Le testament du président Mac-Kinley

Ernest Martineau, « Le testament du président Mac-Kinley », Revue économique de Bordeaux, novembre 1901, p. 185-189.

Le testament du président Mac-Kinley 

Un événement important, qui au point de vue économique peut être la préparation d’une ère nouvelle entre les peuples, nous est signalé d’Amérique. Le Président de la République des États-Unis, M. Mac-Kinley, dont le nom a été jusqu’à ce jour le symbole du protectionnisme, du prohibitionnisme, dans un discours prononcé à Buffalo s’est élevé nettement contre la politique économique par lui soutenue jusque-là :

« La période de l’exclusivisme est passée, a-t-il dit, l’expansion de notre commerce est un problème pressant. Les guerres commerciales sont sans profit. » 

Les guerres commerciales sont sans profit. Quel aveu dans la bouche de l’homme d’État protectionniste ! Ainsi, ce fameux tarif Dinghley, son œuvre principale, destiné à protéger et à développer le travail national en fermant l’entrée du marché des États-Unis aux produits des autres nations, notamment aux produits européens, n’a été en réalité qu’une déception, un leurre : il n’a été d’aucun profit pour les producteurs des États-Unis. 

Certes, si nous nous placions au point de vue des rapports des citoyens des États-Unis les uns à l’égard des autres, il nous serait facile de faire ressortir l’injustice odieuse de ce système de spoliation, d’exploitation, qui est le protectionnisme, le régime soi-disant protecteur du travail national, et qu’en réalité, les producteurs agricoles, les fermiers de l’Ouest américain, sont les premières victimes d’un système qui ne leur est d’aucun secours, puisque aucun article du tarif ne les protège contre la concurrence étrangère, en sorte qu’ils vendent leurs produits au prix fixé par la libre concurrence, selon qu’ils sont obligés d’acheter les produits industriels et des fabriques au prix renchéri par le monopole ; par où l’on voit que dans cette démocratie laborieuse les tarifs protecteurs constituent un régime de privilèges au profit de l’industrie, au détriment des classes agricoles. 

Mais ce que nous nous proposons principalement d’examiner, c’est la situation faite par les hauts tarifs aux industries protégées : c’est le résultat final de cette protection tant vantée. Ce résultat, c’est le président Mac-Kinley, désabusé par l’expérience, qui nous le fait connaître : cette guerre commerciale a été sans profit pour les producteurs protégés. 

Pourquoi ? il eût été intéressant d’en trouver l’explication dans la harangue du Président ; ce défaut de développements, on peut en pressentir les motifs dans la partie de cette harangue où il dit qu’il faudrait employer les tarifs de douane à étendre et à développer les marchés extérieurs. 

C’est qu’en effet le vice principal des hauts tarifs protecteurs consiste en ce qu’ils nuisent aux industries mêmes qu’ils prétendent favoriser, en ce sens qu’ils diminuent leurs débouchés extérieurs, ils leur ferment l’accès des marchés étrangers. Le premier résultat de la protection est de provoquer une guerre de tarifs entre les peuples ; par mesure de représailles, les nations étrangères ferment leur marché à leur tour : « Vous repoussez mes produits ; je repousse les vôtres. » 

Voilà l’origine des guerres commerciales, de ces mesures vexatoires qui, de l’aveu même de M. Mac-Kinley, ne sont plus en harmonie avec l’esprit de ce temps. 

Mais ce n’est pas tout, et les mesures de représailles ne sont pas la seule cause pour laquelle une nation qui hérisse ses frontières de hauts tarifs de douane voit se fermer devant elle l’accès des marchés extérieurs ; en dépit des représailles, la fermeture des marchés extérieurs n’est jamais complète et d’ailleurs il est des pays, comme l’Angleterre libre-échangiste, où l’on ne pratique pas cette politique de représailles qui, finalement, est nuisible à un pays où l’on comprend que l’intérêt général d’un peuple est du côté du public consommateur, en sorte que le marché anglais est ouvert sans réciprocité aux produits des autres nations. 

Or, sur les marchés extérieurs, les tarifs protectionnistes sont nuisibles aux industries protégées, parce qu’ils renchérissent les frais de production, ils augmentent le coût de revient des produits, et l’avantage reste finalement sur le champ de bataille de la concurrence où on lutte à coups de bon marché, à la nation qui, à l’exemple de l’Angleterre, produit au meilleur marché possible, parce qu’elle ne renchérit ni ses machines ni ses matières premières par le moyen des tarifs de douane. 

Un exemple va montrer, à cet égard, la différence d’un pays protégé avec un pays libre. Les statistiques démontrent que l’Angleterre, sous le régime du libre-échange, a doublé l’importance de sa marine marchande, pendant qu’à l’inverse, aux États-Unis, sous l’influence du régime protectionniste, le nombre des navires de commerce diminuait au moins de moitié ; si bien que les trois quarts au moins des produits des États-Unis sont transportés sur des navires au pavillon anglais. La raison en est facile à saisir : les navires actuels, les grands steamers, sont construits en fer. Or, l’industrie du fer aux États-Unis est protégée par des tarifs fort élevés, de 80%, alors qu’en Angleterre aucun tarif de douane ne protège la dite industrie pas plus que les autres ; il en résulte que, par suite du renchérissement artificiel résultant des tarifs, la construction des steamers aux États-Unis est chère, incomparablement plus chère qu’en Angleterre ; par suite, et de ce chef seulement, le prix du fret est à meilleur marché sur les navires anglais. Ajoutez à cela que, dans un pays protégé comme les États-Unis, où l’on repousse systématiquement l’importation des produits étrangers, les navires américains courent la chance de revenir fréquemment à vide sur lest et, dans ce cas, la cargaison d’aller doit payer double fret : elle paie le fret du retour à vide, alors qu’un navire anglais, pouvant toujours retourner en Angleterre sans obstacle à l’importation, y revient chargé et fait supporter le fret de retour à la cargaison de retour, et vous comprendrez comment, d’après les statistiques, le développement de la marine marchande de l’Angleterre libre-échangiste s’est produit parallèlement à l’amoindrissement correspondant de la marine marchande des États-Unis. 

On voit, par cet exemple, quelle infériorité notable le régime soi-disant protecteur amène à sa suite pour une industrie protégée sur les marchés extérieurs, à l’avantage des industries concurrentes des pays de libre-échange : 

Qui dit protection, dit renchérissement ; et le champ de bataille des industries rivales, sur les marchés extérieurs, toutes choses égales d’ailleurs, c’est le bon marché. 

Les industriels protégés des États-Unis ont subi les conséquences préjudiciables de cette infériorité économique vis-à-vis de leurs concurrents étrangers, notamment des industriels de la libre Angleterre, et les statistiques, à cet égard, sont singulièrement éloquentes, si éloquentes qu’elles ont opéré la conversion de M. Mac-Kinley. 

Ainsi donc, soit à cause des représailles, soit par suite du renchérissement du coût de production, les tarifs de protection douanière nuisent aux producteurs protégés en leur fermant l’accès des marchés extérieurs. 

Il a fallu la dure leçon de l’expérience pour instruire le président Mac-Kinley des effets désastreux du protectionnisme, expérience d’autant plus concluante que, pour apprécier les résultats de cette politique économique de restriction par l’action des hauts tarifs, il s’est placé, non au point de vue des consommateurs dont l’intérêt s’identifie avec l’intérêt général d’un peuple, mais au point de vue des producteurs mêmes que cette législation avait pour but de protéger. 

Il est démontré ainsi, par cet aveu de l’homme d’État qui avait été le promoteur du tarif Dinghley, que la protection se retourne contre ceux-mêmes au profit desquels elle est établie, résultat qui se comprend facilement si l’on songe que la protection ne protège une industrie qu’au détriment des autres, de sorte que, dans un pays soumis à ce régime, les industries se dépouillent les unes les autres par l’intermédiaire des tarifs de restriction qui organisent la disette en vue du renchérissement artificiel des produits. 

Le chef du protectionnisme des États-Unis a appris ainsi à ses dépens une leçon que nous recommandons à nos protectionnistes français : c’est que la richesse d’un producteur consiste non à ruiner sa clientèle, mais à avoir une clientèle riche, parce que chaque branche de production, par son développement, fournit aux autres des moyens d’échange, des débouchés. 

Le jour où, sous la pression de l’évidence, le chef du protectionnisme en France, M. Méline, a fait du haut de la tribune de la Chambre des députés cet aveu dépouillé d’artifice : « Si vous protégez un producteur, vous atteignez forcément les autres, c’est inévitable », ce jour-là, il a prononcé de son côté l’arrêt de mort du système protectionniste, parce qu’aux yeux de tout homme clairvoyant il a prouvé que la protection ruine les industries mêmes qu’elle a la prétention de favoriser, puisqu’elle ferme les marchés extérieurs, de même qu’elle appauvrit le marché intérieur en réduisant la puissance de consommation de la clientèle. 

Le lâche attentat d’un forcené, qui a frappé à mort le président Mac-Kinley au lendemain même du jour où il a prononcé le discours mémorable où il a publiquement reconnu son erreur et annoncé le changement de sa politique économique, a fait, de ce discours, le testament politique de M. Mac-Kinley. Le peuple des États-Unis, qui a réprouvé unanimement l’attentat et qui porte le deuil de son chef, tiendra à honneur d’exécuter son testament. 

Souhaitons, dans l’intérêt bien entendu de la patrie française, que la leçon profite à tous les peuples et que la France répudie une politique économique condamnée par le leader du protectionnisme de la grande République américaine. 

Ernest MARTINEAU. 

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