Conjectures sur l’histoire du droit de propriété

Dans cet article du Journal des économistes, publié en 1878, Jean-Gustave Courcelle-Seneuil retrace, sur la base des sources historiques et du raisonnement rétrospectif, l’histoire nébuleuse du droit de propriété. Aux âges les plus reculés, la propriété commune seule domine, et c’est au milieu des violences et des ravages de l’époque grecque et romaine que la propriété privée obtient peu à peu de la reconnaissance. La vraie notion de la propriété privée, fondée sur le travail seul et le respect des règles de la justice, doit continuer à être portée par la science, dit-il, jusqu’à ce que la liberté règne dans les institutions et les lois, au même titre que dans les faits.

Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, « Conjectures sur l’histoire du droit de propriété », Journal des économistes, février 1878.


CONJECTURES SUR L’HISTOIRE DU DROIT DE PROPRIÉTÉ

Nous ne connaissons avec quelque apparence de certitude l’origine de quoi que ce soit, et les origines que nous ignorons le plus sont celles des institutions sociales. À mesure que nos connaissances augmentent, notre incertitude devient plus grande ; nous voyons par expérience que les témoignages écrits sont loin de mériter la confiance que leur accordaient nos aïeux, que ces témoignages sont fréquemment viciés par le mensonge et presque toujours par l’erreur provenant de la difficulté, pour les hommes d’une époque, de comprendre exactement les pensées des hommes d’une époque antérieure. Nous voyons, en effet, les sentiments, les idées et les formes même de la pensée se transformer sous nos yeux au point que les mots d’une langue ont changé de sens à un siècle et moins d’intervalle. Tantôt, par le progrès en avant, les hommes analysent des notions que leurs pères avaient trouvées simples, et tantôt, par un progrès rétrograde, les notions qui avaient paru simples et claires à une génération, sont obscurcies par des sophismes pour la génération suivante.

C’est contre ces difficultés multiples que doit lutter la science, chaque fois qu’elle s’attaque à l’histoire d’une institution ou d’une coutume, et il lui est difficile d’espérer qu’elle atteindra la vérité pure et complète. Mais, sans élever ses prétentions si haut, elle peut s’approcher de la vérité par des conjectures successives, en contrôlant avec soin les témoignages directs de l’histoire par l’étude des nécessités rationnelles et en essayant de suppléer avec cette étude aux lacunes que laissent les témoignages directs. C’est ainsi que nous allons procéder dans ce travail sommaire sur l’histoire de la propriété.

I

Les débuts du genre humain ont été bien humbles. C’est une vérité que nous ne pouvons méconnaître en présence des monuments laissés par les âges préhistoriques, dont le témoignage est confirmé par les récits des voyageurs qui ont visité les peuplades sauvages encore existantes. On nous montre, par exemple, en Australie et dans la Terre de Feu, des individus presque isolés, sans coopération entre eux et sans autre communication que celle d’une langue rudimentaire, errant dans les forêts ou sur les rivages de la mer, en quête d’une nourriture qu’ils ont bien de la peine à se procurer, au moyen d’outils et de procédés semblables à ceux des hommes des temps préhistoriques, n’ayant ni le temps ni l’énergie nécessaires pour comparer leur état à un état meilleur ou pour se souvenir des événements d’une vie monotone et malheureuse.

Chez ces hommes, la peuplade même n’existe pas encore ; l’état de paix et l’état de guerre sont confondus, et il est impossible de distinguer l’existence d’une coutume, d’un droit primitif qui la consacre. Ils vivent en quelque sorte à la manière des bêtes, et cependant ce sont déjà des hommes, puisqu’ils ont des procédés industriels et des instruments fabriqués par eux pour atteindre leur proie ; ils se font la guerre entre eux pour la possession de ces instruments ou des aliments acquis, peut-être aussi pour la possession d’un emplacement plus giboyeux ou plus poissonneux que les autres.

Ailleurs, on voit les commencements de la peuplade. On se réunit et on s’allie pour la chasse, ou pour la pêche, ou pour la guerre ; on choisit des chefs et on les suit jusqu’à ce qu’on ait atteint le but de l’alliance conclue : plus tard, cette alliance, fortuite et temporaire au commencement, devient permanente et a pour objet l’occupation et la défense d’un territoire déterminé : les coutumes s’établissent en vue de la paix intérieure et de la discipline ; le droit est fondé.

Telles sont, la raison et les témoignages directs nous l’enseignent également, les premières étapes parcourues par le genre humain. C’est de là, selon toute probabilité, que sont parties les races les plus anciennement civilisées, et c’est là que se trouvent encore de nos jours des races qui, pour une cause ou pour une autre, sont demeurées en retard pendant que les autres passaient par une série de coutumes, de mœurs, d’institutions que l’imagination a bien de la peine à reconstruire, d’autant plus que, selon toute apparence, les étapes de cette série n’ont été les mêmes, ni pour les diverses races, ni pour les hommes de la même race, une fois séparés par la diversité des climats et par l’interruption des communications.

Ce qui semble hors de doute, c’est que, partout où l’industrie a été limitée à la cueillette des fruits spontanés de la terre, à la chasse et à la pêche, la propriété du sol a été collective. La propriété des outils et des armes a pu être personnelle, mais non dans le sens rigoureux que nous connaissons aujourd’hui. Des témoignages positifs nous attestent l’usage de mettre en commun ou d’emprunter en certaines circonstances les engins de chasse et surtout de pêche. En général, à cet égard, comme sous une infinité d’autres rapports, l’indéterminé domine dans les sociétés primitives, et c’est une cause qui en rend l’intelligence difficile pour les hommes des sociétés plus avancées. Mais le raisonnement permet de supposer que les usages relatifs à la propriété mobilière ont varié selon l’état de l’industrie particulière de chaque peuplade et selon que le caractère des relations intérieures y était plus ou moins pacifique ou guerrier. Il nous conduit aussi à penser que, plus les avantages de la coopération ont été compris, plus on a tendu, dans les sociétés primitives, à la communauté de tous les instruments de travail.

Ce qui est hors de doute, c’est que dès cette première période industrielle de la cueillette, de la chasse et de la pêche, la société commence à se former, soit par le simple développement d’une famille, soit par des confédérations ayant pour but des opérations militaires. La propriété commence à poindre, collective pour la terre, presque individuelle pour tout le reste.

Vers la fin de cette période sociale, l’industrie pastorale a été introduite. Les hommes, jusqu’alors en état de guerre avec les animaux, ont établi avec quelques espèces des relations presque pacifiques en les domestiquant, en vivant avec eux pour se nourrir de leur lait et de leur chair. Grâce à l’introduction de l’industrie pastorale, un plus grand nombre d’hommes ont pu vivre sur une même superficie de terrain ; ils se sont rapprochés, ont établi entre eux une coopération plus intime et plus suivie, des communications plus régulières. En même temps, leur subsistance étant infiniment plus assurée que dans l’état antérieur, ils ont eu quelques loisirs et ont pu les utiliser pour un commencement de méditation. Alors probablement ont commencé les religions et, chez certaines races, les sciences d’observation ; partout les coutumes ont pris plus de fixité, et la notion du droit, plus ou moins confondue avec les idées religieuses, a commencé à s’accentuer et à se dégager. Dans la famille patriarcale règne l’autorité du chef, bientôt tempérée et réglée par la coutume, et il en a été de même dans la tribu patriarcale, conservée, puis étendue par des adoptions et par des accessions de toute sorte.

Dans cet état social, dont on trouve des restes en Asie, la propriété de la terre est encore collective. Une portion donnée de territoire appartient à la tribu, soit qu’elle reste isolée, soit qu’elle établisse une confédération entre elle et d’autres tribus pour l’utilité commune.

Pendant cette période historique, la société se fixe, les idées s’étendent et les préoccupations d’avenir se font sentir d’une façon très forte. Chaque groupe commence à se souvenir du passé et à porter ses espérances vers l’avenir : il veut distinctement croître et durer. Et comme la terre devient étroite par les progrès de la population, les luttes entre les hommes prennent un caractère d’extermination attesté par la Bible. C’est la lutte pour l’existence dans toute son horreur.

Cependant cette période appartient encore à l’âge d’or. La propriété de la terre est collective et le travail nécessaire pour vivre est relativement médiocre. Mais il faut soutenir des guerres d’extermination, soit pour s’étendre, soit même pour conserver la terre, les troupeaux que l’on possède, et en un mot la vie.

Malgré tout, l’industrie a fait pendant cette période des progrès considérables sous l’empire des chefs de tribu. L’existence des troupeaux a fourni la matière de plusieurs industries et d’une propriété mobilière importante. Mais était-ce la propriété privée ? On ne saurait le dire. Il y eut probablement des formes de possession variées et plus ou moins précaires, que nous pouvons entrevoir sans qu’il soit possible d’en déterminer exactement les traits.

Dans cet état social, la guerre n’est pas continue. Il y a des périodes de paix pendant lesquelles les hommes des diverses tribus communiquent ensemble dans des conditions assez semblables à celles qui existent entre les membres d’une même tribu ; ils contractent des échanges et établissent entre eux un commerce pour l’utilité commune.

Avec le commerce, la notion de propriété prend une forme distincte et sort de l’indéterminé dans lequel elle avait flotté jusqu’alors. Seulement elle demeure restreinte et ne s’applique qu’aux objets mobiliers, matière du commerce entre les diverses tribus. Peu à peu, l’industrie maritime se crée et donne lieu, par son développement, à la formation de groupes dont le commerce est le principal moyen d’existence. Ce que les navigateurs font d’un côté, des groupes réunis en caravane l’entreprennent de l’autre.

Toutefois, il est probable que le commerce est resté dans un état embryonnaire tant que les hommes n’ont pas dépassé l’industrie pastorale. Mais l’industrie agricole est survenue lentement, partiellement, avec des difficultés infinies, dans quelques localités plus favorisées. À mesure que cette industrie s’est développée, la société a pris une assiette stable, et chaque groupe s’est fixé sur un territoire pour y vivre et pour y mourir. Les hommes se sont encore rapprochés, leur industrie s’est encore étendue, leurs institutions ont pris un caractère plus arrêté, plus distinct, et leur pensée s’est portée sur un temps plus long, jusqu’à ce qu’enfin, l’invention de l’écriture étant survenue, l’histoire a commencé.

Il faut bien remarquer que pendant cette période si longue des temps préhistoriques, rien ne nous autorise à supposer que l’industrie ou la société aient rétrogradé un seul instant. Les progrès ont dû être lents, presque imperceptibles, limités à quelque peuplade, à quelque tribu, dont le développement aura plus d’une fois causé la ruine et la destruction des peuplades ou des tribus voisines. C’est aussi avec une extrême lenteur que les inventions auront pu passer, par la guerre ou par le commerce, d’un pays à un autre. Quoi qu’il en soit, il faut noter que partout où les nouvelles industries se sont établies, elles se sont ajoutées aux anciennes sans les détruire. Ainsi les industries primitives, cueillette, chasse et pêche existent encore de nos jours, et l’industrie pastorale, loin d’être détruite par l’introduction de l’agriculture, n’a fait que subir une transformation par laquelle elle s’est étendue plutôt qu’elle n’a été restreinte. Il est bien probable qu’à aucune époque le territoire occupé par les peuples les plus civilisés n’a contenu autant de têtes de bétail qu’il en contient aujourd’hui.

Les institutions ont suivi la transformation lente de l’industrie, se modifiant peu à peu d’une façon presque imperceptible. L’introduction de l’agriculture n’a donc fait disparaître ni la tribu, ni la propriété collective de la terre. L’une et l’autre ont continué d’exister en se transformant lentement, par voie d’accroissement, pour satisfaire à des besoins plus grands et à des combinaisons plus compliquées. Ainsi, en conservant à la propriété de la terre le caractère collectif qu’elle avait dès l’origine, il a fallu établir des règles pour en déterminer l’usage selon le degré d’avancement de l’industrie agricole, ou suivant la nature du terrain possédé par le groupe auquel la terre appartenait. De même, à mesure que les autres branches d’industrie s’étendaient, il fallait déterminer les conditions de ceux qui les exerçaient dans l’intérieur de la communauté, comme nous le voyons par la belle étude de M. Sumner Maine sur les villages hindous.

L’avènement de l’industrie agricole a bientôt procuré aux hommes des moyens de subsistance abondants, en ce sens que le produit, surtout dans les terrains fertiles, fournissait bien au-delà du nécessaire pour la subsistance du cultivateur. Cette circonstance a été la cause de bien des guerres, de violences sans nombre et de bouleversements infinis, parce qu’il est devenu possible à un petit nombre d’hommes armés de faire travailler leurs semblables à leur profit, soit en les assujettissant à des tributs, soit en leur imposant des conditions plus dures, comme celles des Hilotes ou des Penestes ou des colons romains, soit en les réduisant simplement en esclavage. C’est aussi cette circonstance qui a rendu possible l’érection des vastes empires asiatiques et de celui d’Égypte, la fondation de villes populeuses et le développement des arts qui y a eu lieu. Progrès considérable, acheté au prix de souffrances infinies et d’injustices sans nombre.

Les grands empires et les villes ont contribué à augmenter les communications entre les hommes, à rendre plus fréquentes et plus durables entre eux les relations pacifiques et à en faire sentir plus vivement les avantages dans des rapports plus intimes et un rapprochement plus grand. Ç’a été l’époque du développement des religions, des clergés bien dotés et des cultes dispendieux.

On se demande naturellement pourquoi les divers groupes d’hommes qui ont peuplé la terre ont eu des destinées si diverses, pourquoi le développement de quelques-uns a été si rapide et celui des autres si lent, pourquoi, par exemple, plusieurs milliers d’années après la ruine de Babylone et de Thèbes, il existe des hommes de l’âge de pierre ? Pourquoi, d’autre part, des groupes qui avaient brillé d’un vif éclat ont eu peu de durée et se sont éteints misérablement après une courte existence ?

La réflexion nous indique que si certains groupes se sont développés plus tôt que les autres, ils ont dû sans doute cet avantage à une supériorité de constitution physique et morale, et plus encore à des circonstances dont les unes, comme le climat et la nature du terrain, pourraient être connues, tandis que les autres, comme le hasard des rencontres qui ont amené des inventions et qui les ont amenées dans un certain ordre, échapperont toujours à nos recherches. Nous remarquons seulement que les progrès ont été rapides pour les groupes établis sur les grandes voies de communication et mêlés par le commerce ou la guerre. La raison de ce fait est fort simple : là où communiquent ensemble un grand nombre de groupes d’hommes, ils mettent en commun les idées et les inventions de chaque groupe, les comparent, les jugent et le meilleur l’emporte ; or, il est évident que l’invention est plus facile et plus fréquente pour mille groupes placés dans des conditions diverses de sol, de climat, d’industrie et d’institutions domestiques ou politiques que dans un groupe immobile et isolé.

Les causes qui ont amené la chute des premières sociétés civilisées nous semblent assez apparentes. Pour se constituer, chacune de ces sociétés devait inventer des formes et des institutions nouvelles ; or, qui dit invention, dit tâtonnement et erreur. La plupart de ces sociétés ont dû périr par un vice de constitution intérieure. Tantôt on aura réuni dans un même régime des populations arrivées à des états inégaux et différents de civilisation, ou on aura persisté à faire des conditions inégales à des populations égales en fait ; tantôt les liens administratifs auront été imparfaits et trop relâchés ; tantôt, et le plus souvent, on aura poussé à outrance l’exploitation des faibles, multiplié et exagéré les injustices.

Il existe encore une autre cause de décadence et de mort qui a dû plusieurs fois produire de désastreux effets : c’est l’infatuation. L’homme qui a réussi s’enivre facilement de son succès, qu’il attribue toujours à son mérite propre, ou, plus sottement encore, à son mérite de race ou de caste. Arrivé là, il se repose et n’invente plus, pendant que le reste du genre humain vit et marche : et non seulement l’infatué n’invente plus, mais il devient incapable même de profiter des inventions d’autrui ; ses facultés s’affaissent et finissent par se paralyser. Cependant ses prétentions ne diminuent pas ; on dirait même qu’elles croissent avec son imbécillité. Qu’arrive-t-il ? C’est qu’à un moment donné, un voisin plus vigilant, qui a cultivé sa force militaire ou l’a augmentée par quelque événement heureux, lui fait sentir le poids de ses armes ; alors l’empire, tout puissant naguère, est tout à coup renversé.

La forme d’infatuation la plus dangereuse est celle qui tend à immobiliser une société. On rencontre dans l’histoire de la civilisation des peuples qui ont été emprisonnés en quelque sorte par leur religion, ou par un ensemble d’institutions civiles ou politiques dont ils ne peuvent se défaire. Cela tient à ce que les classes qui profitent de cette religion ou de ces institutions en enseignent l’admiration ou en inculquent le respect à la masse de la population, à ce point que, loin de les réformer, elle en aggrave les défauts. Un peuple arrivé à ce degré d’admiration béate, pour la caste ou pour le mandarinat, par exemple, est fort exposé à périr.

C’est ainsi que le progrès a eu lieu fréquemment par des peuples demi-barbares que les accidents de leur développement historique avaient tenus longtemps éloignés du grand courant de la civilisation et qui, après y être entrés, s’infatuaient et périssaient à leur tour. Il est probable que de nombreuses révolutions de ce genre ont eu lieu bien avant les temps historiques.

Insistons sur la différence profonde qui distingue les groupes d’hommes placés dans le grand courant de la civilisation de ceux que les accidents de leur histoire ou de leur territoire en ont tenu éloignés. Aux premiers, les institutions nouvelles, les tâtonnements du progrès ; aux seconds, les institutions et les mœurs archaïques. C’est ce qu’on peut remarquer notamment pour le sujet qui nous occupe. La propriété collective de la terre a subsisté longtemps chez la plupart des peuples ; elle existe encore dans un grand nombre de contrées plus ou moins éloignées des grands courants et dans lesquelles prédominent encore les industries primitives de la cueillette, de la chasse, de la pêche ou du soin des troupeaux, et où l’agriculture conserve encore ses procédés primitifs. Comme ces institutions ont été, de la part de M. de Laveleye, l’objet d’un travail récent remarquable et remarqué, nous nous dispenserons d’insister sur ce sujet.

Rappelons seulement que là où la terre est encore la matière de la propriété collective, tantôt on cultive en commun et on partage les fruits, tantôt on partage périodiquement les terres pour être cultivées en particulier. Plus souvent encore la communauté ne porte que sur des terres sans culture, marais, pâturages ou forêts, dont les communiers se partagent les produits spontanés.

II

Venons maintenant aux temps historiques et voyons comment a pu naître et se former la propriété individuelle que nous connaissons et qui, de nos jours, semble se dégager enfin des nuages de l’histoire dont elle est encore couverte.

Tous les peuples chrétiens descendent de la civilisation gréco-romaine et c’est dans cette civilisation qu’est née la propriété individuelle de notre temps. Il semble donc que ce soit dans cette partie de l’histoire que nous devons chercher ses origines.

Cependant, il n’est pas du tout certain que ce soit en Grèce ou en Italie que la propriété individuelle a commencé. On trouve dans les monuments étudiés par les égyptologues des faits qui indiquent l’existence de cette propriété, mais ces faits ne sont ni assez nombreux ni assez clairs pour autoriser des conclusions positives. Comment distinguer, en effet, si ce qui ressemble à la propriété individuelle chez les Égyptiens n’est pas la propriété d’un groupe, d’une corporation, par exemple ? Toutefois, il y a bien des motifs de croire que la propriété, telle qu’on la trouve chez les Grecs, est d’origine égyptienne.

On peut rencontrer des traces de propriété individuelle dans les poèmes d’Homère et d’Hésiode, au moins pour le peu d’industrie qui existait à cette époque. Hésiode décrit même en termes énergiques les effets de la concurrence. Mais nous croyons que cette propriété individuelle ne s’appliquait pas à la terre : elle était née des inventions ou importations d’industrie que la coutume ne pouvait avoir prévues.

Les poèmes homériques nous montrent les peuples conduits comme des troupeaux par les rois ou chefs de clans, à peu près indépendants les uns des autres, et investis d’une autorité religieuse. Ce sont de vrais patriarches, sous le commandement desquels la propriété de la terre est collective et la propriété mobilière très réglementée. Il y avait aussi un commerce international relativement important, quoiqu’il ignorât la monnaie, ayant pour matière des marchandises possédées par des individus. Ce commerce, ayant le caractère presque militaire des premiers temps, confinait de très près à la piraterie, laquelle était encore honorable, comme on le voit au témoignage d’Homère et comme le rappelle plus tard Thucydide.

Au sortir de la période obscure pendant laquelle a duré le groupe religieux, le γένοϛ grec, nous voyons apparaître distinctement avec Solon la propriété personnelle à peu près telle que nous l’avons encore aujourd’hui. Son avènement dans les lois coïncide avec l’affaiblissement du pouvoir patriarcal ou paternel, avec la décadence de l’ancienne législation religieuse et l’introduction des codes. Mais, en supposant même que les lois de Solon aient reconnu les premières la propriété privée, il est évident qu’elles ont dû être précédées par la formation en fait de cette propriété, et surtout par l’idée que l’adulte valide, l’individu, pouvait posséder personnellement en dehors des liens de la famille.

La propriété personnelle apparaît moins distincte dans les fragments de la loi des Douze-Tables, bien que ces lois soient postérieures à Solon. Toutefois, à Rome comme dans l’Athènes de Solon, le testament existe et constate l’existence déjà ancienne de la propriété individuelle. Ni cette propriété, ni le testament ne sont des choses qui s’inventent en un jour et prennent rang dans l’histoire sur la proclamation d’un législateur. Déjà la loi des Douze-Tables considère comme inférieur l’intestatus, ce qui prouve que, dès cette époque, le testament était ancien, aussi bien que la διαθήϰη athénienne.

D’où pouvait être née cette idée, si étrange dans la cité antique, d’une propriété personnelle complète, tellement personnelle que le propriétaire pouvait aliéner entre-vifs et même transmettre après sa mort par un testament ? Est-elle née directement de la mise en pièces de l’antique clientèle ou n’est-ce pas plutôt cette idée qui a fait tomber l’institution de la clientèle pour généraliser un fait déjà existant, qui exerçait sur l’esprit des hommes une irrésistible attraction ? Nous croyons cette dernière opinion plus exacte que la première.

Cherchons par conjecture d’où a pu s’introduire à l’origine la propriété individuelle ? Il est évident tout d’abord qu’elle n’a pu naître dans la cité même, où tous les droits étaient réglés de façon à l’exclure absolument.

Elle a dû naître hors de la cité par le commerce international, terrestre ou maritime, qui était, dans ces siècles reculés, une sorte de brigandage. De hardis aventuriers, à l’énergie desquels l’organisation rigide de la cité ne pouvait convenir, des bannis, des meurtriers, des sacrilèges, s’expatriaient pour aller chercher fortune, pillant, lorsqu’ils le pouvaient, possédant individuellement et pratiquant l’échange, lorsqu’ils y trouvaient plus de profit. La cause de leur possession était la valeur personnelle de l’individu ; dès lors la fortune entre eux devait être personnelle ; ils partageaient et tiraient au sort entre eux seulement ce qui était le fruit d’efforts communs, butin ou profits.

Les guerriers faisaient de même : on le voit dès les poèmes homériques où l’on trouve que l’usage de partager le butin régnait de temps immémorial. Entre le butin, étaient les esclaves faits par les pirates ou les guerriers et entre les esclaves, les femmes. On conjecture avec assez de vraisemblance que de là est venue, non la monogamie, mais la monandrie pour les femmes, c’est-à-dire le premier rudiment de notre mariage.

L’histoire nous enseigne qu’on ne s’est pas borné au partage des objets mobiliers qui constituaient le butin. On a aussi, après des guerres d’extermination, partagé les terres conquises et ces terres ont été tirées au sort, tout comme le butin ordinaire : c’est la clérouquie grecque.

Des témoignages relativement récents nous disent que les terres ont été partagées de même (viritim) à Rome par le fondateur légendaire. D’autres attribuent à Numa seulement la plantation des hornes. Sans y ajouter foi absolument, nous sommes portés à penser que dès l’origine, la propriété romaine a eu le caractère individuel. En effet, Rome, l’histoire l’atteste, a été fondée par une horde de ces commerçants pillards, déjà nombreux dans l’ancien monde. C’étaient des adultes valides réunis pour le brigandage et le commerce, si bien que, nous dit la tradition, ils n’avaient pas de femmes, partant, pas de famille. Entre gens de cette espèce, le droit de propriété ne pouvait être attribué qu’à la valeur individuelle, à celui qui avait la force de prendre et de garder. Voilà ce que dit la vraisemblance : que disent les témoignages ?

Le premier et le plus grave est la langue. Quel est le mot qui désigne l’héritage chez les Athéniens, c’est-à-dire l’ensemble des biens que possède un individu ? κλἤροϛ, c’est-à-dire la part attribuée à l’individu par le tirage au sort. À Rome, quel est le mot qui est exprime à l’origine l’idée de pleine propriété ? mancipium, ce qui est pris avec la main, comme on le voit dans le vers de Lucrèce :

Vitaque mancipio nulli datur, omnibus usu.

La forme primitive de la vente est la mancipatio. Les choses qui avaient été l’objet de la propriété pendant que ces façons de parler restèrent en usage se sont appelées jusqu’à la fin res mancipi. D’ailleurs le témoignage de Gaïus est positif et formel : dans l’action par laquelle on réclamait la propriété d’une chose, le demandeur prenait la chose avec la main et la touchait d’une baguette appelée vindicta. Cette vindicta, dit Gaïus, représentait une lance ou pique. « C’était, ajoute-t-il, le signe de la propriété de droit (justi domini), parce que l’on croyait que la propriété par excellence était celle des choses prises aux ennemis. » Le demandeur en mettant sur la chose revendiquée la main et la lance devait dire selon la formule : « meum esse aio ex jure quiritium, j’affirme que ceci est mien d’après le droit de ceux qui portent la lance », c’est-à-dire des Romains. La prise ou saisine était tellement la cause de la propriété qu’on la retrouve dans un autre mode d’acquérir, l’acquisition par possession (usucapio).

La propriété individuelle vient donc de la guerre et des conditions de la guerre à l’époque où elle a été fondée. Si les témoignages que nous venons de citer permettaient le doute, nous pourrions trouver, dans l’histoire même du droit romain, un exemple remarquable de propriété individuelle née de la guerre. C’est le pécule militaire (peculium castrense). On sait que Rome ayant conservé plus longtemps que la Grèce l’autorité patriarcale, le fils de famille en puissance de père ne pouvait, pas plus que l’esclave, rien posséder en propre. Cependant les mœurs établirent et les lois consacrèrent une exception à ce principe, au profit du fils de famille qui acquérait des biens au service militaire. La règle légale avait cédé devant le fait, en reconnaissant la capacité d’acquérir à l’homme capable, en fait, d’acquérir et de conserver par les armes.

Une fois introduite en fait, la propriété individuelle a dû se généraliser par des voies différentes. Ainsi à mesure que le patrimoine des clans primitifs s’est étendu en quelque sorte par les progrès de la culture et de la population, les membres inférieurs de cette association primitive, les clients, par exemple, et même les esclaves ont pu être admis à posséder individuellement, sous des redevances et à des conditions onéreuses, déterminées par l’intérêt respectif des patrons et des clients ou affranchis, et passées en coutume. C’est ce qu’on a vu à Rome, sous la République comme sous l’Empire, et dans toute l’Europe au Moyen-âge, qui fut, il ne faut pas l’oublier, une restauration de la cité primitive, avec l’adjonction de quelques éléments nouveaux. Avec le temps et pour des causes que chacun peut conjecturer, les liens de la clientèle se sont relâchés et, à la fin, les redevances ont disparu. On peut conjecturer aussi qu’après avoir partagé longtemps périodiquement les terres communes, les possesseurs de lots aient fini par abolir les partages et demeurer propriétaires, ou que, comme à Rome, les fermiers d’un domaine public composé de terres conquises soient devenus propriétaires par usurpation. Tous ces modes de transformation de la propriété collective en propriété individuelle ont peut-être et probablement existé. Le ϰλἤρος peut avoir été le tirage au sort d’un lot de terres communes aussi bien que le tirage au sort d’un lot de terres conquises. À Rome on partageait et on tirait au sort les terres sur lesquelles on établissait des colonies, et sous l’Empire le mot sort était devenu synonyme d’héritage comme chez les Grecs. Toutefois, le point de départ, l’avènement en fait de la propriété individuelle nous semble la conquête.

Mais c’est une cause tout autre que la conquête qui a développé et généralisé l’institution : ce sont les nécessités d’une culture meilleure et plus intense, capable de subvenir aux besoins d’une population plus nombreuse. Les terres possédées individuellement ont produit davantage que les terres possédées en commun et, sans s’en rendre compte ni s’en apercevoir en quelque sorte, les sociétés se sont laissées aller sur une sorte de pente qui les conduisait à la propriété individuelle.

Toutefois cette propriété, venant s’imposer en fait, subrepticement, et combinée trop souvent avec un régime qui opprimait le cultivateur dans le monde ancien, n’a jamais eu pour elle la sanction générale de l’opinion, ni l’assentiment des penseurs. La propriété collective est demeurée l’idéal, le signe distinctif de l’âge d’or jusqu’à notre temps. Les poètes, les philosophes, les théologiens, les jurisconsultes même l’ont célébrée sur tous les tons et lors même qu’on était obligé de reconnaître en fait l’utilité et la légitimité de la propriété individuelle, on ne pouvait lui constituer une théorie, et on la considérait au fonds comme irrégulière.

Si l’on réfléchit à l’origine de la propriété quiritaire, on ne sera pas surpris de voir qu’elle a conservé dans tout son développement historique un caractère dur, exclusif, qui l’a fait regarder comme constituée au profit de quelques-uns contre le droit naturel de tous. Lorsqu’on a voulu en exposer les conditions, on n’a pu y parvenir ni par des considérations d’utilité publique, ni par des raisons sérieuses tirées de l’histoire, et elle a été si peu comprise que de nos jours encore les jurisconsultes, prenant l’histoire à rebours, font dériver les lois de succession de la volonté présumée du défunt intestat, tandis que les lois de succession sont antérieures au testament et avaient été établies dans de tout autres vues que le testament.

Pour combattre le caractère égoïste et excessif de la propriété quiritaire, on a imaginé des théories de morale et de justice idéale contraires à la nature des choses : on a supposé que l’intérêt personnel était la source du mal moral et on s’est efforcé, non de le régler et de le diriger, comme on l’aurait dû, mais de le supprimer. On a supposé que chaque individu devait abandonner son intérêt propre pour se sacrifier au prochain, de manière à revenir par sa volonté, à défaut de prescription législative, vers le vieil idéal de la propriété collective. De là la théorie de la perfection chrétienne et les innombrables sectes communistes. Comme on ne comprenait pas du tout l’institution nouvelle, on s’efforçait de l’arrêter ou du moins de lui faire obstacle, sans chercher un instant quelles étaient les lois et les règles morales que son introduction rendait nécessaires. On sait que ces tentatives ont abouti à la prédication d’une morale ascétique, acceptée de bouche, mais universellement réprouvée dans la pratique.

Quoi qu’il en soit, il nous semble indubitable que la propriété quiritaire, mère de la nôtre, est née de la conquête. À l’origine on pouvait lui appliquer le mot de Proudhon : elle était le vol. Cependant on ne saurait méconnaître que dès les temps les plus reculés, elle est née très souvent, à Athènes surtout, de l’industrie et du commerce, de ce monde inconnu et sans histoire d’où est sortie la notion du contrat et où sont nées les diverses formes de contrat, l’échange, l’achat-vente, le prêt, le mandat. C’était le monde des relations pacifiques, en dehors de la loi civile, dans lequel ont été inventés ces agents puissants de la civilisation, par lesquels la propriété individuelle s’est étendue, purifiée et agrandie.

Toutefois il faut reconnaître que pendant les siècles qui ont précédé l’ère chrétienne, cette propriété n’a guère été respectée : elle a presque constamment subi les atteintes de la violence ou de la fraude dans les luttes implacables des riches et des pauvres au sein des républiques grecques et à Rome même, où les riches ont constamment envahi l’héritage des faibles ou usurpé, à titre de fermiers, les terres du domaine public, jusqu’à ce que le parti des débiteurs, commandé par César, a fini par l’emporter. Alors encore, malgré les belles pages écrites par les jurisconsultes, la propriété privée a subi de nombreuses atteintes, jusqu’à ce qu’elle ait été en grande partie dévorée par le fisc et par une administration trop arbitraire.

Pendant les troubles dans lesquels s’est dissous en quelque sorte l’empire romain d’Occident, nous ne trouvons pas dans l’histoire un partage de terres analogue aux clérouquies grecques et à la fondation des colonies militaires de Rome. À cette époque, en effet, ce n’était pas la terre qui manquait, c’étaient les cultivateurs. Les terres du fisc suffisaient amplement au petit nombre de barbares qui avaient renversé l’empire et qui ne songeaient pas du tout à les cultiver. Leur affaire était de tirer le plus grand profit des rares colons qui restaient à cette époque attachés au sol. Quant à la propriété mobilière, elle fut traitée probablement comme dans les guerres des siècles antérieurs : ce fut un butin de guerre partagé et tiré au sort, si nous nous en rapportons à l’anecdote historique ou légendaire de Clovis et du vase de Soissons.

En entrant dans la cité romaine, les barbares apportèrent une partie de leurs institutions archaïques, des inaliénabilités et des indivisibilités oubliées depuis longtemps dans le monde gréco-romain et des règles de succession à peu près préhistoriques. Cependant le clergé développait rapidement la propriété collégiale ou universitaire des Romains ; après avoir ramené en puissance la femme mariée, il étendait les droits de la veuve auxquels il prenait un intérêt particulier très vif et défendait le testament, dont il profitait sans mesure. Mais les contrats tombaient dans une sorte de désuétude avec le commerce qui les avait enfantés et les arrangements plus ou moins volontaires conclus pour la culture de la terre se transformaient rapidement en coutume. Un régime de fonctions héréditaires prévalait dans tous les détails de la société et venait aboutir à la constitution féodale.

Sous cette constitution, il y eut de nouveaux partages de terre à la suite de conquêtes militaires, en Angleterre, en Orient et en pays albigeois. Mais ces partages, analogues à plusieurs de ceux que mentionne l’histoire primitive de la Grèce, en différaient à quelques égards : la soumission des populations vaincues semble moins absolue et moins arbitraire ; elle reconnaît des règles d’une douceur relative. À la suite des croisades, le commerce renaît, le droit romain de Justinien reparaît et vient offrir aux jurisconsultes un idéal vers lequel ils marchent péniblement avec une constance qu’aucun obstacle n’a pu vaincre ni même rebuter et qu’ils ont fini par atteindre.

On peut dire que depuis huit cents ans que s’est ouverte cette période historique, le monde n’en est pas positivement sorti. La propriété foncière s’est dégagée peu à peu de ses formes barbares et féodales pour revenir à peu près au point où elle était à la fin de l’empire romain. On y est arrivé par une suite de tâtonnements successifs, en suivant le droit romain, considéré comme idéal ou raison écrite, suivant l’expression consacrée, sans avoir d’ailleurs une théorie rationnelle de la propriété. Vainement on a essayé d’en établir une sur le droit de premier occupant et autres doctrines qui ne tiennent ni devant la raison ni devant l’histoire. Il a fallu finir par dire que la propriété était de droit naturel ou de droit divin, ce qui, traduit en langage intelligible, veut dire qu’on veut la maintenir sans savoir exactement pourquoi.

III

Si nous essayons de résumer les considérations qui précèdent, nous trouvons à l’origine la terre sans propriétaire ou possédée en commun, d’une possession vague. Cet état dure tant que les hommes vivent exclusivement de la cueillette, de la chasse et de la pêche.

Avec l’industrie pastorale, le groupe patriarcal se forme et devient propriétaire d’un territoire ; mais sa propriété n’est pas encore bien certaine et n’a pas de bornes bien déterminées.

L’agriculture donne une résidence plus fixe aux groupes sociaux et leur fait sentir la nécessité de limites précises. Que le groupe social soit petit ou grand, on possède d’abord en commun. S’il est grand et comprend plusieurs familles, on prend des arrangements pour la culture de la terre commune. Ces arrangements assignent à chaque famille une part des produits.

Cependant, l’industrie manufacturière naît et grandit sous un régime qui semble avoir été de propriété privée à l’origine, puis de corporation, cette industrie étant toujours appuyée ou incorporée à un groupe agricole. Le commerce semble aussi avoir admis, dès l’origine, la propriété privée et la corporation ou compagnie, pour la protection des droits de chacun de ses membres.

L’appropriation a toujours pris la forme que lui imposait l’art industriel de chaque époque et a obéi à ce qu’on appelle quelquefois les besoins de l’exploitation. Elle a suivi aussi la famille dans ses transformations dont elle a été plus d’une fois la cause.

Le progrès ayant eu pour effet d’agrandir le groupe social et de réduire le groupe familial jusqu’à ses limites physiologiques, la propriété a suivi le sort de la famille et est devenue individuelle en ce sens que le père de famille a pu aliéner, comme on l’a vu en Grèce, à Rome et chez nous ; mais la propriété n’est devenue tout à fait personnelle ni en Grèce, ni à Rome, ni chez nous ; elle est demeurée sous l’empire d’une dernière forme collective que le droit appelait « quasi-propriété des enfants » chez les Romains et qui chez nous porte le nom de « réserve héréditaire ».

La notion de la propriété purement personnelle semble venir de la guerre et d’un commerce primitif qui ressemblait fort à la guerre. Elle s’est développée dans les arrangements pris pour la culture des terres communes et a été bien comprise, lorsque, plusieurs fois dans le cours des temps historiques, le cultivateur est devenu propriétaire. Cette notion si simple s’est développée surtout depuis quatre siècles. Comme, pendant cette période, malgré d’interminables guerres, la propriété mobilière et commerciale a pu se développer, grâce à la diversité des États et des régimes, grâce surtout à la découverte de l’Amérique et aux communications maritimes plus fréquentes entre les hommes, un nouvel idéal s’est montré et dès le siècle dernier, on a conçu une théorie nouvelle, la théorie moderne de la propriété.

Cette théorie consiste surtout en ceci, qu’en dehors de la possession de longs temps et de l’héritage, la propriété ne reconnaît pour origine que le travail libre et l’échange : elle est fondée sur la liberté du travail et avec grande raison, car aux yeux des modernes, la propriété naissant du travail d’esclaves ou d’hommes asservis à un titre quelconque est encore le vol. C’était au fond le caractère et le vice originel de la propriété gréco-romaine sortie des violences de la guerre, entretenue et renouvelée par les voleurs d’hommes asservis.

Sans répudier en quoi que ce soit la possession de long temps et l’héritage, les anciens économistes, que nous appelons physiocrates, ont eu la gloire de formuler les premiers avec netteté la théorie de la propriété moderne, naissant du travail libre et des contrats et se renouvelant sans cesse par le travail libre et par les contrats librement consentis.

Dans cette théorie, la propriété individuelle a pour fin, non tant l’intérêt du propriétaire que l’intérêt social. Elle consiste dans la faculté la plus ample reconnue au propriétaire d’user des choses qu’il possède, de les prêter, de les engager, de les aliéner, d’en disposer librement en un mot, comme de son travail propre, dont ses biens ne sont qu’une sorte de prolongement. Plus de butin, plus de pillage militaire, plus d’exactions administratives ou fiscales au-delà de la perception d’un impôt librement consenti et affecté aux besoins légitimes de la communauté.

Telle est la théorie dont les principes ont été distinctement posés depuis plus d’un siècle et qui tend, on le voit, à ne faire du monde qu’un atelier et qu’un marché dans lesquels tous les hommes se présentent en concurrence, sans violence ni fraude, les uns en face des autres, satisfaisant leurs besoins chacun au mieux, selon qu’il peut et selon qu’il sait, librement, à conditions égales.

Sans doute ce n’est là qu’une théorie et, comme il arrive toujours, les faits n’y répondent que très imparfaitement. Nous rencontrons des obstacles innombrables opposés à la liberté du travail et des échanges, mais ces obstacles, plus ou moins attaqués par l’opinion, ont diminué considérablement depuis cent ans et sont visiblement en voie de décroissance. Nous trouvons dans l’opinion et dans les mœurs une notion plus dangereuse, héritée de l’antiquité : l’idée que la propriété est constituée dans l’intérêt exclusif du propriétaire, que, parce que, en droit, il n’est soumis à aucune règle pour l’administration et l’usage de ses biens, il n’est soumis, pour cette administration et cet usage, à aucune règle morale. À cet égard, nos mœurs ne diffèrent guère de celles que devaient avoir les compagnons de Romulus, ou même les hommes des temps primitifs, de l’âge de pierre, par exemple. Ces mœurs sont en retard sur nos institutions économiques et juridiques, qui commencent à s’imprégner de la théorie moderne, et tant que les mœurs resteront en cet état, la théorie de la propriété ne pourra faire que des progrès lents et contestés.

D’ailleurs, nous gardons dans nos idées, dans nos sentiments, dans nos lois bien des débris archaïques, dont quelques-uns, comme les communaux, ont conservé une raison d’être, tandis que d’autres sont en l’air, en quelque sorte, comme les ruines d’anciennes constructions détruites par le temps. Ainsi la propriété collective des temps anté-historiques nous a laissé la réserve héréditaire, le rapport des cohéritiers, le retour dans certains cas des biens aux branches d’origine, le conseil judiciaire. Nous devons à des époques postérieures la persistance des anciennes règles relatives aux immeubles après l’introduction de règles plus libérales relatives aux meubles, la conservation d’une législation civile lente, subtile, hérissée de difficultés et de formes après l’adoption de règles commerciales plus larges, plus souples, plus favorables au développement de la liberté du travail. Enfin il faut noter l’acharnement avec lequel les légistes s’attachent à l’idéal romain dans l’enseignement du droit et repoussent les idées modernes.

Mais lorsque l’on considère l’écart immense qui existe entre la théorie moderne et la pratique, il faut se rappeler la lenteur avec laquelle les idées et les institutions se transforment et le peu de lumières que possèdent les spéculateurs les plus clairvoyants sur les conditions complexes de ces transformations. Il faut songer que les hommes ne changent guère leurs idées et leurs coutumes par raisonnement ou par conseil et n’obéissent volontiers qu’à l’irrésistible nécessité. S’il a fallu huit cents ans pour revenir de la propriété féodale à la propriété romaine, idéal déjà connu et différant par quelques détails seulement du régime qu’il fallait remplacer, combien de temps faudra-t-il pour établir un régime fondé sur un autre principe, celui du travail libre ? Sans doute la pensée moderne est plus prompte que celle des temps anciens, elle dispose d’instruments et d’appareils dont nos aïeux ne pouvaient concevoir une idée, même lointaine ; mais, d’autre part, les communications plus intimes et plus rapides que jamais entre les hommes introduisent sans cesse dans les sociétés civilisées des multitudes arriérées, remplies d’idées et de sentiments qui remontent jusqu’aux âges préhistoriques et opposent à la civilisation un obstacle qu’elle ne peut surmonter qu’après de longues années d’efforts soutenus. Nous ne disons rien des chances d’événements violents et perturbateurs qui peuvent naître de la résistance et peut-être du triomphe momentané des masses arriérées et de leurs idées archaïques.

Quoi qu’il en soit de l’avenir et des accidents possibles ou même probables que l’on peut prévoir, il nous semble que, pour les penseurs, il ne peut rester aucun doute sur la direction et sur la continuité du mouvement. On marche à la propriété issue du travail libre et l’œuvre de chaque jour consiste à lui créer lentement des instruments, des moyens d’organisation dans les idées, dans les mœurs, dans les lois et institutions de toute sorte. Cette œuvre est longue et ne peut s’accomplir que lentement. Ce n’est pas une raison pour l’abandonner : c’en est une pour y apporter du calme, de la patience, des espérances modérées jusqu’à la résignation, sans laisser fléchir en quoi que ce soit la confiance dans le succès définitif des efforts qui nous sont imposés par notre rang dans l’existence.

COURCELLE-SENEUIL.

A propos de l'auteur

Jean-Gustave Courcelle-Seneuil a défendu toute sa vie la liberté des banques, ce qui lui a valu d'être redécouvert par les partisans récents de ce système. Il a aussi apporté une contribution novatrice sur la question de l'entreprenariat avec son Manuel des affaires (1855), le premier vrai livre de gestion. Émigré au Chili, il y fut professeur et eut une grande influence sur le mouvement libéral en Amérique du Sud.

Articles similaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.