Arguments pour le libertarianisme (2) : Nozick contre les anarchistes. Par Aaron Ross Powell

Ces arguments pour le libertarianisme constituent une série de trois articles rédigés par Aaron Ross Powell, un chercheur associé au Cato Institute, dans le cadre d’une réflexion sur la pensée philosophique et politique de Robert Nozick, et sur sa conception d’un État minimal, réduit à ses fonctions purement régaliennes. Ce deuxième article élargit le champ d’analyse de la pensée de Robert Nozick, après avoir étudié sa vision des droits naturels, en revenant sur son opposition aux anarchistes à propos de la nécessité ou non de l’existence d’un État. Selon Nozick, une société purement anarchiste ne pourrait empêcher la naissance d’agences de protection, dont la raison d’être serait l’organisation d’un marché du droit de la protection des individus, et dont la compétition aboutirait inéluctablement, sur le long terme, à la formation d’une seule grande organisation dominante – qui s’apparenterait dès lors à un État, puisque seule une agence protectrice dominante aurait le monopole de la force sur un territoire donné. Aaron Ross Powell se propose donc de passer en revue les arguments minarchistes de Nozick face à ceux des anarcho-capitalistes.

Par Aaron Ross Powell*

Traduit par Marc Lassort, Institut Coppet

Les droits naturels de Nozick – en particulier le droit de la propriété de soi et le droit fondamental de jouir des fruits de son travail – présentent un problème évident si nous ne souhaitons aucun État du tout, si minimal soit-il.

Un État, s’il veut réellement être un État selon la plupart des définitions, doit répondre à deux critères – et les faire appliquer. D’abord, l’État doit maintenir un monopole de l’usage de la force au sein de la région géographique qu’il contrôle. En second lieu, l’État doit collecter l’impôt. Ces deux faits sont tout à fait incompatibles avec l’anarchisme – et ils semblent tout à fait incompatibles avec le droit de l’individu de protéger ses propres droits et de conserver ce qu’il a gagné.

Si cela est vrai, alors les droits naturels de Nozick exigent nécessairement de l’anarchisme. Mais Nozick ne veut pas que ses droits naturels nous conduisent à l’anarchie. Il veut plutôt montrer que ces droits sont compatibles avec un État minimal – qui est souvent appelé minarchisme.

Nozick soutient que nous pouvons aller de l’anarchisme au minarchisme sans que les droits d’autrui soient piétinés, si nous gardons à l’esprit le principe de compensation. Son histoire se déroule ainsi :

Commençons avec une société anarchiste. Chaque personne est responsable pour la protection de ses propres droits. Mais bientôt, les gens réalisent que la protection des droits est un service comme un autre, et des prestataires du service apparaissent, vendent une protection à leur clientèle, et se font la concurrence entre eux pour gagner des clients. Nozick les appellent des « agences protectrices » ou des « associations protectrices ». Jusqu’ici, ce monde ressemble énormément à l’hypothétique monde anarcho-capitaliste de Murray Rothbard et de David D. Friedman.

Nozick pense que l’évolution naturelle conduira à la naissance d’une multitude d’agences, des plus petites aux plus grandes. Si je recherche une agence pour protéger ma famille et ma propriété, il y a des chances que je sois attiré par les plus grandes et les mieux établies. Au fil du temps, cela va concentrer les clients dans une poignée d’entreprises.

Pour régler les différends entre les clients de différentes entreprises, soit les agences vont fusionner, soit elles vont conclure des accords entre elles afin de résoudre les conflits inter-agences. Cela conduira à terme à la constitution d’une seule « agence de protection dominante » – ou une seule organisation dominante constituée de grandes agences.

Cependant, nous vivons toujours dans l’anarchie. Aucune de ces agences ne peut contraindre les gens à accepter ou à payer pour ses services, ce qui fait qu’il existe toujours des « agences indépendantes », comme les appelle Nozick. Ces organismes indépendants – soit des individus soit des petites agences non affiliées – constituent un problème pour l’agence de protection dominante. Dans l’esprit de cette agence et de ses clients, les organismes indépendants rendent justice eux-mêmes. Le travail de l’agence protectrice dominante consiste à protéger les droits de ses propres clients, de sorte qu’elle est naturellement préoccupée lorsqu’une organisation indépendante cherche à bénéficier d’un dédommagement auprès de l’un de ses clients. En ne sachant pas avec certitude si le client est coupable, l’agence de protection dominante est obligée d’empêcher la sanction jusqu’à ce que la culpabilité soit prouvée. Et la seule manière pour l’agence de protection dominante d’être sûre (ou assez sûre) de la culpabilité de son client est de soumettre ce client à ses propres procédures.

En d’autres termes, les obligations de l’agence de protection dominante à l’égard de ses clients l’empêchent de permettre l’existence parallèle d’organismes indépendants. Mais notez que cette démarche fait faire à l’agence un pas de géant vers l’étatisation, parce qu’elle s’est réservée pour elle-même un droit exclusif à l’usage de la force (les organismes indépendants ne peuvent utiliser la force sans la permission de l’agence). Selon Nozick, l’agence de protection dominante est donc devenue un « État ultra-minimal ».

L’État ultra-minimal n’est pas encore vraiment un État. Une étape de plus est nécessaire à cela : l’imposition. Parce qu’on ne peut pas tout à fait priver les indépendants de la protection des droits sans que le refus ne se transforme en une violation des droits, et parce que l’État ultra-minimal empêche maintenant les indépendants de protéger leurs propres droits, l’État ultra-minimal doit se protéger lui-même contre les indépendants. En d’autres termes, l’État ultra-minimal est obligé de protéger les droits de chacun à l’intérieur du territoire qu’il revendique comme relevant de sa juridiction.

Agir ainsi demande des ressources. Si les indépendants savent qu’ils vont recevoir une protection même s’ils ne paient pas, cela conduira nécessairement au problème classique du passager clandestin : les clients de l’État arrêteront progressivement les paiements et deviendront des indépendants (toujours protégés). L’État ultra-minimal n’aura pas d’autre choix que de forcer ceux qu’il protège de payer pour ses services. Il n’a pas d’autre choix que de collecter des impôts. Puisque des services de protection des droits sont proposés aux indépendants, il est justifié de les forcer à payer pour ce service.

L’anarchisme devient donc l’État ultra-minimal, qui devient à son tour l’État minimal. Et tout cela, pense Nozick, sans que les droits de quiconque ne soient violés.

Cela marche-t-il ? Le problème pour Nozick est illustré par une question simple : « Que ne veulent pas les anarchistes ? » Sous l’anarchisme, les indépendants étaient des indépendants précisément parce qu’ils ne voulaient pas assez des services de protection de l’agence pour les payer. Peut-être qu’ils pensaient que le prix était trop élevé. Peut-être qu’ils pensaient qu’ils pouvaient mieux protéger leurs droits par eux-mêmes. Peut-être qu’ils avaient gardé une position de principe contre un marché de la protection des droits. Les raisons précises que les indépendants choisissent pour leur statut d’indépendant importent peu. Ce qui importe, c’est qu’ils le choisissent – et qu’ils rejettent la protection de l’agence aux prix de l’agence.

Mais l’État ultra-minimal, puisqu’il devient un véritable État, contraint les indépendants à accepter ses services et les contraint ensuite à payer pour ces services. Nozick espère empêcher cette force d’évoluer vers une violation des droits en faisant en sorte que l’État ultra-minimal compense les indépendants par des services – des services que les indépendants ne voulaient précisément pas en premier lieu.

Pour cette raison, la plupart des anarchistes trouvent que la justification morale de Nozick pour l’État est loin d’être nécessaire. C’est comme si Nozick disait : « Je vais vous forcer à écouter mon album même si vous ne voulez pas – et je vais vous le faire payer aussi. Mais ne vous inquiétez pas ! Vous aurez une compensation pour cette coercition en pouvant écouter mon album ! »

Finalement, presque personne ne pense que l’argument de Nozick contre l’anarchisme tient. Il peut bien sûr y avoir d’autres moyens d’obtenir de vrais droits naturels dans un État moralement légitime. Mais pour les avoir, nous devrons regarder ailleurs.


* Cet article d’Aaron Ross Powell a été originellement publié sur libertarianism.org, un projet du Cato Institute.

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