Le danger des brevets d’invention

Dans le 21ème chapitre du premier volume de son Cours complet, Jean-Baptiste Say explique que les brevets, qu’il considère comme légitimes dans certaines limites, peuvent devenir vicieux et abusifs dans d’autres circonstances.

Sur le même sujet, voir Les brevets d’invention par Michel Chevalier, réédité par l’Institut Coppet avec une introduction de Louis Rouanet.


CHAPITRE XXI.

De brevets d’invention.

Les brevets d’invention qui confèrent à l’inventeur ou à l’importateur d’un procédé nouveau, la jouissance exclusive de sa découverte, sont une espèce de prime d’encouragement donnée aux inventeurs, aux dépens de la société, qui se trouve privée par là de l’avantage de jouir du produit au prix de la plus large concurrence. D’un autre côté, la société reçoit un dédommagement, si, par ce léger sacrifice, elle obtient de nouvelles jouissances. Cependant le monopole ne doit pas être perpétuel. On peut bien laisser passer le premier, l’homme qui parvient à ouvrir une porte fermée ; mais on ne peut pas, en raison de ses efforts ou de son bonheur, interdire à jamais le même passage à tous les autres.

Les brevets d’invention ont été en Angleterre un encouragement plus effectif qu’en France, où il est rare qu’ils procurent une récompense réelle à un inventeur. La vérité est que la législation des brevets est difficile à faire et difficile à exécuter. On ne doit pas accorder un privilège pour un procédé déjà connu, et qui appartient à tout le monde ; mais comment établir la preuve qu’un procédé était connu, ou qu’il ne l’était pas ? Comment établir même l’identité d’un procédé avec un autre ? Une légère différence en fait-elle un procédé différent ? Oui, si elle est essentielle. Mais aussi quelquefois une différence, en apparence considérable, n’empêche pas deux procédés d’être les mêmes au fond. Les tribunaux ordinaires ont-ils les connaissances requises pour décider des points faits pour embarrasser des artistes et des savants ? Les droits des brevetés une fois reconnus, comment peuvent-ils être bien garantis ?

On a dit que le législateur ne peut pas prendre connaissance des procédés, et que sa tâche est remplie du moment qu’il a dit à l’inventeur : Je vous accorde un privilège, si votre procédé est neuf ; je ne vous l’accorde pas si quelqu’un prouve que le procédé était connu. Mais cela ne suffit pas : la tâche du législateur n’est jamais remplie quand les droits des citoyens demeurent incertains, et qu’ils ne peuvent pas être réglés équitablement[1].

Dès à présent on peut affirmer, je pense, que les brevets d’importation (ceux qui attribuent la vente exclusive d’un produit, ou l’usage d’un procédé, à celui qui l’emprunte à l’étranger) doivent décidément être supprimés.

On a voulu, dans les brevets en général, récompenser le mérite de la découverte, mais non le travail de puiser un procédé dans des sources connues. Les usages des étrangers sont une source d’instruction ouverte à tout le monde, de même que les livres ; et il y a même quelque avantage à pouvoir user généralement chez nous, d’un procédé soumis encore dans l’étranger à un monopole[2].

On a vu des manufacturiers français qui, après avoir voyagé en Angleterre, ont fait dans leurs fabriques des améliorations importantes, suggérées par l’exemple de cette nation industrieuse. Ils imitaient ce qu’ils trouvaient bien, sans courir après un monopole. Des agioteurs en brevets d’importation, sans établissements manufacturiers, de simples spéculateurs sur les travaux des autres, et aux dépens de la prospérité publique, sont ensuite venus ; ils ont pris en France des brevets d’importation pour ces mêmes perfectionnements, et, la loi française à la main, ont exigé que l’on supprimât des améliorations introduites dans des fabriques françaises ; ils ont exigé, tout au moins, que les entrepreneurs entrassent en composition avec eux, et payassent, eux qui avaient opéré ou préparé un progrès, une indemnité à des intrigants qui n’avaient rien produit[3].

Ce sont là d’intolérables abus qui portent à croire que le privilège devrait être accordé seulement aux inventeurs véritables, en le déclarant nul dans le cas où l’on prouverait que le procédé que l’on dit nouveau, est déjà exécuté ou publié quelque part.

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[1] On pourrait faire sur la législation des brevets d’invention, un écrit qui serait utile. Sans perdre de vue la nature de la chose, telle qu’elle est exposée ci-dessus ; il faudrait rechercher les caractères qui établissent des différences essentielles dans les produits et dans les procédés des arts ; il faudrait examiner les procès qui ont eu lieu au sujet de ces différences, et par quels moyens on aurait pu les éviter, et enfin proposer un mode de jugement au moyen duquel on pût obtenir des décisions équitables.

[2] Lorsqu’un inventeur en Angleterre prend un brevet (a patent), on publie son procédé (the specification) ; on peut donc l’imiter hors de l’Angleterre. Si un Français s’empresse de faire de ce procédé l’objet d’un brevet d’importation, il s’attribue à lui seul, sans mérite, un avantage dont la France tout entière pouvait jouir.

[3] Toute la législation française respire trop peu de respect pour le bien-être et la sécurité des industrieux qui peuvent être compromis à chaque instant, ou par la mauvaise foi des particuliers, ou par de simples décisions de l’autorité administrative.

A propos de l'auteur

Continuateur critique d'Adam Smith, Jean-Baptiste Say a proposé une nouvelle version de la doctrine classique, y intégrant notamment la figure de l'entrepreneur. Il a cherché à populariser l'économie politique par ses cours et par un Catéchisme (1821).

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