Le fondement du collectivisme. Examen critique du système de Karl Marx

Ernest Martineau, Le fondement du collectivisme. Examen critique du système de Karl Marx, 1894.


Préface

Mon cher Martineau,

Vous m’avez fait l’honneur de m’adresser une brochure dans laquelle, après avoir brièvement, mais clairement exposé les idées de Karl Marx, vous entreprenez d’en donner en quelques pages la réfutation. Vous avez bien voulu me dire que vous seriez heureux de connaître mon opinion sur ce travail ; heureux surtout si, ne le jugeant point indigne de mon approbation, je consentais à vous adresser quelques lignes, de nature à le recommander au public.

Je m’empresse de déférer à votre désir.

C’est avec le plus grand plaisir que j’ai lu vos pages si nettes et à mon avis si décisives. Oui, vous avez raison : les économistes, comme des assiégés qui ouvriraient eux-mêmes les portes de la place qu’ils défendent, ont trop souvent compromis par des concessions regrettables ou par des confusions dangereuses, les fondements mêmes de la science.

Oui, c’est une erreur grave, une erreur absolue que celle qui met la valeur dans les choses, indépendamment de toute action de l’homme sur les choses. Les choses sont neutres lorsqu’elles ne sont point hostiles, comme la végétation naturelle contre laquelle la culture soutient depuis l’origine une lutte chaque jour renouvelée. Les choses sont utiles ou nuisibles ; mais, nuisibles ou utiles, elles sont sans valeur, aussi longtemps que l’homme, en appliquant à leur utilisation son intelligence ou ses forces, n’a pas mis en elles, par une sorte d’incarnation de sa personnalité, quelque chose de ce don sacré de la vie qu’il possède et dont il sent la valeur.

Oui, ce que nous payons et ce que nous devons payer, lorsque nous obtenons de nos semblables la possession ou l’usage des choses qui leur appartiennent, ce qui fait pour nous comme pour eux la valeur de ces choses et constitue ce que nous appelons la richesse ou la propriété, ce n’est pas l’utilité intrinsèque qu’elles recèlent, mais la dépense de vie humaine qui a été ou plutôt, comme vous le dites bien, qui serait, à l’heure actuelle, nécessaire pour se les procurer ou pour s’en procurer l’équivalent. Tout est à tous, disait au siècle dernier le sophiste Rousseau, par la destination de la nature. Oui, répondait l’économiste Quesnay, tout est à tous comme tous les moucherons qui voltigent dans l’air sont à toutes les hirondelles qui les poursuivent. À toutes, c’est-à-dire à aucune, tant qu’ils n’ont pas été attrapés ; à celle qui les a attrapés lorsqu’elle a réussi dans cette chasse. Et si l’une d’elles se prévalant de cette communauté primitive vient lui dire : donne-moi ce moucheron qui est dans ton bec, car la nature m’y avait donné autant de droits qu’à toi, elle lui répondra : certainement autant ; pas d’avantage avant que je l’eusse pris, pas moins non plus, et c’est pour cela que l’ayant pris, j’ai acquis sur lui un droit que tu n’as point. Ce à quoi tu prétends, c’est à avoir sans peine ce qui m’a coûté de la peine ; ce que tu veux, ce n’est point le moucheron libre qui s’offrait à toi dans l’espace, c’est mon temps, ma chasse, ma peine.

Ainsi pour l’homme, ainsi de l’animal saisi par le sauvage, du fruit arraché à l’arbre de la forêt primitive, de l’arc, du filet, de la hutte qu’il a fabriquée en y employant l’effort de sa pensée, l’énergie de sa prévoyance, le dur labeur de ses mains. Et si, lorsqu’il est arrivé à se pourvoir de ces premières formes de propriété, son voisin les lui réclame au nom de la communauté primitive, il ne manquera pas, lui aussi, de répondre que ce qu’on lui demande, ce n’est pas ce que cette communauté primitive offrait à tous, mais ce qu’il a fait, lui, pour y puiser, sa peine, encore une fois, et les jours et les heures employés à user de ce droit même que l’on invoque, pour puiser dans le grand réservoir de la nature.

Ainsi, encore et de proche en proche, et jusqu’au dernier développement de la richesse et de la civilisation, de toutes les ressources que par le travail, par la science, les hommes sont parvenus à tirer de cet inépuisable réservoir. Tout, à l’exception de ce qui, comme l’air, nous sert sans que nous ayons à nous en occuper, et qui dès lors, quelle que soit son utilité, n’a point de valeur, tout a été conquis, tout a été acheté au prix de cette chose sacrée qui seule vaut et dont la valeur est inappréciable : la vie humaine. Et c’est pour cela que tout ce qui ne peut s’obtenir sans effort et sans peine a de la valeur, c’est-à-dire doit se payer par un effort et une peine équivalentes. L’eau même, à la source, exige au moins la peine de la puiser dans le creux de sa main. Elle vaut un service correspondant, si c’est pour un autre que je prends la peine de la puiser. Elle en vaut un plus grand si, comme vous le dites bien, il faut l’aller chercher plus loin ou la faire venir par un plus grand travail. Toutes les utilités sont dans ce cas. Elles nous entourent, a dit notre maître ; mais il faut se baisser pour les prendre. Ce n’est point elles, ce n’est point ces qualités inappréciables et inévaluables qui les constituent que nous payons pour les obtenir ; c’est le service qui nous est rendu par celui qui, en consentant à s’en dessaisir à notre profit, les met à notre disposition. « Le produit, a dit encore admirablement Bastiat, n’est qu’un service prévu. »

Mais, et c’est là la loi admirable qu’il a plus que personne contribué à mettre en lumière, et que méconnaissent à l’envi tous ces prétendus réformateurs qui, sous prétexte de progrès, nous ramèneraient à la barbarie et au dénuement primitif, à mesure que les efforts se multiplient, que les produits s’accumulent, il devient plus facile d’obtenir ces produits, de rendre ces services, de faire ces efforts. Le rapport entre la peine à prendre et le résultat à obtenir diminue, et la valeur, par une conséquence naturelle, diminue avec elle. Parfois même, souvent pour mieux dire, elle va jusqu’à disparaître complètement. C’est le cas pour toutes les découvertes de la science, pour toutes les inventions réalisées, pour les assainissements qui rendent habitables des régions autrefois meurtrières, pour les progrès de l’hygiène, de l’instruction, de la moralité, pour tout ce qui s’appelle le patrimoine commun, héritage immense, incalculable, qui est, comme l’a remarqué Stuart Mill, la part de ceux-là mêmes que l’on appelle les déshérités. Communauté, insuffisante encore, insuffisante toujours, mais communauté grandissante, dont la propriété, suivant l’admirable expression de Bastiat, est l’infatigable et acharné pionnier.

C’est à cette communauté que tournent le dos les adversaires de la propriété. C’est à elles qu’ils sacrifieraient, si on les laissait faire, à la communauté primitive de misère et de souffrance. Ils se qualifient d’avancés : ce sont des rétrogrades. Ils croient que la richesse est une proie à se disputer ; c’est une moisson à semer et à récolter.

Vous essayez, mon cher Martineau, de dissiper cette erreur. Vous êtes de ceux qui, malgré l’épaisseur des ténèbres, ne cessent de croire au retour de la lumière ; de ceux qui, malgré les difficultés de la lutte, refusent de s’abandonner et de laisser le monde aller à la dérive ; on ne saurait trop vous en féliciter et vous en remercier, et c’est, puisque vous me fournissez la possibilité de le faire, ce que je suis heureux de faire tout haut et publiquement.

FRÉDÉRIC PASSY.

 

 


LE 

FONDEMENT DU COLLECTIVISME

____________

EXAMEN CRITIQUE

DU

SYSTÈME DE KARL MARX

_______________

INTRODUCTION

 J’entreprends d’examiner, dans cette brochure, le fondement du collectivisme, tel qu’il est posé dans le livre Du Capital, de Karl Marx, le représentant le plus autorisé du socialisme contemporain.

 Nous sommes arrivés à une époque historique où l’étude des questions sociales s’impose à l’attention de tous ceux qui s’intéressent aux affaires publiques, à l’avenir des sociétés modernes, au progrès de la civilisation.

 Un des orateurs les plus remarquables du socialisme en France, M. Jean Jaurès, écrivait tout récemment que le fait dominant de l’époque actuelle consiste dans le mouvement croissant du socialisme ouvrier et la naissance du mouvement socialiste dans les campagnes ; il ajoutait que le collectivisme « est le fond et la substance même du socialisme ».

 L’importance de ce mouvement une fois signalée, s’adressant au gouvernement, M. Jaurès lui demande : « Que ferez-vous ? Procéderez-vous par la compression pour étouffer ce mouvement dont la croissance vous inquiète ? »

Il ne nous appartient pas, on le comprend, de répondre à cette question : en face de la doctrine du socialisme collectiviste nous entendons, pour notre part, nous placer sur le terrain des idées, de la science ; nous pensons que c’est par l’idée qu’il faut combattre l’idée, et nous avons la ferme volonté d’engager le combat avec un esprit affranchi de tout préjugé, un cœur exempt de toute passion autre que celle de la vérité et de la justice.

C’est dans ces dispositions que nous allons rechercher s’il est vrai que le collectivisme, comme l’affirment les apôtres de ce nouvel Évangile, est l’expression exacte de la justice sociale et s’il nous faut répudier ces grands principes de la liberté du travail et de la propriété individuelle, héritage de nos pères de la Révolution française, qui ne seraient, d’après le socialisme, qu’un instrument d’oppression et d’exploitation des masses ouvrières.

À cet effet, il nous faut analyser et discuter le fondement de la doctrine collectiviste, d’après Karl Marx.

Commençons par présenter un exposé fidèle de sa doctrine, en nous servant de la traduction française de Roy, approuvée par K. Marx : dans l’examen critique qui suivra, nous entendons demeurer constamment fidèle à la méthode qui seule permet d’atteindre la vérité dans cet ordre de connaissances, la méthode d’observation ; c’est de l’observation des faits que s’inspirera exclusivement notre critique.

Dans la préface de la traduction française, Karl Marx dit que tout jugement inspiré par une critique vraiment scientifique sera pour lui le bienvenu : nous prenons acte de cette parole du maître, nous ne demandons à ses disciples qu’une chose, c’est de ne pas la laisser tomber en oubli.

I. — La doctrine collectiviste de Karl Marx.

 La doctrine de K. Marx peut se résumer de la manière suivante :

La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une « immense accumulation de marchandises » : la marchandise est la forme élémentaire de cette richesse.

Chaque chose utile possède deux sortes de valeur : 1° la valeur d’usage, c’est-à-dire l’utilité, la qualité qui la rend propre à satisfaire nos besoins ; 2° la valeur d’échange ou valeur proprement dite, c’est-à-dire la propriété qu’ont les objets de pouvoir être troqués les uns contre les autres, de s’équivaloir et de s’échanger l’un contre l’autre.

Le blé, par exemple un quarteron de froment, s’échange dans les proportions les plus diverses avec d’autres articles, et cette valeur d’échange reste immuable, qu’on l’exprime en x cirage, y soie, z or, etc., elle doit donc avoir un contenu distinct de ces expressions diverses.

En représentant le rapport d’échange de deux marchandises par une équation, cette équation signifie que, dans ces deux marchandises diverses, il existe quelque chose de commun.

Ce quelque chose de commun, d’après K. Marx, c’est la quantité de travail que renferme chaque marchandise : « Une marchandise n’a une valeur qu’autant qu’elle contient du travail humain matérialisé. »

Quelle est la mesure de cette valeur ? La grandeur de cette valeur se mesure, nous dit Karl Marx — et il importe de bien saisir cette théorie qui sert de base à tout son système, — elle se mesure par la quantité de la substance « créatrice de valeur » contenue dans le produit du travail.

La quantité de travail à son tour a pour mesure sa durée dans le temps calculée par heure et jour, avec cette remarque que ce qui doit servir de mesure, « c’est le travail normal moyen », le temps nécessaire pour la confection d’un produit avec le degré moyen d’habileté et d’intensité.

Si, par exemple, avec une machine à coudre, on peut faire une chemise en un jour, la mesure de la valeur d’une chemise sera un jour, non les deux ou trois jours qui étaient nécessaires avant l’emploi de la machine. De même si le temps employé à la confection d’un habit est de deux jours la valeur de l’habit sera double de la valeur de la chemise.

D’une manière générale, la valeur d’une marchandise est à la valeur de toute autre marchandise, dans le même rapport que le temps de travail nécessaire à la production de l’une est au temps de travail nécessaire à la production de l’autre.

Telle est la mesure absolue de la valeur, d’après K. Marx ; sur cette base, il a construit tout son système économique, de déductions en déductions, procédant suivant la méthode de son maître en philosophie, Hegel.

Cet échafaudage de déductions, nous allons le voir, est construit logiquement, avec une irréfutable justesse dans les conclusions ; mais si, nous attaquant aux prémisses, nous venons à démontrer, que ces prémisses sont fausses, tout le système croulera : il ne restera plus rien de l’édifice des syllogismes, si nous arrivons à détruire la base fondamentale.

Partant de cette théorie de la valeur, K. Marx démontre que le capital a sa source dans la spoliation systématique des travailleurs.

« La circulation des marchandises, dit-il, est le point de départ du capital. Il n’apparaît que là où la production marchande et le commerce ont déjà atteint un certain degré de développement. L’histoire moderne du capital date de la création du commerce et du marché des deux mondes au seizième siècle.

En considérant les formes économiques des marchandises, nous trouvons, pour dernier résultat, l’argent. Ce produit final de la circulation est la première forme d’apparition du capital. »

Ici apparaît, dans la doctrine de K. Marx, une confusion entre le capital et le numéraire, l’argent, analogue à celle faite par Proudhon dans sa fameuse doctrine de la gratuité du crédit.

L’argent étant, d’après K. Marx, la première forme d’apparition du capital, voici comment, dans son système, naît le capital.

« L’homme à l’argent, le futur capitaliste, se présente sur le marché des marchandises. Avec son argent, il achète des matières premières, des machines, des outils et, pour les mettre en œuvre, la force de travail de l’ouvrier. Il met l’ouvrier à la besogne, lui fait transformer les matières premières en produit fabriqué, puis il revend ces objets ainsi transformés et en tire un profit, un bénéfice, un excédant de prix. Cette plus-value, cet excédant de prix, s’ajoutera au capital primitif et ce capital accru deviendra une source indéfinie de nouvelle plus-value.

D’où vient cette plus-value ?

De l’épargne, de l’abstinence, du renoncement, comme le prétendent les économistes classiques ? En aucune façon.

Les échanges se faisant valeurs contre valeurs, les produits vendus par le capitaliste ne valent que ce que lui-même les payés, par suite le prix de vente égale le prix d’achat, puisque l’échange ne crée pas de valeurs nouvelles.

Le capitaliste doit donc rentrer dans son argent, rien de plus, rien de moins ; s’il vend sa marchandise plus cher qu’elle ne vaut en trompant l’acheteur, il s’enrichit sans doute, mais comme son acheteur est appauvri d’autant, la société, au total, n’est ni plus ni moins riche qu’auparavant ; si, d’une manière générale, un échangiste vendait au-dessus du prix, comme chacun a été acheteur avant d’être vendeur, il a acheté également au-dessus du prix lorsqu’il s’est présenté sur le marché comme acheteur, et les différences, finalement, se compensent, en sorte que, là encore, on ne voit nullement apparaître la plus-value. »

Cette plus-value, quelle est donc sa véritable origine ?

K. Marx va nous l’apprendre.

« Reste une dernière hypothèse, dit-il, à savoir que le changement de valeur provienne de l’usage ou de la consommation de valeur de la marchandise. Or, il s’agit d’un accroissement de la valeur échangeable ; pour pouvoir tirer une valeur échangeable de la valeur usuelle d’une marchandise, il faudrait que l’homme aux écus eût l’heureuse chance de découvrir, au milieu de la circulation, sur le marché même, une marchandise dont la valeur usuelle possédât la vertu particulière d’être source de valeur échangeable, de sorte que la consommer serait réaliser du travail et par conséquent créer de la valeur.

Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette vertu spécifique, elle s’appelle puissance de travail ou force de travail.

Sous ce nom il faut comprendre l’ensemble des facultés, physiques et intellectuelles, qui existent dans le corps d’un homme, dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles. »

Comment expliquer cette étrange particularité de la force de travail de l’ouvrier, d’être la source, la source unique de la plus-value ?

Voici l’explication de cette vertu merveilleuse de la force de travail :

« L’homme à l’argent, le capitaliste, paie le travail à sa valeur. Quelle est cette valeur ? Le travail, comme toute autre marchandise, vaut ce qu’il a coûté de temps et de peine à être produit, il vaut ses frais de production, et les frais de production du travail sont ce qu’il faut de denrées et de produits de toute sorte nécessaires pour l’entretien de l’ouvrier et de sa famille : la valeur de ces denrées a pour mesure, nous le savons, le temps nécessaire pour les produire. »

Quel est ce temps nécessaire ? — Ce temps, d’après Marx, est inférieur à la durée ordinaire d’une journée de travail.

« La valeur de cette masse de marchandises nécessaires ne représente que la somme de travail dépensée dans leur production, METTONS SIX HEURES ».

Voilà le grand mystère dévoilé, la source d’iniquité d’où dérive tout capital !

Six heures suffisent, affirme Karl Marx, pour produire les denrées nécessaires à l’entretien de l’ouvrier et de sa famille pendant une journée.

Si l’ouvrier travaillait pour lui-même, au lieu de travailler pour un patron, il aurait six heures de travail à employer pour son entretien, et le surplus, il l’emploierait, soit en loisirs, soit en travaux à lui profitables ; au lieu de cela, étant obligé de louer ses services à ceux qui détiennent les instruments de travail, après avoir produit en six heures l’équivalent de sa subsistance, il produit, pendant le surplus des six heures, de la plus-value au profit de l’employeur.

Si nous supposons que la durée de travail soit de douze heures, il en résulte que le capitaliste, en payant la puissance de travail à sa valeur, c’est-à-dire moyennant une quantité de monnaie qui représente six heures de travail, acquiert tout ce que produit la force de travail pendant la journée entière, pendant douze heures : ainsi il échange le produit de six heures contre un travail de douze heures.

Le profit net, la plus-value d’où naît le capital, apparaît nettement à cette heure : cette plus-value, qui profite exclusivement au possesseur des instruments de travail, c’est le produit des heures de travail qui dépassent les six heures de travail nécessaire, ce que Marx appelle le produit du sur-travail.

Si l’on demande pourquoi la valeur de la force de travail, pourquoi le salaire de l’ouvrier se limite à ce qui est strictement indispensable pour l’entretien de l’ouvrier et de sa famille, Karl Marx répond que c’est la conséquence de la loi impérieuse, inexorable, régissant, dans la société capitaliste, les rapports des ouvriers avec leurs employeurs.

De là, il est facile d’apercevoir les moyens, pour le capitaliste, d’accroître la plus-value. Un premier moyen consiste à augmenter le nombre de ses ouvriers ; autant d’ouvriers en plus, autant de plus-value ajoutée, c’est d’une logique rigoureuse.

Un autre moyen consiste à prolonger la durée de la journée de travail : plus il y aura d’heures employées au-delà de six heures de travail nécessaire, plus considérable sera le profit net, la plus-value.

Un troisième moyen, non moins ingénieux, consiste à diminuer la durée de « travail nécessaire » : si quatre ou cinq heures de travail suffisaient à produire les objets nécessaires à l’entretien de l’ouvrier et de sa famille, ce serait autant de gagné pour l’employeur, ce serait un accroissement de sur-travail, partant de la plus-value.

La coopération et le développement du machinisme ont produit ce résultat, cette diminution de la durée du « travail nécessaire », en sorte que tout le profit des machines et du développement de la grande industrie moderne, par suite des découvertes de la science, a été pour les capitalistes ; les ouvriers n’en ont tiré aucun avantage.

En outre, le développement du machinisme a eu pour conséquence la ruine de la moyenne industrie au profit de la grande, l’expropriation successive du petit industriel, de l’ouvrier possesseur de ses instruments de travail et finalement de l’industriel moyen au profit d’une véritable féodalité de grands industriels : d’où la diminution du nombre des possesseurs de capitaux et l’accroissement de la masse des salariés.

« En dernière analyse, dit Marx, toute plus-value, sous quelque forme qu’elle se cristallise : intérêt, rente, profit, n’est pas autre chose que la matérialisation d’une certaine durée de travail non payé. Le mystère du travail productif se résout en ce fait, qu’il dispose d’une certaine quantité de travail qu’il ne paie pas.

Chaque augmentation de capital appelant un accroissement proportionnel du nombre des travailleurs salariés, l’accumulation de la richesse à l’un des pôles de la société marche du même pas que l’accumulation, à l’autre pôle, de la misère, de l’asservissement et de la dégradation morale de la classe qui, de son produit, fait naître le capital. »

Partant de cette idée que, par lui-même, le capital est inerte, que c’est du travail mort qui ne peut se revivifier qu’en suçant, comme le vampire, du travail vivant, Marx conclut à la socialisation, à la remise à la collectivité de tous les instruments de travail.

« La terre, les mines, les outils et machines, les matières premières, tout appartiendrait à la masse, à la société. Ainsi les travailleurs, n’ayant plus à subir le parasitisme du capital, affranchis du tribut qu’ils paient aux possesseurs des instruments de production, recevraient la totalité du produit de leur travail, et la répartition des richesses serait faite conformément au droit et à la justice. »

Telle est, résumée aussi fidèlement que possible, la doctrine collectiviste de Karl Marx. En la comparant aux doctrines soutenues et développées par la plupart de nos socialistes français, les Fourier, Considérant, Louis Blanc, Cabet, sans même en excepter Proudhon, il faut reconnaître qu’on trouve chez K. Marx une somme de connaissances économiques de beaucoup supérieure à celle de nos socialistes de 1848.

Ceux-ci étaient des philanthropes, des rêveurs qui construisaient, de toutes pièces, des systèmes sociaux avec leur imagination. Au lieu d’étudier les lois naturelles de la société, ils inventaient des sociétés de fantaisie et, suivant la formule de Rousseau, transformaient la constitution physique et morale de l’homme pour l’adapter à leur société.

Karl Marx, au contraire, est un savant armé, comme il le disait lui-même, de toute la science de son temps, qui a étudié la doctrine d’Adam Smith, de Ricardo et des économistes ses contemporains.

Ce qui le sépare des grands économistes, c’est que, disciple d’Hegel, il procède par syllogismes, par l’emploi de la méthode déductive, construisant son système par abstractions, bâtissant sur un principe, sur sa théorie de la valeur, tout son édifice économique.

Cet exposé doctrinal exposé, passons à l’examen critique, analysons la doctrine de la valeur de K. Marx, base de tout son système.

II. — Le principe de la valeur.

La valeur, d’après Karl Marx, — c’est de la valeur d’échange que nous voulons parler — a son principe et sa source dans le travail, sous condition de matérialité.

Un produit quelconque n’a une valeur, nous dit-il, qu’autant que du travail humain est matérialisé en lui.

Quant à la mesure de la grandeur de cette valeur, elle se trouve « dans le temps social normal nécessaire à la production de la marchandise ».

Cette doctrine, K. Marx en a emprunté les éléments aux économistes, à Smith, à Ricardo. Les physiocrates plaçaient, dans la terre, la source de toute valeur ; réagissant contre ce système, Adam Smith assigna à la valeur pour origine le travail, en désignant sous ce mot, le travail manuel, appliqué à la confection d’un produit matériel.

Ricardo, reproduisant la doctrine du maître, a vu également dans le travail, appliqué à la matière, la source de la valeur, et il enseigne que c’est dans les frais, dans le coût de production, que se trouve la mesure de la valeur d’un produit.

La valeur est proportionnelle à l’intensité du travail : cette doctrine, on le voit, est commune à Ricardo et à K. Marx, et malgré les prétentions de K. Marx à l’originalité, on peut dire qu’il n’a guère innové, en ce qui touche le fondement même de tout son système, la théorie de la valeur.

Cette théorie est-elle vraie ?

La question revient à celle-ci : est-elle conforme aux faits ? explique-t-elle les faits, l’ensemble des faits, dans l’ordre économique ?

Voilà sur quel terrain se pose la question, et entre les théoriciens du collectivisme et nous, il n’y aura pas, apparemment, de désaccord là-dessus : pour savoir si la doctrine du maître est vraie ou fausse, qui voudrait soutenir que c’est à la capricieuse imagination, à la folle du logis, qu’il faut demander la réponse, plutôt qu’à l’observation exacte et complète des faits ?

Interrogeons donc les faits.

Un premier fait, qui domine tous les autres, est celui-ci : pour vivre, il faut que l’homme soit plongé dans un milieu où ses poumons soient en contact avec l’air atmosphérique : l’air a, pour l’homme, une utilité de premier ordre ; il est la condition de la vie.

Donc, au point de vue de l’utilité de l’air, de ce que K. Marx appelle, par une locution vicieuse, la valeur d’usage, pas de difficulté : l’air est utile, indispensable à la vie de chacun de nous.

L’air a de l’utilité ; a-t-il de la valeur ?

La réponse à cette question est unanime : de l’aveu de tous, l’air n’a pas de valeur.

Le motif mis en avant par la plupart des économistes, c’est que l’air est dépourvu de valeur parce qu’il est répandu à profusion, en quantité illimitée, en sorte qu’il est à la disposition de tous de manière à ce que chacun puisse en consommer autant qu’il lui en faut, sans en priver autrui.

Voilà le motif invoqué ; est-ce le vrai motif ?

Supposons qu’un homme ait à exécuter un travail au fond d’un fleuve ou sous la mer : il a besoin de rester en communication constante avec l’air extérieur, pour pouvoir respirer ; un appareil est nécessaire pour maintenir cette communication, il faut manœuvrer une pompe ; si, au lieu de prendre lui-même cette peine, de faire cet effort, il s’adresse à un autre homme et lui demande de manœuvrer la pompe, en ce cas, si la proposition est agréée, le dialogue suivant sera intervenu :

— « Vous me demandez de manœuvrer la pompe, c’est un effort à faire, mais si je prends pour vous cette peine, si je vous rends ce service, c’est à charge d’obtenir de vous, en retour, en échange, un service équivalent que nous allons débattre, évaluer.

— « C’est de toute justice, répondra le travailleur sous-marin, quel service me demandez-vous en échange du vôtre ? »

Là-dessus un débat va s’engager ; pour plus de commodité, le service sera apprécié en argent, en monnaie ; la valeur dépendra de circonstances diverses, notamment de ce fait qu’un nombre plus ou moins grand de personnes seront disposées à manœuvrer la pompe, finalement le taux de la valeur sera arrêté, après libre débat, et cette valeur sera en proportion du service rendu, elle sera plus ou moins haute suivant l’importance du service.

Nous voyons, en ce cas, apparaître la valeur.

Cependant, l’air n’a pas changé de nature ; aucun élément nouveau ne s’y est introduit, et j’ajoute — ce qui est un point à noter, d’importance fondamentale, — l’air est toujours répandu à profusion et en quantité illimitée, et la portion d’air mise à la disposition du travailleur sous-marin n’empêche pas les autres hommes de consommer la somme d’air dont ils ont besoin, aucune privation ne leur est imposée de ce chef.

La vérité est que si, dans les circonstances ordinaires, la valeur n’apparaît pas à l’occasion de l’air, c’est qu’il ne donne lieu à aucun échange, puisque c’est sans effort, sans peine, qu’est satisfait le besoin de respirer, en sorte qu’il n’y a lieu à aucune peine à prendre et par conséquent à payer : il y a là un phénomène individuel et non social.

Au cas du travailleur sous-marin, au contraire, la valeur apparaît, parce que nous apercevons alors un travail, une série d’efforts, de peines ; la peine prise par celui qui fait manœuvrer la pompe mérite d’être rémunérée, et le taux de la rémunération s’établit d’après le service rendu.

De même que l’air satisfait notre besoin de respirer, l’eau satisfait à notre besoin de boire, l’eau a donc de l’utilité ; a-t-elle de la valeur ?

Ici nous retrouvons la théorie courante en économie politique, d’après laquelle un objet est sans valeur lorsqu’il est répandu à profusion en quantité illimitée.

Dans un ouvrage sur la valeur, dû à un professeur distingué de l’Université de Vienne (Autriche), M. Charles Menger, nous trouvons l’exemple suivant :

« Un village possède une source abondante, dont les eaux forment un fort ruisseau qui va se perdre dans un fleuve voisin. C’est quelques milliers de seaux d’eau qui s’écoulent ainsi tous les jours sans que les habitants en aient cure. Que leur importe cette eau, il leur en faut 500 seaux par jour, et comme il y en a beaucoup plus, elle n’a aucune valeur. Mais voilà qu’on ressent une secousse souterraine et la source ne donne plus qu’un mince filet d’eau, juste pour les 500 seaux nécessaires au village.

L’eau a de la valeur maintenant, car si l’on en perdait un seau plein, l’un des habitants ne pourrait pas faire sa soupe, ou donner à boire à sa vache. »

Cette doctrine n’est pas scientifique ; l’eau est un élément que la nature met à la disposition de chacun, d’une manière gratuite, sous la seule condition d’aller la chercher.

Cela posé, de deux choses l’une : ou bien, dans l’exemple ci-dessus, chaque habitant du village va remplir son seau à la source, en ce cas, la valeur n’apparaît pas encore ; ou, au contraire, l’un des habitants, appelé d’un autre côté par ses affaires, par exemple, pour un voyage, charge un de ses voisins de lui remplir son seau.

« Prenez pour moi cette peine, lui dit-il, rendez-moi ce service, en échange je vous rendrai, de mon côté, un service, je vous ferai une commission à la ville voisine où je me rends. »

Si cette proposition est agréée, en ce cas, la valeur apparaît et, cela, qu’on le remarque bien, sans qu’il y ait lieu de distinguer si la source fournit plusieurs milliers de seaux d’eau ou si, au contraire, elle ne donne que juste de quoi remplir les 500 seaux nécessaires au village.

Quelle est l’origine de cette valeur de l’eau ? Trouvons-nous, en ce dernier cas, un élément nouveau s’ajoutant à l’hydrogène et à l’oxygène ? — En aucune façon ; ce qui donne naissance à la valeur, c’est qu’il y a ici des efforts, des peines, des services qui s’échangent.

La preuve — preuve sans réplique — que la valeur est extrinsèque à l’eau, qu’elle provient exclusivement du service rendu, c’est qu’elle n’est pas fixe, invariable, qu’elle varie comme et avec le service lui-même.

Supposons, en effet, que l’un des habitants du village transporte son habitation, naguère voisine de la source, à une demi-lieue, à une lieue de ladite source ; au cas où il chargera son voisin de lui remplir son seau, comme par le passé, n’est-il pas certain, d’une certitude évidente, que le service réclamé en échange par le voisin sera plus grand que précédemment, d’autant plus grand que l’habitation sera plus éloignée ?

Ou encore, si ce voisin est le seul qui consente à remplir le seau d’eau, si nul autre ne veut se charger de ce soin, la valeur ne sera-t-elle pas plus considérable que dans le cas où plusieurs seraient disposés à le rendre ?

La valeur provient donc du service, puisqu’elle varie avec lui.

Prenons un autre exemple, que nous empruntons à une brochure fort remarquable de M. Alfred Naquet, sur le Socialisme collectiviste et le Socialisme libéral :

« Dès qu’un objet n’abonde plus assez pour être à la disposition de tous en quantité illimitée (p. 17), il prend une valeur proportionnelle à sa rareté et à son utilité. Ainsi l’eau, qui n’a aucun prix sur les rives du Léman, en acquiert un immense dans certaines régions de l’Afrique australe où elle fait défaut. Là, le nègre qui connaît un puits, puits naturel, met plus de soin à n’en pas parler que nous n’en mettrions à conserver un flacon du plus précieux des vins. Le vin, qui est le produit du travail, vaut certainement beaucoup moins chez nous que l’eau dans ces contrées déshéritées. »

C’est, au fond, la même doctrine que celle de M. Charles Menger, et nous lui adressons les mêmes critiques.

« L’eau est sans valeur, n’a aucun prix sur les rives du Léman », dites-vous : sur les rives du Léman comme dans le Sahara ou dans l’Afrique australe l’eau a de l’utilité, parce qu’elle a des qualités qui la rendent propre à satisfaire notre soif, voilà les qualités intrinsèques de l’eau ; quant à la valeur, il importe peu, pour la voir apparaître, que nous soyions au bord du lac de Genève ou dans l’Afrique australe.

Voici, par exemple, qu’un voyageur se promène sur les bords du Léman ; cédant à un caprice, à une fantaisie quelconque, il avise un homme de peine, un journalier et le charge de remplir pour lui une barrique d’eau du lac, qu’il désire emporter comme souvenir de son voyage, je dis qu’en ce cas le dialogue suivant va s’engager :

« Prends la peine de me remplir une barrique d’eau du lac, rends-moi ce service ! — Volontiers, répond l’homme, quel service me rendrez-vous en échange ? » — Un débat s’engage ; le service, pour plus de commodité, s’évalue en argent, en monnaie ; finalement le prix est fixé à 2 francs.

Voilà la valeur qui apparaît : elle n’est pas dans l’eau du lac, comme une de ses qualités intrinsèques — il n’y a pas de valeur intrinsèque — elle provient du service rendu par le journalier, lui donnant droit à un service équivalent, débattu entre les parties intéressées.

La preuve que la valeur provient du service, c’est que nous la voyons ici, comme dans tous les cas, varier comme et avec le service lui-même. Si plusieurs se présentent pour remplir la barrique, la valeur de l’eau baissera.

Transportons-nous maintenant dans les régions arides de l’Afrique australe : un voyageur est dévoré par une soif intense ; l’eau d’un puits est recherchée par lui, mais il ne connaît pas la contrée : il rencontre un nègre, un indigène :

— « Donne-moi de l’eau, j’ai grand soif, tu me rendras un immense service.

— De l’eau, répond le nègre, je sais où en trouver, mais en échange de ce service immense, vous me rendrez, en retour, un service équivalent.

— Mais quelle peine prendras-tu pour me procurer l’eau dont j’ai besoin ? Une peine bien légère, pourquoi donc me demander un prix très élevé ?

— Les puits sont rares, si vous n’acceptez pas mon offre, cherchez vous-même de l’eau.

— La contrée m’est inconnue, répond le voyageur, avant de trouver un puits, j’ai le temps de mourir de soif. »

La valeur est ici à un taux très élevé, elle est immense, comme dit M. Naquet, mais quand il attribue la valeur à l’eau comme une de ses qualités intrinsèques, il se trompe, la valeur est extrinsèque à l’eau, elle provient exclusivement du service rendu.

La preuve, répéterai-je, qu’elle tire son origine du service c’est qu’elle varie avec lui. Si, dans notre exemple, au lieu d’un nègre, le voyageur en rencontre plusieurs, disposés à lui rendre le même service, la valeur baissera, preuve évidente qu’elle provient du service.

Sachons donc, dans nos analyses, faire les distinctions nécessaires : attribuons à l’eau, comme à l’air, l’utilité ; quant à la valeur, assignons-lui sa véritable origine, savoir l’échange, la transmission des peines, des efforts, des services entre les hommes.

M. Naquet ajoute, dans l’exemple cité : « Le vin, qui est le produit du travail, vaut beaucoup moins chez nous que l’eau dans ces contrées déshéritées. »

Ici, on le voit, M. Naquet oppose le vin, produit du travail, à l’eau, produit naturel.

Nous le regrettons pour le célèbre chimiste, mais il commet ainsi une erreur scientifique impardonnable pour un savant tel que lui. Il oublie cette vérité mise en lumière par la science moderne : « Rien ne se crée dans l’univers ; la quantité de matière est invariable et constante. »

« Rien ne se crée », donc l’homme est impuissant à créer même une parcelle, un atome de matière ; comment pouvez-vous dire, dès lors, que le vin est un produit du travail, par opposition à l’eau, produit de la nature ?

Les éléments du vin, comme ceux de l’eau, existent dans la nature, il n’est pas au pouvoir de l’homme de les créer ; le travail à faire pour arriver à la production du vin est plus complexe, plus long, incontestablement, que celui qui consiste à aller chercher l’eau au puits, mais ce travail n’est pas d’autre nature, il consiste à modifier, à transformer certaines substances, non à les créer.

Il n’y a pas, à proprement parler, de production matérielle, de produits matériels — de même que l’eau, le vin est un produit de la nature, et, ici encore, c’est dans le service que se trouve la véritable cause de ce qu’on appelle la valeur du vin.

Pour nier ces déductions, il faudrait commencer par nier le principe d’où elles découlent, le principe rapporté ci-dessus : « Rien ne se crée dans l’univers. »

Il nous suffira, sans doute, de faire appel à la science générale de M. Naquet pour l’amener à reconnaître son erreur, l’erreur de la doctrine par lui adoptée sur la valeur.

Quittons maintenant l’Afrique centrale et transportons-nous à Toulon.

C’est à la date du 13 octobre 1893 : date mémorable.

Ce jour-là la flotte russe, sous la direction de l’amiral Avelane, doit arriver dans le port ; pour recevoir dignement nos hôtes, nos amis les marins russes, des fêtes sont annoncées qui doivent durer plusieurs jours. De là, une affluence énorme d’étrangers, et une location des chambres en ville à des prix extraordinairement élevés. La valeur varie suivant la situation, le voisinage de la rade, le fait que la maison louée donne ou non sur la rue où devra passer l’amiral avec son cortège. On cite des chambres qui se sont louées, pour la durée des fêtes, jusqu’à 200 et 300 francs, même 400 francs par jour.

Pourquoi cette valeur énorme, alors qu’avant les fêtes, et depuis, la location n’a pas dépassé 2 ou 3 francs ?

Quelle épreuve pour la théorie de Karl Marx, qui proportionne la valeur à la durée, à l’intensité du travail ? Notre théorie, au contraire, fournit l’explication rationnelle de cette valeur si élevée ; les prix sont très élevés parce que les chambres sont très demandées, surtout celles qui sont les mieux situées, de là un service énorme procuré à ceux qui les recherchent, d’où une valeur extraordinaire.

Ici encore, nous voyons la valeur extrinsèque aux objets matériels, aux maisons, provenant du service rendu, et variant avec lui, s’élevant subitement de 2 à 3 francs jusqu’à 200 et 300 francs pour redescendre ensuite, les fêtes terminées, au prix normal de 2 à 3 francs.

Quelle théorie, en dehors de celle que nous soutenons, pourrait fournir une explication satisfaisante de ces phénomènes et des phénomènes analogues ?

Arrivons maintenant à l’exemple classique du diamant.

Ce brillant morceau de charbon cristallisé, a singulièrement exercé la verve des économistes. Deux maîtres illustres, Ricardo et J.-B. Say, les représentants les plus autorisés de l’économie politique en France et en Angleterre au commencement de ce siècle, ont discuté longuement sur ce sujet ; malheureusement la discussion devait demeurer sans résultat, étant donnée la doctrine de l’un et de l’autre sur le fondement de la valeur, Ricardo lui assignant pour principe le travail, J.-B. Say l’utilité des choses.

 « Quelle erreur est la vôtre ! disait Ricardo à Say ; vous basez la valeur sur l’utilité des choses ; or, le diamant a une utilité fort contestable et cependant sa valeur est énorme ; l’eau, au contraire, dont l’utilité est des plus grandes, a une valeur pour ainsi dire nulle. »

Et J.-B. Say de répliquer : « Votre doctrine n’explique pas mieux la valeur du diamant ; cette doctrine enseigne que la valeur est proportionnelle à l’intensité du travail : cependant le plus léger effort, une découverte heureuse, peut mettre un homme en possession d’un diamant du plus grand prix. »

Discussion sans issue, on le voit, où éclate l’impuissance de l’une et de l’autre doctrine et qui nous montre le diamant comme la pierre de touche la plus sûre pour éprouver les diverses théories au sujet de la valeur.

Quelle est donc l’explication véritable de la valeur du diamant ?

Cette explication, nous l’avons, par avance, fournie. C’est ici, à vrai dire, entre le possesseur du diamant et celui qui désire l’acquérir, la même situation exactement qu’entre l’indigène de l’Afrique australe et le voyageur dévoré par la soif qui lui demande de l’eau.

— « Ce diamant, j’en ai grande envie, il satisfera ma vanité, mon orgueil, excitera la jalousie d’autrui.

— Soit, je vous le vendrai, mais j’en veux un très haut prix.

— C’est une injustice de votre part ; quelle peine avez-vous prise, quel travail avez-vous accompli pour avoir ce diamant ? La peine de vous baisser pour le ramasser.

— Les diamants sont rares, si ce prix ne vous convient pas, libre à vous de chercher un diamant semblable.

— Un diamant semblable, mais où le trouver, je chercherais toute ma vie peut-être sans découvrir le pareil ! »

 Voilà, dans ce dialogue, comme dans le dialogue ci-dessus, l’explication vraie de la valeur du diamant.

L’école de Ricardo, celle de Karl Marx, placent la valeur dans le travail, dans l’intensité du travail ; erreur, profonde erreur : la source du travail gît, non dans le travail accompli par le producteur, mais dans le travail épargné à l’acquéreur de l’objet.

Remarquez l’attitude de chacune des parties en présence, au moment de la discussion sur la valeur : si le futur acquéreur, pour obtenir un abaissement du prix, plaide les circonstances extraordinairement heureuses de la découverte du diamant, le très léger effort accompli pour son acquisition par le possesseur, celui-ci porte, de son côté, son attention sur les difficultés, pour l’autre partie, de la découverte d’un objet semblable. Là où le premier voit le léger effort de la découverte, le second a les yeux fixés sur la difficulté extrême d’une autre découverte de ce genre ; de là, son extrême exigence.

Dans cet exemple, comme dans les précédents, nous trouvons la valeur extrinsèque au diamant, provenant exclusivement du service rendu. Ce qui le prouve, c’est que si, au moment de la discussion sur le prix, on annonçait la découverte de mines contenant des diamants en abondance, le prix baisserait, les prétentions du possesseur du diamant seraient de beaucoup réduites ; le service diminuant, la valeur diminuerait comme et avec lui ; d’où la légitimité de notre conclusion : la valeur est dans le service.

Il nous faut maintenant nous occuper d’un besoin d’une importance fondamentale, le besoin d’échanger.

Ce qui constitue la Société, au point de vue économique, c’est l’échange, c’est cette faculté, qui distingue l’homme des animaux, de travailler les uns pour les autres, de se rendre des services réciproques.

Pourquoi l’échange, pourquoi ce besoin sui generis et quel avantage y a-t-il à lui donner satisfaction ?

Adam Smith, dans l’admirable chapitre sur la Division du travail, de la Richesse des nations, a très bien démontré l’influence de la division du travail sur l’accroissement de la richesse.

Le grand économiste a porté exclusivement son attention sur ce point, parce qu’il assignait le travail comme source unique à la richesse des individus ; il se trompait là-dessus, la richesse étant le résultat de la coopération de l’homme et de la nature, du concours des forces naturelles et des forces humaines.

Complétant sur ce point les vues du fondateur de l’économie politique, nous ajouterons que l’avantage de l’échange, c’est que les agents naturels étant distribués sur la terre d’une manière inégale, la division du travail permet d’utiliser, suivant les climats et les régions, les forces naturelles de manière que chaque quantité de travail serve de véhicule à une proportion de plus en plus grande d’utilité gratuite, pour le plus grand bien des consommateurs, c’est-à-dire de l’humanité.

Ainsi, grâce à l’échange, les habitants des régions glacées du pôle peuvent profiter des avantages que la nature a conférés aux habitants des régions tempérées et des pays situés près de l’équateur, et réciproquement, les échanges se faisant valeurs contre valeurs. La concurrence force les producteurs à céder, par-dessus le marché, aux consommateurs toutes les utilités gratuites résultant du concours des forces naturelles.

L’échange primitif, c’est le troc pour troc, produit contre produit, service contre service.

Pierre dit à Paul :

« Cède-moi cet habit, je te cèderai ce chapeau » : si l’accord se fait, l’échange aura lieu.

L’inconvénient du troc en nature est facile à comprendre ; le jurisconsulte romain Paul a très bien exposé les motifs de l’introduction de la monnaie, pour faciliter les échanges.

« La vente commença par l’échange : jadis, il n’y avait pas de monnaies et rien ne distinguait la marchandise du prix. Chacun troquait ce qui lui était inutile contre ce qui pouvait lui présenter de l’utilité. Mais comme il n’arrivait pas toujours que l’un possédât ce que l’autre désirait et réciproquement, on choisit une matière dont la constatation publique et durable permît de subvenir aux difficultés communes de l’échange ; par l’identité de l’évaluation, cette matière revêtue d’une empreinte officielle, ne porte plus le nom de marchandise mais de prix. » (Dig. 1, XVIII, tit. I, 1.)

Cette exposition est excellente : la monnaie est, en effet, une marchandise destinée à faciliter l’échange des autres marchandises : à ce titre, elle doit être nécessairement pourvue de valeur, puisque les échanges se font valeurs contre valeurs.

Des produits de diverse sorte ont été usités comme monnaie, suivant les temps et les lieux.

Les métaux précieux, l’or et l’argent, ont été choisis de préférence, par les peuples civilisés, à l’effet de servir de monnaie.

La valeur de l’or et de l’argent diffère-t-elle au point de vue de l’origine, de ses causes, de la valeur de l’eau, du diamant, etc. ?

On parle couramment de la valeur intrinsèque de la monnaie d’or et d’argent, mais cette locution n’est pas exacte.

Pour l’or et l’argent, de même que pour les autres objets, il faut distinguer soigneusement l’utilité de la valeur : ici, comme pour l’eau et le diamant, nous dirons que l’or et l’argent ont de l’utilité, des qualités utiles à raison desquelles ils sont recherchés.

Quant à la valeur, il n’y a pas de valeur intrinsèque de l’or, non plus que de l’argent, pas plus qu’il n’y a de valeur intrinsèque de l’eau ou du diamant.

L’or, l’argent, dans les mines non encore exploitées, est sans valeur : la valeur apparaîtra du jour où un homme étant en possession du précieux minerai, un autre homme viendra en demander la cession.

« C’est un service que vous me demandez, dira le mineur, quel service me rendrez-vous en échange ? »

Sur ce point un débat va s’engager ; après débat, si l’échange est conclu, on pourra dire que les deux services échangés se valent, mais la valeur sera extrinsèque à l’or, elle aura sa source exclusivement dans le service rendu.

Ricardo a posé en principe que la valeur de l’or provient des frais de production, des frais d’extraction et de transport : la vérité est que si la concurrence a pour effet de proportionner la valeur de l’or, comme celle des autres produits, aux frais de production, cette pression extérieure n’existe pas toujours avec la même intensité : la véritable doctrine est celle qui proportionne la valeur de l’or, comme toutes les autres valeurs, au travail épargné à l’acquéreur, c’est-à-dire, finalement, au service rendu.

Voilà la source, l’origine vraie de la valeur de l’or, de la valeur de l’argent. Ici, comme dans les exemples précédents, nous voyons la valeur extrinsèque au métal précieux, provenant exclusivement du service rendu.

De cet exposé, nous pouvons déduire en passant la solution de la question si controversée du monométallisme et du bimétallisme.

Les bimétallistes réclament la fixation par la loi d’un rapport de 1 à 15,5 entre l’or et l’argent : cette relation légale est-elle possible sans faire violence à la nature des choses ?

La négative est certaine : la valeur de l’or et de l’argent varie comme la valeur du blé, du vin, du fer, etc. … ; il n’est pas plus possible dès lors de fixer un rapport invariable entre la valeur de l’or et de l’argent qu’entre la valeur de l’or et de tout autre produit, par exemple, du blé.

Le législateur n’a ni qualité, ni droit pour fixer la valeur des services : la valeur est un rapport qui dépend essentiellement de la volonté libre des contractants.

On voit également combien profonde est l’erreur des socialistes qui, méconnaissant le rôle de la monnaie, la confondent avec le capital.

La monnaie est l’instrument des échanges, elle est le véhicule de la circulation des produits ; confondre la monnaie avec le capital, c’est commettre la même erreur que ceux qui confondent les wagons de marchandises avec les marchandises transportées.

L’argumentation de K. Marx n’est pas exempte d’obscurité au sujet du rôle de la monnaie ; lorsqu’il recherche l’origine du capital, il parle de l’homme à l’argent qui se présente sur le marché, sans se demander d’où vient cet argent et s’il n’a pas son origine dans le travail de celui qui le possède.

Proudhon a commis une confusion de même sorte dans l’exposé de sa fameuse doctrine de la Gratuité du Crédit. Pour dissiper cette obscurité, il importe de bien comprendre la fonction de l’or et de l’argent employés comme monnaie, à savoir que la monnaie est une marchandise qui a pour but de faciliter l’échange des services ; elle est sans doute, à ce titre, une portion de la richesse d’un peuple, de son capital, mais la richesse, dans son acception générale, comprend l’ensemble des utilités de toute sorte susceptibles de donner satisfaction aux besoins des sociétés.

Nous pourrions multiplier les exemples, passer successivement en revue tous les produits quelconques, blé, viande, huile, fer, charbon, etc. …, partout nous trouverions de la matière sous des formes diverses, des forces naturelles, qui sont des dons de la nature ; nulle part l’analyse ne nous montrerait la valeur comme un élément intrinsèque des choses, la vérité est qu’elle résulte d’un rapport entre les services échangés.

M. Maurice Block, le savant économiste, qui combat cette doctrine dans son livre des Progrès de la science économique depuis Adam Smith (p. 291 et suiv.), objecte que « la nature ne travaille jamais gratuitement pour l’individu, parce que, pour s’emparer des forces naturelles, on est obligé de faire des dépenses. Ainsi, par exemple, pour s’emparer de la force élastique de la vapeur, il faut les machines que l’on sait. Pour utiliser une chute d’eau, il faut commencer par tracer des canaux, bâtir un moulin, et prendre des mesures pour avoir toujours juste la quantité d’eau nécessaire, ni trop, ni trop peu. »

M. Maurice Block conclut ainsi : « Constatons bien que lorsque les forces naturelles travaillent pour l’individu, ce n’est pas gratuitement : celui qui a besoin de leurs services doit les conquérir par un effort spécial, plus ou moins onéreux. »

 Il y a, dans cette argumentation, une confusion évidente.

Prenons l’exemple du moulin à eau, invoqué par M. Block : « Que de dépenses à faire, nous dit-il, pour utiliser une chute d’eau : il faut tracer des canaux, bâtir un moulin, etc. »

Sans doute, ces dépenses sont nécessaires ; mais, ces dépenses faites, cet effort spécial accompli, la conquête est acquise, comme vous le dites vous-même, la chute d’eau est asservie et cet esclave ne coûte rien à vêtir ni à nourrir.

La preuve que l’objection est sans portée aucune, c’est que la farine du moulin dont les meules sont mises en mouvement par la chute d’eau revient moins cher et par suite coûte moins à acheter au consommateur, qui représente l’humanité, qu’avant l’invention du moulin à eau, à cette époque déjà ancienne où, pour convertir le blé en farine, il fallait un long et rude travail, le travail de ceux qui tournaient la meule, ce travail accompli à l’origine par des esclaves humains !

Et il en est ainsi dans toutes les branches de production : quand la voile a remplacé la rame, quand la vapeur a remplacé la voile, à chaque progrès accompli, c’est un fait incontestable que le prix du fret a baissé.

Comment M. Block peut-il expliquer cette baisse de prix en dehors de la gratuité des forces naturelles ?

C’est que, pour comprendre ces faits, il faut bien remarquer que s’il est nécessaire de faire intervenir des machines, de creuser des canaux, et si ces dépenses doivent être payées par l’acquéreur des produits, celui-ci paie non la dépense totale, mais l’intérêt de ces dépenses ainsi que les frais d’amortissement.

Une partie du travail à faire ayant été mise à la charge de la nature, les moteurs animés qui tournaient la meule ayant été remplacés par le moteur inanimé, la chute d’eau, il y a diminution dans le prix de revient, économie de main-d’œuvre, et, sous la pression de la concurrence, la masse des consommateurs profite de cette valeur anéantie, l’utilité gratuite ayant remplacé l’utilité produite par le travail humain, la seule utilité onéreuse, pourvue de valeur.

Cette argumentation fait justice de l’objection de M. Maurice Block ; elle réfute du même coup la doctrine analogue soutenue par les économistes qui nient la gratuité des agents naturels.

Jusqu’ici nous avons pris des exemples dans des objets matériels ; passons maintenant à une autre série d’exemples, où nous allons rencontrer la valeur en dehors de tout élément matériel.

Si je dis à mon voisin de campagne : « Faites-moi une commission à la ville voisine, je vous paierai 1 franc », et que la proposition soit agréée, en ce cas, aucun objet matériel n’apparaît ; je n’attribue pas de la valeur à un produit quelconque que je reçois en échange du prix convenu, mais à une commission faite, à un pur service.

De même, si je dis à quelqu’un : « Portez-moi une lettre à telle adresse » ou bien : « Déclamez devant moi une poésie de Victor Hugo, chantez-moi le grand air de la Juive, ou le Miserere du Trouvère, en échange, je vous paierai tel prix » — prix qui variera suivant le talent du déclamateur ou du chanteur, et qui s’élèvera très haut s’il s’agit d’un artiste hors de pair —, dans ces divers cas, je n’attribue pas non plus de la valeur à un produit reçu en échange du prix convenu, mais à un pur service.

De même au cas de la consultation de l’avocat, du médecin : quand je paie la consultation, je ne paie pas un objet, un produit matériel quelconque, je reçois un service, et je le paie à la valeur convenue.

Dans ces divers cas, la valeur apparaît en dehors de tout objet, de tout élément matériel ; c’est un fait certain, constant, indiscutable, d’où il résulte que nous rencontrons la valeur : 1° dans des produits matériels ; 2° dans de purs services.

Nous sommes amenés ainsi à nous poser cette question : étant donné que la valeur apparaît à la fois dans des objets matériels et dans de simples services et que cette valeur, partout semblable, ne peut avoir qu’une origine, une source unique, où est cette source, est-elle dans le produit ou dans le service ?

À cette question J.-B. Say a fait implicitement la réponse suivante : c’est dans le produit qu’est la source de la valeur.

En effet, examinant ce sujet après Adam Smith, qui refusait de reconnaître de la valeur aux purs services, qui identifiait la valeur avec la matière, J.-B. Say, rectifiant sur ce point la doctrine du maître, admit que les purs services avaient également de la valeur, mais en même temps, il les appela des produits immatériels ; par cette locution il indiquait bien nettement que c’était par analogie qu’il étendait aux services la valeur, et qu’il reconnaissait principalement la valeur dans la matière comme son maître Ad. Smith.

Cette doctrine n’est pas scientifique ; la vérité est, au contraire, que c’est par analogie et par extension qu’il faut attribuer aux produits la valeur ; la valeur a son origine, sa source unique dans le service.

La preuve en est que tout service reconnu et accepté comme tel est pourvu de valeur, tandis que les produits, les objets matériels, s’ils ne rendent pas de service, n’ont aucune valeur.

Qui ne connaît l’histoire de certaine cargaison de patins déchargée au Brésil ; les patins étaient nombreux, bien fabriqués, ils avaient coûté beaucoup de travail pour leur fabrication en France et leur transport au Brésil : il advint cependant que les patins restèrent pour compte au capitaine du navire. L’envoyeur avait oublié que le Brésil est situé sous l’équateur et que la glace y est inconnue. Personne ne se présenta pour acheter les patins, ils étaient sans valeur parce qu’ils ne donnaient lieu à aucun service.

La valeur est donc essentiellement dans le service ; cette preuve est, ce nous semble, irréfutable, cette démonstration est invincible.

Il suit de là, comme conclusion dernière, que la vraie doctrine scientifique, la seule qui explique les faits, tous les faits sans exception relatifs à cet ordre, est celle qui définit la valeur — à l’exemple du grand économiste Bastiat, de celui que nous proclamons notre maître — le rapport des services échangés.

Des exemples cités il ressort, en effet, que la valeur est extrinsèque aux choses ; qu’entre valeur et matière il n’y a aucun rapport possible, la matière étant un don de la nature ; que si les objets matériels ne sont pas acceptés comme services, ils n’ont aucune valeur, et qu’enfin la valeur apparaît, en dehors de tout élément matériel, dans de purs services.

Cette démonstration, on en conviendra, est concluante.

S’il en est ainsi, le système de Karl Marx est détruit de fond en comble, par la destruction du fondement sur lequel il repose.

Karl Marx, en effet, a donné pour base à sa doctrine collectiviste la théorie de la valeur empruntée par lui à Ricardo et à Smith, cette théorie qui assigne à la valeur pour origine le travail, sous la condition de la matérialité.

La valeur a sa source dans le travail appliqué à la matière, et elle est proportionnelle à l’intensité du travail ; tel est le fondement du système.

De là, par voie de déduction, cette idée que la salaire de l’ouvrier étant évalué par les frais de production de la force du travail, par la quantité de moyens de subsistance nécessaires pour l’entretien de l’ouvrier et de sa famille, il suffit de six heures au plus par jour pour produire les éléments de cet entretien, en sorte que le reste du temps l’ouvrier crée de la plus-value pour l’employeur et l’ensemble de ces plus-values constitue le capital : puis de déduction en déduction, cette conclusion finale que le capital étant ainsi le résultat de la spoliation, il est nécessaire, pour abolir cette iniquité et constituer la société sur le principe de la justice sociale, de restituer la capital produit par le travail des ouvriers à la collectivité.

Tout cet échafaudage de déductions tombe et s’écroule avec le principe lui-même.

La valeur est le rapport des services échangés, voilà le vrai principe : loin d’être proportionnelle à l’intensité du travail du producteur, comme K. Marx l’enseigne, elle est proportionnelle au travail épargné à l’acquéreur, en d’autres termes, au service rendu. En outre, loin que la valeur soit inhérente à la matière, loin d’être du travail matérialisé, il faut dire qu’entre matière et valeur il n’y a aucun rapport.

Il nous faut insister, avant de conclure, sur ce dernier point, sur cette distinction essentielle entre l’utilité des choses et la valeur des services.

Ceux qui seraient tentés de ne voir là qu’une subtilité vaine et une pure dispute de mots se tromperaient étrangement.

Voyez, en effet, combien féconde est cette distinction et comment, grâce à elle, l’horizon économique s’éclaire et s’élargit.

C’est d’abord le droit de propriété qui est consolidé et dont la légitimité se place au-dessus de toute discussion.

Les hommes, en effet, d’après cette distinction, dans leurs rapports les uns avec les autres, ne sont propriétaires que de leurs services, de la valeur de leurs œuvres, et, sous la pression de la concurrence, ils se transmettent par-dessus le marché, toutes les utilités gratuites attachées à ces valeurs. À moins de contester à chacun la propriété de ses services, il est donc impossible de dénier à un homme le droit de propriété ainsi réduit à la propriété des valeurs.

En outre, sous l’impulsion de l’intérêt personnel, de ce principe fondamental que tous les économistes reconnaissent et proclament, en l’appelant la loi du moindre effort, tout producteur, quel qu’il soit, s’attache à diminuer ses frais de production, ses prix de revient, et il y réussit en augmentant, par l’influence de la science et du génie des inventeurs, les conquêtes de l’humanité sur la nature de manière à s’emparer des forces qu’elle recèle dans son sein.

Chaque progrès économique est marqué par l’intervention de plus en plus grande des agents naturels, des utilités gratuites, dans l’œuvre de la production : d’où l’anéantissement successif des valeurs, l’homme se débarrassant du fardeau de la peine, du travail, en utilisant l’action de la nature.

Or, cet anéantissement successif de la valeur, c’est une conquête pour l’humanité tout entière, pour la collectivité, c’est une communauté de biens véritable qui s’accroît et s’élargit sans cesse, puisque tous les hommes sont égaux devant une valeur qui a disparu.

Voilà l’importance de cette distinction entre l’utilité des choses et la valeur des services, son importance fondamentale.

Les économistes qui la repoussent, qui nient la gratuité des agents naturels, ne peuvent fournir une explication rationnelle du progrès économique.

M. Maurice Block, dans son savant ouvrage, plus haut cité, répète, après les économistes classiques, cette phrase :

« Il y a des biens gratuits tels que l’air, la chaleur, la lumière du soleil, ce sont des ‘‘biens libres’’, les autres ne sont obtenus qu’au prix d’un effort, ils sont ainsi appropriés.

Les biens appropriés sont les seuls dont la science économique ait à s’occuper, nommons-les donc biens économiques » (p. 89).

Est-il vrai que la science économique n’ait à s’occuper que des biens appropriés ? En constatant et proclamant comme une loi économique la loi du moindre effort, M. Maurice Block a infirmé et condamné cette doctrine.

Le domaine des biens appropriés n’est pas séparé, par une ligne de démarcation définitive, du domaine des biens libres, des richesses gratuites, puisque la loi du moindre effort pousse l’homme à la conquête incessante, continuelle, des forces naturelles, des biens libres, des richesses gratuites.

Chacune des conquêtes de l’homme dans ce domaine est marquée par une réduction des frais, une diminution des prix de revient, c’est une valeur anéantie qui est remplacée par de l’utilité gratuite.

Voilà les enseignements de la science, de la vraie science économique, de celle qui ne reconnaît qu’une méthode, la méthode inductive, et un seul maître, l’observation des faits.

Les hommes illustres qui ont été les fondateurs de l’économie politique, les Smith, les Quesnay, les Turgot, les Say, n’ont pas creusé et approfondi suffisamment ce problème de la valeur ; il n’y a pas lieu de s’en étonner et, J.-B. Say le disait avec raison, les savants montent sur les épaules les uns des autres pour arriver jusqu’aux sommets lumineux d’où l’on aperçoit les horizons de plus en plus étendus.

Mais ce que n’ont pas fait les maîtres, il est urgent que les disciples l’accomplissent ; ils ont pour devoir impérieux de résoudre ce problème, parce que la valeur est la pierre angulaire de l’édifice économique et que cet édifice est attaqué et menacé d’être pris d’assaut.

Qu’on se rende bien compte de la gravité du problème : la société, au point de vue économique, c’est l’échange.

Ce qui constitue la société, c’est ce fait que les hommes travaillent les uns pour les autres, qu’ils se rendent des services réciproques, qu’ils échangent leurs services, leurs travaux, leurs efforts.

La valeur fait son apparition avec l’échange : la science économique, qui est la science des échanges, est donc la science des valeurs, et si vous vous trompez sur cette idée première, c’est la doctrine tout entière qui est faussée.

La valeur, c’est la base de l’édifice économique : si votre fondement est fragile, quelle sera la solidité de l’édifice ? Au moindre souffle il croulera comme un château de cartes.

Or, cet édifice économique, il est urgent de le consolider, de le bâtir sur une base de granit.

Le grief socialiste contre la société capitaliste est celui-ci : la masse des travailleurs a été dépossédée, dépouillée de sa part dans les biens communs : « Des capitaux comme la terre, qu’il s’agit de reprendre à quelques-uns, dit M. J. Guesde dans sa brochure Collectivisme et Révolution, ne sont pas de création humaine, sont antérieurs à l’homme pour lequel ils sont une condition sine qua non d’existence : ils ne sauraient, par suite, appartenir aux uns à l’exclusion des autres, sans que les autres soient volés. »

Ce grief serait écrasant s’il était fondé : la doctrine enseignée par les économistes classiques, loin d’y répondre, de l’écarter, lui donne une force irrésistible.

Si la terre a de la valeur, comme cette valeur n’est pas de création humaine, il est clair que le droit de propriété est injustifiable.

L’argument de J. Guesde était formulé d’une manière bien plus saisissante encore par Proudhon :

« À qui doit revenir le fermage de la terre ? disait-il, au producteur de la terre sans doute. — Qui a fait la terre ? Dieu. — En ce cas, propriétaire, retire-toi. »

À cela, dans la doctrine qui attribue aux agents naturels de la valeur, il n’y a pas de réponse possible.

La réponse, d’après notre doctrine, sauf à fournir des développements, dans un autre travail sur la propriété foncière, est que la terre, antérieurement à l’effort humain, au travail de l’homme, a de l’utilité, mais n’a pas de valeur.

La réponse — réponse qui réduit à néant le grief socialiste, — c’est que s’il y a une action constante, continue, du fonds approprié, des biens économiques sur les biens libres, cette action, contrairement à la théorie socialiste, s’exerce dans le sens d’un développement de plus en plus grand de l’utilité gratuite, d’une véritable collectivité progressive.

Ce qui, dans une société libre, où l’action de l’État garantit à chacun la liberté du travail et la propriété de ses fruits, conduit peu à peu les hommes à l’égalité progressive, c’est que, dans leurs rapports réciproques, les hommes n’ont d’autre propriété que celle des valeurs, lesquelles valeurs correspondent exclusivement à des services humains ; c’est ensuite que, sous la pression de la loi du moindre effort et de la loi de la concurrence combinées, chaque producteur est tenu de transmettre aux autres, au grand public consommateur, par-dessus le marché, toute la somme des utilités gratuites attachées aux valeurs, utilités gratuites qui augmentent sans cesse par l’anéantissement, la réduction continue des valeurs.

Voilà l’harmonie des sociétés libres ; voilà la base de granit posée à l’édifice économique.

Que si les socialistes nous reprochent, comme fait Karl Marx vis-à-vis des économistes en général, de chanter des idylles, la réponse est que nous chantons les louanges de la liberté, et que nous n’avons jamais défendu les privilèges, les monopoles, les injustices qui peuvent exister dans l’état social actuel.

III. — Résumé et Conclusions.

Résumons la théorie de la valeur que nous venons d’exposer et de développer en opposition à la doctrine de Karl Marx.

La valeur est extrinsèque aux choses, aux matériaux et aux forces naturelles répandus dans l’univers. Ce qui est gratuit, en effet, n’a pas de valeur ; c’est là une proposition qui a l’évidence d’un axiome ; or, les matériaux et les forces naturelles sont des dons que la nature a faits aux hommes, gratuitement.

Ajoutons que le travail est impuissant à créer une parcelle, un atome de matière, puisque dans la nature rien ne se crée ; il n’y a donc à proprement parler ni production matérielle, ni produits matériels, et la production consiste uniquement à créer de l’Utilité.

Loin d’admettre, avec K. Marx, que la valeur a sa source dans le travail appliqué à la production d’objets matériels, de marchandises, il faut reconnaître qu’entre la matérialité et la valeur, il n’y a aucun rapport.

La conception économique de K. Marx est donc singulièrement étroite lorsqu’il nous présente la richesse des Sociétés sous la forme d’une « immense accumulation de marchandises » ; la vérité est que la richesse d’un peuple se compose de l’ensemble des utilités susceptibles de donner satisfaction à nos besoins de toute sorte.

La valeur a son origine dans le service rendu par un homme à un autre homme, service qui lui donne droit à un service équivalent réglé par la convention libre des parties, que ce service se fixe ou non dans un objet matériel.

Le service du médecin, de l’avocat, du commerçant, de l’artiste, a de la valeur au même titre que les produits de l’agriculteur et de l’industriel.

Quant à la mesure de la valeur, loin d’être proportionnelle, comme le dit Karl Marx, à l’intensité de l’effort du travail de celui qui rend le service, une analyse exacte prouve qu’elle est proportionnelle au travail épargné à celui qui le reçoit, ce qu’exprime très bien la définition de la valeur d’après Bastiat.

La valeur est le rapport des services échangés ; voilà la doctrine vraie.

Ainsi apparaît la fausseté de la théorie de K. Marx.

Cette théorie est infectée d’un double vice : 1° Elle matérialise la conception de la valeur, en faisant un élément inhérent à la matière, une qualité intrinsèque de la marchandise ; 2° Elle proportionne la mesure de la valeur à l’intensité du travail du producteur, aux frais de production.

À ce double titre elle doit être rejetée, comme étant en contradiction avec les faits, partant en contradiction avec la vérité.

La fausseté de cette théorie démontrée, le système tout entier du collectivisme s’effondre et s’anéantit.

La base du système était dans la conception que Karl Marx s’était faite de la valeur, de son origine et de sa mesure ; c’est en s’appuyant sur cette théorie, en mesurant le salaire des ouvriers à la somme nécessaire pour en assurer l’entretien et la reproduction, qu’il avait déduit sa doctrine de la plus-value, du surtravail, produisant le profit net du capitaliste et donnant ainsi pour origine au capital la spoliation, l’exploitation par l’employeur de la force de travail de l’ouvrier.

La base détruite, l’édifice des syllogismes bâtis sur elle par le disciple d’Hegel s’écroule en même temps.

Là où la dialectique de K. Marx, partant d’un faux principe, nous montrait dans la liberté du travail et la propriété individuelle un régime de spoliation et d’iniquité, une saine observation des faits nous fait apercevoir la justice du droit de propriété fondé sur la propriété des valeurs, des services, en même temps qu’elle nous montre l’existence d’une véritable communauté, d’une collectivité de biens, composée de toutes les utilités gratuites fournies par la nature, collectivité qui va s’élargissant sans cesse par suite des découvertes de la science et de la réduction progressive des valeurs.

C’est-à-dire que cette doctrine, elle concilie tous les systèmes, elle absorbe dans la science l’utopie ; qui donc, ayant au cœur le sentiment de la justice, oserait contester le principe du droit de propriété réduit à la propriété des valeurs, des services ?

Cette doctrine, nous demandons qu’on la passe au crible de la plus sévère critique, nous avons le droit de demander qu’on la discute, qu’on essaie de la réfuter ; nous disons aux disciples de Karl Marx :

« Nous croyons avoir détruit le système économique édifié par votre maître, en détruisant le fondement même du système, la théorie de la valeur ; pour cette destruction, nous avons employé l’outil qui sert en même temps aux constructions solides et résistantes, nous avons utilisé la méthode inductive d’observation de la nature.

Si pour vous, comme pour K. Marx, tout jugement inspiré par une critique vraiment scientifique est le bienvenu, nous espérons que vous accueillerez ce travail critique en discutant la justesse de nos observations et des conclusions que nous en avons tirées. »

Et maintenant, en terminant, nous disons ceci : « Nous entendons le progrès et la justice sociale en ce sens que chaque homme, sous la garantie de l’État, soit maître de lui-même, de ses facultés, et de leurs produits.

Voilà notre idéal : est-ce le vôtre ?

Vous qui voulez l’affranchissement des masses laborieuses et l’avènement de la justice sociale, concevez-vous la société libre et basée sur la justice en dehors du droit, pour tout être à face humaine, de disposer à son gré de sa personne, de son travail, et des fruits de ce travail, sous la condition de respecter ce même droit égal chez les autres ? »

Voilà la question posée : si la démonstration que nous avons voulu faire dans cette brochure, si la distinction essentielle, fondamentale, entre l’utilité des choses et la valeur des services est vraie, si elle est reconnue invincible ; si, dans un État libre, tous les éléments, toutes les forces et les matières que la nature a mis gratuitement à la disposition des hommes sont et demeurent gratuits, les hommes n’étant propriétaires, dans leurs rapports respectifs, que de leurs efforts, de leurs services et se transmettant par-dessus le marché, toutes les utilités naturelles, nous attendons en toute confiance la réponse.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.