« Capitalisme » sur Arte (4) : Ô Marx, Arte ne t’a pas abandonné ! Par Louis Rouanet

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Analyse critique de l’épisode 4 de la série documentaire « Capitalisme » diffusée par Arte : la survie de l’utopie socialiste continue.

Par Louis Rouanet

L’épisode quatre de la série d’Arte sur le capitalisme révèle des nostalgies marxistes chez certains : la survie de l’utopie socialiste continue. Le documentaire commence à Nanjie, ville chinoise où les principes communistes sont toujours appliqués d’une main de fer. La narratrice nous ferait presque croire que cette ville est un modèle de démocratie et de progrès : « À Nanjie, dernier village communiste de Chine, […] la voix du peuple résonne toujours dans les hauts parleurs. » (1min47) nous dit-elle. Ce serait cependant oublier qu’à Nanjie, les ouvriers (mais pas les cadres) sont tous formatés à l’obéissance par un séjour d’un mois dans les rangs de la milice locale avant de commencer à travailler. De même, les avantages du système communiste sont réservés aux 3 000 habitants originaires du village, les 10 000 ouvriers extérieurs étant entassés dans des dortoirs de huit personnes où les entrées et sorties sont strictement contrôlées1. Mais pour les réalisateurs, c’est clair, le socialisme, c’est le peuple, contrairement au capitalisme.

Après cette brève escapade à Nanjie, la question fatidique est posée : « Marx fait-il figure de dernier rempart face au capitalisme débridé qui règne aujourd’hui en Chine ? » (2min03) Si le « capitalisme débridé » règne, par définition cela signifie qu’il n’y a plus de rempart pour le limiter. Mais passons sur cet illogisme et analysons les faits. Malgré tous les progrès accomplis, le capitalisme en Chine reste brimé par l’État : les droits de propriété sont mal respectés, les entreprises publiques sont nombreuses et le planisme continue à occuper une place importante, tout ça sur fond de corruption. Mais qu’importe, puisque pour les réalisateurs du documentaire d’Arte, tout ce qui est mauvais est capitaliste. Le monde allant selon eux de mal en pis, ils en déduisent que l’idéologie (néo) libérale domine. À chaque évocation du capitalisme, les trottoirs d’Haïti et les bidonvilles indiens apparaissent à l’écran, mais, quant à Marx, ce sont les longues lectures de ses lettres amoureuses qui le dépeignent.

Mais où est donc passée l’orthodoxie libérale ?

Si l’orthodoxie dominante est libérale, il faut alors expliquer une contradiction dans les faits : pourquoi dans ce documentaire sur Marx, le consensus semble complètement anticapitaliste ? Pourquoi aucune critique de Marx n’est exposée ? Entre Tristam Hunt, député travailliste, qui déclare « Marx n’a jamais semblé plus pertinent qu’aujourd’hui » (12min25) et Yanis Varoufakis, économiste, qui certifie qu’« En 2008, le capitalisme est mort », nous nous demandons où sont tous les tenants de la pensée unique libérale.

Il nous est dit dans ce documentaire d’Arte, que le marché serait « débridé », « total », « sans entrave », « dominant » : voilà le problème. Selon notre cher député travailliste Tristam Hunt, toutes les prédictions de Marx sur l’accumulation du capital et la concentration du secteur financier se sont réalisées. Pourquoi le capitalisme ne s’est-il pas effondré ? Selon lui grâce aux gouvernements. Tristam Hunt déclare : « Nous avons renfloué les banques, subventionné les industries, organisé le secteur de l’assurance, soutenu les services financiers. Ce sont les forces du collectivisme qui ont sauvé le capitalisme. » (46min42) Ah ! Nous y voilà ! Ce sont vos propres mots : les politiques économiques sont collectivistes. Comment, dès lors, pouvez-vous dénoncer le capitalisme triomphant, la déréglementation sauvage, sans ressentir dans votre esprit une contradiction insurmontable ? Nos économies sont en effet des économies mixtes dont la partie « collectiviste » a entrainé, chose prévisible, une débâcle économique et financière. Le problème est énoncé dans la citation ci-dessus : ce socialisme pour les riches visant à récompenser l’échec fut une catastrophe. Tristam Hunt nous montre que si un secteur échappe bel et bien à la responsabilité, c’est celui de la politique. Il est en effet facile pour M. Hunt de dénoncer le capitalisme alors que ce sont en réalité les politiques défendues par lui et ses camarades qui causèrent la crise.

Les inégalités, les pauvres et le capitalisme

Le documentaire d’Arte part du principe que le capitalisme est synonyme d’inégalités et de détérioration des conditions de vie des pauvres. Selon l’intervenant Yanis Varoufakis, quand il étudiait l’économie, la controverse se faisait entre les partisans de Hayek et les partisans de l’économie planifiée. Pour les libéraux, le capitalisme agirait comme une lutte darwinienne : les plus faibles périssent et les plus productifs se développent. Apparemment, Yanis Varoufakis n’écoutait pas ses cours sur Hayek puisque pour ce dernier, la sélection darwinienne ne se fait qu’entre règles de justes conduites et non pas entre les hommes. De plus, M. Varoufakis élude complètement le problème de l’impossibilité de l’allocation rationnelle des ressources dans une économie socialiste que découvrirent Ludwig von Mises et Hayek dans les années 202. Face à la désinformation de cette émission sur le capitalisme, confrontons les pétitions de principe exposées à la réalité.

L’émission sur le capitalisme décrit les conditions affreuses de travail pour les enfants et les ouvriers au XIXème siècle. Elles sont incontestables. Cependant, ce que font implicitement les réalisateurs, c’est comparer le capitalisme, système imparfait, à un monde idéal, forcément utopique. Ce qui s’est passé historiquement, c’est que l’accumulation du capital, en augmentant la productivité, a délivré les enfants du travail, permis l’augmentation des conditions de vie des plus modestes et réduit le temps de travail. Les enfants n’ont pas attendu le capitalisme pour travailler et c’est ce que semble oublier les plus ardents antilibéraux. Auparavant, les enfants mouraient, or ce fut de moins en moins le cas avec les progrès permis par le capitalisme3.

Thomas Piketty nous apprend dans le documentaire que : « Ce qui alimente l’inquiétude marxiste et plus généralement les mouvements socialistes et communistes qui se développent dans la deuxième partie du XIXème siècle, c’est la très grande stagnation salariale. ». Très grande stagnation salariale ? La progression des conditions de vie, même pendant le début du XIXème siècle fut, contrairement à l’analyse de Marx, substantielle. Même un historien socialiste comme Edward P. Thompson se voit obligé d’admettre, aussi pessimiste soit-il sur les conditions de vie des ouvriers, qu’« en 1840, la plupart des gens étaient « plus à l’aise » que leurs prédécesseurs ne l’avaient été cinquante ans auparavant »4. Il faut rappeler aussi que les premiers mouvements socialistes ne prirent pas racines chez les ouvriers mais chez les aristocrates qui voyaient leur position remise en cause. On ne s’étonnera pas de constater comme le fit Elie Halevy que « le milieu dans lequel s’écoula la jeunesse de Karl Marx était la haute bourgeoisie liée à l’aristocratie »5. Le documentaire d’Arte perpétue d’ailleurs les critiques aristocrates du capitalisme. Il y est affirmé que le capitalisme a annihilé les hiérarchies et la morale ancestrale pour laisser place à l’intérêt personnel et donc à l’exploitation. Cette critique pseudo morale du capitalisme est emplie de conservatisme. Pensons à Engels qui, dans « La situation de la classe laborieuse » (1845), s’offusque que les femmes travaillent plutôt que de rester à la maison. Il critique aussi, chose peu commune, la « domination de la femme sur l’homme » dans les sociétés capitalistes6. Les premières critiques du capitalisme consistaient à condamner, comme le firent Marx et Engels plus tard, la « dégradation morale » due au capitalisme. Ainsi, dans les années 1830 un Anglais comme Gaskell fustigea le capitalisme en admettant que le bien-être matériel des travailleurs s’était amélioré mais que la conséquence fut leur débauche morale. Il considérait la consommation de thé par la classe ouvrière comme une dégradation morale. D’autres auteurs dénonçaient la tendance des filles à acheter des habits au lieu de les fabriquer elles-mêmes7. Autant d’exemples de « dégradation morale » qui étaient en fait le témoignage de l’enrichissement des plus modestes. Ce ne serait pas grave si ces critiques n’avaient pas été courantes et si elles n’avaient pas été récupérées par une partie de ceux s’autoproclamant défenseurs des travailleurs.

De la légèreté des exemples

Dans ce documentaire que nous devrions plutôt appeler plaidoyer anticapitaliste, des exemples illustrent la pensée de Marx. En plus du fait qu’aucun exemple positif à propos du capitalisme ne soit présenté, le problème est que les exemples soigneusement choisis par les réalisateurs montrent, contrairement à leurs intentions, la supériorité du capitalisme libéral. Mais n’est-il pas admis que toutes les prédictions de Marx sur l’accumulation du capital et la concentration du secteur financier se soient réalisées ?

Sur l’accumulation infinie du capital entre quelques mains, tout laisse à penser que c’est un mythe qui est surement le résultat d’un biais : on voit les « grandes familles » qui ont su maintenir leur richesse mais on ne voit pas toutes les familles riches « déclassées ». Prenons le cas des États-Unis où les inégalités de revenus ont fortement augmenté : ceux qui étaient dans les 20% les plus pauvres en 1996 ont vu leurs revenus augmenter de 91% entre cette date et 2005 contre seulement 10% pour ceux qui étaient dans les 20% les plus riches. Ceux qui étaient dans les 5% les plus riches en 1996 ont même vu leurs revenus diminuer entre cette date et 2005. Marx écrivait que « les moyennes sont de vrais outrages infligés aux individus réels »8. Pourtant, ceux qui analysent les inégalités ne cessent d’utiliser des moyennes de groupes et des agrégats : les 1%, les 10%… La grosse lacune quand on étudie les inégalités est de ne pas prendre en compte la mobilité intergénérationnelle. Quand on étudie scrupuleusement les « individus réels », on peut constater que l’accumulation infinie du capital n’existe pas.

L’exemple de la concentration dans le secteur financier et de la financiarisation de l’économie est encore plus mauvais. En effet, s’il y a bien un secteur qui n’est pas soumis à la propriété privée aujourd’hui, c’est bel et bien celui de la production de monnaie. Le système de banques centrales, c’est-à-dire l’organisation socialiste de la monnaie, fut à l’origine de bien des crises mais également de la financiarisation. L’émission monétaire profite principalement aux grosses banques d’où une hypertrophie de la finance. Ce n’est pas une coïncidence si aux États-Unis, le phénomène de financiarisation va de pair avec l’affirmation du pouvoir de la banque centrale. La Fed est créée en 1913, or la part du secteur financier qui n’était que de 1,6% du PIB en 1860 connut une forte croissance pour représenter 2,9% du PIB en 1950, 4,7% en 1980 et finalement 8% en 20079 La planification centralisée de la monnaie et non le capitalisme est à l’origine de bien des phénomènes condamnés par l’opinion publique. Mais peu importe pour Arte, la financiarisation et le capitalisme sont tellement mauvais qu’ils sont même coupables de la tentative de suicide d’un Roumain. En effet, en 2010, un électricien se jette du balcon du parlement roumain (et non pas du balcon d’une banque). Le comble est que ce monsieur est technicien à la télévision publique. Comme quoi, l’emploi public n’est pas synonyme de bien-être. Comment l’endettement de la Roumanie a-t-il pu amener à cet acte désespéré ? Selon le documentaire, c’est la faute de la « libéralisation financière totale » qui a incité les banques étrangères à favoriser le crédit à la consommation. Si la libéralisation financière de la Roumanie est totale, comment qualifier la liberté financière en Suède, au Danemark ou en Finlande, pays où elle est bien plus développée selon les indices de liberté économique. « L’argent coulait à flot dans le pays » selon les propres mots du président d’ING Roumanie, Misu Negritoiu. La bulle a éclaté et c’est donc la faute du capitalisme : « Comme Marx l’avait annoncé, l’endettement n’est qu’un capital fictif » (53min15). C’est tout à fait vrai que l’argent fictif coulait à flot en Roumanie puisque c’est l’un des pays d’Europe les plus inflationnistes ; ce qui incite par ailleurs les individus à surconsommer. Avant 2004, le taux d’inflation était systématiquement supérieur à 10% et celui-ci est resté élevé par la suite. Cependant, chez les anticapitalistes d’Arte, l’explication rationnelle est absente, la cause de l’endettement, c’est le néolibéralisme qui a « inventé l’individu » pour qu’on essaie de se démarquer les uns des autres en consommant sans limite. Tout phénomène social est donc pour les réalisateurs du documentaire, une sorte de complot, d’intention cachée de la classe dominante. Le caractère circulaire de cette argumentation rend donc l’analyse de la réalité inutile.

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Les effets pervers du capitalisme selon Arte, c’est aussi les graines de coton OGM en Inde. Les agriculteurs sont incités chaque année à racheter des semences OGM en promesse de plus hauts rendements mais ces semences coutent cher et les petits agriculteurs, acculés à la faillite, se font ensuite saisir leurs terres par les créanciers. Il est présenté l’histoire d’une femme dont le mari s’est suicidé en raison de ses dettes. Conclusion : le capitalisme a transformé les semences en produit de consommation, en nouvelle source de profit pour les grandes compagnies. Mais la propriété intellectuelle qui protège les grands semenciers et oblige les petits agriculteurs à racheter les semences n’est pas le résultat du capitalisme. La propriété intellectuelle est bel et bien un privilège gouvernemental que nombre de libéraux, y compris l’auteur de cet article, se sont efforcés de critiquer.

Marx, ce grand incompris

Nous avons largement montré quelle est la trame idéologique du documentaire. Ses réalisateurs ne furent même pas capables de cacher leur sympathie pour Marx. La mort de celui-ci est présentée comme le moment où « le plus grand penseur vivant a cessé de penser » (50min53).

À la fin du documentaire, l’argument ultime des marxistes est utilisé : les catastrophes du socialisme réel ne sont pas le résultat du marxisme mais bien leur dévoiement. Les idées de Marx auraient été mal comprises et mal interprétées au XXème siècle. Cependant, une lecture attentive de Marx nous montre que les abominations perpétrées par les régimes communistes ne sont pas des erreurs de l’histoire ou une trahison du marxisme. Dans Le manifeste du Parti Communiste (1848), Marx et Engels proposent « le travail obligatoire pour tous » ce qui n’est finalement que l’ancienne version de la phrase de Trotski quand celui-ci affirmait : « Dans un pays où l’État est le seul employeur, toute opposition signifie mort par inanition. L’ancien principe : qui ne travaille pas, ne mange pas, est remplacé par un nouveau : qui n’obéit pas, ne mange pas. »10 De plus, Marx défend la centralisation « de tous les moyens de production entre les mains de l’État », or toutes tentatives d’étatisation des moyens de production ont abouti aux despotismes les plus sanglants. Par ailleurs, en 1849, Friedrich Engels, grand ami et financier de Marx, appelait à l’extermination des Hongrois, soulevés contre l’Autriche. Marx lui-même se demande comment se débarrasser de « ces peuplades moribondes, les Bohémiens, les Carinthiens, les Dalmates, etc. »11.

Le communisme est en fait un « totalitarisme médiatisé par l’utopie » selon l’expression de Jean-François Revel. Derrière les bonnes intentions des communistes se cachent les justifications pour les pires atrocités. La nature criminogène du socialisme a largement été démontrée, mais les réalisateurs de ce documentaire, dans leur haine froide du capitalisme, omettent complètement cet aspect, preuve qu’ils comparent deux choses incomparables : l’utopie à la réalité.

Notes :

1) Voir : « À Nanjie, Mao pas mort ! », L’Express, 04/01/2001.
2) Voir : F.A. Hayek, The use of Knowledge in Society, American Economic Review, 1945, disponible en français.
Ludwig von Mises, Le calcul économique en régime socialiste, 1939.
3) Voir : F.A. Hayek, Capitalism and the Historians, Chicago University Press, 1954 ; Ludwig von Mises, L’Action Humaine, Chapitre XXI, partie 7, 1949.
4) Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, 1963, édition Points, 2012, p.272.
5) Elie Halevy, Histoire du socialisme européen, 1948, p.100.
6) Friedrich Engels, « La situation de la classe laborieuse », Les différentes branches de l’industrie, 1845.
7) Voir : William Hutt, The factory system of the early 19th century, Economica, 1926.
8) Cité dans : Bernard Maris, Marx, ô Marx, pourquoi m’as-tu abandonné ?, Flammarion, 2012.
9) Chiffres trouvés dans : Luigi Zingales, A capitalism for the people : recapturing the lost genius of american prosperity, Basic Books, 2012.
10) Cité par : F.A. Hayek, La route de la servitude, PUF, édition quadrige, 1944, p.89.
11) Voir Jean François Revel, La grande parade, essai sur la survie de l’utopie socialiste, Plon, 2000.

Source : Contrepoints

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