Dans la séance du 24 mars 1847, Gustave de Beaumont intervient à la tribune pour défendre l’étude de plusieurs réformes électorales, visant particulièrement à étendre le droit de vote à une plus large fraction de la population. Pour lui, les mesures proposées sont modérées, et doivent être prises en considération. Les réformes politiques ne sont pas en elles-mêmes le but, mais un moyen d’obtenir des réformes économiques et sociales que le pays réclame et qui ne pourront être obtenues que lorsque la représentation nationale sera plus en phase avec les intérêts des diverses parties de la population. En ceci, la France suivrait l’Angleterre, où de grandes réformes sur la liberté du commerce, la poste, les impôts, ont suivi la grande réforme électorale de 1832.
Discours du 24 mars 1847 sur la réforme électorale
[Moniteur, 25 mars 1847.]
M. LE PRÉSIDENT. L’ordre du jour appelle la suite de la discussion sur la prise en considération de la proposition de M. Duvergier de Hauranne.
La parole est à M. Gustave de Beaumont pour la prise en considération.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Messieurs, je reprends la discussion au point où l’a laissée hier mon honorable collègue M. d’Haussonville.
La proposition de M. Duvergier de Hauranne, après les attaques qu’elle a essuyées, après l’appui qu’elle a reçu dans cette chambre, est, je crois, demeurée dans toute la force que lui avaient donnée les développements de son auteur.
Mon intention n’est point de reprendre une à une toutes les dispositions de la proposition, ni de reproduire, à l’occasion de chacune d’elles, les arguments qui déjà ont été présentés. J’aurais plutôt la disposition de me restreindre que de m’étendre dans un débat qui dure depuis deux jours, et qui serait peut-être complet, si le ministère avait fait connaître sa pensée encore inconnue à tous. (Chuchotements.)
Quant à présent, et dans ce moment, je me bornerai à présenter une seule considération générale sur l’ensemble de la proposition.
La proposition, vous le savez, Messieurs, comprend quatre modifications principales à la loi électorale ; je ne fais que les énumérer : la réforme, qu’on appelle des capacités ; l’accroissement des électeurs dans les petits collèges ; une part plus large de représentation accordée aux collèges plus nombreux ; enfin, la concentration de quelques petits collèges en un seul, au moyen de l’unité électorale portée dans l’arrondissement administratif.
J’oubliais une cinquième réforme, celle qui résulte de la substitution au cens de 200 fr., d’un cens ayant pour base une contribution de 100 fr. en principal.
La considération générale que je voulais soumettre à la chambre est celle-ci : De quoi s’agit-il en ce moment ? De voter chacune de ces modifications ? Nullement. Il ne s’agit que de savoir si la chambre prendra en considération la proposition qui les renferme toutes, et qu’il suffirait qu’on fût d’avis qu’une seule de ces modifications est bonne, qu’elle est sage, pour prendre en considération la proposition qui les comprend toutes. Vous le concevrez parfaitement : l’un peut admettre la réforme des capacités et repousser les autres ; un autre peut penser qu’il importe d’augmenter le nombre des électeurs dans les petits collèges, et qu’il ne vaut rien d’admettre la réforme dite des capacités ; d’autres enfin peuvent avoir une autre opinion différente de celles que je viens d’indiquer. S’ensuit-il qu’on repoussera la prise en considération de la proposition tout entière parce qu’on ne sera pas d’avis que la proposition tout entière est bonne ? Nullement. Je le comprendrais très bien s’il s’agissait de voter sur le travail d’une commission. La position n’est pas la même lorsqu’il ne s’agit que de savoir si la prise en considération sera prononcée.
J’avais besoin de poser d’abord la question dans ces termes, parce qu’il nous importe à tous de savoir ce que nous faisons dans ce moment, et quelle est la portée de notre délibération.
J’ai dit que je ne voulais pas discuter les détails de la proposition. Quel intérêt aurais-je, en effet, à venir reproduire, par exemple, des arguments en faveur de la réforme dite des capacités ? Eh ! mon Dieu, quelque langage que je tinsse à cette tribune, pourrais-je jamais dire, en faveur du droit des intelligences à être représentées dans les collèges électoraux, quelque chose qui fût comparable à ce qu’a si bien dit, dans cent occasions, M. le ministre des affaires étrangères ? Si j’avais à faire ressortir les inconvénients du petit nombre des électeurs dans les collèges, l’absence de tout esprit politique dans ces petits collèges, et l’avantage de grouper un plus grand nombre d’électeurs dans les collèges, je ne pourrais certes faire valoir des raisons aussi puissantes, exprimées dans un langage aussi élevé, que celles qui ont été présentées tant de fois par M. Royer-Collard.
Il est cependant deux arguments produits contre l’augmentation du nombre dans les petits collèges, auxquels je voudrais faire une courte réponse.
On nous dit : Vous demandez une représentation plus sincère et plus vraie du pays ; vous prétendez que la conscience publique est faussée par la corruption. Comment donc se fait-il que vous vouliez accroître le nombre des électeurs ? Est-ce que ce ne sera pas une facilité de plus donnée à la corruption ?
Si les électeurs à 200 fr. sont accessibles aux influences corruptrices, est-ce que les électeurs payant un cens plus bas n’y seront pas encore plus accessibles que les autres ? Et n’est-ce pas le résultat fatal auquel vous arriverez si, pour compléter le nombre de 400 dans les petits collèges, vous êtes obligés de recourir aux plus imposés ?
Cette objection, je le reconnais, serait fondée si la corruption dont nous nous plaignons s’exerçait à prix d’argent, et si, par conséquent, la même somme d’argent consacrée à corrompre un certain nombre d’électeurs, s’appliquant à des électeurs plus besogneux, en corromprait un plus grand nombre, quoiqu’elle ne fût pas augmentée.
Mais est-il vrai de dire que la corruption d’argent soit celle qui souille nos colleges électoraux ? Non, ne proférons point cette calomnie contre les collèges électoraux de la France ; non, disons-le, cette odieuse corruption ne déshonore que par exception les élections françaises. C’est à d’autres moyens que la corruption puise ses armes ; moyens moins ignobles, mais plus dangereux peut-être. Les armes de la corruption, en France, ce sont les places, les honneurs, les emplois, dont dispose le gouvernement central ; et quand il s’agit de ces moyens d’influence, remarquez-le bien, le nombre de ceux sur lesquels il s’exerce importe beaucoup. La corruption qui s’exerce à prix d’argent n’a pas de limites ; car il suffit, pour la pratiquer, d’accroître la somme pour en augmenter les moyens ; mais l’influence dont les places, les faveurs, les honneurs, sont le moyen, a une limite nécessaire. On a beau créer tous les jours des places nouvelles, augmenter chaque année la distribution des croix de la Légion d’honneur (la commission des crédits supplémentaires vous apportera bientôt un travail duquel il résulte que l’année dernière on a doublé la distribution des croix, parce que c’était une année d’élections) ; mais, quelque soit cet accroissement, il y a une limite nécessaire. Le fonds commun du budget lui-même n’est pas inépuisable.
Or que disons-nous ? Que le jour où le nombre des électeurs serait augmenté dans les petits collèges, il serait plus difficile d’exercer sur un nombre d’électeurs plus grand une influence qui ne se pratiquait qu’avec des moyens nécessairement restreints et limités.
Voilà ce que nous disons, et il n’est opposé à cet argument aucune bonne réponse.
Il est une autre objection à laquelle je désirerais répondre.
L’honorable M. Duvergier de Hauranne a, dit-on, voulu, par sa proposition, rétablir l’égalité des aptitudes électorales ; que fait-elle cependant en portant à 400 le nombre maximum des électeurs dans ces petits collèges, où pour arriver au chiffre de 400 électeurs il faudra faire descendre le cens électoral à 40 ou 50 fr. peut-être ? De sorte que l’on verra des citoyens ne payant que 40 ou 50 fr. exercer le même droit politique que ceux qui en payent 200.
Permettez-moi de dire, Messieurs, que cette objection est mal fondée.
Se rend-on bien compte de la situation des citoyens qui, dans les collèges peu nombreux, sont appelés à exercer le droit électoral à titre de plus imposés ?
Pour faire comprendre cette situation, je ne citerai qu’un exemple :
Croyez-vous que l’électeur, que le citoyen, pouvant devenir électeur par le recours aux plus imposés, qui habite le département des Basses-Alpes, et qui, là, paye 50 fr. de contribution, n’a pas socialement, politiquement, une importance relative aussi grande que le marchand de Paris qui paye une patente de 200 fr. ?
Je suis convaincu que celui qui se trouve dans la situation dont je parle est au moins aussi apte à exercer des droits politiques que ceux qui, ailleurs, payent une contribution plus élevée dans une position sociale en réalité moindre.
Maintenant, j’ai hâte d’arriver aux deux points principaux dont je voudrais pouvoir saisir l’attention de la chambre, parce que je les crois dignes d’elle par leur importance.
L’honorable M. d’Haussonville disait hier : « La grande objection contre la proposition de M. Duvergier de Hauranne, c’est qu’elle n’intéresse personne ; l’indifférence politique l’a accueillie ; vous avez cherché à produire dans la chambre et dans le pays une agitation factice ; personne ici ni au dehors ne s’émeut de la réforme électorale. » Et comme preuve de cette indifférence publique, M. d’Haussonville ajoute qu’il n’y a pas même de pétitions pour demander la réforme électorale. Ainsi, vous vous donnez, dit-il, beaucoup de peine pour exciter des passions qui n’existent pas, pour satisfaire des intérêts qui ne demandent pas de satisfaction !
Messieurs, si cette objection était vraie, elle serait bien triste. (Mouvement d’attention.) Comment ! dans un pays qui compte 34 ou 35 millions d’habitants, il n’y a que 240 000 électeurs ! et sur plus de 34 millions d’habitants qui sont exclus de toute participation dans la représentation nationale, il n’y a personne qui soit jaloux d’y être admis ? il n’y a personne qui voie dans l’exercice des droits politiques quelque chose d’assez désirable pour en faire l’objet même d’une pétition à la chambre ! ces 34 millions d’habitants tiennent même ces droits en tel mépris, que ce que nous discutons ici ne les intéresse pas !
En Angleterre, pour une population de 14 millions d’habitants à peu près, il y a environ 800 000 électeurs, c’est-à-dire un électeur sur 20 habitants ; en France, pour 170 habitants, nous avons un électeur ! En France, nous voyons que les classes les plus éclairées, par une singulière bizarrerie, sont exclues du droit électoral : les notaires, les avoués, les médecins, les avocats, etc., tous ces citoyens tiennent en tel mépris l’exercice des droits politiques, qu’ils n’ont même pas l’ambition d’en jouir !
En vérité, Messieurs, il serait étrange que de pareils arguments fussent vrais ; heureusement ils ne le sont pas ; cette prétendue indifférence est un fait imaginaire.
On fait peu de pétitions, cela est vrai ; mais est-cc qu’à une certaine époque on n’en a pas fait beaucoup ?
Quel compte en a-t-on tenu ? Vous les avez repoussées. Savez-vous pourquoi on ne fait plus de pétitions ? C’est parce qu’on les croit inutiles. Savez-vous pourquoi on ne s’adresse plus par les procédés réguliers et parlementaires à la chambre pour obtenir la concession, l’exercice d’un droit ? C’est parce que vous laissez pénétrer chaque jour davantage dans l’esprit des citoyens cette idée déplorable, que désormais il n’y a de réformes possibles que par les révolutions.
Voilà l’idée que vous faites naître dans les esprits, et que vous tendez à accréditer en refusant même la prise en considération d’une proposition pareille. (À gauche. C’est vrai !)
Maintenant je réponds à une autre objection, et celle-ci me paraît encore plus grave que la première.
M. d’Haussonville a dit : La réforme électorale intéresse très peu le pays ; savez-vous ce qui intéresse le pays ? Ce sont les questions d’intérêt matériel, ce sont les réformes industrielles, commerciales, financières.
Messieurs, entendons-nous. J’admets avec l’honorable M. d’Haussonville le fait qu’il produit en conservant les conséquences qu’il en tire. Oui, il est très vrai, et j’appelle sur ce point votre attention, parce que je crois qu’il en résulte de très graves conséquences ; oui, il est très vrai que de notre temps il y a une prédominance incontestable des intérêts matériels.
Je ne blâme ni n’approuve le fait, je le constate ; oui, et je le reconnais avec M. d’Haussonville, c’est le trait caractéristique de notre époque que cette préoccupation, ce besoin qui éclate de toutes parts, que cette passion qui se manifeste partout.
Chaque époque a ses tendances principales et son caractère propre. Lors de notre première révolution, ce qui dominait, c’étaient les idées ; plus lard, l’amour de la gloire ; à une autre époque, sous la restauration, ce fut l’amour de la liberté ; de notre temps, c’est l’amour, c’est la passion du bien-être. Dans la première époque, ce qui dominait, c’étaient les principes ; plus tard, ce furent les passions, aujourd’hui ce sont les intérêts ; et cette passion, prenez-y bien garde, n’est pas seulement celle des individus, c’est celle des gouvernements. Les gouvernements sentent tous que désormais l’un des principaux éléments de leur puissance, c’est la production des richesses ; ils reconnaissent tous que désormais les conditions desquelles dépendent la puissance et la grandeur des nations ne sont plus les mêmes qu’autrefois. Autrefois, les peuples se rencontraient sur des champs de bataille, maintenant les grands champs de bataille sont ceux du commerce et de l’industrie. Désormais la première condition de la force politique, c’est la richesse ; désormais le peuple le plus industrieux sera aussi le plus puissant ; les questions, de politiques qu’elles étaient, sont devenues économiques ; et, même en diplomatie, il se résout autant de questions à la banque qu’à l’hôtel de M. le ministre des affaires étrangères. Oui, telle est en ce moment la tendance des peuples, des individus, et des gouvernements. Je reconnais cette tendance ; mais quelle est la conséquence que vous en tirez ? Qu’il ne faut point s’occuper des questions politiques. Je dis, au contraire, qu’il importe de mettre les institutions d’accord avec les mœurs et les besoins nouveaux qui se produisent.
Quelle est la première conséquence ? La voici : C’est la nécessité de faire dans la représentation électorale une part plus grande au nombre. On a élevé contre les principes du nombre, dans la composition du corps électoral, une objection qui, je crois, peut se réduire à ces termes : On dit : Mais si vous augmentez le nombre des électeurs, vous risquez de livrer l’appréciation des questions à des intelligences incapables de les comprendre ; il convient de restreindre le nombre des électeurs pour que les questions difficiles déférées au corps électoral soient plus sagement résolues. Cette objection est vraie, jusqu’à un certain point, lorsque le corps électoral est surtout appelé à juger des idées, des utopies, ou des questions, à proprement parler, politiques : mais qui ne reconnaît que l’objection est moindre, quand il s’agit d’apprécier des intérêts ? M. le ministre des affaires étrangères, en 1842, dans une circonstance analogue à celle où nous nous trouvons, puisqu’on discutait une question de réforme électorale, M. le ministre des affaires étrangères, qui se plaît assez à faire une théorie générale pour chaque cas en particulier, disait que dans une aristocratie il était plus nécessaire que dans une société démocratique que le corps électoral fût nombreux, et il en donnait cette raison : que dans une aristocratie, comme il y a des classes inégales, des castes privilégiées en face du corps électoral, il était plus nécessaire que le corps électoral fût plus nombreux, afin d’opposer la puissance de la masse à toutes les influences des classes privilégiées qui tendaient à prédominer sur lui.
À mon avis, cette théorie est fausse, par deux raisons : la première, c’est que si dans une aristocratie il est nécessaire que les électeurs soient nombreux pour résister aux influences des classes privilégiées, cette nécessité n’est certes pas moins grande lorsque le corps électoral, dans une société démocratique comme la nôtre, se trouve placé en face d’une centralisation plus puissante qu’aucune aristocratie. (Approbation à gauche.)
La seconde raison, c’est que, dans cette société démocratique où, dites-vous, il n’y a qu’une seule classe, et j’ai été heureux de rencontrer cette pensée dans un discours de M. le ministre des affaires étrangères, qui souvent se complaît à établir beaucoup de classes dans la société ; mais enfin vous dites que dans cette société démocratique il n’y a qu’une classe, mais cette classe renferme des éléments très variés, des intérêts très divers, et quelquefois très contraires ; il y a dans cette classe unique des producteurs et des consommateurs, des fermiers, des propriétaires ; n’est-il pas nécessaire, surtout à cette époque où la prédominance des intérêts matériels est si grande, que tous ces intérêts aient une plus grande représentation et une représentation plus nombreuse ?
De ce fait que j’ai posé tout à l’heure, ou plutôt qui avait été posé par mon honorable collègue M. d’Haussonville, de ce développement si singulier des intérêts matériels résulte une autre conséquence plus grave encore que la précédente ; cette conséquence, c’est la nécessité de réformes importantes au profit de ceux qui sont les agents nécessaires de développement ; et par voie de conséquence, tout à l’heure vous le verrez, la nécessité de la réforme électorale.
Messieurs, pourquoi de notre temps, dans tous les pays, sous l’empire de tous les gouvernements, s’accomplit-il tant d’améliorations dans la condition physique et morale des classes laborieuses ? Pourquoi en Angleterre, par exemple, les questions de politique sont-elles devenues économiques ? D’où vient que dans ce pays on a successivement opéré la réduction de l’impôt du sel, la réforme postale, pourquoi y a-t-on établi l’institution des caisses de retraite pour les classes ouvrières ? Pourquoi y travaille-t-on sans cesse à y rendre la vie du peuple à bon marché, à tel point qu’aujourd’hui vous en serez peut-être surpris, aujourd’hui on vit à Londres à meilleur marché qu’à Paris ?
C’est un fait nouveau, mais un fait certain ? D’où vient qu’en Belgique, et dans les autres pays de l’Europe, nous voyons se produire les mêmes phénomènes ? Que partout nous voyons s’établir des institutions de prévoyance en faveur des populations ? Pourquoi en Prusse la réduction du sel a-t-elle été accomplie depuis quatre années ? Qu’est-ce qui fait qu’en Autriche, en Piémont, dans les autres États de l’Europe, nous voyons les mêmes phénomènes se produire ? En Piémont, c’est l’avocat des pauvres qu’on institue dans toutes les juridictions ; en Autriche, le pays se couvre de salles d’asile, de monts-de-piété gratuits ; partout c’est un ensemble d’institutions qui embrassent le bien-être physique et moral des populations laborieuses. D’où vient ce mouvement général, universel, qui se produit aussi bien dans les pays d’aristocratie que dans les pays de démocratie, dans les pays de pouvoir absolu comme dans les gouvernements libres ? D’où vient ce phénomène général et universel ?
Messieurs, croyez-vous que ce soit une affaire de philanthropie, ou même une affaire de justice seulement, ce qui serait bien quelque chose ? Non ; c’est un résultat tout politique. C’est que dans un temps où la passion universelle du bien-être et la passion pour les biens matériels se produit à ce degré, il y a nécessité de donner à tous une certaine somme de bien-être, et qu’il est impossible que ceux qui créent ce bien-être n’y participent pas dans une large proportion.
Maintenant, d’où vient qu’en France ces réformes qui s’opèrent partout, qui sont promises aussi chez nous depuis longtemps, et sur lesquelles on reconnaît que l’indifférence n’existe pas, d’où vient qu’en France elles ne s’accomplissent pas, et qu’on les y attende vainement ?
Il y aurait deux manières de les faire. (Mouvement d’attention.)
La première, serait que le gouvernement le voulût résolument, énergiquement. Le veut-il, je ne sais pas ; je n’ai pas la confidence de ses pensées. Je ne le crois pas, parce que je le vois occupé de bien d’autres choses.
Notre système électoral est constitué de telle façon, que le gouvernement a beaucoup à faire pour préparer les élections. Après le travail des élections, il y a le travail à faire sur la chambre, c’est encore un travail bien délicat et bien long, et qui, je le sais, doit absorber bien du temps de M. le ministre de l’intérieur et de ses honorables collègues.
Ces difficultés sont peut-être accrues aujourd’hui par une situation dont personne ne sait encore parfaitement le secret, mais qui, enfin, se révèle par quelques symptômes.
Ainsi, autrefois on avait pensé qu’il suffirait au ministre de l’intérieur de deux ou trois mois pour bien manier la chambre et y façonner sa majorité ; mais aujourd’hui, le travail semble devenu plus difficile : on dit bien des choses dont je ne sais pas la mesure, mais enfin je comprends que, sous le joug de toutes ces préoccupations, de ces travaux nombreux, tant sur les collèges électoraux que sur la chambre, il reste peu de temps au gouvernement pour s’occuper de ces grands intérêts généraux dont je parlais tout à l’heure, et qui auraient cependant droit à sa sollicitude.
Quoi qu’il en soit, le gouvernement ne fait pas ces choses, et il ne les fait peut-être pas aussi par d’autres raisons ; il est habitué à repousser toutes les réformes politiques, et, dans cette habitude qu’il a contractée de repousser toutes les réformes politiques, il repousse également toutes les réformes économiques : il craint de se tromper, il craint que l’une ne passe sous le masque de l’autre.
Maintenant quel serait l’autre moyen pour que les réformes dont je parle se fissent ? Ce serait, le gouvernement ne voulant pas les faire, que la chambre le contraignit à les faire. La chambre le veut-elle ? Je le crois.
Pour mon compte, je suis convaincu qu’il y a dans la chambre et dans la majorité de la chambre une disposition favorable à ces réformes économiques dont j’ai parlé, et qui, je crois, sont en effet le plus grand intérêt du moment. Je suis convaincu que la grande majorité de la chambre veut, par exemple, très sincèrement la réduction de l’impôt du sel, la conversion des rentes, la réforme postale, et beaucoup d’autres réformes analogues.
Pourquoi donc, si la chambre les veut, ne contraint-elle pas le gouvernement à les faire ? C’est parce qu’elle n’en a pas la force. Et pourquoi n’en a-t-elle pas la force ? C’est qu’elle n’est pas appuyée sur un corps électoral suffisamment fort ; et le corps électoral n’est pas assez fort parce qu’il n’est pas assez nombreux. Je suis convaincu que vous arriverez fatalement à cette conséquence logique. (À gauche. C’est vrai !)
Suit-il de ce qui précède qu’il faille faire électeur tout le monde, parce que tout le monde a des intérêts ? Non ; ce n’est pas ma conclusion. Je déclare, au contraire, que je suis partisan très sincère de la proposition de M. Duvergier de Hauranne. Ce n’est point une proposition radicale, c’est une proposition modérée, et c’est pour cela que je l’appuie. Mais la conséquence que je tire, c’est que la loi électorale doit être faite de manière à ce que toute satisfaction soit donnée à tous les intérêts qui, véritablement, ont le droit de demander satisfaction.
Je dis que, de notre temps surtout, il faut que les biens sociaux soient donnés à tous, précisément si vous ne voulez pas être amenés à donner à tous les droits politiques. Je dis que vous serez obligés de donner à tous le droit électoral si, aujourd’hui, vous ne donnez pas à tous le bien-être matériel qui est le besoin premier de notre temps, la passion universelle de notre époque.
Ce qu’il faut faire, c’est d’assurer à tous non le suffrage, mais la satisfaction des intérêts ; c’est pour cela, c’est parce que je crois que la proposition de l’honorable M. Duvergier de Hauranne tendrait efficacement à ce résultat que je l’appuie : elle accroîtrait le nombre des électeurs, précisément dans la mesure la plus efficace pour amener ce résultat ; elle introduirait dans le corps électoral précisément ceux dont l’intelligence comprendrait le mieux les intérêts qu’il faudrait satisfaire ; elle ajouterait de plus à la représentation de ces centres de population où ces intérêts sont le mieux compris, où l’on demande le plus énergiquement la satisfaction qui leur est due.
Qu’on ne dise donc pas maintenant que la réforme électorale soit une question insignifiante, une question à laquelle on n’a pas d’intérêt. Non, c’est une question de réforme politique qui est le moyen d’une réforme économique ; c’est une question de principes, sans laquelle on ne peut arriver à la solution d’une question d’intérêt social.
On a dit que la proposition était un expédient ; oui, je le reconnais, je la considère comme un expédient ; mais dans quel sens ? Si c’est un expédient pour faire triompher des hommes ou un parti, c’est le plus misérable des expédients ; si c’est un expédient pour faire réussir des choses et pour faire prévaloir de grands intérêts, je dis que c’est le meilleur, que c’est le plus légitime des expédients, et c’est ainsi qu’on a procédé et qu’on l’a reconnu dans tous les pays.
Croyez-vous qu’en 1832 l’Angleterre ait fait la réforme électorale uniquement pour le plaisir de proclamer un principe ? Mais non ; examinez seulement ce qui est arrivé : elle a été suivie dix ans plus tard de la reforme des céréales, qui ne se fût faite si le bill de 1832 n’eût pas passé, c’est-à-dire n’eût pas eu pour résultat de transporter dans le parlement la prépondérance du pouvoir parlementaire qui jusque-là avait résidé dans la chambre des lords.
À gauche. Très bien ! très bien !
M. ODILON BARROT. Vous avez mille fois raison ; il y a un lien entre les réformes politiques et les réformes économiques.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Après 1832, en Angleterre, on a continué à demander des réformes politiques ; on a demandé le scrutin secret dans les élections, qui n’existe pas en Angleterre ; on a demandé les parlements annuels, et même je l’ai vu, en 1836, on est allé jusqu’à demander la réforme de la chambre des lords. Il a existé un cabinet whig qui était disposé à la proposer. Cependant, tout à coup, les réformes politiques qu’on demandait ont été abandonnées ; et en ce moment, il n’en est plus question.
Le parti libéral a cessé de les soutenir, savez-vous pourquoi ? Parce qu’on a accompli les grandes réformes sociales, économiques et financières, qui étaient dans le besoin et dans le vœu du pays ; et que, par conséquent, on a reconnu que l’on possédait l’instrument politique nécessaire pour les réaliser.
Les réformes politiques ne sont pas un but ; elles sont surtout un moyen.
J’ai été étonné, je l’avoue, qu’un esprit aussi logique que M. d’Haussonville, après avoir posé des principes qui indiquaient le besoin d’une réforme, ait conclu en votant contre la réforme proposée. Il a reconnu, vous l’avez tous entendu, une partie des vices que nous signalons ; et quelle a été sa conclusion ? Sa conclusion a été qu’il fallait que le ministère fît lui-même les réformes financières, économiques, sociales, ; c’est-à-dire qu’il gouvernât bien ; il a ajouté que ce n’était pas une question de principe, mais une question de bonne conduite.
Mais prenez-y garde, la question est de savoir précisément si le bon gouvernement est possible avec le vice de l’institution ; la question est de savoir si le désordre que vous reconnaissez tous existe dans nos finances, si le désordre de l’administration que vous avez admis également, si le mauvais emploi de la fortune publique sur lequel malheureusement personne ne se fait illusion ; il s’agit de savoir si l’avortement de ces réformes que vous désirez et qui n’arrivent jamais, si tout cela n’est pas la conséquence du vice du système électoral qui ne prête pas à la chambre la force dont elle aurait besoin pour faire prévaloir le sentiment public et sa propre opinion ; il s’agit de savoir si le meilleur gouvernement est possible lorsque vous, majorité, vous voulez faire des réformes que le gouvernement ne fait pas, et que vous soutenez le ministère qui ne fait pas ces réformes.
Voilà la question.
Je ne dis plus qu’un mot sur l’inopportunité prétendue de la proposition. On a dit, et cela a été, il faut l’avouer, la ressource de ceux qui, un peu engagés dans le principe de la réforme électorale, veulent avoir une bonne raison pour ne pas prendre la proposition en considération, on a dit : Au commencement d’une législature, est-il possible de voter une réforme qui impliquerait la dissolution de la chambre, puisque cela supposerait que la chambre aurait été constituée avec un corps électoral vicieux ?
Je ne crois pas que quelqu’un, comprenant ce qu’a de grave une réforme électorale, puisse prendre au sérieux une pareille objection ; il n’est personne qui ne reconnaisse qu’aucune réforme électorale, quelle qu’elle soit, ne se délibère pas en un jour ; il n’est personne qui ne reconnaisse qu’il s’agit là de ces réformes qui ont besoin d’être sagement et longtemps étudiées. Je ne sache pas que des réformes de cette importance aient, du premier coup, franchi l’échelle de tous les pouvoirs ; que, adoptées dans une session par un des pouvoirs parlementaires, elles aient été adoptées par le pouvoir parallèle et sanctionnées par le pouvoir supérieur.
Messieurs, ce n’est pas ainsi qu’on procède dans les pays constitutionnels, dans les pays libres ; des grandes questions de cette nature se discutent et se délibèrent longtemps ; pour mon compte, je le désirerais. De quoi s’agit-il, après tout ? De voter une réforme électorale ? Non, il s’agit de renvoyer à une commission qui l’étudierait, la question de la réforme électorale… (Mouvements divers.)
En vérité, Messieurs, je suis surpris de l’incrédulité que rencontrent mes paroles dans une chambre qui avait fait naître d’autres espérances, permettez-moi de le dire. Je suis étonné qu’une question de réforme présentée gravement, non pas par moi, mais par quelqu’un qui avait bien plus que moi qualité de le faire, qui arrive après un événement encore présent à tous les esprits, après le discours de Lisieux ; je m’étonne qu’une réforme modeste qui n’a pas la prétention d’être radicale, qui se présente comme modérée, et qui est acceptée comme telle par tout le monde, qui même, aux yeux de beaucoup, n’a d’autre défaut que d’être trop modérée, je suis étonné de la résistance que rencontre une pareille réforme, quand il ne s’agit que de la prendre en considération.
Je m’étonne de cette résistance d’abord de la part du cabinet qui a présenté le programme de Lisieux, et ensuite de la part de ceux qui ont été élus sous les auspices de ce programme.
Quant à moi, je crois qu’au milieu des murmures qui accueillent mes paroles
Plusieurs membres. On n’a pas murmuré.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Mon Dieu ! si vous voulez une parole moins obligeante pour moi, je dirai : Au milieu de l’inattention qui s’attache à mes paroles… (Mais non ! — Parlez ! parlez ! )
Je cherche une expression qui signifie le bruit que j’entends, et que je serais très heureux de ne pas entendre. Voilà tout. (On rit. — Écoutez ! écoutez !)
Je dis qu’à mon avis, il y aurait eu plus de dignité pour le gouvernement, et qu’il y aurait plus de dignité pour cette chambre, après les promesses du programme de Lisieux et les espérances qu’il avait fait concevoir, à donner un peu plus d’importance à un projet de réforme qui ne réaliserait pas assurément tout ce que ce programme faisait espérer de libéral. J’ai conservé l’impression de ce programme ; je comprends l’impression aussi qu’il a pu produire sur beaucoup de collèges électoraux, et je ne crois pas que beaucoup de membres de cette chambre qui ont été élus sous les auspices de ce programme l’aient oublié eux-mêmes.
Quoiqu’il en soit, je ne reproche point, je n’ai point reproché à mon honorable collègue M. d’Haussonville les termes mêmes dans lesquels il s’est exprimé sur la proposition. J’ai trouvé dans le discours de M. d’Haussonville des souvenirs libéraux, et je l’en remercie.
Je l’avoue, la modération avec laquelle il s’est exprimé m’a paru contraster singulièrement avec la vivacité de langage de deux autres honorables contradicteurs que nous avons entendus dans cette enceinte. Et ici, qu’il me soit permis d’exprimer complètement une impression qui chez moi est trop vive pour que je ne la dise pas à la chambre. (Écoutez ! écoutez !)
Oui, je l’avoue, j’ai été aussi attristé que surpris du langage qui a été tenu à cette chambre par d’autres membres qui ont été autrefois de bien ardents et bien fervents réformistes, et qui aujourd’hui sont devenus de bien ardents conservateurs.
M. D’HAUBERSART. C’est l’inverse !
M. DUVERGIER DE HAURANNE. Pour moi, je n’y ai rien gagné.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Messieurs, ici, dans cette chambre, nous croyons tous à la bonne foi les uns des autres. (Écoutez ! écoutez !)
Oui, je le dis sincèrement, dans cette chambre nous croyons tous à la bonne foi les uns des autres. Nous pouvons changer d’avis ; si nous ne le pouvions pas, pourquoi discuterions-nous ? Nous pouvons changer d’avis et modifier nos convictions. Quand nous changeons, c’est toujours de bonne foi.
Cependant, le malheur veut que quelquefois celui qui a changé d’avis a changé en même temps d’intérêt ; c’est un malheur, et un malheur très grand. (Approbation à gauche.) Lorsque celui auquel ce malheur arrive se tient dans une situation modeste, nul n’est disposé à l’aller troubler dans son silence, et à l’empêcher de jouir tranquillement du fruit de sa consciencieuse évolution. (Rires ironiques à gauche.)
Mais j’avoue qu’il y a quelque chose de provoquant dans ce ton fier, dans cette attitude superbe (À gauche. C’est cela ! — Très bien !) de ceux qui, après avoir été de fougueux réformistes, deviennent tout à coup de si intolérants conservateurs. (Nouvelle approbation à gauche.)
J’avoue que je ne puis de sang-froid entendre ce langage de la part de ceux qui s’indignent même contre ceux de leurs collègues qui se permettraient d’avoir quelque bienveillance pour une idée de réforme, et qui gourmandent l’opposition qui, après tout, n’a d’autre tort que de rester fidèle aux principes et aux convictions qu’ils ont, eux, abandonnés. (Vive approbation à gauche.)
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