Benjamin Constant économiste

Disciple de Jean-Baptiste Say, Benjamin Constant n’a pas compté parmi les plus grands économistes. Peu original, Constant économiste a été oublié. Parmi les libéraux non-originaux, toutefois, il reste l’un des tout meilleurs.


Recension de Gérard Minart, Benjamin constant, économiste, Paris, L’Harmattan, 2019

Par Benoît Malbranque

 

Nous n’avons pas à expliquer pourquoi l’un des pivots intellectuels du fameux groupe de Coppet devait nous intéresser, et de même il ne faut pas beaucoup d’efforts à Gérard Minart pour faire comprendre les raisons qui ont fait qu’après avoir étudié tour à tour Jean-Baptiste Say ou Turgot, il ait accordé son attention à Benjamin Constant. Les uns procèdent des autres en droite lignée. Mais comme le titre l’indique, il ne s’agit pas d’un énième examen de sa pensée politique ou de sa vie, publique et privée, pour le moins tumultueuse. Ces aspects sont toujours intéressants, du moins il est certain qu’ils intéressent. Toutefois pour juger de la valeur d’un penseur, mieux vaut l’examen d’un pan négligé de son œuvre : et l’économie politique de Constant avait longtemps été passé sous silence.

Ce ne fut certainement pas sans raison et, quoique je lui reconnaisse bien des mérites, en tant qu’économiste Benjamin Constant n’avait pas forcément de quoi marquer la postérité. Il a travaillé les questions économiques avec sérieux et intérêt, à une époque où cette science elle-même était à peine naissante ; et si ses réalisations nous déçoivent, il ne faut pas oublier le milieu d’où elles proviennent et les noms des théoriciens concurrents. Gérard Minart rappelle fréquemment que Constant écrit telle ou telle chose « sans être un économiste professionnel » (p. 61), ou « quoique non économiste de vocation » (p. 109), mais qui l’est à l’époque ? Peu de gens. Et les économistes soi-disant professionnels de cette époque, que valent-ils ? Quelle est la valeur des contributions économiques des autres auteurs qui publient sur la question à la même période ? Plusieurs noms surnagent, mais le courant d’idée n’est peut-être pas aussi brillant qu’on se l’imagine.

À l’examen de la pensée économique de Benjamin Constant, se pose une grande question : Constant économiste a-t-il écrit autres choses que des banalités ? Y a-t-il chez lui du neuf ? Propriété privée, libre-échange, État régalien, fiscalité douce, laissez-faire, paix et fraternité entre les hommes : toute cela sonne merveilleusement à nos oreilles, mais après Turgot, Smith ou Jean-Baptiste Say, n’est-ce pas déjà, en 1820, des lieux communs ? N’y aurait-il donc pas une seule idée neuve chez lui ? Je dois avouer que je n’en ai pas trouvé, et que Gérard Minart, qui ne se pose pas la question directement, n’en revendique pas non plus.

Pour preuve de son originalité, on pourrait citer son insistance sur les bornes constitutionnelles, qui rappelle celle manifestée par Ron Paul. (voir les extraits de Constant cités par Minart p. 90, 101, 109) En cela toutefois, Constant n’est pas complètement original : la Révolution avait déjà épuisé la matière. D’ailleurs le propos ne relève pas de l’économie proprement dit.

Un point plus strictement économique mériterait d’être souligné ; je m’empresse de l’indiquer car je ne l’ai pas trouvé mentionné dans l’ouvrage de Gérard Minart. Dans les années 1840, Frédéric Bastiat a prouvé avec une telle évidence que défendre la liberté en général impliquait de défendre le libre-échange intégral, qu’on s’imagine rétrospectivement que tous les libéraux de la première moitié du XIXe siècle défendaient le libre-échange contre le protectionnisme. Or la période durant laquelle Benjamin Constant a œuvré fut marquée par une espèce de flottement, qu’on se représente difficilement de nos jours, sur la question du libre-échange. Même Jean-Baptiste Say, dans les premières éditions de son Traité d’économie politique, laissait la porte ouverte pour une politique protectionniste douce. Le libre-échange radical, qui sera porté plus tard par Bastiat, Molinari et leurs amis, n’avait encore que très peu de défenseurs vers 1820 : Benjamin Constant eu le mérite d’en être.

Encore une fois, ce n’est pas là une originalité, car le libre-échange radical ne date pas de cette époque. Cependant reconnaître un mérite de Constant, par comparaison à son époque, permet de redorer son blason et de fournir cette conclusion que je propose : à savoir que parmi les libéraux non-originaux, Benjamin Constant reste l’un des tout meilleurs.

Une autre question que Gérard Minart n’adresse pas, quoiqu’elle me paraisse naturelle et importante, est celle-ci : Pourquoi Constant fut-il rejeté et passé sous silence par ses cousins de la Restauration, les économistes du réseau Guillaumin ? À cela, on pourrait imaginer bien des causes, que je me bornerai à mentionner. Est-ce à cause de sa vie privée ? On sait qu’il a défrayé la chronique. Est-ce à cause de ses choix politiques et de ses revirements tactiques ? Dans une recension critique des Principes de politique (dans le Censeur, VII, 1815), Charles Comte lui assène de telles critiques. Enfin serait-ce à cause du fait que les écrits de Constant n’étaient pas tous disponibles à cette époque ?

Gérard Minart n’est pas aussi sensible que nous à l’influence des revirements politiques de Benjamin Constant et il défend la fidélité de pensée de celui qu’on a toujours surnommé « Constant l’inconstant ». Il rappelle les mots célèbres : « J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique : et par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité », mots qu’un auteur qui n’aurait rien à se reprocher n’aurait toutefois jamais prononcé.

Je regrette que Gérard Minart, brillant dans l’exposé de la doctrine, méthodique et sûr dans l’explication des grands thèmes de la pensée économique de Constant, recule devant la confrontation avec de plus épineuses problématiques. Même dans son exposé biographique, il semble se complaire à un examen des faits.

Un mot, d’ailleurs, sur cet exposé biographique. Gérard Minart a ajouté à son livre une biographie commentée de Benjamin Constant, car il prétend qu’elle éclaire son œuvre. Je suis d’accord, mais le morceau où il en donne la raison est assez critiquable ; il dit : « Autant on peut consacrer de longues pages à l’analyse de la Richesse des nations d’Adam Smith sans rien connaître de la vie de l’auteur hormis sa date de naissance, autant il est impossible de procéder de même avec des personnages comme Benjamin Constant » (p.15) — Je crois que le séjour de Smith en France et sa liaison avec les physiocrates français mérite d’être bien examinée pour comprendre la portée de la Richesse des nations. Quand on lit chez le marquis de Mirabeau, à la parution de la Richesse des nations : « J’ai ouï parler du livre de Smith. Je crois que nous l’avons un peu aidé » (Lettre à Sacconay, 19 août 1776), il est crucial de délibérer sur la part de vanité provençale ou de fausse modestie de l’auteur, pour fixer l’originalité de la Richesse des Nations ; et dans ce but il faut mobiliser autant que possible la biographie. Dans le cas de Constant, il est certain que la même démarche s’impose, naturellement, pour comprendre l’œuvre, quoique s’il a souvent publié des textes sous la pression des évènements, il les a composés pour la plupart auparavant, dans la retraite. Surtout, l’étude de la biographie doit se faire avec des yeux critiques, le biographe doit entreprendre le procès de l’auteur qu’il étudie, même s’il l’admire, et d’autant plus s’il l’admire. C’est la marque des plus grands noms de la pensée que de briller encore après avoir été secoué et critiqué de fond en comble.

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