Le dirigisme démontré impossible. Mises et ses précurseurs français

Sur la question de l’impossibilité du dirigisme, le nom de Ludwig von Mises doit rester éternel. Il lui faudrait toutefois partager cette gloire avec un petit groupe d’audacieux penseurs français, les Physiocrates, si jamais nos contemporains daignent enfin leur attribuer ce qu’ils méritent. Car c’est en France, dans l’agitation autour de la question — vitale au premier degré — de la liberté du commerce du blé, que les premiers arguments sur l’impossibilité du dirigisme s’étaient fait jour.


Le dirigisme démontré impossible

Ludwig von Mises et ses précurseurs français

La petite brochure de Ludwig von Mises, intitulée Le calcul économique en régime socialiste (1920), que l’Institut Coppet s’apprête à livrer au public français, après plusieurs décennies d’indisponibilité, a marqué un tournant dans la compréhension et dans la critique du socialisme, du communisme et de tous les systèmes qui cherchent à remplacer par la contrainte la libre agitation du mobile de l’intérêt personnel dans le cadre de la propriété privée. Bien que ce texte fut conçu pour donner un avant-goût du grand travail sur le Socialisme qu’il préparait et qui paraîtrait deux ans plus tard, Ludwig von Mises livrait là autre chose qu’un texte de circonstance ou une rapide ébauche. Sa brochure développait à fond une question fondamentale, celle de la possibilité ou de l’impossibilité d’un régime économique où la propriété privée des moyens de production était abolie. Car telle était, en ce temps-là, la revendication fondamentale des marxistes et des communistes qui, après la Révolution russe, avaient trouvé une nation sur laquelle faire porter leurs expériences.

Mises n’eut nul besoin que le régime socialiste soviétique périclite et s’effondre pour démontrer les failles théoriques du communisme.

Il avait compris que dans une économie où les moyens de production appartiennent à la collectivité, ceux-ci sortent de la sphère de l’échange ; il est impossible, par conséquent, de connaître leur prix. Or ce fait a une incidence primordiale : si les moyens de production n’ont pas de prix, il est impossible d’évaluer de manière précise si un projet industriel ou commercial mérite d’être conduit, s’il vaut ses frais. En d’autres termes, il est impossible d’agir rationnellement. Le calcul économique étant devenu impossible, la lumière s’éteint devant nous et rien ne subsiste pour nous guider. Ainsi Mises peut dire que « le socialisme est la fin de l’économie rationnelle », ce qui, on l’avouera, constitue un motif puissant de se réfréner, pour tous les conducteurs de peuple en puissance et pour tous ceux qui, plus modestes sans doute dans leurs ambitions, cherchent à améliorer le bonheur humain par des sacrifices progressifs à la propriété privée. Aussi Mises rendit par ce texte un immense service en dessillant les yeux des partisans du dirigisme — lesquels, comme l’on dit des vieux soldats, ne meurent jamais, quand même la bataille a déjà été livrée, et perdue.

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 Pour nous, à l’Institut Coppet, c’est aussi l’occasion de mettre en avant les intellectuels qui ont jeté une lumière particulièrement vive sur les fondements ultimes d’une société libre et prospère.

Sur cette question de l’impossibilité du dirigisme, le nom de Ludwig von Mises doit rester éternel. Il lui faudrait toutefois partager cette gloire avec un petit groupe d’audacieux penseurs français, les Physiocrates, si jamais nos contemporains daignent enfin leur attribuer ce qu’ils méritent. Car c’est en France, dans l’agitation autour de la question — vitale au premier degré — de la liberté du commerce du blé, que les premiers arguments sur l’impossibilité du dirigisme s’étaient fait jour.

En 1763, dans une brochure cruciale dans l’histoire des idées, et malheureusement trop peu connue[1], l’un d’eux, Louis-Paul Abeille, présentait une explication originale des disettes et des chertés dont souffrait la France. « Le désordre naît, écrivait-il, de ce que l’administration porte la main à des objets qui, à certains égards, sont au-dessous, et à d’autres égards au-dessus d’elle »[2], propos dont il précisera encore le sens dans une autre brochure de 1768 : « le régime d’un commerce aussi compliqué que celui des grains est au-dessus des forces de l’homme le plus supérieur, et par conséquent, il est indispensable de l’abandonner à lui-même »[3].

Ce principe fécond se répandit rapidement dans les cercles physiocratiques, qui avaient, comme les économistes du réseau Guillaumin plus tard, leurs institutions, leurs réunions et leurs cercles. Ainsi, d’après Guillaume-François Le Trosne, si les gouvernants échouent à diriger la marche du commerce du blé, c’est qu’en « entreprenant de diriger le commerce et de gouverner les prix, ils ont méconnu la portée de leur faible intelligence ; ils ont essayé de tenir une balance qui leur échappe, et dont la direction surpasse leur pouvoir et leur force. » [4] Sous la plume du marquis de Mirabeau, la prétention des dirigistes à la maîtrise d’opérations qu’ils demeurent incapables d’accomplir devient également l’origine des maux économiques de la nation. « Plus nous nous sommes occupé du commerce des grains, note-t-il, et avons voulu tenir la balance des subsistances, plus nous avons vu les maux s’accroître, s’étendre et se multiplier. » [5] Cette expérience, poursuit-il, a été forte en enseignements. « Nous avons enfin appris que l’autorité ne peut porter qu’une main sacrilège et meurtrière, sur les ressorts de l’action préordonnée par le grand ordonnateur, ressorts qui doivent aller d’eux-mêmes au bien de l’humanité. » [6] D’ailleurs, toujours d’après Mirabeau, il serait vain de chercher des aménagements techniques pour parer à l’impossibilité apparente de diriger le commerce : cette impossibilité est et demeurera. Ainsi, « quand le commissaire chargé de l’approvisionnement général du royaume aurait un télescope portant à 200 lieues, braqué sur un point pivot toujours tournant pour regarder partout, et à côté une couleuvrine chargée de blé pour l’envoyer immédiatement au marché, encore ne saurait-il, à cause de la lenteur et proportion des achats, de la lenteur des avis, de l’étendue des distances, etc., faire au prix du courant la médecine universelle de la faim. » [7] Turgot, quelques années plus tard, ne manquera pas d’utiliser cet argument pour convaincre l’abbé Terray de laisser la liberté au commerce, l’avertissant que « pour le diriger sans le déranger et sans se nuire à soi-même, il faudrait pouvoir suivre toutes les variations des besoins, des intérêts, de l’industrie des hommes ; il faudrait les connaître dans un détail qu’il est physiquement impossible de se procurer, et sur lequel le gouvernement le plus habile, le plus actif, le plus détailleur, risquera toujours de se tromper au moins de la moitié ». [8]

En à peine une décennie, en somme, le principe de l’impossibilité du dirigisme s’était imposé dans la pensée libérale française. Non repris par Adam Smith, malgré sa fréquentation des Physiocrates en France en 1763-1764, et condensé sous une autre forme par Jean-Baptiste Say, il continuera à colorer, avec pâleur toutefois, les écrits des grands auteurs libéraux français. Mais la source d’inspiration était perdue, le cordon avait été coupé, et c’est finalement à Ludwig von Mises que reviendrait le mérite d’avoir démontré à fond l’impossibilité du dirigisme et extirpé jusqu’à la racine la prétention socialiste au pouvoir économique totalisant. Honneur à lui !

Benoît Malbranque

 

 

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[1] Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, Paris, 1763 ; réédition Institut Coppet, 2014. Sur l’importance de cette brochure dans l’histoire du libéralisme français, voir Edgar Depitre, introduction aux Premiers opuscules sur le commerce des grains de Abeille, Paris, Geuthner, 1911, p. XXVI et XXXI.

[2] Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, éd. Institut Coppet, 2014, p. 21

[3] Louis-Paul Abeille, Principes sur la liberté du commerce des grains, Paris, 1768, p. 45 ; réédition Institut Coppet, 2014, p. 38

[4] Le Trosne, Lettres à un ami, sur les avantages de la liberté du commerce des grains, 1768, p. 52

[5] Mirabeau, « Projet d’édit sur le commerce des grains », vers 1768, in Georges Weulersse, Les manuscrits économiques de François Quesnay et du marquis de Mirabeau aux Archives nationales. Inventaire, extraits et notes, Paris, 1910, p.107

[6] Ibid.

[7] Mirabeau, « Réponses de Mirabeau à des propositions de M. du Saillant », vers 1769, op. cit., p. 116.

[8] Turgot, Lettre sur la marque des fers, 1773 ; Œuvres de Turgot et documents le concernant, éd. Institut Coppet, volume III, p. 558.

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