cela le Gouvernement ne risque rien en aidant à des opérations qui se déterminent d’elles-mêmes par la pente des choses. Telle est la maxime que veut adopter notre Gouvernement ; puisque l’élément du commerce est la liberté, il ne saurait mieux faire que d’imiter en cette partie la méthode des nations qui se prétendent libres. Le taux de la place déterminera d’abord celui des emprunts tolérés, et qui ne sont point sous la protection du Gouvernement : quand celui-ci sera bien décidé, la loi du Prince suivra l’impulsion au lieu de la donner, et de la sorte on sera certain de la stabilité de l’opération, qualité toujours à rechercher, surtout en fait de finance.
J’approuve cette modération : ainsi donc nous voilà d’accord, et vous convenez avec moi que si tôt qu’une sorte de convention publique aura baissé le prix de l’argent, la loi du Prince se conformera à ce tarif de convenance ; jusque-là tout est bien : j’ajoute seulement qu’il est nécessaire de placer à cet égard l’optique un peu plus loin que vous ne faites, pour ne pas se tromper à son effet. La place de Paris est un miroir très fautif. Pourquoi cela ? C’est que presque tout ce qui emprunte sur cette place, cherche des fonds pour des objets absolument étrangers au commerce, pour des avances de finances, pour des entreprises pour le Roi etc. d une part, ce sont toutes affaires exclusives et qui par conséquent ne font aucunement règle pour le commerce ; de l’autre, ce sont opérations de finances, où il y a 50, 100 et souvent 150% à gagner, et quand il s’agit d’emprunter pour de tels objets, on n’y regarde pas de si près. D’ailleurs c’est le pays des fols, des débiteurs insolvables, et par conséquent des entrepreneurs téméraires. Paris en un mot est nécessairement une place très fautive.
Nos places de commerce en province sont trop faibles et trop dépendantes des reversements du trésor Royal pour pouvoir servir de règle. Un mouvement dans la finance, un ordre imprévu de la part des Receveurs et Fermiers Généraux pour faire rentrer les deniers des caisses des Provinces, jettent tout à coup le désordre, et font disparaître l’argent de dessus les places de Nantes et de Bordeaux. La suppression des galères qui portaient tous les ans 1500000 liv. à Marseille, a jeté cette place dans une misère dont elle ne se relèvera peut-être jamais. Ce n’est donc point encore là qu’on peut connaître le vrai tarif de l’argent.
Où donc ? C’est à Amsterdam et à Londres. Mais c’est chez les Étrangers : les parties de l’Europe commerçante ne sont point étrangères les unes aux autres, relativement à la circulation. L’or vient du Pérou et n’y retourne pas ; il ne se perd que par deux conduits, les Indes Orientales, et les bijoux et meubles. Le premier de ces débouchés ne sera nuisible que quand les mines du nouveau monde viendront à tarir ; ô utinam ! Le second n’absorbe rien en comparaison de ce dont la somme monétaire grossit tous les ans. À cela près, l’argent est en Europe ; les barrières faibles et idéales en ce genre, qu’on appelle frontières, ne font rien pour lui, elles ne doivent pas arrêter non plus l’homme d’État qui veut diriger l’or vers l’utilité de son pays. Ainsi donc le Gouvernement en France, aussitôt qu’il voit le taux de l’argent constamment baissé chez un de nos voisins, doit y marquer le taux du Prince par une bonne Ordonnance.
C’est un moyen de plus que nous avons chez nous. Nos voisins infatués de leur liberté seraient effrayés de l’intervention de l’autorité dans leur partie sensible. Tolérants d’ailleurs pour toutes les religions, il est arrivé chez eux de la fermentation des sectes ce qui arrive partout de celle des passions, qui en fait naître de monstrueuses et hors de la nature, mais qui d’ailleurs émousse les passions premières. Ainsi donc la religion et le scrupule y sont relégués, pour ainsi dire, dans le sein de quelques familles tranquilles, mais ne dominent nullement sur la partie active de la nation. Il en est tout autrement parmi nous ; on compte encore avec sa conscience en général dans tout ce qui n’est pas impulsion du moment, et je connais assez le monde prêteur pour pouvoir assurer qu’aussitôt que le Roi aurait fixé l’intérêt de l’argent au 4% et défendu aux Notaires d’autoriser des emprunts à un taux plus considérable, mille gens qui pensent ne pouvoir excéder intérêt permis sans faire l’usure, mille autres qui font entrer dans leur probité de n’éluder en rien la Loi du Prince, se conformeraient d’eux-mêmes au nouveau tarif. D’autre part, on ne pourrait plus accepter de prêts sur contrat à un taux plus fort, sans se déclarer prodigue en quelque sorte : bientôt tout le monde s’y ferait, et il n’y aurait pas moins de facilité pour les emprunts que par le passé. En effet, l’argent y serait ni plus ni moins, et il vaut mieux en tirer quatre ou trois et même deux pour cent que rien du tout.
Eh ! quand on se dégoûterait de prêter son argent à un si bas intérêt, où serait le mal ? il faudrait bien en faire quelque chose. Les fonds de terre hausseraient de prix dans l’estime publique, ainsi que dans l’évaluation ; chacun en voudrait avoir ; les possessions s’en subdiviseraient et conséquemment seraient mieux entretenues. Cette amélioration qu’on ne fait pas aujourd’hui sur son fonds, parce qu’elle coûterait cent pistoles, et que cela ne bonifierait le bien que de 20 liv. de rente, se ferait avidement alors, attendu qu’on y trouverait à placer son argent au prix courant, et avec bien plus de sûreté sur son propre fonds.
Il s’ensuit de cette induction, que le baissement des intérêts serait une des meilleures et des plus sûres opérations pour animer l’agriculture. C’est que tout ce qui est bien part du même principe, et tend au même but.
D’autre part, tout objet de commerce serait tentant. Un homme serait fou aujourd’hui de risquer des entreprises périlleuses pour ne pas gagner le 5% que son argent peut lui rapporter sans risque en le plaçant sur le Roi, sur les Corps ou sur les particuliers. Vainement dira-t-on, qu’il est obligé d’engager son argent sans retour, et sans pouvoir s’en procurer la rentrée, ce qui ne convient pas à tout le monde : mauvaise objection. Si tôt que son constat est bon, il trouvera toujours à s’en défaire. Quand le Clergé emprunte, quelque fort que soit l’emprunt, à peine les deux tiers des prêteurs qui se présentent peuvent-ils trouver place. Si l’un de ceux dont l’argent est reçu, veut le lendemain marier sa fille ou acheter une Charge à son fils, il peut choisir un acquéreur de son contrat entre ceux qui n’ont pu trouver place, et son argent lui rentrera sur le champ.
Je dis donc que tant que ces contrats-là rapporteront cinq pour cent, il n’y aura de commerce sage que celui qui rapporte cinq et demi, sinon ce n’est pas la peine de travailler et de risquer. Quand les contrats seront au quatre, quatre et demi suffiront au commerce, et ainsi du reste. Ainsi donc le baissement des intérêts est une des meilleures ou plus sûres opérations pour animer et multiplier le commerce.
Ce que je dis ici du commerce peut s’entendre aussi de toutes sortes d’entreprises : on les verrait se multiplier à l’infini dans l’État, sans savoir d’où provient ce redoublement d’industrie ; et l’on en viendrait au point qu’on attribue aux habitants de la Chine, où, dit-on, il y a des entrepreneurs qui fournissent la nourriture aux laboureurs dans les champs.
Les fermes des terres hausseraient à proportion de ce que les fermiers se contenteraient d’un moindre profit qui suffirait désormais à toute espèce d’entreprise dans l’État. Cet avantage très réel pour les particuliers deviendrait immense pour l’État par le haussement des fermes du Roi, et par la diminution de toutes ses dépenses mises au rabais par la multitude des concurrents.
Enfin les manufactures s’élèveraient de toutes parts au moyen de toutes les facilités que nous avons établies ci-dessus. Ainsi donc, le baissement des intérêts est une des meilleures et des plus sures opérations pour exciter et vivifier l’industrie.
Il résulte de ce que dessus, 1°. que la diminution des intérêts au prorata du taux établi chez ses voisins, est une opération forcée partout ailleurs que dans l’île des aveugles.
2°. Que nous avons à côté de nous deux places dont le tarif nous avertira toujours, sans autre spéculation, du moment où cette opération est nécessaire, et du cran précis où il faut la marquer.
3°. Que par des raisons morales et physiques elle est moins périlleuse et plus facile chez nous que partout ailleurs.
4°. Que nécessairement elle animera l’agriculture, multipliera le commerce, et vivifiera l’industrie.
C’est beaucoup, et je crois l’avoir démontré, que de baisser le taux des rentes ; mais comme je l’ai dit, en parlant des Anglais, ce n’est libérer en rien l’État et les Particuliers, si l’on ne trouve le moyen de les éteindre petit-à-petit. Or je crois inutile de répéter désormais qu’il n’entre dans mon système aucune sorte de relâchement sur les principes de la bonne-foi.
Plus on est Grand, moins l’exacte probité doit coûter, puisque tandis que le pauvre et le faible n’ont presque d’intérêts que relatifs au nécessaire, le riche et le puissant ne traitent que du plus au moins de superflu ; d’où il suit que la mauvaise foi des puissants est plus odieuse et plus impardonnable que celle du pauvre. Plus on est au-dessus des lois coercitives, plus on risque, en proportion de sa puissance, à s’en affranchir. Ce que les lois ne peuvent faire, le discrédit, (excommunication civile et loi des lois dans l’humanité) le fait ; et malheur aux Grands une fois atteints de cette lèpre incurable, malheur à leur réputation, à leur fortune, à leurs entreprises : tout leur brise dans la main pour en avoir cru des guides aveugles, et faute de quelque application, qui leur eût aisément fait découvrir dans l’exacte observation de leurs paroles la véritable voie de secouer tous engagements onéreux, et d’être en état de n’en contracter que d’utiles. En conséquence, je tiens que ce sont des esprits gauches et des cœurs faibles ou pervers, qui les premiers ont établi dans les maximes d’État un relâchement qui déshonorerait des particuliers. Il serait aisé de démontrer par les faits que les plus véritablement grands Rois et grands Ministres ont été les plus honnêtes gens dans leur ordre, et que, si quelquefois ceux-là même ont manqué en certaines occasions à leurs principes, ce ne sont pas ces faits-là qui leur ont le mieux réussi. Dès que l’intérêt seul entre dans nos calculs, le champ est ouvert au pour et au contre. On se méprend aux principes, on est trompé par les conséquences ; dès lors le tableau des maximes varie selon les circonstances. Eh ! qu’est ce qu’une grande manutention qui n’a ni objets certains ni principes ? Voulez-vous savoir où gît l’intérêt toujours fixe, toujours immanquable ? c’est dans l’uniformité, la vérité, la bonne foi. Tout ce qu’il y a d’avantageux ici-bas se rapporte-là. La vérité est le moyeu de la roue de l’intérêt et de la fortune. Si tant de gens se plaignent qu’elle est sans cesse mobile, et écrase ceux qu’elle a élevés, c’est que le moyeu manquant, la roue n’a plus d’appui, et bientôt vole en éclats. La vérité seule, je le sens, m’élève dans le cours de ces spéculations au-dessus de l’étroite sphère de mon faible génie, et je ne doute pas qu’un Ministre qui en aurait assez pour agir comme je raisonne, ne sentit en pratique l’effet que je sens en théorie. Vérité, probité, bonne-foi, sont les vrais appuis de tout Gouvernement. Ces vertus n’excluent ni la force, ni la prudence ; au contraire elles les dirigent, elles les décident. En conséquence quand je dis qu’il faut éteindre les charges et les dettes de l’État et des Particuliers, je n’entends pas qu’on y emploie aucun de ces moyens ruineux et forcés qui n’auraient jamais dû venir en la pensée des hommes d’État, si des circonstances accablantes et des exemples tirés des temps de barbarie ne les y avaient comme entraînés ; mais l’opération est possible par des moyens seuls de régime et d’économie.
Quand je dis charges et dettes de l’État, ces deux mots seraient synonymes, si réellement l’article des charges considérées comme emploi, n’en était une très réellement pour nous dans le sens qui signifie fardeau.
En lisant un état de la France aujourd’hui, on est étonné de voir qu’un individu sans charge est plus rare dans ce Royaume que ne l’est un homme ayant charge. Or comme il est, je crois, reçu sans contestation qu’on avilit les dignités en les multipliant, et qu’où les dignités et les emplois sont avilis, le Gouvernement s’affaiblit et perd de sa considération, il s’ensuit de ces deux axiomes, qu’indépendamment de ce que les appointements et privilèges de tant de charges appauvrissent l’État, elles l’affaiblissent encore.
Sully l’a dit dans ses Économies Royales ; ce digne Ministre, un des plus grands peut-être qui aient jamais paru, en ce qu’il joignait l’esprit de détail le plus inventif et le plus exact au génie du grand des affaires en un degré de prudence et d’élévation bien rare. Ce grand Ministre, dis-je, qui régénéra les affaires uniquement parce qu’il sut toujours en assujettir le régime à son plan et à sa façon de faire, au lieu que les autres s’asservissent communément, en entrant dans le poste, au courant des usages, c’est-à-dire à celui des abus, avait coutume souvent de mettre le tableau des choses sous les yeux de son maître en abrégé, de façon que d’un trait le Prince put tout voir. C’est encore là la vraie pierre de touche du serviteur excellent et supérieur par l’esprit et par le cœur.
D’ordinaire les hommes les plus capables en grand, et dont le jugement est le plus droit, sont aussi, par disposition de tempérament, les plus aisés à rebuter d’un travail épineux et de détail ; et au moyen de cette disposition qui n’échappe pas à un Courtisan ambitieux, les plus dignes Princes sont ceux qui parviennent le plus aisément à se méfier d’eux-mêmes et à se regarder intérieurement comme dépendants du prétendu travailleur qui leur apprête la besogne, parce que cet homme leur présente la branche par les pointes, au lieu de la leur donner par la tige. Ils leur hérissent l’art de gouverner de tous les détails faits pour les commis, tandis qu’il n’est rien de si simple de soi-même dans une machine montée, et que tout ce qui doit coûter le plus au Prince, n’est que de rapporter à cinq ou six principes généraux qui constituent entre eux le bon Gouvernement, non seulement les ordres émanés du trône, mais encore les plus ordinaires actions de sa vie, qui toutes peuvent influer beaucoup sur le bien ou le mal de l’État. Le vrai Ministre donc est celui qui rapportant tout à la gloire de son maître, lui fait voir ce qui est vrai, c’est-à-dire, qu’un Prince n’est point un scribe ; qu’il en paie pour être les esclaves des détails, comme il le doit être lui de l’extérieur de son État et des regards de l’univers sans cesse tournés sur lui et qu’en un mot, toutes les affaires de l’État lui peuvent être présentées sur une feuille de papier.
Henri IV fut assurément un Roi des plus éclairés et des plus actifs qu’il y eut jamais, et cependant c’est ainsi que Sully lui traçait en quelques lignes les principaux objets du Gouvernement. Les vrais mémoires de ce grand homme sous le titre d’Économies Royales, Livre qu’on ne lit plus, tant à cause du peu d’ordre des précieux matériaux qui y sont renfermés, que parce qu’on l’a depuis peu retourné en beau Français, mais qui n’est pas moins digne de la continuelle étude d’un homme d’État, ces mémoires, dis-je, sont pleins de précis de cette espèce que ce grand Roi prisait, parce qu’il était capable d’en faire de pareils. J’en transcris ici tout au long un, qui dans 36 maximes renferme plus de choses que n’en dira tout mon Ouvrage.
ÉTAT ET MEMOIRE dressé par commandement du Roi, et à lui baillé à votre retour du voyage de Poitou en l’année 1604 des choses lesquelles peuvent prévenir de grands désordres et abus, et par conséquent aussi apporter diverses sortes d’affaiblissements aux Royaumes, États et Principautés souveraines.
I. Augmentation de tailles, tributs et Daces, affaiblissement d’État.
II. Toutes impositions personnelles avec surcharge, affaiblissement d’État.
III. Diminution de trafic, commerce et marchandise, affaiblissement d’État.
IV. Diminutions d’ouvrages et manufactures et labourages, affaiblissement d’État.
V. Enchérissement de vivres et tous mauvais ménages, affaiblissement d’État.
VI. Augmentations de chicaneries et de formalités de la Justice, affaiblissement d’État.
VII. Excessives usurpations d’autorité aux Officiers, affaiblissement d’État.
VIII. Refus d’audience aux complaignants et à tous opprimés qui demandent justice, affaiblissement d’État.
IX. Festins, banquets, momeries jeux et brelans, affaiblissement d’État.
X. Indifférence entre les personnes de diverse qualité et de condition, morgues et simagrées, affaiblissement d’État.
XI. Usurpations de qualités, titres et noblesses, affaiblissement d’État.
XII. Enchérissement des denrées et marchandises, affaiblissement d’État.
XIII. Surhaussement et disproportion des monnaies, affaiblissement d’État.
XIV. Vanités, curiosités, luxe, débauches et délices, affaiblissement d’État.
XV. Indifférences en habits, ameublements et trains, affaiblissement d’État.
XVI. Excès et magnificences de bâtiments, dorures et diaprures d’iceux, affaiblissement d’État.
XVII. Fastes, ostentations, vanités, mines et simagrées dévotieuses, affaiblissement d’État.
XVIII. Indifférences aux cérémonies et honneurs rendus à cause des parentales et visites, affaiblissement d’État.
XIX. Délices, jeux, brelans, affiquets, cabinets et débauches de femmes, filles et garçons, affaiblissement d’État.
XX. Tolérances de vices, luxes, pompes et bombances, affaiblissement d’État.
XXI. Tolérance aux grands Officiers de faire en leurs charges tout ce que bon leur semble, affaiblissement d’État.
XXII. Excès de salaires aux Ministres de Justice, finances, police, Avocats et Procureurs, affaiblissement d’État.
XXIII. Grandes guerres sans besoin ni nécessité, affaiblissement d’État.
XXIV. Absolue disposition des Souverains par un Particulier ou plusieurs, affaiblissement d’État.
XXV. Mépris des gens de qualité, capacité, mérite et service, affaiblissement d’État.
XXVI. Les excessives affections des Rois et Princes en de certaines sortes d’exercices, plaisirs et passe-temps, et quelques particuliers, affaiblissement d’État.
XXVII. Les vicieuses inclinations des Ministres d’État mignons et favoris des Souverains, affaiblissement d’État.
XXVIII. Toutes tolérances d’omissions et mépris des bonnes lois, coutumes et usages utiles, affaiblissement d’État.
XXIX. Toutes trop exactes recherches de vieilles erreurs, fautes et mauvais usages qui ne se voient plus avec préjudice, affaiblissement d’État.
XXX. Toutes augmentations de lois, édits et ordonnances non absolument nécessaires, affaiblissement d’État.
XXXI. Tous accroissements de droits, gages, attributions, augmentations et privilèges, affaiblissement d’État.
XXXII. Toutes sortes d’augmentations d’Officiers en toutes sortes de charges et fonctions, affaiblissement d’État.
XXXIII. Toutes nouvelles créations de Cours souveraines, affaiblissement d’État.
XXXIV. Tous excessifs enrichissements de Ministres maniant les affaires publiques, affaiblissement d’État.
XXXV. Toutes vies oisives, fainéantes et voluptueuses, affaiblissement d’État.
XXXVI. Tous mépris de lois, constitutions, ordonnances et bonnes pratiques, affaiblissement d’État.
Je ne doute pas qu’après cette lecture, des Critiques de cabinet ne trouvassent et peu d’ordre et des répétitions dans ces notes, sans songer que le style de l’esprit et celui de la vraie politique sont deux, et que Sully, selon les apparences, avait peu le temps de compasser ses phrases : mais si l’on veut se donner la peine de relire ce peu de notes, d’attribuer ce qui a l’air de répétitions aux nécessités du temps, et même du tempérament du très digne Roi qui demandait des vérités à un homme sévère, on verra que rien n’est de trop dans cette esquisse.
Quel dommage que Sully eût eu le temps d’écrire aussi longuement que moi ; mais six de ses maximes, à savoir les première, troisième, quatrième, vingtième, vingt-cinquième et trente-deuxième, renferment tout ce que j’ai dit et tout ce qui me reste à dire. Quand on ne me saurait pas gré d’avoir ressuscité, pour ainsi dire, ce mémoire, on devrait du moins me le pardonner, ne fût-ce que pour appuyer mes spéculations de l’autorité d’un des hommes du monde qui a le plus supérieurement et utilement pratiqué en ce genre. La maxime trente-deuxième est la seule qui ait trait à mon sujet actuel. Qu’aurait dit Sully s’il eût seulement vu notre Almanach Royal d’aujourd’hui ? Je sais que cette multiplicité de Charges est une des traces des temps fâcheux, où l’on fut obligé de multiplier les ressources à quelque prix que ce put être ; mais je ne puis croire qu’il ne fût aisé de la supprimer petit-à-petit, et néanmoins en peu d’années, en commençant par leur ôter tout exercice, tous droits et privilèges, et ne leur conservant que le revenu de leur finance. Les moyens de remboursement se présenteraient ensuite en foule, dès qu’on serait attentif à n’en laisser échapper aucun.
Quant à ce qui est des dettes de l’État, outre celles du Roi, j’y fais entrer celles des Corps, des Villes, et de tout ce qui peut s’appeler Communautés.
La diminution des intérêts serait d’abord un grand acheminement au remboursement du principal, en le rendant moins onéreux. Ensuite la liquidation de ces dettes, objet qui dans mes principes doit être moins rapportant que jamais, ne laisserait cependant pas d’en libérer une grande partie.
En effet, en style de finance on ne considère guères, à moins que la faveur ne s’en mêle, certains reliquats d’engagements onéreux que le Roi a été dans le temps obligé de contracter avec des gens d’affaires, que comme des prétentions surannées ; et comme on voit que ces gens ont fait de grandes fortunes dans leurs entreprises, on croit le Roi quitte au fond, ou l’on ne solde avec eux qu’à leur désavantage, et qu’autant que la moitié de la somme aura acheté des protecteurs. On ne considère pas en cela que c’est avertir les futurs entrepreneurs qu’ils doivent faire leur main dès qu’ils le pourront, et mettre dans les marchés, en sus du profit, la perte des reliquats. La bonne-foi publique penserait tout autrement et règlerait ces sortes de dettes, comme entre pairs à la bourse. Si l’entrepreneur a prévariqué dans son entreprise, qu’il soit pendu sans miséricorde ; mais de crainte de souiller le Gouvernement du soupçon d’avoir voulu enrichir le Trésor de la dépouille de ce misérable, que ce qui lui est dû selon les clauses de son marché soit distribué à ses héritiers au rebours des successions ordinaires, c’est-à-dire, en commençant par les plus éloignés. Dès lors vous aurez élagué par un seul acte de justice la moitié de ces demandants. Tous ceux qui sentiront leur cas véreux se hâteront d’obtenir décharge, et de donner quittance ; et n’y serait pas reçu qui voudrait, si ces entrepreneurs avaient affaire à moi : l’on payerait et l’on serait payé. Quant à ceux qui ont satisfait à leurs engagements, je ne leur en retrancherais pas un sol, eussent-ils des millions : mais comme la soif de l’or est celle des hydropiques, ces richards ne manqueront jamais de parents qu’ils voudront mettre sur la même voie de fortune, et c’est en ce genre-là seulement que faisant pour le Roi ce qu’on appelle des affaires, on ferait acheter les emplois lucratifs de la finance par de fortes cessions de reliquats loyalement dus et réglés.
Il est néanmoins des cas qui, quoique rares, ne sont cependant pas sans exemple, et même de nos jours, où les récompenses honorifiques doivent essayer d’ancrer l’honneur même sur le territoire naturel du lucre. Un homme qui, riche du fruit de ses premiers travaux, emploie volontairement ensuite des talents acquis par un long usage pour le service de sa patrie, sans en retirer d’autre fruit que la réputation d’avoir bien servi, mérite la plus haute considération. Ceux qui menaient les armées Romaines à la guerre, et ceux qui étaient chargés du soin de leur subsistance, étaient du même ordre. Il n’est presque aucune profession dont on ne put bannir l’obscure cupidité, et mettre à sa place une sorte d’héroïsme.
Les dettes courantes et qu’on appellerait criardes pour un particulier, une fois nettoyées, les différentes dépenses qu’on payerait au courant en argent comptant, diminueraient presque de moitié : grande avance pour l’opération tendante à libérer l’État.
Les dépenses des Corps et des Villes réglées pareillement, et conduites avec une exacte économie en tout ce qui n’a pas trait au public, fourniraient bientôt des fonds aux remboursements. Les principales de ces dépenses consistent aux paiements des rentes ; et l’opération seule du baissement des intérêts ferait tout-à-coup une richesse publique. Je suppose, par exemple, que le Languedoc doive 50 millions qui au 5% font d’intérêt 2500000 livres, l’intérêt réduit demain au 4 ce n’est plus que deux millions, et les 500000 liv. restant font un premier remboursement ; et si l’intérêt venait à 3 comme je suis sûr qu’on l’y mettrait en quatre ans en France si l’on voulait, ce serait un million par an. Ce million remboursé éteint autant d’intérêt, et bientôt la somme faisant le fer à cheval nettoierait dans peu toutes les dettes.
Mais quelle alarme parmi les rentiers ! Si tôt que les corps solides remboursent, chacun emploie tout son crédit pour n’être pas dans le cas ; ce ne sont que murmures parmi ceux sur qui cela tombe : ce serait bien pis alors qu’on rembourserait de toutes parts. Oh ! j’avoue que ces sortes de plaintes me trouveraient un cœur d’airain ; mais prenez garde qu’une telle désolation est au fond une allégresse publique, puisque c’est une augmentation de crédit, un véritable trésor amassé, puisque dès que les Corps ouvriront une caisse d’emprunt on y courra de toutes parts. Il fallait jadis faire des taxes pour avoir de l’argent, c’était le cas de se plaindre ; il fallait créer des charges onéreuses, vendre les privilèges, la justice, la noblesse à des usuriers, avilir et multiplier les dignités, créer des rentes viagères, c’est-à-dire ériger un temple à la dissipation et à la vanité dénaturée, faire des loteries ruineuses quelquefois pour l’État, etc. Demain vous en faut-il ? il ne faut que dire aux Corps du Royaume : les frontières sont menacées, l’honneur du pavillon Français est attaqué, ouvrez vos caisses ; aussitôt les banques, les études des Notaires, les coffres-forts, les bourses, les caves des particuliers repoussent l’or de toutes parts. Ce métal mis en fusion par la confiance publique roule à grands flots, et vient se rendre dans les caisses principales de l’État. C’est là le point où Cirus voulait être, quand il disait : J’ai donné mes trésors à garder à mes sujets.
À l’égard des remboursements, pour que personne n’eût à se plaindre, je garderais une exacte balance : les dernières dettes seraient les premières remboursées, sans qu’aucune préférence y entrât pour rien ; et peut-être que ces premiers à seraient les plus heureux, car leur somme leur rentrerait au temps où les autres emplois de l’argent ne seraient pas encore au feu. L’on sent bien d’ailleurs que si d’une part la diminution des intérêts doit aider aux remboursements, ceux-ci de l’autre faciliteraient la diminution des intérêts. C’est ainsi qu’en toute chose les biens de la société font un cercle entre eux, ainsi que les maux.
J’ai à ce sujet souvent oui dire qu’une importante réflexion avait arrêté l’opération du baissement des intérêts en France ; c’était la crainte que les Étrangers, qui ont beaucoup de fonds sur nos places de commerce, ne vinssent tout-à-coup à les retirer, et d’un trait de plume à nous mettre en désordre. Un sourire niais serait toute ma réponse à une semblable allégation, si j’étais dans le cas de pouvoir décider sur cet article ; mais petit personnage que je suis, il faut que je me donne la peine de répondre.
Il suffirait, je crois, de dire que les Anglais qui ont, à ce qu’il me semble, au moins cinquante fois plus de fonds étrangers chez eux que nous, n’ont pas été arrêtés par cette crainte, quand ils ont voulu baisser très rapidement et de pins d’un tiers l’intérêt de leurs fonds publics ; mais s’il faut à notre prudence des raisons de détail pour la rassurer, en voici.
1°. Il n’est pas vrai que ce soient les fonds étrangers qui fassent aller notre commerce ; je le répète, cela n’est pas vrai. Les Têtes de chambre de commerce qui allèguent ces sortes de choses, ont eux-mêmes, des rentes, des maisons etc. et craignent d’en voir baisser le revenu ; l’intérêt particulier leur fait avancer un fait contre l’intérêt public, dont ils ne craignent pas qu’on cave à fond la vérité. Mais quand cela serait, qu’ai-je proposé ci-dessus ? rien autre chose que de baisser en proportion de ce que feront Londres et Amsterdam. Or cela posé, croit-on que le dépit des étrangers les oblige de retirer leurs fonds qui leur vaudraient autant que chez eux, pour le rapporter dans leur patrie, où tous les placements sont remplis, et où ils ne leur rapporteraient rien ?
2°. L’ordonnance sur la diminution des intérêts ne porterait que sur les dettes autorisées par la Loi, et non furies arrangements furtifs, qu’on appelle taux de l’argent sur la place ; en conséquence les Négociants seraient bien les maîtres de supporter leurs anciens engagements sur le taux primitif, d’où s’ensuit que le commerce n’est en façon quelconque à consulter sur cette opération.
Où les Étrangers ont le plus de fonds parmi nous, c’est en contrats non exigibles sur l’Hôtel de ville de Paris, sur les Provinces, les Corps, etc. Tous ces Corps n’ont emprunté que sous l’autorité du Prince, qui n’a point garanti aux prêteurs l’éternelle permanence de la solde annuelle de leurs prêts. Tout ce qu’ils peuvent exiger de la bonne-foi de leurs débiteurs, c’est d’être les premiers remboursés au prorata de ce dont on sera en état de se libérer ; et c’est, j’en suis sûr, une faveur qu’ils n’ambitionneront pas. Les arrangements économiques du débiteur augmentent la confiance du créancier.
Reléguons donc cette importante difficulté dans la classe des si et des mais, dont nous parlions tout à l’heure, et revenons à nos arrangements intérieurs, sans crainte qu’ils soient barrés par qui que ce puisse être.
On sent que la libération des particuliers, s’il est permis de parler ainsi, est une suite de celle de l’État, et des Corps et Villes.
1°. Les dettes publiques diminuant, les charges diminuent aussi.
2°. L’économie publique encourage, et nécessite même celle des particuliers.
3°. Ce reflux d’argent vers sa source opérerait d’une façon douce, solide et stable ce que la folie du système a fait en vapeur révolutoire, passagère et soufrée. Le prix des terres et des effets réels montant en proportion de ce que les effets fictifs deviendraient rares, et de ce qu’il n’y aurait plus de vrais biens que les biens naturels, le fonds et l’industrie, un particulier obéré vendrait une ferme, un Seigneur une terre trois fois sa valeur d’aujourd’hui, et payerait ses créanciers réduits à employer leur argent à améliorer ou la terre ou le commerce en grand et en détail. L’on deviendrait riche de son travail et de son économie, chacun selon son état, ce qui est le vrai point favorable à la population.
Une telle opération n’a pas besoin d’être conduite à son dernier terme, pour qu’on en ressente les bons effets. Il suffirait que la direction des choses eût pris ce tour-là pour que la résurrection fût visible de toutes parts ; mais en supposant le projet entier accompli, l’État, les Corps et les Villes entièrement libérées, l’extinction totale des rentes enfin, à la réserve de celles qui seraient établies sur les Étrangers, je demande si cela diminuerait d’un écu les revenus de la France et des Français.
Mais, dira-t-on, tout l’argent des particuliers passera chez l’Étranger. Tout ? vous vous trompez ; car tant qu’il y aura des terres et de l’industrie sous votre Empire, on aimera mieux placer son argent auprès de soi, que de l’envoyer sous une Domination étrangère ; mais quand cela serait, encore un coup ce ne serait qu’un bien, puisque ce serait autant de tributs que vous imposeriez à vos voisins.
Considérons d’autre part ce qui se passerait au-dedans. L’État libéré de tant de charges onéreuses n’aurait pas besoin de tant d’impositions, et laisserait respirer les sujets en temps calme, sauf à augmenter les levées de deniers au besoin, au lieu de se servir d’emprunts et de moyens extraordinaires. Les Corps, les Provinces et les Villes moins imposées par le Souverain, et délivrées de tous intérêts, se verraient libres d’employer leurs revenus à la bonification de leurs fonds.
Combien d’ouvrages d’une utilité première se présenteraient alors à des administrateurs éclairés ! Combien de rivières à rendre navigables, de canaux à construire, de ports à récurer, de chemins à percer et consolider, de manufactures à établir, de pépinières à entretenir, d’hôpitaux d’incurables, de maisons d’enfants-trouvés à construire et à doter ! Quelle élégance, quelle perfection ne mettrait-on pas dans les choses même de pure décoration qui honorent un siècle, qui affectionnent les citoyens à la patrie, qui attirent les étrangers, etc. S’agirait-il de faire un portique, un temple, un théâtre, des promenades, des quais, des fontaines, l’on ne serait plus gêné par le sentiment continuel de la misère et de la surcharge publique ; on donnerait l’essor au génie des artistes, et l’on se rappellerait que qui travaille pour le public, doit vouer son ouvrage à l’immortalité.
Ce que les Provinces feraient pour le public, les particuliers le feraient pour leur famille, et sur leur patrimoine. Ne pouvant augmenter sa fortune qu’en bonifiant son fonds, on tirerait de la terre mille ressources aujourd’hui inconnues. Les machines pour élever les eaux sur les terres nous arriveraient de la Chine, plutôt que les toiles peintes ; et quand je ramène les inventions utiles de si loin, je ne pense pas qu’on négligeât celles qui se trouvent en Europe, et dont nous profitons si peu.
Les entreprises du commerce intérieur et extérieur étant, après la culture des terres, les seuls moyens de placement pour l’argent, elles se multiplieraient à l’infini, et cependant deviendraient rares en proportion du nombre de gens qui voudraient s’y intéresser. En conséquence, tout entrepreneur, ou toute Compagnie qui se formerait pour un objet de travail, aurait doubles et triples fonds en comparaison de l’étendue qu’elle pourrait donner à son entreprise serrée de toutes parts par les tentatives et les efforts d’autrui. De là, plus de banqueroutes d’une part ; de l’autre, l’on mettrait en solidité ce que l’on tâche de mettre aujourd’hui en étendue. La concurrence animerait l’industrie de tous côtés, et celle-ci tendrait à la perfection ; un petit gain serait regardé comme l’utile et l’agréable fruit d’un grand travail ; et c’est quand on en est à ce point, qu’un État est à son plus haut degré de population et de prospérité.
Arrêtons-nous un moment et considérons si d’après ce tableau, dont on m’a vu broyer et placer les couleurs, et que j’ai tâché de rendre aussi vrai que je le vois, il ne serait pas possible de concilier les principes des Théologiens sur l’usure avec la nécessité du commerce.
Il est de fait, que la pratique de l’Église en général, et les plus saines Écoles de Théologie en particulier ont toujours condamné tout prêt d’argent ; car dans le fait, le prêt à contrat de constitution est une aliénation absolue du fonds, sous une redevance annuelle, et lorsque l’on veut en faire le remboursement, il ne peut être considéré que comme un rachat pécuniaire de cette redevance, à telles enseignes que si depuis la passation du contrat l’intérêt ou la redevance a baissé, comme on le voit aux contrats sur la ville de Paris, le rachat baisse en proportion, et l’on a aujourd’hui pour 16000 livres un contrat qui en coûta jadis 32. Le contrat de constitution n’est donc point un prêt à intérêt.
Des deux restrictions comprises sous l’emblème damnum emergens & lucrum cessans, la première sort entièrement du fait en question, puisqu’elle ne peut s’entendre que d’une Compagnie de commerce : sitôt qu’on s’associe au gain et à la perte d’une entreprise, qu’on fournisse son contingent en argent, en vaisseaux ou en marchandises, la chose est absolument égale, pourvu qu’il n’y ait d’ailleurs rien que d’équitable dans la convention ; et puisque Dieu nous a ordonné le travail l’Église est bien éloignée de le défendre.
Quant au lucrum cessans, si j’ose en dire mon avis, il a fort l’air d’une condescendance ecclésiastique qui a plus d’apparence que de réalité. En effet on entend par ce mot que si tôt que pour obliger le tiers en son besoin, je prête mon argent qui eût pu me profiter ailleurs, je puis en retirer un intérêt. Oh ! je demande qui ne peut par cette restriction se faire à cet égard une fausse conscience ? Si j’ai des dettes, je puis prêter à intérêt, parce que cet argent, si je ne l’eusse prêté, payerait mes dettes. Si je ne dois rien, je pouvais encore acheter un domaine qui m’aurait procuré du bénéfice : si je n’entends rien au régime des biens fonds, je pouvais acheter des bestiaux qui, vendus après le glandage, m’auraient fait profit : si, citadin absolu, la terre et ses produits, le commerce et ses entreprises me sont inconnus et m’effraient, je pouvais avoir à un inventaire des meubles qui me coûteront au double chez l’ouvrier, quand mon argent me sera rentré : si rien de tout cela ne me convient, mon argent devant moi et à ma disposition m’aurait donné une tranquillité et une aisance que je n’ai plus et qu’on me doit payer ; ainsi de classe en classe, il ne se trouverait au monde prêteur à jour, qui par le moyen du lucrum cessans ne fût en sûreté de conscience.
Mais encore un coup, en supposant qu’il soit vrai que l’Évangile et ses Ministres condamnent, sans restriction aucune, tout prêt d’argent à intérêt, je soutiens que c’est faute d’avoir examiné la chose dans son principe, qu’il est demeuré constant chez les grands et les petits, chez les hommes instruits comme chez les ignorants, que cet anathème qui vient de trop haut pour qu’il puisse être changé, est absolument incompatible avec le commerce. Cette opinion est très dangereuse pour la Religion tant par sa généralité que parce qu’il est impossible de se refuser au sentiment, à l’expérience et à la démonstration de l’utilité du commerce. Mais dès qu’il est démontré que la diminution de l’intérêt est un avantage incontestable pour le commerce, il s’ensuit nécessairement que l’extinction de tout intérêt serait un plus grand avantage encore.
Remettons-nous devant les yeux le tableau d’un État au point de prospérité où je l’ai conduit tout à l’heure, d’un État libéré de toutes dettes, et où par conséquent l’intérêt de l’argent serait au taux le plus bas, et voyons si le commerce n’y serait pas aussi florissant que partout ailleurs sans prêt d’argent.
Quelle nécessité dans cet État pourrait forcer quelqu’un à jeter des billets sur la place ? Serait-ce le Souverain pour les besoins de l’État ? le haussement des impositions et la facilité des recouvrements lui seraient un moyen assuré. En faudrait-il d’extraordinaires ? les Corps et les Villes n’auraient qu’à offrir des contrats. Seraient-ce les commerçants ? Si tôt qu’un négociant habile, et bien en correspondances aurait un projet de commerce, il trouverait dans sa famille, dans ses amis, partout enfin mille associés soumis qui s’offriraient à courir les risques de son entreprise. Un homme industrieux, un habile artiste imaginerait-il une nouvelle manufacture ou quelque ouvrage utile ? les gens riches l’aideraient de leurs fonds, pour y trouver quelque profit direct ou indirect. Un particulier voudrait-il établir ses enfants, acheter une Charge etc. il trouverait dix prêteurs à contrat, pour un. Un jeune ouvrier, un détaillant voudrait-il s’établir ? les commerçants en gros lui feraient des avances, puisque le détaillant est presqu’aussi nécessaire à la fabrique, que la fabrique l’est au détaillant.
Je ne vois personne enfin qui s’en trouvât gêné, que les dissipateurs, les agioteurs et les commerçants en banqueroute, tous gens à noyer, s’il était un homme au monde qui fût incorrigible.
C’est ainsi qu’en examinant le vrai fonds des choses, on trouverait qu’en tout et partout les plus saines lois de la morale sont les plus sûrs moyens de l’intérêt. Mais il est temps de finir cette seconde partie de mon essai. Quoique je m’y sois plus éloigné encore de mon Texte que dans la première, c’est pourtant lui qui m’a guidé. Il y aurait mille choses importantes à dire encore sur la prospérité intérieure d’un État ; mais je crains de n’avoir été que trop long. Mes principes choquent en tant d’endroits les opinions reçues, que je n’aurais fait qu’une partie de mon devoir, si j’avais négligé de les étendre, et de les porter au point de démonstration que je suis capable de leur donner. Le tout cependant se réduit jusqu’à présent à un petit nombre de principes pratiques, et les voici.
1°. Aimez et honorez l’agriculture.
2°. Repoussez du centre aux extrémités tout ce que vous attirez des extrémités au centre.
3°. Méprisez le luxe et l’indécence dans la dépense.
4°. Honorez les vertus et les talents, et ne les payez point.
5°. Baissez le taux de l’intérêt, éteignez les rentes.
Telles sont les mères-branches auxquelles se rapportent tous les rameaux de la vivification intérieure, et d’où doit naître la vraie prospérité, l’immense population.
Fin de la seconde Partie.
TABLE DES CHAPITRES
Contenus dans cette seconde Partie.
Chapitre I. Le Commerce
Chap. II. Circulation
Chap. III. Justice et Police
Chap. IV. Les Mœurs
Chap. V. Du Luxe
Chap. VI. Age de la France
Chap. VII. Reversement
Chap. VIII. L’argent doit-il être une marchandise ou non ?
L’AMI DES HOMMES
OU
TRAITÉ
DE LA POPULATION
TROISIÈME PARTIE.
CHAPITRE I
Ce que c’est que le Commerce Étranger, sa nécessité, et sur quel plan il faut s’en faire une idée.
On a traité dans la première Partie de ce que c’était que la vraie richesse et la vraie prospérité, comme aussi des moyens de les trouver. Dans la seconde, des moyens de les accroître et d’en réprimer les abus. On va dans la troisième traiter de ceux de s’approprier l’une et l’autre chez autrui.
Pour se faire une idée juste du commerce étranger, il faut revenir sur nos pas et nous rappeler certains principes généraux et immuables que nous avons ci-devant établis. L’étendue d’un État ne fait pas sa force ; au contraire, l’Histoire nous montre que tous les grands Empires ont tourné court vers leur décadence aussi tôt qu’ils ont cessé d’être conquérants. Qu’on se souvienne à cet égard de ce que j’ai dit dans ma seconde Partie : Aussi loin qu’un Gouvernement peut étendre protection, justice et sureté, il peut se promettre un Empire durable ; où sa justice ne peut atteindre, son Empire s’arrête aussi.
En conséquence nous nous sommes contentés des bornes de nos frontières, et nous avons mis tous nos soins à nous approprier véritablement les provinces qu’elles renferment, c’est-à-dire, à y distribuer la police et y établir la vivification intérieure. Pour cela nous nous sommes fait un plan fixe ; et du centre, c’est-à-dire, de la Capitale nous avons ouvert les rameaux de circulation jusqu’aux extrémités, de façon que la mécanique entière de la machine politique a tout son jeu libre, et que l’État ensemble ne fait qu’un tout qui reçoit ses mouvements par l’action facile du cœur. La France en un mot tient la racine de la prospérité, elle est forte et unie au dedans.
En cet état, je m’élève et je regarde autour de moi ; je vois ce qu’on appelle les Nations étrangères. J’y trouve des préventions contre nous, des craintes, de la haine, de l’ambition. Or, mes semblables, nous ne pouvons rien les uns que par les autres. L’homme isolé serait le plus malheureux de tous les êtres, et qui cependant caverait le résultat de nos passions verrait au bout des projets de celles de chacun de nous, la conséquence d’être seul. Il est pourtant vrai, que la nature nous porte d’elle-même à la société ; d’autre part, cette même société nous inspire des craintes, des jalousies, des précautions. Qu’est ce que cette prudence ? Est-ce perfection de la nature, en est-ce la corruption ? Le problème est aisé à résoudre par les effets ; s’il tend à perfectionner la société, le principe est bon ; s’il vise au contraire à la corrompre et la dissoudre, il est mauvais. C’est là l’épreuve à laquelle je me soumets volontairement, et j’espère faire voir dans la suite de ce Traité que tous les hommes gagneraient, tant étrangers que concitoyens, à se traiter en frères.
Le Prince gouverne sa Cour d’un coup d’œil, ses armées par un ordre absolu, ses sujets par un régime fixe de lois. Il est donc plusieurs sortes de dominations, même dans le Royaume le plus soumis. Il est de même une façon de dominer ses voisins sans envahir et dévaster leur territoire, et cette façon usitée de tous les temps dans plusieurs grands Empires, c’est de leur imposer un tribut. Heureusement pour l’Europe, tout y est contrebalancé de façon qu’il est impossible qu’aucun Prince puisse imposer à ses voisins un tribut forcé : il faut donc avoir pour objet un tribut volontaire, et c’est ce que fait le commerce étranger.
Pour parvenir à me procurer cet avantage, je suis précisément la même méthode que j’ai mise en œuvre pour la vivification intérieure ; et l’État entier dans ma grande spéculation qui embrasse désormais l’univers, est relativement aux pays étrangers ce qu’était ci-devant la Capitale relativement aux provinces et à tout le territoire de la France.
Je n’ai rien négligé pour y établir la confiance et l’exacte police qui règne aujourd’hui dans la Capitale ; l’agriculture a mis en jardin tout le territoire ; l’industrie inventive, économe et active s’est établie partout ; les canaux et chemins de communications forment les rues de cette florissante ville. Il ne s’agit plus maintenant que de procurer les mêmes avantages à nos voisins, et de nous les rendre relatifs, ces avantages : mon Prince ne dût-il y gagner que le titre de bienfaiteur de l’humanité ; à qui ce titre divin sera-t-il dévolu plus justement entre les hommes qu’à celui dont un auteur très partial contre notre nation a dit : Dominus Rex Francorum, qui terrestrium Rex Regum est ? Mais il est aisé de démontrer qu’on ne peut faire le bien d’autrui sans faire le sien propre, et j’espère prouver la vérité de cet axiome dans la Partie que je traite, qui, je crois, est la plus importante de toutes.
Je viens d’annoncer que la France devait être aux terres étrangères ce que j’ai dit ci-dessus que la Capitale était aux provinces. J’ai dit dans la seconde Partie, qu’une ville n’était vraiment capitale d’un pays qu’autant qu’elle en attirait tout, et qu’en conséquence de ce qu’il n’y a bourse aucune dont on puisse toujours tirer sans y rien remettre, la Capitale devait porter toute son attention à repousser sans cesse aux lieux d’où elle voulait tirer. C’est par cette méthode seule que nous sommes parvenus à unir, peupler et vivifier le Royaume entier. La même méthode doit exactement être observée à l’égard des étrangers.
Entre tant et tant de paradoxes, dont on pourra m’accuser dans le cours de cet ouvrage, paradoxes que j’ai avancés de bonne foi, et sur lesquels je serais bien aisé d’être contredit, celui-ci sans doute paraîtra des plus insoutenables ; car il suit de mon principe que nous avons intérêt à ce que nos voisins éclairés sur tous les ressorts de la saine politique portent chez eux l’agriculture, l’industrie et les bonnes lois, au plus haut point où elles peuvent aller, et retirent de ce régime prospère tous les avantages qui en sont la suite. C’est cela que j’ai prêché pour nos provinces. Vous vous trompez, je ne soutiens pas cela, je le démontre.
Pour parvenir à cette démonstration, supposons un moment qu’une puissance commerçante, que l’Angleterre, par exemple, parvînt au but de ses désirs ; quels seraient-ils d’abord ? D’une part elle envahirait et livrerait à ses colonies le nouveau monde ; mais toujours en garde contre ces mêmes colonies qu’une si vaste étendue de pays et tant de ressources en tout genre à leur disposition porteraient à l’indépendance, elle prendrait soin de borner par tous moyens leur accroissement et leur industrie. Maîtresse absolue de la navigation, elle déclarerait une guerre sanglante à tous voituriers de mer, s’il est permis de parler ainsi, ce qui ne serait au fond qu’étendre son tyrannique acte de navigation en même temps que son empire. Ses peuples feraient alors eux-mêmes le commerce entier de l’univers, et cela sans doute est très beau ; mais prenez garde que par une conséquence inévitable, tout peuple à qui le commerce extérieur est interdit, perd bientôt l’industrie. La cessation de celle-ci étrangle la population ; avec la population tombe l’agriculture. Oh ! je demande aux Anglais ce qu’ils retirent des côtes de l’Afrique qu’on appelle la Barbarie ; des bleds, diront-ils, et c’est tout ce qu’il nous faut. Sans doute, et je le dirai dans le Chapitre suivant. Mais toutes les terres ne sont pas de la nature des côtes Septentrionales de l Afrique, qui presque sans aucune culture sont d’une fertilité singulière. Les terres de l’Europe en général ne rapportent que par un travail assidu. Supposons-leur cependant la même vertu qu’à ces premières, et voyons ce que font les Barbaresques avec ce secours. Féroces, livrés au gouvernement du Sabre, c’est-à-dire, à une anarchie presque absolue, ils s’entredétruisent au dedans, et n’ont au dehors d’autre profession que celle d’infester les mers de leurs pirateries. Ils obligent par là, les Anglais, ainsi que toutes les nations commerçantes, à entretenir des flottes qui les contiennent dans un état de paix ; contrainte mal gardée, et toujours enfreinte au moment où elle serait la plus nécessaire. Si au lieu de cela, l’Afrique peuplée comme elle l’était autrefois, et mieux policée encore, chose possible, avait sur ses côtes nombre de villes florissantes, enfin la population et l’industrie relative ; d’une part son produit centuplerait, à l’infini, à l’avantage général de l’humanité ; de l’autre ses besoins multiplieraient de même, et les nations les plus industrieuses, hardies et économes dans le commerce en profiteraient, dans la concurrence néanmoins de toutes les autres, chacune en proportion de ses avantages naturels.
Considérons d’autre part la Hollande, l’opposé diamétral assurément de l’Afrique autant par l’industrie et la population que par le climat. Un Politique faible, un Historien partial vous diront comme le Sultan Selim, que pour le bien de l’humanité, il eût fallu jeter dans la mer ce petit morceau de terre ; que dans son enfance et sa jeunesse ce pays fameux a été arrosé de ruisseaux de sang ; qu’il a ruiné l’Espagne et par contrecoup épuisé d’hommes tous les États de la Maison d’Autriche ; qu’élevée par nos soins ingrate de tant de bienfaits, la Hollande a soulevé contre nous l’Europe entière et soudoyé nos ennemis ; que la première elle a changé l’esprit liant et pacifique du commerce en une politique barbare qui n’a rien eu de sacré que son propre intérêt ; qu’elle a donné l’exemple d’une dérision indigne de la Religion sous le nom de tolérance ; que sa liberté n’a servi qu’à autoriser le libertinage, à multiplier et répandre par l’impunité de la presse les libelles les plus dangereux ; qu’en un mot, c’est le rendez-vous des vices humains, où l’on ne connaît d’autre Dieu, que leur principe, à savoir la cupidité.
C’est ainsi que je l’ai oui peindre par des gens qui croyaient dire vrai. Retournons le feuillet, et cherchons la vérité. Les guerres de Flandres ont sans contredit été très opiniâtres et à la longue très sanglantes ; mais je soutiens que, loin d’être destructives pour l’humanité, elles ont été tout le contraire. Repassons les annales de l’art de la guerre en Europe depuis que les nations du Nord eurent détruit l’Empire Romain, les invasions des Barbares, leurs guerres entre eux, les ravages des Normands, nos guerres avec les Anglais, nos courses en Italie, etc. on ne verra dans tout cela que des expéditions rapides, où tout pliait devant le nouveau venu qui allait brulant et saccageant, jusqu’à ce que rencontrant l’ennemi, le sort des armes se décidait par une bataille sanglante où l’une des nations était exterminée, et l’autre affaiblie au point de ne pouvoir s’en relever de longtemps ; c’est ainsi que les Hurons et les Iroquois se font la guerre. Les guerres de Flandres faites dans un pays où tout était en armes pour sa défense contre des étrangers, obligèrent les deux partis à se disputer le terrain pied à pied. Les nécessités grandes et capitales des deux côtés rendirent l’esprit des gens de guerre inventif ; on courait de grands dangers, on était mû par de grandes passions ; il fallut faire de grandes choses pour de petits succès. Dès lors la réputation entra pour beaucoup dans la guerre, et la plus cruelle des guerres dans son principe se trouva par cette gradation avoir civilisé l’Europe dans ce genre meurtrier. L’art de vaincre prit la place de l’art de détruire ; et sans étendre plus loin une discussion qui me mènerait hors de mon sujet, on sent la différence de ces deux points, et je m’en rapporte aux gens du métier pour décider si la guerre réduite est art n’est pas infiniment moins meurtrière que les courses de la barbarie et de la férocité.
Quant à l’allégation, qu’elle a ruiné et dépeuplé l’Espagne, j’ai dit autre part que c’était à toute autre chose qu’il fallait attribuer la dépopulation de ce beau Royaume ; en effet, rappelons-nous ce que c’était que les armées que l’ambition de l’Espagne envoyait dans les différentes contrées de l’Europe. Trois ou quatre mille hommes des vieilles bandes Espagnoles, troupes alors de la plus haute réputation, étaient regardés comme un renfort capable de changer la face de la guerre. Si l’on veut balancer ce qu’il est sorti d’hommes de l’Espagne pour les guerres de Flandres et d’Italie, avec ce qu’il en est sorti et ce qu’il en sort continuellement de la Suisse, on verra qu’il n’y a aucune comparaison ; cependant la Suisse est toujours également peuplée et cultivée. Pourquoi cela ? C’est que les sources de l’or arrivent en fleuves en Espagne, et ne sont plus que de petits ruisseaux, quand elles parviennent en Suisse.
La Hollande, dit-on, nous doit son existence ; ingrate depuis, elle a été notre pire ennemie. Raison d’État ; et quel Gouvernement au monde est en droit de réclamer le toit des bienfaits ? Quand nous avons appuyé la Hollande, ce fut pour affaiblir l’Espagne trop puissante alors. La triple alliance, époque du revirement de système de cette République à notre égard, était dans la raison d’État. Un Roi, jeune, puissant et redouté, allait devenir leur voisin en vertu d’un droit au moins litigieux et d’un fait très décidé. L’ancien possesseur était faible, et hors d’état de se faire craindre. S’il y eût eu lieu à des discussions pacifiques de droit, et que la Hollande eût sonné le tocsin en s’alliant contre nous, le trait eût été ingrat et trop audacieux ; mais notre Cour en entamant des négociations, se faisait rapidement justice par les armes : le Ministre d’Angleterre arrive, propose une alliance qui établit un contrepoids ; le chef de la République s’y engage, et ne se sert ensuite de cette augmentation de forces, que pour appuyer et faire conclure une paix qui nous fut avantageuse. Quand le Ministre d’autrui fait pour son Maître ce que nous voudrions que le nôtre fît pour nous, l’équité, qui est la vraie politique, veut que loin de le haïr, son ennemi même l’estime. La grande âme de Louis XIV était faite pour ces sentiments-là, si ceux de ses Ministres qui avaient intérêt de l’occuper de la guerre, n’avaient cherché à faire dégénérer en fierté son penchant vers la gloire. Il ne pardonna pas à la Hollande d’avoir connu ses vrais intérêts, et la marque qu’il lui donna peu après de son indignation fut d’espèce à changer le cœur et l’esprit de l’Europe entière à notre égard. Depuis Louis XI aucun de nos Princes n’avait paru avoir le génie usurpateur ; les apparences en furent longtemps dévolues à la maison d’Autriche, et les grands hommes en tout genre qui l’ont servie, n’ont pu empêcher que l’effroi que toute l’Europe conçut de ses desseins n’ait affaibli de toutes parts cette puissante Maison. Louis XIV par son expédition de Hollande se rendit propre cette fâcheuse disposition de ses voisins ; faut-il être étonné que ces Républicains, plus exposés que tous les autres, aient fait contre lui tous les efforts qu’inspirent de tels ombrages ?
Quant au reproche d’injustice et de politique barbare dans le commerce, il y en a peut-être bien eu quelque chose jadis dans les détails ; mais de dire qu’ils aient été les premiers, cela est faux. Qu’on voit les guerres de Venise et de Gènes, qu’on remonte enfin jusqu’à Carthage, les annales du gouvernement marchand sont et toujours seront tachées des traces impures de la cupidité dominante. Le commerce doit servir en toute liberté, et jamais ne commander.
Pour ce qui est de la tolérance, c’est un chapitre qui n’entre point dans mes spéculations déjà trop étendues ; mais je la crois plus propre à détruire les faux cultes qu’à les autoriser ; et la liberté de la presse qui serait un vice principal dans un pays gouverné, est un incident de rien en un rendez-vous public, où la police tient lieu de lois et où le travail sert de police. Le travail, quoi qu’on en dise, est plus d’habitude en Hollande, qu’excité par la cupidité destructive. Vous, qui cherchez des vices en Hollande, souvenez-vous que leur mère est l’oisiveté.
La voilà, je crois, considérée sous son vrai point de vue, et lavée des reproches principaux que lui font ses ennemis. Voyons maintenant si l’humanité en général ne lui aurait pas de véritables obligations.
Le commerce du Levant et celui de l’Asie par la voie unique des caravanes était le seul connu en Europe, avant que la nécessité eût obligé les Hollandais à se faire un fonds de leur industrie. Ces commerces cultivés par quelques peuples d’Italie, et qui n’avaient de théâtre que la Méditerranée, laissaient toujours dans l’enfance l’art de la navigation. Les Portugais avaient doublé le Cap de Bonne-Espérance et trouvé la route des Indes Orientales, et les Espagnols avaient découvert, conquis et dévasté les côtes Méridionales de l’Amérique ; mais les premiers dormiraient peut-être encore seuls dans leurs comptoirs d’Asie, et les derniers se contenteraient de faire fouiller des mines, si les Hollandais forcés par la nécessité et par l’interdiction du commerce dans les ports d’Espagne, n’avaient de toutes parts tenté et établi la concurrence par des travaux inouïs, une audace et une constance plus qu’humaine.
On sait que les premiers navigateurs Anglais et Français, que le désir de s’enrichir et la témérité romanesque qui régnait alors porta vers les côtes de l’Amérique Septentrionale, échouèrent la plupart dans leurs entreprises, parce que comptant pour rien les avantages de la nature qui s’y présentaient de toutes parts, ils ne songeaient en débarquant qu’à s’occuper de l’inutile recherche des mines, et que les autres abandonnèrent volontairement ces beaux pays dès qu’ils virent qu’on n’y trouvait ni or ni argent. Les Hollandais montrèrent les premiers à l’Europe encore barbare que le vrai moyen de trouver l’or, était d’acquérir et approprier à nos besoins les productions de la terre et de la mer, s’éveiller matin, s’endormir tard, travailler jour et nuit, et s’ouvrir les routes de l’échange.
Non seulement ils apprirent à faire circuler les métaux, mais encore à les reproduire par le moyen des banques nationales ; ils établirent des Compagnies, et rirent enfin régner l’industrie de l’Europe sur l’univers entier. Si les Anglais ont un commerce, si nous eûmes une marine, nous la devons aux Hollandais.
Ajoutez à ces objets généraux tant d’autres services de détail, la perfection des manufactures, l’art des canaux, de la construction marchande etc. il se trouvera que l’industrie Hollandaise a plus instruit et accommodé le monde moderne, que la philosophie, la législation et les arts de la Grèce n’éclairèrent le monde ancien. Si pourtant on peut citer un exemple d’un peuple qui ait poussé ses avantages au plus haut point où ils pouvaient aller et au-delà du degré imaginable, c’est assurément celui-là. Le monde entier y a gagné, et ceux même à qui leur puissance a fait le plus d’obstacles.
On verra à la suite de ceci, qu’il entre dans mes principes que chacun se mette en état chez soi de ne pas recevoir la loi de son voisin. Je dirai aussi comment l’esprit d’équité constante et soutenue doit donner aux armes un poids et une force plus à l’abri des revers de la fortune qu’elles ne l’ont sans cela. À l’égard du premier de ces deux points, je crois l’avoir sous entendu en mettant à la tête de tout la force et la vivification intérieure. J’établirai bientôt que les moyens de se faire respecter en sont une des appartenances absolues. Je reviens à mon principe. Dans la spéculation actuelle, la France est la capitale, les pays étrangers sont les provinces.
Notre intérêt donc ici, comme ci-dessus, est que les grands chemins soient libres et les communications assurées d’un bout à l’autre de ce vaste Empire. La première des communications est sans contredit la mer ; on préjuge d’avance à quel point j’y établirai la liberté, ainsi que celles des rivières, des chemins, des frontières, de tout enfin ce qui peut faciliter la communication entre nous et les contrées étrangères même les plus éloignées.
Nous avons dit aussi qu’il importait de renvoyer justice et protection aux lieux d’où on veut tirer service et subvention ; nous ne pouvons exécuter ces deux opérations chez l’étranger que par la voie de la guerre et de la paix. Il faut donc que l’empire de ces deux choses soit dans notre main, et cet empire, je l’avance hardiment, n’y saurait subsister qu’en conséquence de mes principes, et surtout de cette équité prédominante dont je fais le premier et le plus puissant de mes moyens. Maintenant, après avoir établi l’essence du commerce étranger en général, tâchons d’en déduire les attributs et le détail.
Mais qu’on se souvienne à jamais qu’ainsi qu’une famille ne peut prospérer seule sans le concours des autres familles dont elle est environnée, de même une bourgade, une ville, un État perdront toujours à vouloir réaliser la chimère de la prospérité exclusive.
La Chine, qu’on cite quelquefois comme exemple qu’un Empire peut subsister et prospérer sur sa propre substance, sans avoir aucune relation de commerce ni de politique avec ses voisins, la Chine eût beaucoup gagné si elle eût employé à civiliser les Tartares, les frais, les soins et le travail que lui coûta sa célèbre muraille. Je parlais ci-devant à des Chrétiens et j’aurais pu leur alléguer une loi dictée par l’Être souverain qui leur enjoint de vivre tous comme frères, et qui proscrit en conséquence la politique de l’intérêt particulier. Je parle maintenant à l’univers entier, et conséquemment faisant abstraction de notre Loi, quoiqu’elle ne prêche que douceur et humanité, je suis en droit de demander aux nations Mahométanes et Payennes la même impartialité ;
Consultons la loi naturelle. Qu’on élève ensemble cent enfants des différentes nations des quatre parties du monde, sans leur dire qu’ils sont étrangers les uns aux autres ; on verra naître entre eux les mêmes liaisons d’intimité qui désignent les premiers principes de la société : ils se réuniront pour le plaisir, se sépareront pour l’étude, s’entraideront au travail. Les hommes enfin sont tous frères par nature, et la nature ne fut jamais un mauvais politique.
Le mal est que les gens attentifs aux petits intérêts ont presque toujours prédominé dans le monde. Le bien est fort au dessus de nous, le mal rampe à nos pieds ; en conséquence la vie de l’homme qui tend au bien est spéculative, celle de son contraire est active. Par une suite de la faiblesse humaine, l’homme actif arrive communément à son but. De là vient que de cent personnes qui arrivent sur le grand théâtre des dignités (ce qui au fond est bien peu de chose, si ce n’est pour faire bien) à peine y en a-t-il dix qui aient les grandes vues, c’est-à-dire, un génie vaste, éclairé et droit en même temps. Or les petits hommes dans les grandes places, et devenus conséquemment maîtres des grands ressorts, sont ceux qui ont établi comme une vérité le mensonge le plus physique, à savoir, que les maximes d’État ne s’accordent pas avec l’exacte probité. Je suppose qu’un homme fourbe soit ministre, mille particuliers honnêtes gens ne peuvent l’empêcher d’être tel, ni même éviter d’en être opprimés s’ils se trouvent en son chemin. Cet homme alors et ses flatteurs attribueront à sa supériorité le succès qui n’est dû qu’au poids de sa position. Si un homme de la trempe de ceux qu’il croit primer, se trouvait en tête de notre Sicophante, ministre d’un Prince égal, ou même inférieur, c’est alors que le fripon et ses ruses montreraient la corde ; mais la Providence qui veille à l’équilibre des nations, en même temps qu’elle permet que leurs fléaux les plus actifs naissent d’ordinaire au milieu d’elles, la Providence, dis-je, sait bien que notre petit grand trouvera presque toujours son semblable dans son antagoniste. Oh ! quand les deux arlequins se rencontrent, c’est à qui surpassera son compétiteur en grimaces, et voilà la politique des prétendus hommes d’État qui ont voulu bannir de leur science l’équité.
Aujourd’hui cependant le monde devient plus éclairé sur ces sortes de choses ; les mystères d’État n’en imposent plus à l’humanité, qui s’est fait des révolutions passées un tableau de proportion pour juger du vrai mobile des grands évènements présents et futurs. Nous voyons que des misères d’intérêts ou de passions particulières ont de tout temps décidé des plus grandes choses ; et le masque de la politique est désormais percé à jour.
Il serait difficile, si jamais on savait qui je suis, de coudre à ma position et à ma façon d’être toutes les ébauches de notions éparses dans cet ouvrage. Je puis néanmoins ajouter que quoique ceci ait été écrit tout de suite (et il y paraît,) il m’en coûterait moins encore de traiter de tous les détails que j’omets et qui n’entrent pas dans mon plan. Je placerais aisément ici par ordre le dénombrement de chacune de nos provinces, ses lois civiles et municipales, son produit, son industrie, ses moyens particuliers d’exportation actuelle et d’amélioration future. Je déduirais delà en détail notre commerce étranger, et celui de toutes les nations de l’Europe, et en gros, pour les nations étrangères, les mêmes points que je viens d’énumérer pour nous ; il m’en coûterait aussi peu de traiter des intérêts actuels des Princes, de la gradation des actes respectifs qui les constatent depuis cent ans ; est un mot, ce qui git en faits, s’il était de mon sujet, me coûterait moins à parcourir qu’à établir ici tant d’idées différentes, mais qui ressortent à un tout uniforme. Pour tout cela je ne m’en crois pas plus merveilleux, et il y en a mille dans Paris qui en savent autant et plus que moi ; en un mot, les hommes aujourd’hui sont éclairés. C’est donc par le raisonnement et non par le mystère, qu’il faut démontrer la nécessité de l’astuce dans la politique. Oh ! quant à ce point, je défie les plus habiles. Mon système est à découvert, et je le rendrai complet dans toutes ses parties.
CHAPITRE II
De quelle nature d’effets doit être le Commerce Étranger.
Ma tête est le pays des idées, et je crois qu’on commence à s’en apercevoir. Un jour que je rêvais pour m’amuser, il me vint en pensée qu’un terrain de deux toises en quarré mis en petite loge à l’Opéra se louant mille écus par an, et ce terrain se trouvant multiplié en hauteur par le moyen des échafaudages, il se trouverait que par un calcul du nombre de toises ainsi estimées que renferme l’étendue du Royaume, on le rendrait d’un prix inestimable en le couvrant d’histrions, chanteurs, et baladins. Cette folie qui me fit rire un moment, peut avoir trait à une vérité très essentielle qui est l’avantage de la population.
Le terrain dans le quartier des halles à Paris, sur le port à Marseille, et en quelques autres lieux se vend cent pistoles la toise, et relativement au profit naturel qu’on peut faire sur le produit d’une toise de terrain, ce prix est aussi fol que le premier. C’est uniquement la population et l’industrie qu’elle nécessite, qui ont forcé si avantageusement la nature des choses.
Il est constant par cette induction et par tout ce qui se présente à l’entendement, indépendamment des raisons que j’ai déduites, que la population est le bien et l’avantage unique où doivent tendre et se réunir tous les soins tant politiques que civils d’un bon Gouvernement. J’ai fait voir ci-devant comment tous les moyens d’augmenter la population se réduisaient en un seul, à savoir d’étendre les moyens de subsistance. En conséquence de ce principe j’ai d’abord recommandé l’agriculture, qui seule peut établir et multiplier le produit du terrain qui ne nous est point disputé. J’ai ensuite traité des moyens de rendre, autant qu’il est possible, tous les avantages de la société communs aux habitants des divers cantons de ce territoire, afin d’éviter qu’on n’en abandonne certains moins favorisés, pour surcharger les parties vivifiées. Delà j’ai traité des moyens de borner les consommations et de tourner la société de façon qu’on oublie en quelque sorte, est possible, l’axiome homicide qui dit : le superflu chose si nécessaire ; attendu que qui de la consommation d’un seul peut faire celle de trois, gagne 200% sur le meilleur de tous les commerces. J’ai ensuite déduit la façon de porter tous les hommes vers l’agriculture ou l’industrie. Maintenant en supposant que tous ces arrangements soient en pleine vigueur, je vais chercher des subsistances chez les autres.
C’est dire d’un seul mot tout l’objet du commerce étranger bien entendu. Portez à l’étranger autant que vous pourrez de l’or et des matières ouvrées, rapportez de chez lui des denrées comestibles d’abord, et à leur défaut des matières brutes qui servent de fonds au travail de vos manufactures ; voilà tout le secret d’un commerce étranger avantageux, et tout le mystère de cette science si compliquée de détails, et si mal entendue par les Gouvernements qui voudraient que tout allât par leurs lois, par leur inspection, et que tout s’arrêtât en vertu de leurs systèmes et prohibitions.
Revenons au plan tracé dans le précédent Chapitre. Considérons le Royaume comme la Capitale, et les pays étrangers comme les provinces. Nous avons dit qu’il fallait repousser sans cesse l’argent de la Capitale dans les provinces, attendu que selon la constitution des choses, la Capitale l’attirait toujours à elle par les nécessités du Gouvernement, par le séjour des grands propriétaires, par l’influence des grandes affaires, etc. Toutes ces choses au premier coup d’œil ne se rencontrent pas dans la nouvelle Capitale que nous venons de fonder. Elle n’est ni en droit ni en pouvoir de tirer des subsides de ses prétendues provinces ; les grands propriétaires de l’Empire universel sont tous chez eux, il en est de même des grandes affaires. Ainsi la comparaison cloche dès le premier pas et, défectueuse dans le principe, elle le deviendra davantage encore par les conséquences. Considérons mieux cependant, et remontant à la nature des choses, nous retrouverons peut-être la parité dont nous paraissons maintenant si éloignés. Examinons d’abord le premier de ces deux articles sur lesquels nous paraissons en défaut, nous passerons ensuite au second.
Quelle est en soi la nature des subsides ? Si ce n’est autre chose que la loi du plus fort imposée en espèces sur le plus faible, la récolte sera le droit des gens. Mais nous lui avons ci-devant trouvé une définition et plus honnête et plus vraie. La subvention des sujets envers leur Souverain n’est autre chose que la soulte du payement que fait le Prince en justice et protection, et nous avons démontré que si tôt que ces deux subventions n’étaient pas au pair, l’État courait à sa perte. En conséquence il n’y a ni perte ni gain dans cette sorte de commerce ; chacun y fait sa fonctionnel le bien de l’État en résulte ; c’est là tout.
Dans le nouveau Gouvernement établi dans l’induction actuelle, la Capitale qui n’a d’inspection sur les provinces que de supériorité, et qui ne lui doit justice et protection qu’en grand et dans le genre que j’ai renvoyé au chapitre de la guerre et de la paix, n’a pas besoin d’en tirer en services et subvention ce qu’elle ne saurait acquitter en justice et protection.
La circulation se ralentit en proportion de ce que les provinces sont éloignées, je l’ai dit dans la seconde Partie ; mais elle existe, ou bien tout commerce est interrompu. Or quand’ elle existe, il faut qu’elle se rapporte aux règles déjà établies, ou que le fleuve remontant vers sa source, le sang refluant vers le cœur, le désordre se mette dans toute la machine.
Mais, dira-t-on, de quel droit vous considérez-vous ici comme le centre de toutes choses ? Chaque nation n’aurait-elle pas le même droit ? Il s’en faut bien que je ne défende aux autres d’en user ; je ne fais ici pour l’État que ce que chacun fait pour soi dans le monde. En général, involontairement même, on rapporte tout à soi, et de cette infinité de faux calculs naissent cependant le mouvement, les rapports, le bien enfin de la société. Que chaque peuple donc se considère comme le centre universel : pourvu qu’il se conduise selon mes principes, il n’en pourra résulter que son bien et l’avantage général. Si au contraire il s’en écarte et tend au but de la prospérité exclusive, il fera le malheur de ses voisins, et se détruira lui-même après avoir barré les autres ; mais il ne tiendrait qu’au Roi Pasteur de
Lui montrer en moins d’un instant
Qu’un rat n’est pas un éléphant ;
Et que de la façon dont sont constitués les différents États de l’Europe, le véritable éléphant c’est la France, quand elle voudra n’avoir de vues que subordonnées à la justice et à l’équité.
Revenons donc à notre induction faite uniquement pour nous, et disons que la Capitale pleine de peuple, d’industrie et de commodités, n’a naturellement besoin d’aucunes matières ouvrées qu’elle trouve chez elle à meilleur marché que partout ailleurs. D’une part l’immense population y a établi la concurrence qui met au rabais tous ouvrages ; de l’autre le soin de repousser au loin les métaux, et de les troquer sans cesse contre des subsistances, empêche la surabondance de l’or qui seule peut hausser les prix du travail : en conséquence tous ouvrages y sont à meilleur marché, plus parfaits et mieux conditionnés ; d’où il suit que vainement les provinces enverraient les leurs à cette Capitale, puisque tous les avantages de la façon et du prix se réunissent en faveur des matières qui se fabriquent chez elle.
Par les mêmes raisons, les provinces s’y fourniront de tout ce qui leur sera nécessaire en ce genre. À la vérité, ces provinces et les peuples qui les habitent peuvent et doivent tenter à cet égard tous moyens de concurrence.
Il en est deux, à savoir les prohibitions d’une part, c’est-à-dire, les défenses de consommer les ouvrages de vos manufactures, et d’autre part des mesures semblables aux vôtres pour exciter chez eux la même population et industrie que vous avez établie chez vous.
À l’égard du premier de ces moyens, on sait par expérience que ces sortes de défenses font d’ordinaire l’effet contraire à leur objet ; et d’ailleurs, quand j’en serai au Chapitre des prohibitions, on verra que j’en proscrirais bientôt la méthode.
Quant à ce qui est du second moyen, tant mieux pour l’humanité entière, et tant mieux pour nous par conséquent. Chacun alors vaudra tout ce qu’il peut valoir en raison de son produit et de son industrie, et ce marché-là ne saurait nous ôter la primatie.
Mais en attendant que tout le monde soit éclairé sur ses vrais intérêts, marchons aux nôtres. C’est sans contredit de faire jouir les provinces de toutes les commodités inventées et fabriquées chez nous, pour que d’une part le commerce et la communication avec la Capitale leur soit utile, et que de l’autre, elles contractent l’habitude de ces consommations qui doivent nous les ramener fréquemment.
En outre les diverses facilités que la convention générale a attribuées aux métaux, font que tous les hommes les estiment comme richesses, parce qu’ils ont la faculté d’être échangés contre toute sorte de biens, de nécessité et d’opinion ; et parmi le grand nombre peu ont le bon esprit de concevoir qu’il est un point jusqu’auquel l’argent est richesse, et par delà lequel il est pauvreté. En conséquence tous y courent, et tout pays, où l’on trouvera de l’argent en abondance, est sûr d’être l’objet de l’empressement de tous les autres.
Ces matières donc, à savoir argent, commodités et superfluités de la vie, font entre elles la subvention que la Capitale doit aux provinces dans le nouvel arrangement que nous venons de faire, et il en faut attirer en revanche les matières de consommation, comme nous avons dit dans la seconde Partie que Paris devait faire de sa banlieue.
Mais, dira-t-on, de ces deux choses que vous voulez sans cesse fournir, je vois bien d’où vous tirerez la première, à savoir les matières ouvrées ; votre produit, votre population et votre industrie sont des sources inépuisables de ce genre de trésor ; mais quant à l’autre, vous n’avez point de mines, et en eussiez-vous, elles seraient bientôt épuisées au moyen de votre système de toujours solder en argent et recevoir en denrées. Or l’agriculture et la population peuvent aller sans argent, mais l’industrie ne saurait s’en passer.
J’ai dit ailleurs, que si tôt que les métaux étaient sortis de la terre, inutile fardeau au désert, ils couraient se répandre aux lieux où se trouvaient les richesses réelles dont ils devaient être le signe, et par conséquent aux lieux vivifiés par la population. Ainsi donc les communications étant ouvertes, partout où il y aura de l’agriculture, il y aura des hommes ; partout où seront les hommes en nombre, sera l’industrie ; partout où seront ces trois choses, vous verrez circuler les métaux avec facilité.
D’ailleurs en désignant ici la nature du commerce avantageux, je n’ai prétendu en exclure aucun autre, et l’on le verra bien dans la suite de mes principes. L’or nous viendra de toutes parts en échange des choses qu’on viendra prendre chez nous, ou que nous irons porter aux autres ; je n’exclus pas même le commerce de nos denrées chez l’étranger, persuadé que l’entière liberté est l’âme du commerce et de la production : mais j’ai pris mes mesures pour qu’il entre dix fois plus de denrées dans le Royaume qu’il n’en sortira, et c’est tout ce qu’il me faut.
Ces mesures demandent beaucoup de calcul et de finesse dans la réduction des Ordonnances à cet égard ; mais en voici le précis. Ce sont exactement les mêmes qui font que le maraicher de Paris va vendre ses herbes à la Halle plutôt que de les porter à Chartres ou à Montargis.
Si tôt qu’une consommation continuelle et répétée sur les lieux assurera le débit de la denrée à un bon prix et sans déplacer, je doute que personne soit assez fol pour aller courir les risques, et payer les frais de la route et du transport pour les porter aux Hollandais. Il peut arriver cependant qu’un gourmet retiré dans une des deux villes ci-dessus veuille goûter des premiers pois ou des fruits qu’on ne cultive bien qu’auprès de Paris, en ce cas il les fait venir à grands frais ; mais en revanche de cette petite exportation, quelle importation immense ne tire pas de ces lieux et de leur territoire la population Parisienne ! De même, quand les Anglais consommeront ce qu’on appelle les grands vins à Bordeaux au prix où l’on les paie ; quand les Flamands, les Allemands tireront nos premiers vins de Champagne etc. c’est assurément le produit de notre territoire qu’ils consomment ; et c’est une grande perte pour l’État s’ils nous remplacent ce produit en dentelles et autres ouvrages fins, où la forme emporte mille et mille fois le fonds ; mais si nous retirons en blé cet équivalent, nous y gagnerons beaucoup attendu la différence du prix et de la nécessité entre ces deux marchandises.
On a prévu depuis longtemps en France l’inconvénient de l’immense multiplicité des plantations en vignes, et on l’a senti depuis quand toutes nos côtes de l’Océan se trouvant fermées, les peuples de ces parties du Royaume sont morts de faim au milieu de leurs vignobles. Mais à cet égard on a prétendu abattre l’arbre par les feuilles. On a défendu les nouvelles plantations, et ordonné d’en arracher plusieurs des vieilles.
Combien d’Ordonnances on s’épargnerait en considérant les choses dans leur principe et jamais dans leurs effets ! Qu’est-il arrivé de cette méthode ? Quelques pauvres diables compris dans la verve des arrachis ont murmuré, d’autres ont acheté des permissions, le plus grand nombre a fait des exposés faux ; et à combiner ceux de toutes les requêtes à certaines Intendances, il se trouverait prouvé par bons certificats que le territoire entier de la généralité est impropre à porter autre chose que des vignes. Somme totale, le nombre des vignes a augmenté de beaucoup, et ira toujours croissant malgré les inconvénients de ce genre de récolte, inconvénients accrus encore par la disproportion du débit à la denrée tant qu’on ne fera pas trouver au colon son avantage à faire produire autre chose à son champ.
En effet, la dépopulation ôtant toute espèce de débit à la denrée comestible, il se trouve que dans l’intérieur des terres des provinces éloignées du commerce, celui qui a fait une abondante récolte n’en sait que faire, et la donne en nature à des volailles qu’il est obligé de consommer faute de débit. Cela irait bien jusque là s’il ne fallait pas payer les charges de l’État, mais à l’échéance il est sergenté et se trouve dans l’oppression au milieu de cette richesse primitive devenue pauvreté par la tournure des choses. Il se retourne alors, et considère autour de lui quelle est la sorte de denrée dont il peut faire de l’argent, puisque c’est de l’argent uniquement qu’on lui demande. Il voit que son voisin devenu vigneron vend bien ou mal sa denrée qui descend par les rivières aux lieux de l’exportation ; il se met à planter des vignes. Son vin lui demeure-t-il ? il le brûle en eau de vie, et s’il pouvait le réduire en esprit de vin et mettre toute sa récolte aux dépenses de ses bois en une bouteille de pinte, pourvu qu’elle lui rapporte de l’argent en proportion des doubles et triples façons qu’il lui aura données pour la réduire à rien, son affaire est faite, et il vit.
Il résulte néanmoins de la réunion d’une quantité d’affaires particulières faites de la sorte, que le produit de provinces immenses va se consommer chez l’étranger en matières, qui n’étant pas de nécessité absolue, ne le mettent point dans notre dépendance, au grand détriment de la population et par conséquent de l’État.
Si au lieu de cela par les moyens de vivification simples, mais indispensables que j’ai établis dans la seconde Partie de cet ouvrage, on était venu à bout de semer partout du peuple, de l’industrie et de la consommation, vous verriez bientôt les vignes se rétrécir d’elles mêmes. Les denrées propres à la nourriture de l’homme deviendraient nécessaires et hausseraient de prix, on en trouverait le débit prompt et assuré dans son canton ; cela suffit et tient lieu de toute ordonnance pour obliger le paysan à quitter le hoyau et reprendre la charrue et la bêche, et ce qui resterait de vignes dans les terrains impropres au labour et au jardinage, rapporterait au double, étant mieux cultivé, parce qu’une nature de bien aide l’autre. Voilà tout mon secret, et je ne connais sorte de denrée qu’il fit tomber que le papier qu’on emploie en ordonnances vaines qui demeurent sans exécution.
Les Anglais pour encourager la culture des grains dans leur île, ont usé d’une singulière méthode qui leur a réussi ; c’est de gratifier aux frais de l’État les exportateurs de cette sorte de denrée. Ils ont modifié et dirigé cet important objet de police sur des proportions relatives au tarif des marchés de l’intérieur pour cette précieuse marchandise. Cette méthode pourrait avoir été bonne pendant un temps et devenir nuisible dans d’autres circonstances ; car il n’est aucun règlement de police de détail immuable ici-bas.
Si mon système absolu n’était pas d’abandonner tout régime de détail en fait de commerce à la prudence et à l’industrie et activité du commerçant, je dirais que je trouverais plus raisonnable de gratifier l’importateur de grains que l’exportateur ; mais quant à moi, je ne voudrais nullement m’en mêler. Il est des peuples qu’un Gouvernement éclairé doit exciter par tous moyens à gagner leur vie ; heureusement le Français n’a jamais donné cette peine-là. Il n’y a qu’à le laisser faire et le protéger, il trouvera de lui-même toutes les routes possibles d’industrie et de gain.
Je ne suis pas vieux, et si pourtant j’ai vu déjà plusieurs fois la disette dans différentes Provinces, et cela sur de simples bruits. Aussi tôt que le prix des grains monte à un certain point, chacun les boucle chez soi, les Provinces abondantes en cette sorte de denrée en regorgent et la voient manger par les charançons, tandis que la famine est à leur porte ; et ceux qui ont permission d’en faire sortir, ne profitent pas du, surhaussement, attendu que les permissions coûtent cher, et que quand même le chef est intégré, ses sous-ordres font leur main.
D’autre part, ceux qui sont chargés de la police des Provinces affamées font des marchés onéreux pour faire venir de bien loin ce qui serait naturellement à leur porte. Comme d’un côté leur défaut à la plupart n’est pas la prévoyance, et que de l’autre ces sortes de révolutions sont d’ordinaire si subites qu’il serait impossible de les prévoir, le secours n’arrive jamais que quand le fort de l’orage est passé. Ces grains amenés de loin, échauffés et quelquefois pourris en partie arrivent au moment où la nouvelle récolte a remis une sorte d’abondance dans le pays ; et comme il ne faut pas tout perdre, et au contraire ; on oblige les Provinces à consommer ces grains qui portent des maladies dans un pays déjà dévasté par la disette précédente.
Qu’on ne crie point à la satire, mes preuves sont faites, et c’est devant Dieu que je veux n’en avoir jamais à me reprocher. Ce que je dis, je l’ai vu cent fois, et d’un œil qui sait voir au-dessus des erreurs populaires. On dit ici ce que l’on veut, et il n’y a rien qui ne puisse être présenté d’un beau côté ; mais quatre millions de témoins appuieraient mon allégation. Et comment cela pourrait-il se faire autrement ? Je suppose que l’Auvergne, le Limousin et les pays voisins, Provinces les plus méditerranées du Royaume, manquent tout à coup de subsistance ; si le bruit de la cherté se répandant, la Bourgogne, le Poitou, le Haut Languedoc, pays abondants, resserrent leurs grains, il faut que les bloqués reçoivent les vivres par les oiseaux, ou désertent leur Pays. Mais, dira-t-on, l’on y pourvoit avec prudence ; chaque Administrateur sait ce qu’il lui faut de grains pour la subsistance de sa Province, et laisse sortir le reste : opération raisonnable, puisqu’il n’est pas juste de s’exposer à mourir de faim, pour secourir ses voisins qui ne souffrent souvent qu’en opinion, et parce que des monopoleurs ont entrepris de mettre chez eux la disette qu’ils parviendraient à nous communiquer aussi.
Belle spéculation ! et si je demandais tout à l’heure à chacun de ces Thermomètres ambulants ce qu’il leur faut de grain, année commune, pour nourrir leur département, les plus sages me diraient qu’ils n’en savent rien, comme en effet cela est impossible à savoir, et les autres me produiraient une somme idéale, comme le sont du plus au moins tous les dénombrements. Mais je veux que ce soit chose estimable ; pour savoir à quoi la consommation doit se monter, en seront-ils plus instruits de ce qu’ils ont réellement de grains chez eux, de la disposition et fantaisie des possesseurs, soit pour débiter, soit pour attendre, etc. ? C’est pourtant sur des suppositions de cette nature qu’on leur attribue la superintendance des entrailles des sujets du Roi : et moi, je vais donner mon secret pour abréger tous ces calculs, pourvoir à tant de craintes vraies ou fausses, détruire à jamais le monopole ; et je mets ma tête, qui vaut bien la leur, qu’il n’y aura jamais plus de famine, ni même de disette dans aucun canton du Royaume.
Ce secret est tout simple comme le sont tous les miens ; car il en est de cela comme des ruses dont la meilleure est de n’en point avoir. Le judicieux David Hume a dit que l’argent est comme l’eau, qui prend nécessairement son niveau. Ce trait de génie est relatif au blé tout de même.
Considérons notre heureuse position, indépendamment de l’incomparable fertilité de nos Provinces, qui selon mon plan ne doit pas nous suffire, nous donnons la main de toutes parts aux pays de l’abondance en ce genre ; à droite l’Italie, la Sicile, l’Afrique ; à gauche l’Angleterre, l’Irlande, le Nord, etc. Dans cette position pouvons-nous jamais craindre de manquer de blé ? Laissez-le courir en toute et entière liberté d’un bout à l’autre du Royaume. Ce ne sera point le blé de Picardie qui viendra nourrir l’habitant d’Aurillac affamé ; mais si tôt qu’on apprendra qu’un marché en manque, les voisins s’empresseront d’y en apporter, et ce marché deviendra tout de suite le plus abondant. Si l’appas du gain a obligé les susdits voisins qui n’avaient que leur provision nécessaire à se dégarnir avant le tems, l’annonce du feu se montrera bientôt chez eux, et dès lors les pompes d’accourir. Ainsi de proche en proche les grains reflueront d’eux-mêmes et sans aucun soin de police, des extrémités au centre. Arrivés aux frontières, les mers, les rivières, tout vous est ouvert, fussiez-vous au milieu d’une guerre sanglante ; vos ennemis fussent-ils les maîtres de la mer, article dont je vous garantirai tantôt, rien n’empêchera le commerce et la cupidité de l’ennemi même d’apporter du blé où il en manque : ainsi donc pour maintenir l’abondance des grains dans le Royaume, que faut-il faire ? rien.
M. Colbert a passé et passera toujours pour avoir su gouverner l’intérieur du Royaume ; pendant tout le cours de son ministère les grains n’ont jamais été gênés un seul instant. Il prenait soin seulement que les grandes Villes, celles surtout qui sont voisines des débouchés maritimes, s’approvisionnassent de grains étrangers, et laissait aller le reste.
Ce soin même (si j’ose raisonner d’après ce grand homme d’État) me paraît superflu et dangereux : superflu, en ce que l’industrie et l’activité du commerçant saura prévenir toujours la nécessité des approvisionnements, et que par ce moyen les frais et la perte du magasin seront aux dépenses ou de l’étranger ou du particulier qui veut bien les supporter, et non à ceux du public dont les affaires ne sont jamais mieux administrées que quand il n’en a point ; dangereux, en ce que c’est un commencement d’inspection dans une matière où toute inspection ouvre sa porte aux plus grands inconvénients.
Revoyez d’un coup d’œil l’histoire entière ; vous y trouverez que le propre de tous les Gouvernements du monde est d’aimer les détails, en proportion de ce qu’ils deviennent incapables et languissants. Plus l’esprit est faible, plus il aime à embrasser des objets nouveaux ; et la même paresse qui laisse flotter les vraies rênes du Gouvernement, voudrait ramener à soi les moindres fils de l’administration particulière. Ainsi donc un, grand Ministre qui sait où l’autorité doit s’arrêter d’elle-même, doit, s’il est homme de bien, se supposer des successeurs qui l’ignoreront, et en conséquence éviter de toucher de certaines cordes qu’une main malhabile peut et doit déranger tout à fait.
Il y a des provinces où l’on a imaginé de faire des magasins de blé au nom du Roi, soit pour les troupes, soit pour les occurrences et nécessités du pays. Qu’arrivera-t-il de cela ? C’est qu’un jour ce sera le canevas d’un monopole criant. Quand il faudra remplir les greniers, le nom du maître privilégié partout arrêtera les grains, et les employés les auront au prix qu’ils voudront. Faudra-t-il vider les magasins, de crainte que les grains ne dépérissent ? Le même nom sacré arrêtera toute autre vente, et servira de voile à un gain sûr et illicite.
J’ai vu des privilégiés affamer un pays, et qui plus est, en extorquer honneur et chevance ; je n’en dirai pas davantage par les principes que je me suis faits. Il n’y a rien, vous répondent à cela ceux qui ont assez bon esprit pour vous entendre, qui n’ait son inconvénient. Qu’on me montre celui de l’entière et absolue liberté, et j’y répondrai : mais faisons mieux et recevez le défi de l’abeille aux frelons ; on a assez longtemps usé de votre méthode, et tous les quatre ans une disette en a été le prix. Nous voilà à la veille d’une guerre qui nous fermera la mer, le temps ne nous est pas favorable, essayez de la mienne, et vous savez ce que j’ai parié. Je fais plus, je me montrerai alors, et l’on ne me trouvera peut-être pas indigne de répondre aux pieds du Souverain de la nourriture de ses sujets, pourvu qu’on me permette, au premier bruit de disette dans quelque canton, d’y aller voir.
La confiance entière que j’ai en cet unique moyen, la liberté, fait que je n’hésiterais pas même à demander, au moins jusqu’après l’épreuve, la surséance des soins paternels que prennent en temps de calamité les Compagnies souveraines auxquelles la haute Police est dévolue. Je sais qu’aucunes vues de faveur, et moins encore d’intérêt particulier ne les déterminent dans leurs Arrêts, et qu’ils n’agissent à cet égard que par des vues de Citoyens et de Magistrats ; mais d’une part, si l’on leur lie les mains, ce qui arrive quelquefois, le découragement, la terreur des peuples et l’audace du monopole en augmentent ; de l’autre, si l’on les laisse agir, leur autorité trop compliquée et trop formaliste pour les détails de la basse Police est très redoutée dans la haute, attendu qu’il y a peu de subterfuges contre des Arrêts du moment, que le consentement des peuples autorise dans leur exécution. Cet appareil effraie le commerce, accroît les huées souvent injustes de la populace, et grossit le mal en augmentant le bruit.
Que demande la Police ? Que j’arrête le monopole ; je lui promets de faire crever dans leur peau les monopoleurs en les prenant sous ma protection. En quelque coin du Royaume qu’un tel homme, ou un telle compagnie prétende faire enchérir les blés, plus il massera, plus il me fera de plaisir. Il n’ira pas choisir pour ces sortes de magasins des lieux d’un abord intarissable où jamais son amas ne serait qu’un grain de fable. C’est aux lieux qui lui paraissent aisés à épuiser, qu’il commencera son opération. Laissons-le faire, et eût-il bâti sur le mont d’or en Auvergne la tour de Babel, sa pompe aspirante sera précisément le moyen qui de proche en proche attirera en France les grains de la Livonie d’une part, et ceux de l’Égypte de l’autre. Je lui désirerais les reins assez forts et l’entendement assez aveugle pour continuer longtemps son opération, j’aurais par son moyen un magasin sûr aux lieux les plus escarpés du Royaume ; mais il n’aura garde, et bientôt voyant que la cherté n’existe que dans sa cupide imaginative, las de faire remuer son blé et étançonner ses greniers, il les ouvrira de lui-même à perte, et sera corrigé pour jamais.
Cet exemple en grand porte sur toutes semblables opérations en petit marchand de blés devenu presque la chouette de la société à force de malentendus et d’abus, bien ou mal intentionné serait toujours très libre d’acheter, mais son propre soin et celui de son camarade l’empêchèrent de survendre jamais. Il en est de ce genre d’hommes comme de l’homme en général ; voulez-vous le rendre utile, multipliez l’espèce.
Mais, dira-t-on, l’exemple que vous venez de nous citer vous l’avez précisément pris à votre propice. Vous mettez la famine au centre du Royaume, entourée de toutes parts de l’abondance qui vient au secours, et qui attire après soi le superflu de l’étranger ; il vous est aisé de la sorte de reprendre votre prétendu niveau. Mais changeons la thèse et supposons des calamités étrangères qui au moyen de la liberté donnée au commerce des blés dans le Royaume attirent tout à coup le suc alimentaire de vos campagnes ; la multitude d’éveillés que vous avez dressés à ce genre de commerce, parcourra à l’instant vos provinces, votre grain descendra au lieu de remonter, et où en retrouverez-vous après ? Votre liberté de sortie et d’entrée étant égale, le besoin et la cherté étant ailleurs, tout sera en sortie et rien en entrée ; vous apaiserez la première faim chez vos voisins, et vous succomberez sans ressource sous le poids de la dernière.
Je réponds à cela, que je suppose la famine où elle naît d’ordinaire, c’est-à-dire, aux lieux les plus ingrats et les plus éloignés du commerce ; et quant au fait que l’on m’oppose, c’est une hypothèse de pure fiction ; puisque, si la di