Arguments pour le libertarianisme (3) : le canevas d’utopies de Robert Nozick. Par Aaron Ross Powell

Ces arguments pour le libertarianisme constituent une série de trois articles rédigés par Aaron Ross Powell, un chercheur associé au Cato Institute, dans le cadre d’une réflexion sur la pensée philosophique et politique de Robert Nozick, et sur sa conception d’un État minimal, réduit à ses fonctions purement régaliennes. Ce troisième et dernier article explore la fameuse théorie de l’habilitation de Nozick, sa vision de la justice distributive, ainsi que la dimension utopique du libertarianisme. Selon Nozick, la justice ne doit pas être recherchée dans l’acquisition de la propriété, mais seulement dans les conditions de transfert et d’échange, qui doivent respecter les règles élémentaires du contrat et de la volonté des parties. Nous serions ainsi habilités à être propriétaire des biens que nous avons acquis de manière légitime, et aucune redistribution coercitive de la répartition naturelle des biens ne saurait être appelée justice. Par ailleurs, le libertarianisme selon Nozick ne serait pas une utopie de plus, mais plutôt un « canevas d’utopies », où chacun serait libre de vivre selon ses propres aspirations, et où chaque utopie pourrait coexister pacifiquement avec les autres. Aaron Ross Powell se propose donc ici de passer en revue les arguments de Nozick pour sa théorie de l’habilitation, sa conception de la justice et pour une utopie libertarienne.

Par Aaron Ross Powell*

Traduit par Marc Lassort, Institut Coppet

Dans ce dernier article sur Robert Nozick, avant de me tourner vers d’autres arguments défendant le libertarianisme, je voudrais évoquer la « théorie de l’habilitation » en matière de justice et les derniers mots de Nozick sur la façon dont l’État minimal pourrait nous inspirer.

La dernière fois, j’ai présenté les arguments de Nozick contre l’anarchisme, où il essayait de justifier l’État minimal contre ceux qui disent qu’il est trop gros. Tournons-nous à présent vers sa réponse à ceux qui soutiennent le contraire, que l’État minimal est trop petit pour être juste.

Les partisans du « trop petit » tendent à soutenir que l’État de Nozick ne permet pas la redistribution des ressources, et qu’il ne peut donc pas lutter contre les inégalités entre les citoyens. Si certaines personnes sont bien mieux dotées que d’autres, par exemple, cela est soit injuste en tant que tel, ou bien l’insuffisance de ressources limitera injustement la capacité des pauvres à mener des vies agréables, joyeuses, autonomes, etc.

La réponse de Nozick est que cette sorte de justice distributive est injuste en tant que telle. Les ressources n’ont pas été initialement « distribuées » par quiconque. Elles ont plutôt été récupérées ou créées par les individus, qui les ont ensuite échangées. De sorte que toute distribution publique doit au contraire consister en une forme de redistribution. Et cette redistribution viole les droits.

Au lieu de cette considération pour une justice distributive, Nozick propose sa « théorie de l’habilitation ». Il affirme que pour que toute possession de biens soit juste, il faut d’abord évincer la justice dans l’acquisition. Sur ce point, Nozick prend la position fondamentale avancée par Locke selon laquelle nous sommes habilités à réclamer un droit de propriété pour les ressources sans propriétaire, à partir du moment où nous « mélangeons notre travail » avec elles. Il doit ensuite y avoir de la justice dans le transfert. Si le bien vous est « transféré » parce que vous avez tabassé le propriétaire original et l’avez volé, alors vous n’avez pas droit à ce bien. Les transferts doivent être volontaires.

Si ces deux critères sont rencontrés, le détenteur actuel du bien dispose d’un droit à celui-ci. Et si tout le monde dans une société a droit aux biens qu’il ou qu’elle détient, alors la distribution des biens dans cette société est juste – et par conséquent, n’importe quelle redistribution forcée constitue une injustice.

Dans un de ses plus fameux passages d’Anarchie, État et utopie, Nozick montre comment « la liberté bouleverse les modèles » des distributions. Disons, dit-il pour commencer, que vous avez une distribution favorisée des biens. Un candidat commun est l’égalité parfaite. Dans cette répartition parfaite, Wilt Chamberlain fait son apparition.

« Maintenant, supposons que Wilt Chamberlain soit très demandé par les équipes de basket, étant donné que c’est un champion très aimé du public. […] Il signe la sorte de contrat suivante avec une équipe : pour chaque match joué sur son propre terrain, 25 cents du prix de chaque billet d’entrée lui est payé. […] La saison commence et les gens assistent joyeusement au match de son équipe ; ils achètent leur billet, chaque fois mettant de côté 25 cents du prix d’entrée dans une boîte spéciale portant le nom de Chamberlain. Ils sont très heureux de le voir jouer ; pour eux, cela vaut la peine de payer le prix total. Supposons qu’en une saison un million de personnes assistent à ses matchs locaux, et que Wilt Chamberlain finisse avec 250 000 dollars, somme beaucoup plus importante que le revenu moyen et beaucoup plus énorme même que ce que n’importe qui gagne. A-t-il le droit de recevoir ce revenu ? »

Nozick demande ensuite si cette nouvelle distribution est injuste – et, si c’est le cas, pourquoi ? Parce que si c’est injuste, le « réparer » demanderait de prendre de manière coercitive des ressources qui ont été données volontairement à Chamberlain, et ensuite de rester très vigilant quant à toutes les futures transactions volontaires, afin de participer à une redistribution constante, comme il est nécessaire de procéder si on souhaite maintenir le modèle original.

Bien sûr, cela ne fait qu’effleurer la surface des arguments de Nozick à propos de la justice distributive. Mais sa conclusion est simple : la Justice n’a pas besoin de redistribution. Au contraire, elle exige le respect de tous les types de redistribution existants, du moment que les exigences de la théorie de l’habilitation ont été rencontrées.

Maintenant, j’aimerais me tourner vers mon passage favori d’Anarchie, État et utopie, qui est aussi le plus court : la partie 3 – mais un seul chapitre – sur l’utopie.

Nozick soulève ici une question que, même quatre décennies après, je crains que beaucoup de libertariens ne passent pas suffisamment de temps à se poser. « Aucun État plus étendu que l’État minimal ne peut être justifié », écrit Nozick.

« Mais l’idée (ou l’idéal) de l’État minimal ne manque-t-elle pas de lustre ? Peut-elle faire battre les cœurs ou pousser le peuple à combattre ou à se sacrifier ? Quelqu’un monterait-il sur des barricades sous sa bannière ? »

Beaucoup de philosophes politiques non-libertariens semblent focalisés sur l’utopie. Si seulement le gouvernement faisait X, Y ou Z, nous aurions la société parfaite réalisée sur la Terre. Cependant, le libertarianisme est souvent (mais pas toujours) considéré comme une simple liste de choses que l’État n’est pas autorisé à faire. Ce qui est, bien sûr, d’une importance capitale. Mais le libertarianisme présente une vision convaincante non seulement en raison de sa demande pour que nous respections les droits et que nous prohibions la force et le vol – peu importe qui les commet et peu importe la fonction dont cette personne est la titulaire – mais également parce que le Libertarianisme est une vision d’un monde radicalement meilleur.

Cependant, à la différence de nombreuses visions concurrentes, le libertarianisme, affirme Nozick, ne vise pas à être une utopie. Il vise plutôt à être une utopie des utopies. Un État libertarien permet à chacun d’entre nous de vivre non pas la meilleure vie comme l’envisage le consensus de tous, mais la meilleure vie comme chacun de nous la définit. Le libertarianisme respecte nos différences et nous accorde une véritable autonomie dans la définition de nos propres chemins. L’État minimal libertarien, nous dit Nozick, est un « canevas d’utopies ».

Et cela devrait nous inspirer tous.

« Il y a place pour des considérations qui ne se présentent pas comme le dernier mot en la matière », écrit Nozick dans Anarchie, État et utopie. Il a raison. Mais aussi loin qu’est allée cette série d’articles sur ses arguments pour le libertarianisme, je donnerai la place restante aux derniers mots de son ouvrage, parce que je suis simplement incapable de le dire mieux :

« Cet État moralement préféré, le seul État moralement légitime, le seul moralement tolérable, nous le voyons, est le seul qui mette en œuvre au mieux les aspirations utopies des innombrables rêveurs et visionnaires. Il préserve ce que nous gardons tous de la tradition utopiste, et ouvre le reste de cette tradition à nos aspirations individuelles. Rappelez-vous maintenant la question par laquelle ce chapitre a commencé : l’État minimal, le canevas d’utopie n’est-il pas une vision inspirante ?

L’État minimal nous traite comme des individus inviolés, qui ne peuvent pas être utilisés de certaines façons par d’autres, comme moyens, outils, instruments, ou ressources ; il nous traite comme des personnes ayant des droits individuels avec la dignité que cela suppose. Nous traitant avec respect et respectant nos droits, il nous permet, individuellement ou avec ceux que nous choisissons, de choisir notre vie et de réaliser nos desseins et notre conception de nous-même, dans la mesure où nous pouvons le faire, aidés par la coopération volontaire d’autres individus possédant la même dignité. Comment un État ou un groupe d’individus ose-t-il en faire plus. Ou moins. »


* Cet article d’Aaron Ross Powell a été originellement publié sur libertarianism.org, un projet du Cato Institute.

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