Courcelle-Seneuil, De la nécessité d’enseigner l’économie politique dans les écoles de droit (1863)

L’économie politique n’est pas une science qui peut n’être cultivée que par une poignée de spécialistes, retranchés dans leurs cabinets d’étude ou leurs bibliothèques. Pour faire sentir toute son utilité, elle doit se faire populaire et, pour ainsi dire, étendre sa domination sur tous les esprits. La nécessité d’enseigner l’économie politique est donc certaine, selon Courcelle-Seneuil. Sans elle, le peuple conserve ses préjugés et retarde d’autant ses progrès agricoles, industriels et commerciaux. Si, toutefois, l’économie politique a sa place dans les collèges comme dans les petites écoles, on doit surtout la pousser à pénétrer dans les écoles de droit. Car c’est là que cette élite de la nation, plus tard appelée à utiliser les lois et même à les concevoir, vient prendre sa formation intellectuelle. Or qu’y a-t-il de plus dangereux que des législateurs ou des juges incapables de discerner les effets économiques d’une loi, incapables de concevoir la manière dont les richesses se forment et se distribuent dans une société humaine ? B.M.

Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, De la nécessité d’enseigner l’économie politique dans les écoles de droit, Journal des économistes, juillet 1863


DE LA NÉCESSITÉ

D’ENSEIGNER L’ÉCONOMIE POLITIQUE

DANS LES ÉCOLES DE DROIT

La philosophie qui règne aujourd’hui dans notre belle France est une matrone respectable dont les conseils très répétés sont essentiellement prudents : il n’y a jour qu’elle ne nous signale quelque danger et quelque ennemi. Mais de tous les ennemis contre lesquels elle nous recommande d’être en garde, il n’en est point de plus dangereux que la logique. « Craignez, nous dit la philosophie, d’admettre tel principe, car aussitôt vous verriez apparaître telle conséquence, puis telle autre dans la politique, telle autre dans la religion, telle autre dans les arts, etc. Ne craignez pas moins le principe opposé, parce qu’il est également fécond en conséquences terribles ! … » Il semble entendre M. Purgon : « Vous tomberez dans la bradypepsie ; de la bradypepsie dans la dyspepsie ; de la dyspepsie dans l’apepsie… » Toutefois il y a cette différence que le malade imaginaire se rassure à la fin, tandis que nous demeurons transis, confondus, et, de peur des conséquences qu’entraînent les principes, nous prenons le parti de n’en adopter aucun. Nous n’en demeurons pas moins persuadés que le Français est né malin, parce qu’il est badaud ; prompt à innover, parce qu’il est routinier, et logicien forcené, parce que ses opinions et sa conduite sont un tissu d’inconséquences.

À ceux qui se plaignent de nos excès de logique, on pourrait bien offrir une récompense honnête s’ils nous expliquaient rationnellement pourquoi il y a deux chaires publiques d’économie politique en France et pourquoi il n’y en a que deux. Problème difficile à résoudre ; car, quelque peu logicien que l’on soit, on se dit : « Si l’économie politique n’est pas une science, c’est trop et beaucoup trop de ces deux chaires, et il faut se hâter de les supprimer et supprimer de même la section d’économie politique dans l’académie des sciences morales ; si, au contraire, comme le monde civilisé le croit, l’économie politique est une science, et même une science d’origine française, pourquoi n’y a-t-il chez nous que deux chaires isolées et sans raison d’être qui lui soient affectées ? Pourquoi l’économie politique ne fait-elle pas partie de l’enseignement général et ne se rencontre-t-elle, à parler proprement, dans aucune de ses branches ?

Pourquoi ? La logique ne répondra pas ; mais l’histoire répond : — Pour deux raisons : la première, parce que l’économie ne faisait pas partie des cours d’études de l’ancien régime, qu’on ne pouvait l’introduire dans nos cours actuels sans réflexion ; la seconde, parce que ceux qui ont établi ou remanié nos cours d’études ignoraient absolument l’économie politique et ne se souciaient ni de l’apprendre, ni même de savoir ce que c’était. Les chaires qui existent ont été accordées simplement à des sollicitations et exhortations particulières, pour obliger tel ou tel et non pour améliorer l’enseignement,

I

Si les fondateurs et arrangeurs de nos cours d’études actuels avaient procédé sur un plan rationnel ; s’ils avaient eu plus de bonne volonté ou seulement plus de lumières, ils auraient compris tout d’abord que, l’économie politique étant une science, on ne pouvait l’ignorer impunément, et ils se seraient empressés de l’introduire dans les écoles de droit.

« Et pourquoi, nous dira-t-on tout d’abord, introduire l’économie politique dans les écoles de droit ? Qu’a-t-elle à faire avec le droit ? Est-ce que par hasard elle serait utile à l’exercice de la profession d’avocat ou de celle de magistrat ? Est-ce qu’elle apprendra aux étudiants le droit romain ou les dispositions de la législation positive, les codes, la procédure ? » — Hélas ! non, — « Qu’on la relègue donc dans les écoles de commerce, d’agriculture ou de technologie, s’il y en a ; qu’on l’enseigne aux gens qui vivent de l’industrie et s’occupent de gagner de l’argent, et qu’on l’éloigne au contraire des nobles professions libérales dont le but est le désintéressement et la vertu. »

Voilà, sans aucun doute, les premiers sentiments et les premières exclamations que soulèverait dans une réunion quelconque de Français soi-disant éclairés la proposition d’introduire dans les écoles de droit l’enseignement de l’économie politique. Examinons si ces sentiments naissent d’une saine appréciation des choses.

Est-il vrai, en premier lieu, que les écoles de droit soient simplement des écoles professionnelles destinées à former des avocats et des magistrats ? On nous permettra d’en douter. S’il ne s’agissait que de la profession, il est clair que quatre ans de stage chez un avocat, chez un avoué et même chez un huissier, ou quatre ans d’assistance comme auditeur dans une Cour ou dans un Tribunal, donneraient à l’étudiant une instruction professionnelle très supérieure à celle qu’il peut recevoir à l’école de droit. À ne considérer les choses qu’au point de vue professionnel, comme les praticiens, l’école de droit est au moins inutile, et peut-être même nuisible : tout le temps employé à étudier le droit romain est absolument perdu, ainsi que celui affecté par quelques jeunes gens aux études spéciales du doctorat : il n’y a de réellement utile que la connaissance de la procédure ; le reste de l’enseignement éloigne l’étudiant du but et affaiblit sa spécialité, sa force professionnelle. En réalité, à ce point de vue, il vaut mieux être bachelier que licencié et licencié que docteur, parce que le docteur a, bien plus que le bachelier, rempli sa tête de connaissances générales que le bachelier.

Telle est l’opinion vulgaire, d’après laquelle le cours d’études de nos écoles de droit présente cette anomalie qu’on apprend d’autant moins pour la profession qu’on y avance davantage. On peut même soupçonner que cette opinion a été partagée par ceux qui ont remanié le cours d’études et renvoyé à la quatrième année l’enseignement du droit naturel : s’ils ont laissé ce cours d’études tel qu’il est, ç’a été par respect humain et sans bien savoir pourquoi.

Mais si nous nous reportons à l’établissement premier des écoles et à une opinion générale qui n’est pas encore éteinte, l’anomalie disparaît et on entre dans un ordre d’idées rationnel. Qu’étaient dans le Moyen âge l’avocat et le magistrat ? Étaient-ce de simples praticiens, plus ou moins habiles dans l’interprétation des lois existantes, plus ou moins aptes à servir des intérêts privés ? Non, certainement. C’étaient aussi les introducteurs d’un droit nouveau destiné à remplir les lacunes du droit existant et à le transformer peu à peu par l’action lente, mais sûre, de la jurisprudence ; c’étaient les hommes chargés d’enseigner et de diriger l’opinion publique, de lui dire quelle était la hiérarchie, quel le mécanisme de l’ordre social, et quels étaient dans cet ordre, en dehors même de toute contestation juridique, les droits, les devoirs et la place de chacun. C’est pour cela qu’ils étudiaient le droit romain, appelé en ce temps-là « raison écrite. »

Les avocats et les magistrats de notre temps ont-ils complètement renoncé à cette haute mission ? Bien qu’ils la perdent très fréquemment de vue, ils y prétendent de toutes leurs forces : si l’on en doutait, il serait facile de s’en convaincre par la lecture des discours solennels que prononcent chaque année, à la rentrée des tribunaux, les bâtonniers et les représentants du ministère public. Du reste, lors même qu’avocats et magistrats perdraient de vue cette mission, elle leur est conférée par la nature même de leurs fonctions, par l’organisation de l’enseignement et par l’opinion publique. Ne dit-on pas sans cesse que le titre d’avocat « conduit à tout » ? N’admet-on pas que les études au prix desquelles il s’acquiert sont indispensables à l’administrateur public, à l’homme d’État et même à l’homme bien élevé ? — Préjugé ! dit-on. — Soit. Mais un préjugé aussi général, aussi ancien et aussi tenace ne peut guère manquer d’être fondé sur quelques motifs sérieux.

C’est qu’en effet, en dehors des écoles de droit, il n’y a nul enseignement qui s’occupe des droits et devoirs respectifs de tous et de chacun. Dans les écoles de droit, cet enseignement est pauvre et très pauvre, puisqu’il se limite pour le plus grand nombre à quelques notions de droit romain et de Code civil. Le droit idéal, improprement appelé « droit naturel », par lequel devrait logiquement commencer l’enseignement, est relégué, comme inutile ou de luxe, au cours spécial affecté au doctorat, et on peut dire sans aucune exagération que toutes les matières des études du jurisconsulte sont choisies et mêlées à peu près au hasard dans les écoles. L’enseignement, d’ailleurs, fondé sur des traditions anciennes, n’y peut avoir, quels que soient le talent et le zèle des professeurs, qu’une médiocre autorité : il ne satisfait nullement l’avidité naturelle des jeunes gens studieux pour la science, et ils vont chercher au hasard dans tous les amphithéâtres voisins des leçons plus solides ou, s’ils ne les rencontrent telles, plus éloquentes.

Quoi qu’il en soit, les écoles de droit étant le seul lieu où un assez grand nombre d’hommes appelés à des fonctions dominantes vont se former en matière de droits et de devoirs une opinion commune, il ne peut y avoir en dehors d’elles que l’opinion de penseurs isolés et sans influence pratique à cause de leur isolement.

Voilà justement pourquoi il nous semble convenable et nécessaire d’introduire l’économie politique dans les écoles de droit, non pour servir l’intérêt individuel des étudiants dans l’exercice de la profession d’avocat ou de magistrat, mais pour leur faire connaître quel est le mécanisme d’une société humaine, quels sont les ressorts qui la meuvent, quels sont les organes qui transmettent le mouvement et quelles sont, relativement à l’ensemble, les fonctions de chacun. De là découlent des notions positives démontrées et motivées sur les droits et les devoirs, sur la portée des actes publics et particuliers, sur la tendance générale des lois dans leurs rapports avec la richesse. Toutes ces connaissances sont indispensables pour qui est appelé à diriger l’opinion, à interpréter les lois, à qualifier et à juger les actes des individus : si elles lui manquent, on doit craindre qu’il juge les hommes et les choses de notre temps avec les idées vulgaires des dix-septième et dix-huitième siècles, qu’il juge de travers et mal.

Sans doute il est des lois qui peuvent être interprétées par des considérations autres que celles de l’économie politique ; mais lors même qu’il s’agit de ces lois, il importe que celui qui les applique connaisse le côté économique des questions. À plus forte raison doit-il consulter l’économie politique chaque fois qu’il s’agit de propriété, c’est-à-dire de distributions des richesses. Or, quelle est l’importance relative et numérique des questions de propriété entre celles qui occupent le jurisconsulte dans la pratique de chaque jour ? On ne peut sans exagération évidente les évaluer à moins de neuf dixièmes.

Combien de problèmes obscurs ne présente pas la jurisprudence en matière de successions, de testaments, de contrats ! Comment les résoudre d’une manière digne des lumières de notre temps, si on ignore la science qui donne les raisons de décider ? Combien de problèmes naissent de l’application des lois qui restreignent la liberté du travail ou celle des contrats, comme celles relatives aux fonctions privilégiées, au prêt à intérêt, au contrat de société, etc. ! Comment les discutera et les résoudra celui qui ignore l’économie politique ? Au hasard, sans savoir jamais s’il a décidé bien ou mal.

Enfin, les fonctions du jurisconsulte ne se bornent pas toujours à interpréter les lois : il est souvent appelé, non seulement à les rédiger, mais à les discuter et à les faire. Dans cette fonction, par quelles lumières se dirigera-t-il ? La pratique lui fournira sans doute de précieux enseignements, mais elle ne lui montrera que des cas particuliers desquels il serait difficile et hardi de tirer des règles générales. Le droit romain est une mine où l’on a longtemps fouillé : cette mine est désormais épuisée ; on en a tiré tout le métal précieux qu’elle contenait, et même quelque chose de plus. Il faut, de toute nécessité, que le législateur qui ignore l’économie politique procède empiriquement, sans principes fixes. Que fera-t-il s’il est dominé par de vieilles idées d’école, par des préjugés contre l’usure venus d’Aristote ; par des idées d’autorité inspirées par l’étude du Digeste ? Il proposera, soutiendra et fera adopter des lois arriérées et funestes qui maintiendront les préjugés erronés, feront obstacle aux progrès de l’industrie par les procès et difficultés de toutes sortes qu’elles susciteront, et provoqueront la risée des peuples voisins plus éclairés.

Il faut convenir, quelque douloureux que cet aveu puisse être pour notre amour-propre, que nous perdons de jour en jour la bonne réputation de faiseurs de lois qu’avaient acquise nos pères. À la fin du XVIIIe siècle, les constituants, éclairés pour la plupart par les écrits et conversations de Turgot, étaient, sans contredit, sur toutes les matières d’intérêt privé, les législateurs les plus éclairés de l’Europe. Leurs travaux, malgré les altérations qu’ils ont subies plus tard, et particulièrement dans la grande transaction d’où sont sortis nos Codes actuels, ont acquis à nos lois une estime universelle et méritée. Mais, depuis cette époque, les autres peuples n’ont cessé d’apprendre, et nous avons beaucoup oublié ; de telle sorte que nous descendons à un rang inférieur sans nous en douter, comme ces fils de grandes familles qui, tout déchus qu’ils sont de la dignité de leur père, ne cessent pas d’en conserver un orgueil d’autant plus excessif qu’il est moins fondé.

L’enseignement de l’économie politique élèverait, sans contredit, le niveau de nos idées de législation. C’est par l’étude de cette science que les autres peuples, et les Anglais surtout, ont appris à améliorer leurs lois, sous presque tous les rapports. C’est par cette étude, enfin, qu’ils se sont préservés de cet amas d’idées empiriques, superficielles et contradictoires, qui se sont manifestées, à notre honte, aussi bien chez les conservateurs que chez les novateurs, dans les luttes de 1848, 1849 et 1850.

Quant à l’accusation portée contre l’enseignement économique de tourner les idées vers l’acquisition des richesses exclusivement, elle ne mérite guère une réponse sérieuse. Cependant on pourrait dire d’abord que, sous ce rapport, nous sommes arrivés à un tel point que nous avons peu de chose à perdre : quel que soit l’enseignement futur, il ne risque guère d’exciter une soif de richesse plus ardente que celle qui se manifeste avec l’enseignement actuel. Ensuite, on peut observer qu’une science qui montre quels sont les arrangements d’ensemble sur lesquels la société se fonde est plus propre à élever les sentiments qu’à les abaisser, puisque ce qu’il y a de pire, c’est l’absence de toute notion générale, de toute science reconnue, ou même la conviction qu’il n’y a pas de science, dont nous souffrons aujourd’hui. Enfin, il est clair que l’économie politique, enseignant la nature, l’origine et l’usage de la richesse, dispose ceux qui l’étudient à apprécier les richesses à leur juste valeur, et non davantage : elle tend plutôt à élever les pensées et les sentiments des fonctionnaires industriels qu’à abaisser ceux des autres membres de la société.

II

Maintenant que nous avons répondu aux deux objections qu’on élève le plus ordinairement contre l’introduction de l’économie politique dans les cours d’études des écoles de droit, voyons comment il conviendrait de l’y introduire, sans jamais perdre de vue que ces écoles ont pour but de donner un enseignement général beaucoup plus qu’un enseignement professionnel et spécial. Convient-il d’ajouter simplement l’économie politique au cours d’études actuel ? Vaut-il mieux refondre entièrement ce cours d’études ?

À ne consulter que notre opinion personnelle, nous proposerions de refondre le cours d’études actuel, d’y faire entrer l’économie politique dans les études des deux premières années et de faire disparaître les cours de droit naturel et de droit romain… Je sens que cette proposition semblera absurde et révoltante à bien des gens, hardie et téméraire à presque tout le monde ; mais qu’y faire? Encore faut-il dire ce que l’on considère comme la vérité ; et, puisque le premier pas est fait, puisque j’ai formulé mon opinion, il faut essayer de la motiver.

Nous savons tous pourquoi on enseignait autrefois le droit romain dans les écoles : c’était un idéal qu’on plaçait sous les yeux des élèves afin d’élever leurs pensées et leurs aspirations au-dessus des lois positives contemporaines. Aujourd’hui, cet idéal est fort arriéré, et on l’a si bien senti qu’on a voulu enseigner aux docteurs le droit naturel. D’ailleurs, ce que le droit romain contenait de bon et d’applicable aux sociétés modernes a passé dans nos Codes : dès lors l’enseignement du droit romain est usé, si on peut le dire ; il ne peut plus avoir ni l’utilité ni l’intérêt qu’il avait autrefois. À quoi sert aujourd’hui l’étude des Institutes? À présenter un enseignement historique curieux mais incomplet, un système d’interprétation ingénieux mais subtil, sophistique, et dont l’application aux lois modernes entraînerait d’énormes inconvénients.

Le droit romain, ce nous semble, ne peut être utilement enseigné que dans une histoire générale du droit dont la connaissance serait obligatoire à ceux qui aspirent au doctorat et facultative aux licenciés.

Quant au droit idéal, si improprement appelé « droit naturel », sa connaissance se lie intimement à l’économie politique, sans laquelle ses principes ne présentent qu’une médiocre solidité. Il est difficile de séparer sans mutilation l’étude de l’économie politique et celle du droit idéal, dit naturel. Cependant chacune d’elles a suivi une marche indépendante, à ce point que la masse du public ne soupçonne pas qu’il y ait entre eux la moindre relation. Cependant l’une et l’autre portent sur les mêmes problèmes : constitution de la famille, de la propriété, du gouvernement, des contrats, etc., et rien ne serait plus facile aujourd’hui que de les réunir.

Mais, comme la réunion de l’économie politique et du droit idéal ou naturel n’a pas encore eu lieu, la refonte du cours d’études des écoles de droit serait prématurée et ne peut être entreprise actuellement. Pour que cette utopie devienne réalisable, il faut que l’économie politique se soit modifiée et ait pris une forme plus correcte et plus sévère que celle sous laquelle elle est connue vulgairement ; il faut qu’elle ait quitté le terrain de la polémique douanière, pour étudier de préférence les principes sur lesquels la société repose. J’y ai travaillé, pour ma part, et non sans utilité, ce me semble, mais sans pouvoir achever l’œuvre. En attendant, et jusqu’à ce que les économistes soient franchement entrés dans cette voie, on peut se borner à élever dans les écoles de droit une chaire d’économie politique à côté des autres chaires, sans en supprimer aucune autre, et laisser l’enseignement se développer par lui-même sous l’empire de cette capitulation avec les anciens préjugés.

C’est ce qu’on a fait en divers pays d’Europe et d’Amérique, et on a eu raison. L’économie politique n’est pas encore mûre pour absorber le droit naturel et remplacer le droit romain, ou, si l’on veut, le droit naturel n’est pas assez avancé pour comprendre et absorber l’économie politique. Celle-ci, cependant, étant trop considérable pour rester ignorée, on l’enseigne. Qu’il y ait dans l’ensemble du cours d’études ainsi modifié quelques lacunes, et même, si l’on veut, quelques contradictions, le mal n’est pas bien grand, car, après tout, le système qui écarte l’économie politique laisse des lacunes plus considérables et renferme des contradictions bien plus choquantes.

Aujourd’hui, l’économie politique est enseignée dans presque toutes les écoles de droit du monde chrétien, la France exceptée, et cet enseignement produira, sans aucun doute, de très heureux résultats. Mais, dans quelques pays, on n’a pas cru qu’il suffit de la rendre familière aux classes dirigeantes de la société : on a voulu l’enseigner aux masses populaires.

III

Convient-il que l’économie politique aille si loin, qu’elle envahisse les collèges et les écoles primaires des deux sexes, qu’elle soit enseignée aux petits garçons et aux petites filles, dans les campagnes, dans les villes, dans les ateliers ; qu’elle entre, en quelque sorte, dans l’air respirable, dans l’opinion de tous ? — Cette question seule scandalise, sans aucun doute, un très grand nombre de personnes qui ne savent pas même de quoi s’occupe l’économie politique et croient dévotement qu’elle étudie et quintessencie les chiffres de la statistique, qu’elle rêve sur les droits de douane ou qu’elle recherche les curiosités de la technologie et de la fabrication des épingles en particulier.

Peut-être si ces bonnes gens savaient au juste sur quoi portent les recherches de l’économie politique, en auraient-ils une idée plus favorable. Essayons de le rappeler en peu de mots :

« L’économie politique étudie d’abord les causes qui font qu’une population établie sur un territoire donné est plus riche ou plus pauvre. » Cette étude n’est pas d’un médiocre intérêt, si l’on en juge par la somme et par l’énergie des efforts dont l’acquisition de la richesse est l’objet de la part des individus et particulièrement de ceux qui déclament le plus contre l’économie politique.

« L’économie politique s’occupe encore des rapports nécessaires qui existent entre la somme des richesses produites et le nombre des hommes qui y prennent part, des causes qui limitent ce nombre et des accroissements ou diminutions de richesse qui résultent du mouvement de la population.

« Enfin, l’économie politique s’occupe de l’influence qu’exercent sur la production et sur l’activité sociale en général le système de distribution des richesses par autorité et le système de distribution par la liberté. De là elle déduit les raisons d’existence de la propriété privée et les conséquences légitimes du principe sur lequel cette propriété est fondée. — Dans les études d’application, l’économie politique peut légitimement toucher à toutes les branches de l’organisation sociale, puisqu’il n’en est aucune qui n’ait des relations étroites avec l’état de la richesse publique et privée. »

Évidemment, quelque négligée que soit l’instruction des peuples, il est inévitable qu’ils aient sur les matières dont s’occupe l’économie politique une opinion exacte ou erronée, scientifique ou empirique. Si l’on enseigne l’économie politique dans les écoles primaires, on donne à l’opinion un caractère scientifique ; dans le cas contraire, on l’abandonne à l’empirisme. Lequel vaut le mieux ? Avant la grande querelle du socialisme on pouvait hésiter ; aujourd’hui on ne le peut. L’enseignement de l’économie politique est une condition de sûreté et de paix publique ; les résultats à obtenir sont immenses et certains, tandis que les efforts à faire sont médiocres.

Les efforts à faire sont médiocres, parce qu’on peut, sans grand travail, restreindre l’enseignement de l’économie politique à l’énoncé des principes de la science pure et de leurs conséquences générales, en même temps qu’on a la faculté d’étendre à volonté les études d’application. Dans les écoles primaires, on n’enseignerait que les principes ; dans les collèges, on joindrait quelques raisonnements à l’appui ; dans les écoles de droit, on aborderait directement les problèmes d’application, particulièrement ceux qui se rapportent à la division des fonctions et à la législation civile, commerciale et administrative. L’économie politique pourrait, comme la physique et la chimie, se réduire ou s’étendre, de manière à se mettre à la portée de tous les âges et de toutes les intelligences.

Peut-être réclamera-t-on contre l’idée d’enseigner l’économie politique à de petits garçons et à de petites filles, à cause de la difficulté de mettre la science à leur portée. — Que cette difficulté existe et même à un haut degré, nous l’admettons sans peine ; mais, grâce à l’expérience faite dans la Grande-Bretagne et aux États-Unis, il est certain que cet obstacle n’est pas invincible. Dans ces deux pays on a obtenu de l’enseignement de l’économie politique des résultats brillants et surtout utiles. On peut obtenir mieux encore. Certes, il est plus difficile de mettre la théologie à la portée des enfants que l’économie politique. Cependant on est venu à bout de leur faire apprendre les principes généraux de la théologie sous la forme de catéchisme. Pourquoi ne pourrait-on pas de même enseigner l’économie politique, dont les conclusions claires, matérielles, palpables en quelque sorte, peuvent être éclaircies par une multitude de raisonnements simples et d’exemples familiers, qui se présentent en foule et sans peine à l’instituteur et aux disciples ?

IV

Reste à exposer l’utilité générale de l’enseignement de l’économie politique, soit qu’il fût restreint aux écoles de droit, soit qu’il s’étendit jusqu’à l’instruction primaire, et à signaler les dangers de l’ignorance systématique dans laquelle tant de gens se complaisent.

Disons-le d’abord et bien haut, l’économie politique ne saurait être considérée à juste titre comme une branche d’enseignement professionnel : l’économie politique ne prépare à aucune profession déterminée, ni à celle d’avocat ou de juge, ni même à celle d’agriculteur, ou de manufacturier ou de commerçant ; autant en peut-on dire de la physique, de la chimie, de l’histoire naturelle ; autant en peut-on dire de la religion et de la philosophie ; autant en peut-on dire de la lecture, de l’écriture, de l’arithmétique, etc. L’économie politique ne prépare celui qui l’étudié à aucune profession spéciale ; mais elle le prépare pour toutes en général, parce que, dans l’enfant ou dans l’étudiant, elle éclaire l’homme, en lui indiquant d’avance la raison de la plupart de ses devoirs en même temps que la nécessité de les remplir.

Il faut bien le répéter aux partisans outrés de l’enseignement professionnel, on n’apprend pas les professions dans les écoles, même spéciales ; on les apprend par l’apprentissage et la pratique. L’apprenti sans instruction et celui qui sort de l’école ignorent à peu près autant l’un que l’autre l’art auquel ils s’appliquent ; mais, à intelligence égale, le premier apprendra lentement, incomplètement, avec peine, tandis que le second apprendra vite, complètement et sans fatigue.

On ne peut enseigner dans les écoles que des théories et des généralités qui, sans suffire par elles-mêmes, donnent à l’étudiant des principes fixes, de telle sorte qu’il puisse apprendre son métier par un court apprentissage. Cela est vrai de même et à plus forte raison quand il s’agit de préparer à l’apprentissage général de la vie.

On a fait entrer la physique dans l’enseignement général, et personne assurément ne songe à s’en plaindre. À quoi sert cependant la connaissance des principes de cette science au plus grand nombre de ceux qui les apprennent, aux avocats notamment et aux juges ? Peut-être, dans tout le cours d’une vie, n’en retirent-ils pas une seule fois une utilité professionnelle. On enseigne la physique à deux fins : pour que les jeunes gens puissent au besoin profiter de la connaissance des lois qui régissent le monde matériel, afin de conquérir des forces industrielles : c’est le but professionnel. On enseigne aussi la physique afin de préserver les jeunes gens des préjugés populaires qui ont si longtemps dominé les esprits et qui les dominent encore partout où la science n’a pas pénétré ; c’est là le but général et principal de cet enseignement. Celui de l’économie politique présente la même utilité : d’une part, il développe la puissance industrielle ; de l’autre, il détruit des préjugés honteux. Si les préventions étaient moins fortes, il n’y aurait personne qui ne vît tout d’abord qu’il importe au moins autant de généraliser les connaissances des lois générales qui régissent la société que celle des lois qui régissent le monde matériel.

Imaginez un peu ce qui arriverait si l’on cessait d’enseigner la physique et les sciences naturelles, ou que leur enseignement ne fût pas plus généralisé qu’en Turquie, par exemple. Les découvertes s’arrêteraient ou deviendraient rares et chaque jour moins utiles, parce qu’il n’y aurait pas un nombre suffisant d’hommes assez instruits pour les appliquer. Les arts dépériraient et l’on recommencerait à croire aux farfadets, aux sorciers, etc. La civilisation rétrograderait sous tous les rapports, et jamais elle n’aurait atteint le point où elle est parvenue si les sciences n’avaient pas été enseignées.

L’enseignement de l’économie politique ne constitue pas une ressource moins importante pour la civilisation. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les opinions des hommes qui l’ont reçu et celles des hommes qui en ont été privés. Les premiers, comprenant les principes sur lesquels la société repose, celui de la propriété notamment, ne songent pas plus à les contester qu’on ne conteste une proposition de géométrie : leurs efforts tendent à tirer le meilleur parti de ces principes pour eux et pour la société en général. Ils savent que les arrangements sociaux ne sont pas l’effet du hasard ou d’une force capricieuse et s’y soumettent de conviction ; ils connaissent les fonctions et les devoirs que ces arrangements leur imposent et ne cherchent leur avancement que par des voies légitimes ; ou s’ils s’écartent de l’ordre, ils le savent et ne peuvent songer à ériger leurs fautes en actes méritoires.

Au contraire, ceux qui ignorent les principes de l’économie politique doivent être naturellement portés à discuter les principes des arrangements sociaux et à croire qu’ils ont été personnellement sacrifiés par ces arrangements. De là aux projets d’arrangements artificiels, d’organisation du travail, d’ateliers communs, il n’y a qu’un pas.

Comme l’économie politique présente à ses disciples des principes fixes et gênants peut-être pour ceux qui veulent soutenir à outrance des doctrines sociales préconçues, on peut trouver habile d’en écarter l’enseignement et d’y suppléer, quant à l’industrie, par un enseignement soutenu des sciences physiques et mathématiques. La conséquence de ce système sera de former des hommes très remarquables sous beaucoup de rapports, mais chez lesquels en rencontrera toujours une sorte d’irrégularité de forme intellectuelle et morale. On aura imité ces mères sauvages qui aplatissent ou dépriment pour jamais telle ou telle partie de la tête et du cerveau de leurs enfants. N’est-ce pas ce qui arrive en France ? Ne voit-on pas journellement des hommes très savants ou très distingués dans une spécialité ignorer comme des enfants les connaissances dont ils auraient le plus besoin pour la direction de leur vie ?

Dans le siècle actuel, grâce à Dieu, l’économie politique est plus ou moins enseignée dans le monde entier. On peut priver un peuple de cet enseignement, mais non empêcher que d’autres en profitent. Chez le peuple privé d’instruction économique, les diverses classes de la société vivront dans l’antagonisme et la discorde, et la paix intérieure ne sera possible que sous une compression violente : on y discutera, par exemple, une nouvelle organisation du travail et on combattra pour ou contre elle, tandis que les peuples chez lesquels les connaissances économiques seront répandues travailleront pacifiquement à réformer leurs institutions, à augmenter leur liberté et leur bien-être. Pendant que la richesse et la population feront chez le peuple arriéré des progrès lents et presque imperceptibles, les autres peuples augmenteront rapidement sous l’un et l’autre aspect, regardant avec étonnement les luttes fratricides, les réactions violentes et ensanglantées, les inexpiables bassesses dont le peuple arriéré sera l’auteur et la victime. Non seulement celui-ci ne pourra pas prétendre au premier rang, mais il ne pourra pas même conserver longtemps dans le monde une position quelque peu respectable, et l’ignorance de ses citoyens en matière de sociabilité sera, pour les autres peuples, d’abord un objet de surprise, bientôt un objet de mépris ou de pitié.

Gardons-nous de descendre si bas sur une pente rapide et difficile à remonter. Rappelons-nous toujours qu’il en est des arrangements sociaux et des idées de sociabilité comme des arrangements d’atelier et des idées de technologie : n’hésitons pas à reconnaître dans l’ordre moral ce que nous reconnaissons sans peine dans l’ordre matériel. Personne ne songerait à contester que si un peuple employait la vapeur dans son industrie, tandis que l’autre refuserait de l’introduire, le premier acquerrait sur le second une prompte et considérable supériorité : pourquoi nierait-on cette vérité quand il s’agit de sociabilité et de science sociale ? La vapeur est assurément une grande puissance industrielle : il est au moins douteux, cependant, que son emploi soit aussi utile, même au point de vue purement industriel, qu’une application universelle des principes de l’économie politique. Je ne parle pas de l’ordre, de la paix intérieure des ateliers et des familles. Pourquoi donc, lorsque tout le monde en France comprend l’utilité de la vapeur et la convenance d’en multiplier les applications, y a-t-il si peu de personnes qui songent à propager et à étendre l’enseignement de l’économie politique ?

COURCELLE-SENEUIL

 

A propos de l'auteur

Jean-Gustave Courcelle-Seneuil a défendu toute sa vie la liberté des banques, ce qui lui a valu d'être redécouvert par les partisans récents de ce système. Il a aussi apporté une contribution novatrice sur la question de l'entreprenariat avec son Manuel des affaires (1855), le premier vrai livre de gestion. Émigré au Chili, il y fut professeur et eut une grande influence sur le mouvement libéral en Amérique du Sud.

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