Conclusion (Recueil de plusieurs morceaux économiques)

CONCLUSION

dans laquelle on discute plusieurs principes relatifs à la question.

 

C’est par les preuves fournies pour ou contre sur la première proposition de M. S. que le lecteur doit se décider sur la grande question de la concurrence. Si M. S. a raison, j’ai tort. Mais si j’ai prouvé que l’exclusion, sous tous les regards possibles, nuit à la valeur en première main, et par conséquent au revenu territorial, tout est dit, et nulle raison particulière de convenance, d’arrangement ou d’épargne, ne peut militer contre celle-là.

En effet, le revenu est le seul objet à considérer en matière d’administration. C’est lui qui décide uniquement de la force et de la puissance d’une nation ; c’est lui qui décide de la somme qu’elle peut employer à l’entretien de la chose publique ; c’est lui qui fait subsister tous les propriétaires, et par leur canal, une portion considérable des salariés d’une nation, dont le surplus est entretenu sur les dépenses de culture.

Ce n’est donc pas pour faire naître une nouvelle branche de salaires et d’occupation, que la liberté du commerce extérieure est si désirable ; car en cela le commerce ne produit autre chose, que des frais qui se font aux dépens de la valeur première ; mais c’est pour faire participer les denrées nationales au prix commun et universel d’échange, et procurer ainsi l’accroissement du revenu. C’est donc uniquement par rapport au revenu, qu’il faut envisager et rechercher les effets du commerce extérieur : et lorsqu’on a calculé le revenu dans l’état de liberté du commerce, c’est faire un double emploi manifeste, que de prétendre ensuite calculer à part les avantages du commerce ; car ils sont compris dans le calcul du revenu, puisqu’il serait moindre sans l’effet du commerce extérieur. Ainsi l’effet du commerce extérieur sur la valeur des productions, ayant coopéré à la formation du revenu, et le revenu ayant été calculé en conséquence, le commerce au-delà ne présente plus que des frais. Or, l’exercice du commerce et les frais qu’il nécessite, ne sont qu’un moyen pour parvenir à une fin : ce moyen est dispendieux par un inconvénient inséparable de la chose. Mais ce serait renverser l’ordre des idées, que de rechercher les frais pour eux-mêmes, et d’en favoriser l’accroissement, comme pouvant être une source de richesses pour une nation. Il est vrai que la totalité de la reproduction est destinée à être annuellement dépensée, mais il n’est point indifférent comment elle est dépensée : car si tout était employé en frais indispensables, soit pour faire naître la reproduction, soit pour assurer le débit des denrées, il ne resterait plus rien pour les dépenses libres, qui sont cependant indispensable aussi, quoiqu’elles ne coopèrent point à la reproduction : il ne resterait rien pour l’entretien de la société, ni pour la subsistance des propriétaires, et de tous ceux qui doivent vivre sur leur dépense. En un mot, sans le produit net, point de société ; il est constamment la mesure de la puissance publique et de l’aisance des sujets.

Dès que l’on a saisi ces principes, toutes les difficultés disparaissent. On voit l’intérêt d’une nation clairement établi, on le voit simple et unique, renfermé dans celui des deux classes principes, ma classe productive et la classe propriétaire ; on voit l’intérêt de la classe commerçante et salariée, nécessairement subordonné à ce premier, et l’on conçoit le désordre où l’on se jette, lorsqu’on entreprend de faire prévaloir celui qui, par la nature des choses, n’est que secondaire et dépendant.

Mais nos adversaires sont bien éloignés d’apercevoir ces principes, parce qu’ils n’ont pas la moindre idée, ni de la source des richesses qui est unique, ni de leur distribution ; et que confondant perpétuellement les dépenses avec les produits, ils croient avoir un accroissement de richesses, où il n’y a qu’un emploi des richesses. Tout ce que je leur demanderais, serait de vouloir bien calculer pour une nation, comme ils font pour eux-mêmes. Lorsqu’ils ont revendu 250 livres ce qui ne leur a coûté à l’achat de la première main que 200 livres, ils ne croient pas avoir gagné 50 livres ; ils sentent bien qu’il faut en défalquer les frais qu’ils ont faits, et que si ces frais montent à 30 livres, il n’y a pour eux que 20 livres de bénéfice. Or, une nation ne doit calculer de même que ce qu’elle reçoit pour dix de ses productions, c’est-à-dire, les 200 livres : le surplus du prix de la revente, loin de tourner à son profit, n’a lieu qu’au détriment de ce qu’elle aurait reçu, si les frais eussent pu être moindres. À cet égard, elle n’est point dans le cas de distinguer sur les 50 livres la portion qui est en bénéfice pour le marchand, de celle qui est par lui employée en frais ; vis-à-vis d’elle la somme entière des 50 livres est en frais, et le marchand est un agent nécessaire, mais dispendieux du commerce tout ainsi que les agents qu’emploie lui-même le marchand pour l’exécution de ses opérations. Or, de même que le marchand n’a de prédilection que pour ceux qui le servent à meilleur compte, et qu’il est bien aise de voir un grand nombre de gens qui offrir leurs services, de même une nation ne doit préférer ni régnicole, ni étranger, parce que leur service est également bon, et qu’il lui est utile de les admettre indistinctement. Car la concurrence, tant des acheteurs, que des voituriers, pourra faire monter le prix en première main de 200 à 210 livres ; et par le moyen de ce surhaussement à la sortie, la valeur au-dedans montera dans la même proportion, ce qui est le plus grand avantage de la libre concurrence du commerce extérieur.

Il est bon de remarquer que les adversaires de l’exclusion ne sont point d’accord entre eux sur les effets de la valeur dans l’intérieur et sur son importance. M. X. Journal d’Août 1766, pag. 177, soutient que la valeur intérieure est égale, qu’il n’en résulte ni perte ni profit ; qu’ainsi l’on n’est point en droit de calculer comme une perte, la diminution que l’exclusion peut causer au prix intérieur, mais seulement celle qu’elle peut occasionner sur le prix du blé qui sort : que si elle le diminue d’une livre par septier, c’est un million de perte sur un million de septiers qui peut sortir, mais que cette perte est avantageusement compensée par le gain du fret. M. S. au contraire ne nie pas l’avantage de la valeur dans l’intérieur, mais il croit se tirer d’affaire, en niant l’effet de l’exclusion sur la valeur : en quoi il réduit la question à des termes encore plus simples. Car l’effet de la concurrence est évident par lui-même, et avoué de tout le monde, puisque nos adversaires ne la redoutent que parce qu’elle ferait baisser les frais ; au lieu que l’effet avantageux du bon prix intérieur demande un peu plus de discussion.

Cependant cet effet devient également évident, pour peu que l’on veuille faire attention à quelques principes fort simples.

Si c’est une vérité physiquement incontestable, que la terre est la source unique de tous les biens, il s’ensuit que c’est la totalité de la reproduction annuelle qui paye annuellement toute la dépense qui se fait dans la société, et qu’il n’est personne qui puisse vivre autrement que sur cette dépense. Mais le partage de la reproduction se fait à différents titres. Elle se divise d’abord en deux portions, dont l’un sert à remplacer les frais faits pour l’obtenir, et nécessaires pour la perpétuer ; et l’autre est la portion des propriétaires. La première est de droit privilégiée, elle n’est point disponible, parce qu’elle doit rester immuablement attachée à la terre. La seconde qui ne consiste que dans l’excédent de la première, se partage entre le souverain, les décimateurs et les possesseurs des héritages. Mais la classe des cultivateurs et celle des propriétaires, entre lesquelles se divise la reproduction, ne peuvent en jouir et remplir leurs différents besoins de nécessité ou de commodité, sans la dépenser au profit des autres hommes. Toute la partie de la société qui n’est dans l’une ni dans l’autre classe, vit ainsi sur la dépense des deux premières, et n’a pas d’autre moyen de subsistance :  et cette partie de la société comprend, non seulement l’industrie et le commerce mais tous les salariés et soudoyés qui servent les deux premières classes, en quelque genre que ce soit.

Tout appartient donc à ces deux première classes, tout est vendu par elles en première main, tout est payé par elles médiatement ou immédiatement : elles ont seules le droit primitif de consommer par elles-mêmes ou par autrui, et nul ne peut participer à ce droit, qu’après l’avoir acquis d’elles par ses services.

Or, on ne peut nier qu’il ne soit de l’intérêt des deux premières classes, que les productions jouissent d’une valeur favorable uniforme et soutenue. La classe des cultivateurs est celle qui y paraît le moins directement intéressée, parce que sa part étant privilégiée, elle ne doit rendre que le surplus. Mais la part des propriétaires qui ne consiste que dans l’excédent, est de nature à s’étendre ou à se restreindre, non seulement en proportion de la quotité des productions, mais aussi en proportion de leur valeur. Le propriétaire reçoit d’autant moins de revenu, que le cultivateur est forcé, par la moindre valeur, de garder une plus grande quantité de productions pour ses reprises. La manière de procéder par échange ou par vente est indifférente à cet égard. Car la valeur respective des denrées, n’est pas déterminée par l’argent, qui n’est qu’une des manières d’exprimer les prix. Si dans l’ordre naturel du niveau des prix, la valeur de chaque mesure de production était exprimée par vingt sous, le cultivateur qui récoltait 500 mesures, en gardait, par exemple, 300 pour ses reprises, il y avait 200 mesures en produit net partageables entre l’État, le propriétaire, et le décimateur. Si par l’effet d’une prohibition de commerce ou des autres empêchements que les hommes apportent au niveau naturel des prix, la production ainsi grevée, perd un cinquième de sa valeur, c’est-à-dire, de son rapport d’échange avec les autres productions, il est évident que les propriétaires de cette production seront obligés d’en donner une plus grande quantité, pour une quantité déterminée de chacune des autres productions ; et comme dans la vente l’argent sert à exprimer la valeur relative d’échange, le propriétaire de cette production grevée, recevra une moindre quantité d’argent, pour une même quantité de cette production qui a perdue une partie de sa qualité de richesses. La valeur de chaque mesure qui devrait être de vingt sous, ne sera donc plus exprimée que par 16 sous. Ainsi comme il faut toujours une valeur de 300 livres au cultivateur pour ses reprises, il lui faudra à 16 sols 375 mesures pour se remplir. Il ne restera donc pour le produit net que 125 mesures, qui ne vaudront plus 125 livres, mais seulement 100 liv. Le revenu qui était, et qui devait être de 200 liv. se trouve donc réellement diminué de moitié par l’effet de la suppression d’un cinquième de la valeur en première main. Si cela n’est pas évident, il n’y a plus d’évidence sur la terre.

Mais cette perte que suppose la classe propriétaire, ne lui est pas tellement propre, qu’elle ne retombe sur la classe salariée. Les propriétaires, dont le revenu est diminué, pourront remplir moins de besoin et se procurer moins de jouissances : mais comme ils ne peuvent jouir qu’en associant d’autres hommes à leur dépense, il est évident que ceux-ci recevront d’autant moins, que les propriétaires auront moins à leur donner. Car la classe salariée ne multiplie certainement pas les richesses, ni les moyens de subsistance par des travaux purement stériles, qui servent à préparer, façonner, ou transporter les productions, mais qui n’y ajoutent rien, qui ne sont lucratifs pour ceux qui les exercent, qu’autant que d’autres les paient, et que d’autres ne peuvent payer, qu’autant qu’ils en ont reçu la faculté, c’est-à-dire, en proportion de leur revenu.

L’intérêt d’une nation est donc simple, unique et indivisible. Il se réduit à celui des propriétaires : tout est bien lorsqu’il est rempli. Ils ne peuvent avoir un grand revenu, à moins que la culture ne soit bonne ; ils ne peuvent en jouir sans répandre des salaires abondants. On ne peut frapper sur les deux autres classes, qu’ils n’en ressentent aussitôt le contrecoup. Si vous attaquez la première classe, le revenu diminue soit par la déduction que nécessite la surcharge, soit par la dégradation de la culture. Si vous attaquez la classe salariée, comme elle ne vit que de ce qu’elle reçoit, elle s’indemnise parle renchérissement de ses services, aux dépens de ceux qui la paient. Vous ne pouvez lui nuire autrement, qu’en restreignant la somme des salaires, par la diminution du revenu. C’est ainsi que tout se tient dans l’ensemble économique. Il est impossible de procurer le bien général de la société par aucune opération, qui avant tout, ne soit utile aux deux premières classes qui sont de droit les premiers possesseurs et les premiers distributeurs des productions ; toute opération contraire à leur intérêt, est nécessairement funeste à la société, quoiqu’elle paraisse favoriser telle ou telle partie : et même une portion de la classe salariée ne peut bénéficier contre l’ordre naturel de la liberté et de la concurrence, qu’au préjudice des autres agents de cette même classe. Il ne peut donc jamais être question, en bonne politique, d’exiger des cultivateurs ni des propriétaires, aucun sacrifice en faveur de la classe salariée.

L’ordre de la distribution des richesses, annuellement renaissantes, est donc fondé sur ces principes physiques ; 1°. Que la terre est ka source unique de tous les biens ; 2°. Que cette source serait peu abondante, si les hommes ne l’augmentaient par la culture ; 3°. Que la culture ne peut s’exécuter sans des dépenses ; 4°. Que si les entrepreneurs de la culture, et tous leurs agents médiats ou immédiats, vivent sur les reprises de la culture, le surplus de la société ne peut vivre que sur l’excédent ; 5°. Que plus cet excédent est considérable, plus il y a à dépenser pour les propriétaires, et pour tous ceux qui vivent sur leur portion ; 6°. Qu’ainsi une nation prise dans sa totalité, ne peut dépenser annuellement plus que sa reproduction annuelle ; 7°. Que la somme de ses richesses déterminées par le prix en première main, ne peut plus recevoir de véritable accroissement par les travaux subséquences ; 8°. Que ces travaux exigeant des dépenses, et ne produisant rienqui puisse les remplacer, ne peuvent être payés que par les productions, sur la part des cultivateurs, ou sur celle des propriétaires : qu’ainsi l’intérêt de la classe salariée est évidemment que les productions soient abondantes, et qu’elles jouissent de la plus grande valeur possible. On entend par la plus grande valeur possible, celle que les productions obtiennent naturellement dans l’état de liberté et de pleine concurrence ; et cette valeur est à l’avantage de tous, et n’est au désavantage de personne.

Voilà en deux mots notre doctrine, qui n’est, ce semble, pas si métaphysique, ni si difficile à saisir. Mais nos adversaires nient tous ces principes, et s’obstinent à voir autant de source de richesses qu’il y a d’espèce de travaux dans la société : au moyen de quoi, il faut dire qu’une nation qui récolte pour trois milliards de productions, et qui en dépenserait un à la classe salariée, se trouverait par ce moyen riche de quatre milliards, savoir trois en productions, et un en valeur d’ouvrages d’industrie ou en valeur ajoutée à une partie des productions par les opérations du commerce. Ainsi elle a dépensé un milliard de plus qu’elle n’avait. Cela ne vaut-il pas bien le secret de la pierre philosophale.

Cette façon de compter est sans doute fort singulière. Il faut cependant de toute nécessité qu’elle soit adoptée par ceux qui nient la stérilité absolue des travaux de l’industrie et du commerce. M. S. par exemple, (Journal de Mai 1766, pag. 14. Voyez la réponse qu’on lui a faite, Jour. de Sept. 1766, pag. 137) nous donne le calcul de tous ceux qui vivent sur un baril de graine de lin. Cette graine est recueillie à Lubeck, et semée à Morlaix. Le lin qui en provient est converti en toile. M. S. achète cette toile et l’envoie à Cadix ; de là elle va au Pérou où elle est achetée par un homme qui s’en fait une chemise sans manchettes et sans boutons. On croirait qu’elle va rester là ; point du tout, elle n’est qu’à moitié chemin. Elle revient convertie en or ; cet or s’échange pour du vin de Bordeaux, qui est porté à Lubeck, et bu définitivement, (car il faut que tout prenne fin) par le cultivateur lubeckois qui boit avec grand plaisir sa graine de lin qui a fait le tour du monde, mais qui n’a pas perdu son temps ; car en circulant elle a nourri peut-être 400 personnes. Quel dommage si elle fût restée sur le lieu de la production et qu’il fait bon de voyager ! 400 personnes ont vécu bravement, tant sur cette production, que sur le mouvement qu’elle a occasionné. Ma part de chacun a dû être modique, mais enfin ils ont vécu, et c’est, nous dit-on, la chemise (et originairement la graine de lin) qui a payé tout cela ; et puis que l’on vienne soutenir que le commerce n’est pas productif, car enfin c’est à lui que l’on est redevable de tous ces moyens de subsistance qui ont nourri tant d’hommes. La production n’est rien ici, en comparaison de la part que revendique le commerce dans cette distribution de richesses, elle n’a été que l’occasion de cette multiplication merveilleuse. Oh que les hommes ont grand tort de ne pas faire faire le tour du monde à toutes les productions qu’ils consomment !

M. X. pense de même, et prend aussi les effets de la circulation pour un accroissement des richesses. Outre les biens, nous dit-il, (Jour. d’Août 1766, pag. 166) qui donnent un revenu annuel par des productions renaissantes, il y a dans un État une quantité d’effets façonnés par la main des ouvriers qui entrent dans la somme de richesses d’une nation. (Ne suit-il pas de là, qu’une nation qui a pour trois milliards de productions annuelles, peut dépenser quatre milliards). Il se fait un change continuel de ces biens et de ces richesses qui se représentent réciproquement. (Elles se présentent, comme une chose existante représente une chose détruite. Car le paiement d’un ouvrage d’industrie est un simple remplacement de frais, dans lequel on donne des productions ou leur valeur en argent, pour des productions consommées, et qui ne peuvent l’être deux fois). En sorteque si le revenu paie l’industrie, l’industrie paie le revenu par ses travaux. (Non, car il faut nécessairement qu’il y ait une première source de tous les paiements : si l’industrie paie, ce ne peut être qu’avec ce qu’elle a reçu par forme de salaires de ceux qui sont les premiers possesseurs et les premiers distributeurs des productions. Il n’y a proprement que deux classes dans la société, la classe payante et la classe payée). Les richesses de l’industrie et le revenu (il fallait dire les productions) se communiquent mutuellement une valeur sur laquelle sont assises les charges de l’État. (Non, car il n’y a que les productions qui aient une valeur à elle, les ouvrages de l’industrie au-delà de la matière première, n’ont qu’une valeur empruntée qu’elle tirent des frais de fabrication ; or une valeur en frais ne présente qu’une dépense faite, et qui ne peut être payée que par une autre dépense à faire par celui qui voudra jouir du travail : et c’est en cela que les dépenses productives font essentiellement différentes des dépenses stériles : les premières sont restituées par les fruits même du travail et par voie de reproduction : les autres ne peuvent l’être que par forme de salaires, dont le paiement est un emploi de productions créées par le premier travail. Les charges publiques sont donc bien mal assises si elles le sont sur cette valeur en frais, et elles ne peuvent s’y placer que par un double emploi.) Si le revenu cessait, il n’y aurait plus ni commerce ni industrie. (Cela est constant, du moins la classe salariée se réduirait à la partie que les cultivateurs pourraient entretenir.) Les marchands et les ouvriers iraient chercher ailleurs de l’emploi… (Apparemment que leur arrivée ferait naître le double de besoins, ou plutôt ce qui n’est pas si facile, une double faculté de payer ; car sans cela ils ne trouveront pas d’emploi, ou ils n’en trouveront qu’au dépens de ceux qui étaient en possession de ces salaires, et qui resteront vacants.) De même si le commerce et l’industrie se retiraient du pays où est le revenu… etc.(Cela s’appellerait : TOURNER LE DOS À LA MARMITE ; soyons bien tranquilles là-dessus).

M. X. est bien le maître d’avoir son avis sur la question de la stérilité de l’industrie, et il lui est commun avec bien des gens. Mais s’il avait compris l’étendu et l’importance de cette question, il se serait bien gardé de traiter la distinction des classes productives et stérilesde pointillerie et de jeux d’esprit. En tout cas, ce sont des jeux d’esprit bien importants, car ils contiennent le point de décision des plus grandes questions sur l’administration, et entre autres de celle de l’impôt.

Mais que n’a-t-on pas dit sur cette qualité de stérile, attribuée aux travaux, autres que ceux de la culture. Les uns l’ont regardée comme une insulte faite à l’industrie et au commerce, comme s’il était injurieux de dire qu’une chose est ce qu’elle est, comme si ces travaux en étaient moins nécessaires ou utiles pour n’être pas productifs. D’autres ont dit, c’est bien plutôt la classe des propriétaires qu’il faut appeler stérile. Eh ! qui doute qu’elle ne le soit ! Mais lorsqu’il s’agit de caractériser une classe d’hommes, c’est par ce qui la distingue qu’il faut le faire. La classe propriétaire est distinguée par la propriété foncière ; mais les deux classes laborieuses ne peuvent l’être que par le genre de leurs travaux, dont l’un est productif, parce qu’il s’exerce sur un fond productif, et l’autre est stérile, parce qu’il s’exerce sur les fruits du premier travail. D’autres, sans contester les principes, auraient voulu qu’on eût choisi un autre terme, comme s’il y en avait un autre qui fût l’opposé de productif. Ces derniers sembleraient portés à croire qu’il ne s’agit que d’un mot dans cette dispute, et qu’elle cesserait si l’on pouvait convenir de le supprimer : mais ne voient-ils donc pas qu’il s’agit de la chose même, et que toute la classe salariée croit, à l’exemple de M. S. et de M. X. que les travaux de l’industrie et du commerce sont productifs de richesses et ajoutent une nouvelle somme à celle des productions ? ne voient-ils pas combien d’erreurs pratiques ce faux principe a introduites, combien de funestes conséquence il a enfantée.

Au reste, le préjugé est si général sur ce point, qu’il faut un certain temps pour parvenir à le dissiper, et qu’il sera nécessaire de présenter encore bien des fois ces vérités, avant qu’elle soient généralement reçues. Lorsqu’on n’a jamais réfléchi sur les effets de la circulation et sur la distribution des richesses, on s’y laisse naturellement surprendre, et l’illusion se forme sans qu’on s’en aperçoive ; on ne se doute pas même que les choses puissent être autrement qu’elles ne paraissent au premier coup d’œil. C’est sur cette apparence qu’est établie l’opinion du peuple qui n’est pas à portée de discuter les raisons contraires : il en sait autant sur ce point, et raisonne comme M. S et M. X.

En effet, demandez à la plupart des gens quelle est la source des dépenses, et d’où naît pour chacun de nous la faculté d’acheter et de payer. Belle demande, diront-ils ! mais chacun achète avec son argent, et cet argent vient au propriétaire de son revenu qui lui est payé par le cultivateur : au rentier des arrérages provenant du prêt de son capital ; au propriétaire de maisons de ses moyens, au commerçant de ses profits, au manufacturier de la vente de ses ouvrages, au peuple de son industrie et de ses salaires ; chacun vit comme il peut de son métier. La plupart des gens ne percent pas plus loin et n’en savent pas davantage. À leurs yeux, le cultivateur est un homme précieux ; car il fournit à nos besoins, les denrées nécessaires et les matières premières à l’industrie : mais dès que l’on a rendu à l’agriculture cet hommage indispensable, tout est dit ; on se croit quitte envers elle, et on ne voit plus rien au-delà. Le cultivateur n’est plus qu’un homme qui laboure avec des chevaux ou avec des bœufs, comme il l’entend, cela est égal, qui sème du blé ou du sarrasin, qui est riche ou pauvre, qu’il ne faut pas mettre trop à son aise, parce qu’il deviendrait paresseux, qui vend ses denrées où il peut et comme il peut, c’est à lui à se tirer d’affaires. Du reste, personne ne sent que c’est lui, qui non seulement nous nourrit physiquement, mais qui nous fournit de quoi acheter notre nourriture et payer toute notre dépense.

De même un propriétaire est aux yeux de la multitude, un homme qui reçoit sa ferme, met son argent dans son coffre, et s’en sert au besoin, comme un rentier touche ses arrérages. Tout cela est égal, et fait revenu dans l’État ; chacun vit de son bien, et fait ses petites affaires. Aussi le propriétaire ne demanderait-il pas mieux, si on le laissait le maître de voir les denrées monter bien haut : mais il faut mettre des bornes à son avidité. Il n’est pas juste que le surplus de la nation paye les denrées plus cher pour accroître son fermage. C’est au gouvernement à contenir ses prétentions ambitieuses, et à conserver l’équilibre entre toutes les classes de citoyens. Et l’on ne sent pas que le propriétaire ne reçoit le revenu que pour le distribuer, que plus il en reçoit, plus il en dépense, et met la classe salariée en état de dépenser aussi, puisqu’elle ne peut vivre de ce qu’elle reçoit.

L’industrie paraît une source de richesses aussi bien que l’agriculture ; elle fait vivre le peuple, elle multiplie à l’infini l’emploi des hommes au profit de l’État, elle double et triple la valeur des matières premières, et par conséquent crée autant et souvent plus de revenu que l’agriculture ;elle produit trois fois plus au Roi et à ses sujets, nous dit M. Girard. Et l’on ne voit pas que si la matière première a doublé de valeur par les travaux de l’industrie, c’est qu’il faut que l’ouvrier mange en travaillant, et qu’il reporte sur son ouvrage le prix de sa consommation, pour s’en faire payer par ceux qui voudront profiter de sont travail ; que cette addition n’est donc point un véritable accroissement de richesse, qui de non existantes soient devenues existantes : que de même le voiturier, le revendeur, le commissionnaire ajoutent au montant de la valeur première leurs frais et leurs profits pour s’en faire payer par l’acheteur.

Le commerce paraît aussi à la plupart des gens une source directe de richesses. Il augmente au profit de l’État la valeur des marchandises, il nourrit sur ses produits une infinité de citoyens ; il enrichit la nation de toutes les sommes qu’elle peut gagner sur les étrangers ou leur faire payer ; et les frais qu’il occasionne, bien loin d’être à charge deviennent une nouvelle branche de richesses. Plus une nation a de négociants à son service, plus elle est opulente ; mais il faut pour cela qu’ils soient domiciliés chez elle ; car s’ils sont étranger, son intérêt est de les écarter et de les empêcher de partager des gains et des salaires qui doivent être réservés aux nationaux : ne vaut-il pas mieux faire gagner un peu plus à ses concitoyens que de leur enlever des profits si légitimes, et de laisser échapper une partie des bénéfices du commerce ou de la voiture : et qu’importe le prix, pourvu qu’il reste tout entier chez nous ? L’intérêt du commerçant n’est-il pas aussi cher à l’État que celui du cultivateur ; et celui-ci doit-il envier le bénéfice que ses concitoyens peuvent aire en voiturant et revendant des denrées dont il a reçu le prix, et sur lesquelles il n’a plus aucun droit. Les lois prohibitives doivent donc être regardées comme des lois sacrées, qui dérivent de la protection que l’État doit à tous ses sujets, et du soin qu’il doit avoir de ménager les intérêts des différentes classes qui le composent.

C’est d’après ces vues d’exclusion qu’on établit les maximes de la politique du commerce : maximes qui dans la pratique ne sont malheureusement que trop suivies pour le repos des nations, et qui ont fait du commerce, qui devrait les unir et les rapprocher, une source intarissable de jalousie, de querelles et de division. La politique du commerce consiste, dit-on, à attirer le plus qu’il est possible, l’argent des étrangers, à leur vendre beaucoup, et à se passer d’eux autant qu’il est possible, à combiner les tarifs d’entrée et de sortie avec tant d’art que tout l’avantage soit en notre faveur, à repousser leurs denrées lorsque notre territoire les fournit, à ne point recevoir d’eux de marchandises de main-d’œuvre, car c’est la partie où il y a le plus à gagner, à les rendre tributaires de notre industrie encore plus que de nos productions ; car les matières ouvragées ayant acquis bien plus de valeur sont bien plus avantageuses à exporter que les matières brutes : à faire tous nos efforts pour prévaloir sur eux par notre industrie, et conserver la prééminence que notre goût nous a procurée dans la fabrication des modes et des ouvrages de luxe : cette branche de commerce est d’autant plus riche qu’il y entre peu de matière première, et beaucoup de forme et de façon. Enfin toute la science consiste à faire pencher en notre faveur la balance du commerce ; car elle se solde en argent et nous enrichit d’un gain effectif. Il n’est point d’ouvrage sur le commerce où toutes ces maximes ne soient enseignées comme autant de principes incontestables.

C’est sous ce point de vue que la plupart des gens conçoivent l’économie de la société, parce qu’ils n’en voient qu’une partie à la fois, sans en saisir ni les rapports ni l’ensemble, sans apercevoir la subordination nécessaire de la classe salariée aux classes principales, les effets du commerce, la nature des travaux de l’industrie, leur relation et leur dépendance de l’agriculture ; parce qu’ils ignorent le principe moteur qui anime et vivifie toute la machine, c’est-à-dire, le revenu, sa source, sa distribution ; parce qu’ils confondent perpétuellement les dépenses avec les produits ; et qu’ignorant les effets de la circulation, ils prennent pour une multiplication de richesses, ce qui n’est que mouvement, emploi et distribution des richesses ; comme un homme qui voyant plusieurs canaux qu’on a tirés par des saignées d’une rivière voisine, prendrait tous ces ruisseaux pour autant de rivières séparées sans remonter à la source unique d’où ils dérivent.

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