Du domaine de la loi et de ses limites

CONFÉRENCE BONCENNE

(Palais de justice de Niort)

DU DOMAINE DE LA LOI
ET DE SES LIMITES

DISCOURS PRONONCÉ À LA SÉANCE DE RENTRÉE DE LA CONFERENCE
LE VENDREDI 3 NOVEMBRE 1876

PAR

E. MARTINEAU

Docteur en Droit, Avocat, Directeur de l’École de Notariat de Niort.

NIORT

TYPOGRAPHIE DE L. FAVRE

1876

 


CONFERENCE BONCENNE

Discours de rentrée de la Conférence.

DU DOMAINE DE LA LOI ET DE SES LIMITES

 

Qu’est-ce que la loi ? Que doit-elle être ? Quel est son domaine propre, et quelles limites doivent être assignées à l’action du législateur ? Telles sont les questions que je me propose d’examiner et de résoudre dans ce travail, et à l’examen desquelles je vous demande de vouloir bien prêter, pour quelques instants, votre bienveillante attention.

Questions graves, en effet, Messieurs, bien dignes entre toutes d’attirer vos réflexions et vos méditations sérieuses, importantes et par elles-mêmes et par les conséquences qui se rattachent à leur solution. Chargé de prononcer le discours qu’une tradition constante de notre conférence prescrit pour la réouverture de nos travaux annuels, j’ai choisi ce sujet comme se rattachant par un lien intime à nos études de l’an dernier. C’est, en effet, le complément et la généralisation de la théorie des rapports de la propriété avec la loi civile que j’ai eu l’honneur d’exposer devant vous ; c’est cette même thèse que je reprends aujourd’hui en la généralisant et en examinant à un point de vue plus étendu quel est le véritable domaine de la Loi, et dans quelles limites doit être circonscrite l’action du législateur. 

Mais, que dis-je, la question peut-elle être posée en ces termes, et une objection insurmontable ne se présente-t-elle pas immédiatement à vos esprits ? Écrivain téméraire, allez-vous me dire, voudriez-vous attaquer le principe fondamental de la souveraineté de la loi ? N’est-ce pas une formule adoptée par tous les jurisconsultes que celle de la souveraineté du législateur, et les publicistes ne sont-ils pas d’accord avec eux pour la proclamer et l’ériger en axiome de droit constitutionnel ? Ébranler cette doctrine, d’ailleurs, n’est-ce pas atteindre et ébranler aussi nécessairement cet autre principe non moins important de la souveraineté du peuple, de la souveraineté du mandant, cette conquête de la société moderne sur les systèmes anciens à jamais relégués dans la nuit du passé ? Je sais ces choses, Messieurs, je sais la force de l’objection et ce qu’elle peut avoir de spécieux ; une réponse satisfaisante se dégagera, je l’espère, de l’ensemble de ce travail, que j’aborde immédiatement après ce court préambule.

Qu’est-ce donc que la loi et quel doit-être son domaine ? Si, pour le savoir, nous interrogeons l’analyse rationnelle et philosophique, sa réponse se formule ainsi : La loi, c’est la justice organisée, armée de la force, qui est mise au service du droit pour empêcher l’injustice, la violation des droits inhérents à l’humanité. 

L’homme, en effet, a des droits naturels ; qui pourrait en douter ? Être intelligent et libre jeté par Dieu sur la terre pour, y parcourir le cercle de la vie mortelle, sujet à des besoins qu’il doit satisfaire impérieusement sous peine de dépérissement et de mort, pourvu à cet effet de facultés dont l’application aux choses du monde matériel lui sert à réaliser le phénomène de l’appropriation, de l’assimilation, il est vrai de dire que trois éléments essentiels le constituent : personnalité, liberté, propriété, ou, en d’autres termes : L’homme est un être libre — sans liberté, comment parler de devoirs et de responsabilité — maître de lui-même, de ses facultés et du produit de ses facultés. De ces trois choses, il est vrai de dire qu’elles constituent pour chacun de nous autant de droits naturels, antérieurs et supérieurs à la loi positive, à la loi écrite ; et par cela même qu’ils sont inhérents à notre nature, nécessaires à la conservation et au développement de notre vie, il s’ensuit que nous pouvons user de la force pour les défendre contre les agressions et les entreprises injustes de la violence : c’est le droit de légitime défense. 

Mais les forces individuelles isolées et éparses ne constituent pas une garantie suffisante ; dans cet état, le faible est à la merci du plus fort ; de là l’idée survenue aux hommes de se concerter, de réunir, de grouper en un faisceau leurs forces individuelles pour constituer une force commune destinée par sa puissance à protéger avec plus d’énergie et d’efficacité les droits de tous et de chacun. C’est l’origine du gouvernement au sein des sociétés humaines, en mettant à part les violences et les brutalités de la conquête, et nous pouvons dire, en modifiant la formule paradoxale de Rousseau, que c’est le gouvernement qui résulte d’un contrat, non la société ; le contrat social est une chimère, la société étant l’état naturel de l’homme, le contrat gouvernemental, une vérité ; le gouvernement, c’est l’organisation collective du droit individuel de légitime défense, c’est ce droit de légitime défense transporté de l’individu dans la société, c’est la justice armée de la force. 

Et, s’il en est ainsi, si telle est l’origine de la force commune, de la force publique, dont le dépôt est confié au gouvernement, il s’ensuit, conséquence immédiate et nécessaire, qu’elle ne saurait avoir d’autre mission que chacune des forces individuelles dont elle est la collection et auxquelles elle vient substituer son action ; et de même que nul ne peut légitimement attenter par la force à la liberté et à la propriété d’autrui, de même la force publique ne saurait sans injustice attenter à la liberté et à la propriété d’un citoyen : autrement, quelle contradiction étrange avec nos prémisses ! D’ailleurs, n’oublions pas que la force est chose inconsciente et brutale de sa nature, et comme telle, qu’elle ne peut avoir d’autre rôle que celui de serviteur de la justice et du droit, et elle ne change pas apparemment de nature en devenant, en tant que force publique, la sanction de la loi positive, de la loi écrite décrétée par le législateur. 

Oui, telle est la mission de la loi ; la loi, qui a pour sanction la force, n’est et ne doit être que la justice organisée. Et comment pourrait-il en être autrement ? Est-ce que loi et justice ne sont pas deux notions adéquates ? Est-ce qu’elles ne se confondent pas dans notre esprit ? Est-ce que la justice n’est pas le droit, et tous les droits ne sont-ils pas égaux ? La loi doit donc être l’expression de la justice, la consécration et la garantie de nos droits de liberté et de propriété ; la loi étant la force, son domaine ne saurait dépasser le domaine légitime de la force. Or, à celle-ci, son domaine propre, c’est la justice. Quand la loi retient l’homme dans le sentier de la justice, quand elle pose cette limite à son activité, elle ne lui impose qu’une négation pure, elle fixe la limite qui sépare son droit du droit égal d’autrui, elle n’est pas despotique, elle ne porte aucune atteinte à sa liberté, à sa propriété ; elle l’empêche simplement de nuire à la liberté et à la propriété d’autrui. Si bien qu’il n’est même pas rigoureusement exact de dire que le but de la loi est de faire régner la justice ; la formule vraie est celle-ci : Le but de la loi est d’empêcher l’injustice ; ce n’est pas la justice, en effet, qui à une existence propre, c’est l’injustice ; la première résulte de l’absence de l’autre. 

Or, remarquons-le bien, organiser la justice par la loi, cela implique que la loi ne doit pas organiser une manifestation quelconque de l’activité humaine : travail, charité, industrie, instruction, etc. Et pourquoi ? Parce que organiser le travail, la charité, le commerce, c’est désorganiser la justice, c’est attenter à la liberté ou à la propriété des citoyens, c’est violer les droits que la mission sacrée de la loi est précisément de protéger, de garantir, faire œuvre d’oppression et de spoliation. Que la loi, par exemple, toujours accompagnée de la force, impose un mode de travail, une méthode d’instruction, une œuvre prétendue de charité, est-ce qu’elle ne porte pas ainsi atteinte à la justice, à la liberté ou à la propriété ? Cette action négative, que nous signalions tout à l’heure comme devant être le trait caractéristique de la loi appliquée à empêcher l’injustice, elle disparaît ici et s’efface pour faire place à une action positive. La volonté despotique du législateur opprime l’initiative et la volonté individuelle des citoyens. 

Vous dites, par exemple : Voici des hommes qui manquent d’instruction, que le législateur s’empresse de faire une loi, que l’État verse à flot la lumière sur la nation, la société doit gratis l’instruction à tous ses membres. Quelle étrange illusion, et se peut-il que des esprits sérieux s’y laissent si naïvement séduire et tromper ? Quoi donc ! est-ce que la loi est un flambeau répandant une clarté à lui propre ? Est-ce que, semblable à ces génies mystérieux des contes de fées, l’État, cette abstraction impersonnelle et insaisissable, est armé d’une baguette magique capable de faire jaillir des flots d’instruction et de science pour les répandre ensuite sur la nation ? Il serait temps vraiment de nous débarrasser de pareilles illusions, si décevantes et vaines, et qu’un instant de réflexion suffit pour dissiper. 

Faut-il donc réfléchir longtemps pour comprendre que l’État n’est pas un personnage ayant des lumières et des ressources à lui propres, qu’il plane au-dessus d’une société où il y a des gens qui savent et d’autres qui ne savent pas et ont besoin d’apprendre, et que parlant de deux choses l’une, ou bien il n’interviendra pas par la loi, il laissera librement se satisfaire cette nature de besoins, ou il imposera sa volonté, il décrétera des méthodes d’enseignement, il prendra aux uns par l’impôt de l’argent pour payer les maîtres chargés d’instruire gratuitement les autres ; mais, dans ce dernier cas, il ne pourra agir ainsi sans despotisme, sans porter atteinte à l’initiative individuelle et à la fortune des citoyens, sans attenter à leur liberté et à leur propriété, sans porter atteinte à la justice. 

Je pourrais citer bien d’autres exemples, mais les limites de ce travail m’imposent le devoir d’être bref ; pourtant que de manifestations légales de spoliation j’aurais à vous signaler : droit au travail, droit à l’assistance, impôt progressif, gratuité du crédit, système protecteur, autant de formes diverses que revêt ce fécond génie de l’injustice légale, perversion monstrueuse de la loi accomplissant ainsi elle-même l’œuvre d’iniquité qu’elle a précisément pour mission de réprimer et de châtier.

Comment cette perversion de la loi s’est accomplie et sous l’influence de quelles causes ? Deux causes bien différentes l’ont produite : l’égoïsme inintelligent, d’une part ; de l’autre, la fausse philanthropie. D’abord, l’égoïsme : L’homme ne peut vivre et se développer sans une appropriation perpétuelle, c’est-à-dire qu’il lui faut par le travail arriver à satisfaire ses besoins. Or, le travail nécessite des efforts, de la peine, et l’homme répugne à la peine, à la douleur. Combien pourraient s’appliquer le mot de Rousseau : « Je suis paresseux avec délices. » La tendance universelle est de rechercher le bien-être, et partant de mettre à la charge d’autrui le fardeau de la peine, en se réservant le lot des satisfactions ; de s’approprier le fruit du travail d’autrui, autant que cela est possible, soit par la force, soit par la ruse. L’esprit de conquête, les migrations des peuples, l’universalité de l’esclavage, les monopoles, les fraudes industrielles et commerciales, que de preuves, hélas ! trop nombreuses, à l’appui de cette assertion. On s’explique ainsi comment, surtout aux temps de civilisation primitive, la loi a pu devenir un instrument d’injustice et de spoliation. L’humanité d’abord a été asservie violemment et brutalement par la force ; plus tard, à mesure que les peuples ont grandi en force, la spoliation a dû changer de nature et de forme ; alors elle s’est faite rusée, elle s’est enveloppée d’apparences hypocrites et trompeuses, elle s’est cantonnée dans les monopoles et les restrictions. Voilà l’histoire de cette première cause de perversion de la loi. Reste la seconde, la fausse philanthropie. Faire la loi charitable, fraternitaire, philanthropique, quelle séduction pour les âmes généreuses et tendres, pour les cœurs sensibles ! C’est le côté attrayant et spécieux du socialisme. Que la loi répande sur les citoyens l’instruction, le bien-être, la moralité, tel est son idéal. Plût à Dieu qu’il se pût réaliser ; mais, hélas ! ce n’est là qu’un mirage éblouissant et trompeur. Mettre la fraternité dans la loi, faire de la charité par décret législatif, quelle contradiction ! Est-ce que la nature propre et l’essence de la charité et de la fraternité ne résident pas dans la spontanéité, dans l’élan du cœur ? La fraternité est volontaire ou elle n’est pas ; la décréter, c’est l’anéantir ; le dévouement forcé n’est pas du dévouement ; la fraternité décrétée, c’est une injustice légale, une violation légale de la liberté el de la propriété. Et qui donc a le mérite de cette prétendue fraternité ? Les citoyens, ils obéissent à leur corps défendant ; le législateur, il n’a eu pour cela qu’à déposer une boule dans l’urne du scrutin. Où s’arrêter, d’ailleurs, dans cette voie. La justice, c’est une quantité fixe, immuable ; le respect des droits, c’est une formule simple, claire, aux limites nettement tracées. Mais la charité, c’est l’inconnu, c’est un champ sans limites ; elle peut revêtir mille formes diverses : au nom de la fraternité, celui-ci réclamera l’uniformité des salaires ; celui-là, la gratuité du crédit ; cet autre, la réduction des heures de travail ; un quatrième, que l’État fournisse du travail et de l’instruction aux prolétaires, et ainsi de suite jusqu’au communisme intégral, l’idéal de ce système. Babeuf en a été l’apôtre, et ses disciples ne sont pas tous disparus. Comment cette étrange idée de demander à la loi autre chose et plus qu’elle ne saurait donner, ce qu’elle est impuissante à fournir par elle-même, notamment la richesse et la science, a-t-elle pu pénétrer dans les esprits ? Pour le comprendre, il suffit d’observer que tous les publicistes, sauf de rares exceptions, en ont fait le fondement de leurs doctrines. À les entendre, l’humanité se divise en deux parts : d’un côté, l’universalité des hommes ; de l’autre, le législateur. L’universalité des hommes, matière inerte et passive, dépourvue de discernement et d’initiative, attendant qu’un grand génie, un législateur, vienne organiser et pétrir, comme le potier fait l’argile, ces matériaux épars qui sont les hommes, pour les constituer en société, leur donner l’impulsion, le mouvement et la vie : telle est la condition de l’humanité, au dire de ces publicistes, notamment ceux de l’école socialiste. Et cela est si vrai, ils considèrent si bien la pauvre humanité, le vil troupeau des humains comme une matière à expériences, à combinaisons, que, lorsqu’ils n’ont pas une certitude absolue dans l’excellence de leur système, ils demandent à l’expérimenter sur une petite parcelle. C’est ainsi qu’on a vu un des écrivains les plus considérables du socialisme, V. Considérant, demander à l’Assemblée constituante des hommes et de l’argent pour faire l’essai d’un phalanstère en Algérie, à peu près comme nos viticulteurs de Saintonge, en présence des ravages du phylloxéra, sacrifient un coin de champ pour faire l’essai de plants de vigne américains qui résisteraient, dit-on, au terrible fléau.

Il suffit d’ouvrir au hasard un livre de philosophie ou d’histoire pour trouver cette théorie dominante dans les esprits de tous nos grands écrivains. Prenons pour point de départ les œuvres de nos publicistes du siècle de Louis XIV. Et d’abord Bossuet. Dans son célèbre Discours sur l’Histoire universelle, il dit, en parlant des Perses : « Un des premiers soins du prince était de faire fleurir l’agriculture. » Chez les Égyptiens, il admire la législation d’après laquelle « la loi assignait à chacun son emploi, qui se perpétuait de père en fils ; on ne pouvait ni en avoir deux, ni changer de profession ». Ce que les Égyptiens avaient appris de meilleur aux Grecs était à se rendre dociles et à se laisser former par des lois pour le bien public. Quant à Fénelon, qu’est-il besoin de le citer ; qui de vous ne se rappelle la description de son utopique Salente, au Xe livre de Télémaque, où le peuple, hommes et biens, est mis à la discrétion absolue du législateur. Arrivons au XVIIIe siècle ; ouvrons l’Esprit des Lois, de Montesquieu ; parlant du commerce, il dit : « Pour maintenir l’esprit de commerce, il faut que les lois, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande aisance pour travailler comme les autres, et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité qu’il ait besoin de travailler pour conserver ou pour acquérir… » Et plus loin, parlant de la République de Platon, qu’il compare au système d’établissement de la Société des Jésuites au Paraguay, il ajoute : « Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la communauté des biens de Platon, la séparation d’avec les étrangers et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens… » Ces extraits suffiront pour donner une idée des théories de Montesquieu sur l’étendue des pouvoirs du législateur. Passons à J.-J. Rousseau. Dans son livre du Contrat social, il dit : « S’il est vrai qu’un grand prince soit un homme rare, que sera-ce d’un grand législateur : le premier n’a qu’à suivre le modèle que l’autre doit proposer ; celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là n’est que l’ouvrier qui la monte et la fait marcher. » Quant à l’humanité, elle est la matière inerte et brute qui compose la machine dont le législateur est le mécanicien et l’inventeur.

Je m’arrête, Messieurs, je ne veux pas multiplier ces citations ; je pourrais vous montrer les autres publicistes du XVIIIe siècle : Mably, Raynal, Condillac, imbus des mêmes idées ; de même les conventionnels les plus célèbres, Robespierre et Saint-Just, étaient des disciples de J.-J. Rousseau. Consultez le procès-verbal des séances de la Convention, vous y trouverez fidèlement reproduites les doctrines professées par le maître dans le Contrat social ; ajoutez au XIXe siècle les apôtres du socialisme moderne qui procèdent également de Rousseau : Saint-Simon, Fourrier, Babeuf, Proudhon, Louis Blanc. Et comment expliquer cette concordance de doctrines de la part de tant de publicistes ? Rien de plus aisé si l’on songe que cette idée de la nécessité d’un législateur pour donner l’organisation et la vie à cette matière passive et inerte qui est l’humanité est accréditée par le conventionnalisme classique. L’étude de l’Antiquité nous offre partout, notamment chez les Grecs et les Romains, le spectacle de quelques hommes s’emparant du pouvoir absolu à l’aide de la force ou de l’imposture, et dominant ainsi les peuples sons leur autorité omnipotente. Constater cet absolutisme des législateurs anciens, la vérité historique en faisait un devoir à ces publicistes ; mais là ne s’est pas bornée leur œuvre. Cette constatation faite, ils n’ont pas craint de proposer l’imitation de ces systèmes du passé aux générations modernes ; ils ont admiré ces sociétés antiques, vanté leur grandeur, leur dignité, leur moralité. Qui de vous, Messieurs, n’a entendu glorifier la grandeur romaine, la dignité d’une société dont les moyens d’existences étaient tirés des rapines, du butin et du travail des esclaves ? Ils ont ainsi, par une étrange aberration d’esprit, par un manque inconcevable d’analyse critique, sur la foi d’un puéril conventionnalisme, placé leur idéal dans le passé, au lieu de le chercher dans l’avenir, ne comprenant pas que l’humanité est comme un homme qui vieillit toujours et qui apprend sans cesse, qu’elle est perfectible, et que c’est au point de départ que se trouvent l’ignorance et la superstition, partant les abus de la force et du despotisme ; que c’est seulement avec l’aide du temps que la lumière se produit et se propage, que l’humanité se débarrasse de ses chaînes et reprend peu à peu possession de la liberté. Et qu’est-ce que la liberté, sinon le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, le libre développement des facultés de l’individu dans les limites de la justice, l’ensemble des libertés ; en d’autres termes encore, la destruction de tous les despotismes, y comprenant le despotisme de la loi, en la ramenant à sa mission véritable, qui est l’organisation du droit, la répression de l’injustice. Telle est la conclusion qui se dégage de l’ensemble de ce travail, telle est la réponse à la question que nous nous sommes posée : quel est le fondement de la loi et quelles sont ses limites ? Nous savons, à cette heure, ce qu’il faut penser de ces formules si répandues : souveraineté du peuple, souveraineté du législateur ; quelle étendue et quelle portée il faut leur assigner. Si l’on veut dire par là que c’est dans la nation que se trouvent le fondement et l’origine des gouvernements, de la puissance publique, nous n’aurons garde d’y contredire, ayant établi et démontré que c’est par la réunion des forces individuelles de légitime défense groupées en faisceau que s’est constituée la force commune remise en dépôt aux gouvernements. Que si, au contraire, donnant à ces formules une signification générale, on entendait faire revivre dans nos sociétés modernes cette funeste et despotique théorie de l’absolutisme, de l’omnipotence du législateur, empruntée aux systèmes de l’Antiquité, il faudrait, Messieurs, protester énergiquement contre une théorie qui, sous le nom spécieux de souveraineté de la loi, érigerait en principe la tyrannie de la loi, le despotisme du législateur, non moins redoutable que le despotisme d’un seul, plus redoutable peut-être, parce que la responsabilité d’une assemblée de législateurs étant collective plane au-dessus de tous sans saisir directement personne, et permet ainsi plus facilement les mesures arbitraires et oppressives ; nous lui opposerions, dans ce cas, cette autre formule : souveraineté de la justice, la seule légitime, celle qu’avait entrevue Mirabeau lorsqu’il s’écriait : « Le droit est le souverain du monde ! », celle qui ressort de cette rapide étude sur la mission de la loi, et qui se résumé ainsi en dernière analyse : La loi, c’est la justice, c’est le respect et la garantie de la liberté et de la propriété, droits sacrés, inaliénables, antérieurs et supérieurs à la loi positive et écrite dont la mission unique est de les constater, de les délimiter et de les garantir.

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