Le caractère à part de la science économique

La science économique a cela de particulier qu’elle appartient à un domaine spécifique du savoir qui n’a pas nécessité à être réfuté par l’expérimentation scientifique. Elle s’inscrit dans un cadre théorique plus général de l’action humaine, la praxéologie, dont la substance est par nature organique et complexe, et dont l’objet ne peut être caractérisé par une formulation mathématique, aussi élaborée soit-elle.


Le caractère à part de la science économique

Par Ludwig von Mises.

Cet article a été originellement traduit par Raoul Audouin, vous pouvez consulter la version originale sur le site d’Hervé de Quengo.

  1. Singularité de l’économie politique

Ce qui confère à la science économique une place particulière et unique dans la sphère tant de la connaissance pure que de l’utilisation pratique du savoir, c’est le fait que ses théorèmes propres ne sont susceptibles ni d’être vérifiés ni d’être démentis sur la base de l’expérience. Assurément, une mesure suggérée par un raisonnement économique correct aboutit à produire les effets visés, et une mesure suggérée par un raisonnement économique fautif n’y parvient pas. Mais une telle expérience est toujours, malgré tout, une expérience historique, c’est-à-dire l’expérience de phénomènes complexes. Cela ne peut, on l’a déjà montré, ni prouver ni démentir aucun théorème déterminé. L’application de théorèmes économiques erronés entraîne des conséquences non désirées. Mais ces effets-là ne possèdent jamais la force démonstrative irrésistible dont jouissent les faits expérimentaux dans le domaine des sciences de la nature. Le critère ultime de l’exactitude d’un théorème économique ou de son inexactitude, est uniquement la raison, sans aide possible de l’expérimentation.

Ce qu’il y a de redoutable dans cet état de choses, c’est qu’il empêche l’esprit naïf d’admettre la réalité des choses dont traite l’économie. Aux yeux de l’homme en général, est « réel » ce à quoi il ne peut rien changer et à l’existence de quoi il lui faut ajuster ses actions s’il veut arriver à ses fins. La connaissance de la réalité est une expérience pénible. Elle enseigne avec autorité les limites imposées à la satisfaction des désirs. C’est à contrecœur que l’homme se résigne à reconnaître qu’il y a des choses — en fait, tout le réseau complexe des relations causales entre les événements — que l’on ne peut changer selon ses rêves. Mais l’expérience sensible parle un langage aisément compréhensible. L’on ne discute pas avec des expériences. La réalité de faits expérimentalement établis ne peut être contestée.

Mais dans le champ de la connaissance praxéologique, ni le succès ni l’échec ne parlent un langage clair que tout le monde comprenne. L’expérience tirée uniquement de phénomènes complexes ne coupe pas la route à l’évasion dans des interprétations où les désirs sont pris pour des réalités. La propension de l’être naïf à s’imaginer que ses idées, si vagues et contradictoires qu’elles soient, sont irrésistibles comme la vérité même ne rencontre dans l’expérience aucun démenti manifeste et dénué d’ambiguïté. L’économiste n’est jamais en mesure de réfuter les charlatans et faux savants en matière économique, comme le peut le médecin en face du sorcier et du marchand d’orviétan. L’Histoire ne parle qu’aux gens qui savent comment l’interpréter sur la base de théories correctes.

2. L’économie et l’opinion publique

La portée de cette différence épistémologique s’éclaire si l’on se rend compte que l’utilisation pratique des enseignements de la science économique suppose qu’ils soient acceptés et appuyés par l’opinion publique. Dans une économie de marché, l’application des innovations technologiques ne nécessite rien de plus que la connaissance de leur caractère judicieux par quelques esprits informés, voire un seul. Les pionniers d’un tel progrès ne sont pas entravés par la lenteur d’esprit et les réactions maladroites des masses. Ils n’ont pas besoin de s’assurer de l’approbation préalable des gens inertes. Ils peuvent se lancer dans leur projet alors même que tout le monde se rit d’eux. Plus tard, lorsque des produits nouveaux, meilleurs et moins coûteux apparaîtront sur le marché, les rieurs se les disputeront. Si borné que soit un homme, il sait distinguer entre une paire de chaussures et une autre plus chère, il est capable de comprendre l’utilité des nouveaux produits.

Mais il n’en va pas de même dans le domaine de l’organisation sociale et de la politique économique. Ici, les théories les meilleures ne trouvent d’application que si l’opinion publique les soutient. Elles ne peuvent pas fonctionner sans être acceptées par une majorité du peuple. Quel que puisse être le système de gouvernement, gouverner durablement un pays sur la base de doctrines rejetées par l’opinion publique n’est pas imaginable. Un jour ou l’autre, la philosophie de la majorité prévaut. À long terme, il ne peut pas subsister de système de gouvernement impopulaire. La différence entre démocratie et despotisme n’affecte pas l’issue finale. Elle n’influe que sur la méthode par laquelle l’adaptation du système de gouvernement à l’idéologie adoptée par l’opinion publique pourra s’effectuer. Des autocrates impopulaires ne peuvent être renversés que par des soulèvements révolutionnaires, tandis que des gouvernants démocratiques atteints d’impopularité sont pacifiquement éliminés par les élections suivantes.

La suprématie de l’opinion publique ne détermine pas seulement le rôle à part que la science économique remplit dans la structure d’ensemble du savoir et des connaissances. Elle détermine tout le processus de l’histoire humaine.

Les discussions habituelles concernant le rôle que joue l’individu dans le cours de l’Histoire passent à côté de l’essentiel. Rigoureusement tout de ce qui est pensé, agi et accompli, est l’œuvre d’individus. Les idées nouvelles et les innovations pratiques sont toujours le fait d’hommes exceptionnels. Mais ces grands hommes-là ne peuvent parvenir à modifier les situations selon leurs plans s’ils ne persuadent l’opinion publique.

La société humaine ne peut produire ses fleurs qu’à travers deux facteurs : le pouvoir intellectuel d’hommes hors du commun, capables de concevoir des théories sociales et économiques saines, et l’aptitude d’autres hommes, ou des mêmes, à les faire apprécier favorablement par la majorité.

3. L’illusion des anciens libéraux

Les masses, les légions d’hommes ordinaires, ne produisent point d’idées bonnes ni mauvaises. Ils choisissent seulement entre les idéologies élaborées par les chefs de file intellectuels de l’humanité. Mais leur choix est sans appel et détermine le cours des événements. S’ils préfèrent des doctrines malsaines, rien ne peut empêcher le désastre.

La philosophie sociale de l’âge des Lumières ne comprit pas les dangers que pouvait engendrer la prédominance d’idées fausses. Les objections que l’on a coutume d’opposer au rationalisme des économistes classiques et des penseurs utilitaristes sont sans force. Mais il y avait une faille dans leur doctrine. Ils supposèrent naïvement que ce qui est raisonnable l’emportera simplement parce que c’est raisonnable. II ne leur vint jamais à l’esprit que l’opinion publique pourrait s’enticher d’idéologies de pacotille, dont l’application nuirait à la sécurité et au bien-être et disloquerait la coopération sociale.

Il est de mode aujourd’hui de traiter avec mépris les penseurs qui critiquèrent la foi des philosophes libéraux dans l’homme ordinaire. Pourtant, Burke et Haller, Bonald et de Maistre prêtèrent attention à un problème essentiel que les libéraux avaient négligé. Ils étaient plus réalistes que leurs adversaires dans l’appréciation des multitudes.

Certes, les penseurs conservateurs œuvraient dans l’illusion que le système traditionnel de gouvernement paternaliste et la rigidité des institutions économiques pouvaient être maintenus. Ils étaient pleins d’admiration pour l’ancien régime qui avait rendu les peuples prospères et avait même humanisé la guerre. Mais ils ne voyaient pas que c’étaient précisément ces réalisations qui avaient multiplié la population et ainsi créé un surcroît de peuplement pour lequel il n’y avait pas de place libre dans le système ancien de restrictionnisme économique. Ils fermèrent les yeux sur l’expansion d’une catégorie de gens qui se trouvaient hors de l’enceinte de l’ordre social qu’ils voulaient perpétuer. Ils ne surent suggérer aucune solution au plus brûlant des problèmes que l’humanité eût à affronter à la veille de la « révolution industrielle ».

Le capitalisme donna au monde ce dont il avait besoin, un niveau de vie plus élevé pour un nombre constamment accru d’êtres humains. Mais les libéraux, les pionniers et propagandistes du capitalisme méconnurent un point essentiel. Un système social, si bienfaisant qu’il soit, ne peut fonctionner sans l’appui de l’opinion publique. Ils n’avaient pas prévu le succès de la propagande anticapitaliste. Après avoir réduit à néant la fable de la mission divine des rois revêtus du sacre, ils se laissèrent séduire par les doctrines non moins illusoires du pouvoir irrésistible de la raison, de l’infaillibilité de la volonté générale et de l’inspiration divine des majorités. À la longue, pensaient-ils, rien ne peut empêcher l’amélioration progressive de l’environnement social. Ayant démasqué les antiques superstitions, la philosophie des Lumières avait, une fois pour toutes, établi la souveraineté de la raison. Les réalisations éclatantes que les politiques de liberté amèneront, fourniront une démonstration si irrésistible des bienfaits de la nouvelle idéologie, qu’aucun homme intelligent ne se risquera à la mettre en question. Implicite dans l’opinion des philosophes, figurait la conviction que l’immense majorité du peuple est faite d’hommes intelligents et capables de penser correctement.

Il ne vint jamais à l’idée des anciens libéraux que la majorité pouvait interpréter l’expérience historique sur la base d’autres philosophies. Ils ne prévirent pas la popularité d’idées qu’ils eussent qualifiées de réactionnaires, superstitieuses et déraisonnables ; idées qui se répandirent pourtant au cours des XIXe et XXe siècles. Ils étaient si pleinement convaincus de l’idée a priori que tous les hommes sont doués de la faculté de raisonner correctement, qu’ils interprétèrent tout de travers les signes qui présageaient mal de l’avenir. À leur avis, tous ces événements déplaisants étaient des rechutes momentanées, des épisodes accidentels auxquels ne pouvaient attacher d’importance des philosophes considérant l’histoire humaine sub specie aeternitatis. Quoi que puissent dire les réactionnaires, il y avait un fait que ces derniers ne pourraient pas nier : à savoir, que le capitalisme assurait à une population en rapide croissance un niveau de vie constamment amélioré.

Or c’est précisément ce fait-là que l’immense majorité contesta. Le point essentiel des thèses de tous les auteurs socialistes, et particulièrement celles de Marx, est l’affirmation que le capitalisme provoque la paupérisation croissante des masses laborieuses. À l’égard des pays capitalistes, la fausseté de ce théorème peut difficilement être ignorée. En ce qui concerne les pays arriérés, qui ne furent affectés que superficiellement par le capitalisme, l’accroissement sans précédent de leurs chiffres de population ne donne pas à penser que ces multitudes tombent de plus en plus bas. Ces pays sont pauvres en comparaison des pays plus évolués. Leur pauvreté est le résultat de leur rapide augmentation numérique. Ces gens ont préféré engendrer davantage d’enfants, plutôt que porter leur niveau de vie à un niveau supérieur. Cela les regarde seuls. Mais le fait reste qu’ils ont eu les ressources nécessaires pour prolonger la durée moyenne de vie. Il leur eût été impossible d’élever des enfants plus nombreux, si leurs moyens de subsistance n’avaient été accrus.

Néanmoins, non seulement les marxistes mais beaucoup d’auteurs dits « bourgeois » soutiennent que les prédictions de Marx concernant l’évolution du capitalisme ont été en gros vérifiées par l’Histoire des cent dernières années.


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