Éloge de Madame de Staël

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Germaine de Stäel a imprimé au roman une direction puissante, hasardeuse, mais féconde. Elle a préludé au renouvellement spiritualiste de la philosophie. Elle a contribué à fixer ce qui devait être au moins pendant trente ans, la vérité politique de la France et ce qui restera en partie celle de tous les temps.


ÉLOGE DE MADAME DE STAËL

Par Henri Baudrillart

Études de philosophie morale et d’économie politique (2 volumes, 1858)

Édition électronique réalisée par Monica Somandroiu, Institut Coppet

Le caractère d’un temps se reflète avec moins de mélange dans l’esprit des femmes et particulièrement des femmes supérieures que dans celui des plus grands hommes. Elles en représentent les idées et les penchants sous la plus saisissante des formes, celle du sentiment. Mieux que Bossuet, ce type achevé et mesuré de l’orthodoxie catholique, sainte Thérèse et les femmes de Port-Royal personnifient la passion religieuse; mieux que Fénelon, madame Guyon exprime le tendre enthousiasme du mysticisme; mieux qu’Helvétius, madame du Deffand peint d’un mot une société égoïste; mieux que Vergniaud, madame Rolland montre brillant en elle le feu sacré de la révolution; mieux que Louis XVI lui-même, la reine Marie-Antoinette résume, dans ses amères douleurs et dans sa royale dignité, la religion du martyre.

Reportons-nous vers la première et la plus belle moitié du dix-septième siècle. Où trouver un reflet, je ne dis pas seulement plus gracieux, mais plus pur et plus exact de ce moment unique où règnent le naturel perfectionné des sentiments et le mélange exquis d’un abandon plein de grâce et d’un art achevé, que dans madame de Sévigné, cette rivale, sans y prétendre, de la Fontaine et de Saint-Simon? Quel mélange de solidité et d’enjouement, de légèreté mondaine et de respect! Tout le siècle de Louis XIV n’est-il pas là? Croyances, habitudes, préjugés, superstition monarchique et aristocratique charmante sous sa plume; ce qui est digne de vivre, ce qui a mérité de passer, elle reproduit tout avec la même confiance, la même séduction, la même immortalité de parole.

Mais tout meurt pour se transformer. Ce n’est plus le dix-septième siècle qui s’ouvre, c’est le dix-huitième qui finit. Au roi a succédé la nation, l’examen à la foi naïve. Ce n’est plus en Bourdaloue que vont les femmes du temps; pour Jean-Jacques elles ont oublié Nicole. Une révolution éclate, fille des idées nouvelles, et à son tour elle en amène une dans les âmes. A la fin du dix-huitième siècle et au commencement du dix-neuvième, en même temps que la société s’agite péniblement pour revenir à l’ordre, éclate le besoin d’une philosophie moins sceptique, d’une littérature moins futile et moins sèche. On demande dans la morale plus d’émotion avec moins d’abstraites formules; on paraît disposé à croire que la rigueur mathématique des termes n’est ni l’expression indispensable ni le signe certain de la vérité philosophique, et que ces ruches qu’on appelle systèmes peuvent être à la fois symétriques et vides. C’est à une femme encore, à une femme d’un grand esprit et d’un grand cœur, c’est à madame de Staël qu’appartiendra la glorieuse tâche de jeter l’éloquence dans la critique, l’enthousiasme dans l’analyse, la conviction passionnée dans l’examen réfléchi.

Toutes les pensées de son temps, nobles et vraies, elle les a, et, ce qui d’ordinaire  dépasse le privilège des femmes les plus heureusement douées, elle y ajoute. Mais, soit qu’elle tire ses idées d’elle-même, soit qu’elle les emprunte, toujours elle les anime et les renouvelle par le sentiment. Tribun sensé de la liberté pratique, apôtre ardent quoique sans ombre de fanatisme, des idées philosophiques et du sentiment religieux, elle écrit, comme elle parle, pour le soulagement de son cœur, pour le besoin de ce qui lui est la vérité. Il n’est pas jusqu’à son impartialité qui n’ait quelque chose d’impétueux. Rarement la raison d’un temps se montra plus ferme: elle ne fut jamais plus passionnée.

Aussi, malgré la grandeur d’un rôle tout viril, l’écrivain hardi reste femme. Le souci des choses générales ne ferme pas le cœur de madame de Staël aux doux sentiments de la famille. Elle a aimé son père comme madame de Sévigné a aimé sa fille. Elle n’a haï qu’une fois dans sa vie, mais ç’a été pour toute sa vie. D’ailleurs, qui peut l’ignorer? il lui est doux, il lui est nécessaire de régner. Le plus vif de ses besoins, c’est le bonheur d’être admirée, applaudie. Ce génie communicatif, pour se déployer à l’aise, veut une cour: la méditation loin du monde le consumerait, l’ennui le tuerait. Je ne voudrais pas paraître un seul instant expliquer par une piqûre d’amour-propre féminin une lutte politique qui, dans ce caractère si fièrement trempé, tient à l’âme tout entière. Mais je ne puis oublier que si un mot de Louis faisait la joie pour de longs jours de la marquise de Sévigné, un sourire refusé du jeune vainqueur de l’Italie irrite et blesse madame de Staël. Plus tard, à l’indignation de la pensée opprimée, se joint chez elle la souffrance de sa gloire raillée, le ressentiment de vexations qui empruntaient tour à tour la forme de la colère, ou un ton de dédain plus poignant encore.

Elle put prendre dans le salon de son père les élégantes habitudes d’esprit de l’ancienne société, les idées indépendantes et sérieuses de la nouvelle. Au sein de ce monde savant, philosophe, dont la maison de M. Necker était le rendez-vous, madame de Staël eut à peine d’enfance. Assise sur un petit tabouret à côté du fauteuil de madame Necker, la petite fille écoutait avec une attention avide les conversations des hôtes de son père. Parfois prenant entre ses mains les mains de l’enfant, M. l’abbé Raynal lui tenait de graves discours. Marmontel, Grimm, Chamfort, Thomas, d’autres encore se plaisaient à provoquer, à piquer ce jeune esprit.

Encouragée dans ce développement précoce par sa mère, madame de Staël apprit pour ainsi dire à lire dans les chefs-d’œuvre. A quinze ans, elle faisait des extraits de l’Esprit des lois avec des remarques. Les pièces de théâtre, auxquelles elle assistait fréquemment, surexcitaient aussi son esprit amoureux de mouvement et d’émotion, en même temps qu’elles éveillaient son sens critique. Au retour, elle ne manquait pas: d’exprimer sur le papier ses souvenirs et ses jugements. Un peu plus tard, elle se plongeait dans la lecture de Clarisse, dont l’enlèvement, devait-elle dire un jour, avait été un des événements de sa jeunesse. Madame Necker eût mis toute son ambition de chrétienne et de mère à former une fille instruite et heureuse. Esprit très-cultivé, écrivain d’un talent ferme, mêlant l’austérité et l’agrément, protestante élevée à l’école de la réflexion sévère, elle eût voulu avant tout développer dans son élève ces habitudes de régularité inaltérable et d’humilité défiante; elle eût voulu qu’elle demandât aux livres moins encore une grâce mondaine qu’une provision de bon sens et une force contre l’épreuve. Cette divination rapide d’un instinct privilégié qui remplace la solidité du jugement, ou qui dissimule les lents procédés de la méthode, lui causait moins d’admiration que de surprise; les élans trop vifs l’inquiétaient et la froissaient, la déconcertaient ou l’impatientaient. Cette humeur tour à tour fougueuse et enjouée, qui contrariait son modeste dessein, l’irrita presque. Elle traita cette supériorité, non révoltée, mais pour ainsi dire naïvement insoumise, comme une singularité capricieuse, comme une indépendance déplacée, et, en échange d’un amour sans abandon, elle ne reçut qu’un respect sans confiance.

Auprès de son père, mademoiselle Necker ne trouvait en revanche qu’inépuisable et encourageante tendresse. M. Necker souriait de ses questions étourdies (comme cette fois où la jeune fille demandait brusquement à la vieille maréchale de Mouchy ce qu’elle pensait de l’amour). D’un caractère grave, mais d’une humeur souvent enjouée et moqueuse, M. Necker  trouvait un grand charme à ces saillies spirituelles ou déjà profondes, à ces peintures malicieuses sans fiel des travers et des ridicules. De là encore, dans le cœur sensible et concentré de l’épouse, une cause de peine plus délicate et moins avouée. Plus femme que mère, madame Necker crut voir que son astre s’éclipsait trop devant ce jeune astre plus éclatant. Trop fière pour faire montre de son chagrin, trop juste pour en punir son enfant, elle cacha sa peine. Les longues leçons, disait-on, fatiguaient sa fille. Elle saisit ce prétexte, elle ne la tourmenta point, mais elle la négligea.

Loin du regard trop attentif et trop inquiet de sa mère, la jeune fille n’en prit qu’un développement plus rapide. Son esprit s’essaya dans tous les sens. Elle  commença mille voyages de découvertes. Publicistes, romanciers, poètes, elle lut, elle dévora tout. Cette éducation irrégulière, capricieuse, détestable pour toute autre, donna à son génie la force et la hardiesse. Comme madame Rolland, elle s’abreuva d’abord à cette source de sentiments enthousiastes et de fortes pensées que  Rousseau tenait ouverte pour les jeunes  imaginations.  Elle médita, elle pleura sur l’Héloïse!… Noble jeunesse dont la chaste flamme sait tout purifier, et ne s’attache dans la passion qu’à l’idéal héroïque!

Suivez d’ailleurs cette poétique fille de madame Necker et du banquier genevois, vous serez frappé du fond pratique et parfois positif de ses rêves. Le goût de l’action la possède. Ses premiers essais sont des drames. L’objet de ses plus habituelles pensées et de ses plus ardents désirs n’est pas moins précis qu’élevé, c’est la régénération de la France, c’est le progrès de la société. Son premier écrit imprimé est une lettre non signée, et dont elle ne fit même pas confidence à M. Necker, sur le fameux compte rendu, dans laquelle elle confondait l’enthousiasme du bien public avec une tendre admiration pour son père. Madame de Staël avait trouvé le moyen de mettre de l’âme même à propos du budget; c’est ce qui la trahit malgré le voile de l’anonyme.

Ce goût, qui restera une des supériorités les plus vraies de son talent, pour l’observation morale et psychologique, se retrouve à travers une certaine exagération sincère et touchante dans ses Lettres sur Rousseau, hommage aussi de reconnaissance filiale au génie qui l’avait formée. C’est assurément un esprit pénétrant qui a jeté ce regard profond et attristé, rendu plus clairvoyant par la pitié même, sur les souffrances d’un cœur troublé.

Ce talent toutefois n’a pas encore atteint sa maturité. On sent qu’entre l’auteur et le spectacle du monde il y a des livres, un salon. Dans ces brillantes promesses[2] on aperçoit plutôt le mouvement de l’esprit que la puissance de la pensée, plutôt des opinions que des convictions, plutôt même encore des impressions que des sentiments: il y manque trop souvent ce quelque chose d’achevé et de mûr dans l’idée, de fort et de juste dans l’accent que la vie seule peut donner. Son inspiration va se dégager avec plus de netteté, de force et d’originalité avec les événements.

On conçoit aisément, lorsque l’on connaît son enthousiasme pour son père, son vif et profond désir d’une régénération sociale, l’émotion et le bonheur que dut ressentir madame de Staël quand elle vit la révolution opérée, elle le crut du moins, par l’entremise de M. Necker au pouvoir et populaire. Mais cette ivresse dura peu. Aux abus succèdent les excès. Il  n’y  a  plus de Bastille, il est vrai, mais les échafauds se dressent. Le sang de victimes désarmées coule à flots. Après les massacres de septembre, madame de Staël s’enfuit; elle se retire, avec son père, au pays de Vaud, dans ce Coppet, qui sera son Ferney. Hâtons-nous de lui rendre cette justice, pendant deux années elle n’écrivit point. Le malheur, l’indignation, l’amère tristesse, qui devaient ajouter à son éloquence, commencèrent par étouffer sa voix. Une fois pourtant elle parla. Quand ce fut le tour de l’infortunée Marie-Antoinette de mourir, madame de Staël n’y put tenir. Un cri de pitié, une prière  prolongée, pathétique, sortit de son cœur. De Coppet, elle jeta sur la France cette éloquente et vaine supplication, les Réflexions sur le procès de la Reine.

Lorsque le Directoire, qui n’était qu’arbitraire et corrompu, eut remplacé un gouvernement sanguinaire, la France se crut heureuse un instant, parce qu’elle pouvait respirer. Elle donnait raison avant l’heure à cette prédiction de Joseph de Maistre, que sur les tombes des aïeux d’oublieux petits-fils viendraient danser un jour. Après le 9 thermidor, on put enfin parler, écrire, s’indigner, espérer tout haut. Les salons se rouvrirent, les journaux reparurent; la pensée, sous toutes les formes, s’émancipa. Alors madame de Staël revint en France.

Dans quel état y retrouvait-elle les esprits?… Animés des mêmes passions qu’avant 93, exaltés plutôt qu’éclairés. La Terreur n’avait rien résolu. Les partisans de la monarchie absolue reprenaient leur rêve, les constitutionnels leur ancien espoir, les Jacobins leurs complots. Suivant l’usage, on s’aigrissait, on s’accusait, on ne parlait que de coups d’État; on n’avait pas tort, car chacun méditait le sien. Au dehors, la guerre continuait; nouveau prétexte de soupçons, de divisions. Madame de Staël, en se jetant dans la mêlée, offrit le spectacle, alors bien rare, d’une modération parfaite, d’une justesse et d’une hauteur de vues qui atteignent plus d’une fois à la divination. Tel est le caractère des Réflexions sur la paix intérieure et extérieure, ce manifeste écrit avec la sérénité d’un juge, sous le feu de la bataille. Républicaine alors par circonstance et par raison, elle se borne à demander deux chambres et un pouvoir exécutif fortement constitué. Les excès de 93 ne la dégoûtent pas de 89; en flétrissant énergiquement les crimes, elle respecte les principes qui les condamnent et qui leur survivent.

Les révolutions n’agissent pas seulement sur la condition des masses, elles modifient la pensée individuelle. Le scepticisme en est le fruit le plus ordinaire. Une rare élite se réfugie seule alors dans une sorte de stoïcisme, protestation des natures honnêtes et énergiques. C’est cette disposition stoïque qui semble être l’inspiration d’un des premiers ouvrages qui commencèrent avec éclat la renommée de madame de Staël, du livre sur l’Influence des passions. Je dis seulement qu’elle semble et à dessein. Madame de Staël a beau s’efforcer; le stoïcisme orgueilleux et impassible au ton duquel elle voudrait se monter n’est pas fait pour elle. En vain elle déclare la guerre à la passion; elle ne réussit guère qu’à rappeler, par la passion même qu’elle y met, un Malebranche médisant de l’imagination en philosophie,  un  J. J. Rousseau parlant des femmes avec sévérité et rudesse. L’ennui même chez elle respire je ne sais quel enthousiasme. Sa vraie muse est l’espérance. C’est ce sentiment qui domine, sous la forme d’une doctrine, de la doctrine du progrès, dans le livre De la littérature qui devait porter bien haut sa réputation et dès lors son influence.

On l’a remarqué avec raison, la littérature est pour la théorie du progrès le terrain le moins favorable: il n’en est pas du beau comme du vrai, dont le dépôt passe de mains en mains en s’accroissant sans cesse. Il semble que le beau appartienne plus à l’individu qu’à l’espèce; que les différences des natures et des circonstances exercent sur sa conception et sur son expression plus d’influence que la marche successive du temps, et que les premières épreuves de cet exemplaire immortel soient les plus accomplies et les plus durables. Les œuvres qui conservent le mieux toute la vivacité de leurs couleurs, toute leur fraîcheur primitive, sont les œuvres de l’antiquité. Madame de Staël elle-même en a fait l’aveu, dans cet ouvrage célèbre, en exceptant expressément l’imagination du progrès général. Elle aurait donc pu s’interdire le paradoxe étrange de la supériorité littéraire des Romains sur les Grecs. Ce que cherche d’ailleurs avant tout sa critique à travers l’histoire des œuvres, c’est l’accroissement moderne des lumières, c’est le progrès des âmes en possession d’un idéal moral supérieur à celui des anciens. La première, elle établit une comparaison suivie entre les littératures étrangères et la littérature française, explique l’histoire des lettres par celle des événements et des idées, l’œuvre  par l’homme, l’homme par sa nature éternelle et  par le temps qui la modifie, le temps lui-même par les mœurs, par les religions, par les institutions, par les systèmes. Une telle critique rompt glorieusement avec l’analyse utile, sans doute, mais circonscrite et par trop abstraite, des la Harpe et des Marmontel. C’est là une des parts les plus incontestables et les plus intactes à faire à la création originale dans le génie et dans l’influence littéraires de madame de Staël.

Une pensée, d’une portée politique autant que littéraire, avait inspiré ce bel écrit. On n’eut garde de s’y méprendre. Une guerre très-vive fut dirigée contre l’écrivain novateur. Elle eut à soutenir le double assaut des admirateurs exclusifs du Mondain de Voltaire, qui ne comprenaient rien à cette rêverie enthousiaste, et des adversaires du dix-huitième siècle, que cette croyance obstinée à la liberté, au progrès, offensait comme un système téméraire et irritait comme une sorte de prolongation de la révolution dans l’ordre intellectuel.

Une lutte plus redoutable que ces combats de la polémique s’était engagée entre madame de Staël et un pouvoir qui devait mettre au service de ses mécontentements d’autres armes que la plume. Pendant ces cinq années agitées et tardivement réparatrices qui séparent ses Réflexions sur la paix de son livre sur la Littérature, madame de Staël ne s’était pas bornée à écrire: elle avait contribué à ranimer en France le vieil et traditionnel esprit de société. Elle avait mis aussi son esprit et son dévouement au service de deux entreprises difficiles: adoucir des jacobins et arracher des victimes aux partis. C’est ainsi qu’elle parvint à sauver Dupont de Nemours par l’entremise de Marie-Joseph Chénier, auquel plus tard elle offrait un asile; c’est ainsi qu’elle obtenait à force de supplications, la grâce de M. de Norvins, au moment où  il allait être fusillé.

A la fin de 1797 (entre le traité de Campo-Formio et l’expédition d’Égypte), avaient eu lieu les premières entrevues de cette femme influente et du général Bonaparte. D’instinct, à la première vue, ils sentirent qu’ils ne s’aimaient pas. Entre cet esprit libre et hardi de femme française, cette imagination rêveuse et allemande, et ce génie méridional tout positif, tout d’action, il n’y avait nul point de contact. Madame de Staël éprouvait, dit-elle, en sa présence, une difficulté de respirer: elle croyait sentir en lui une ironie profonde, comme une épée froide et tranchante qui glaçait en blessant.

Elle lui reproche amèrement le mépris des hommes. Mais il est permis de le croire: ce  mépris de l’humanité, en général, n’était pas seulement ce qui la choquait. Elle ne pouvait guère lui  pardonner cette antipathie affichée, agressive, contre les femmes qui osaient penser, écrire. Le  futur empereur aimait déjà les spécialités. La spécialité des femmes, à ses yeux, c’était exclusivement de plaire, et de donner beaucoup de soldats à la patrie. Se permettre des opinions, c’était chez une femme une sorte de désordre et se montrer, pour ainsi dire, réfractaire à la discipline.

Quand le vainqueur de l’Italie fut devenu le héros de l’Égypte, madame de Staël ne se tut point sur son ambition croissante. Réunissant dans son salon les hommes de tous les partis, elle n’y  cachait, quant à elle, ni se antipathies ni ses vœux. Après le 8 brumaire on n’en put moins que jamais douter. Le fier génie qui s’acheminait à son but avec toute l’inflexibilité du destin, mais avec toute l’irritabilité d’un homme, ne tarda pas à s’en montrer importuné, inquiet même. Je ne juge pas, je raconte ce duel inégal engagé entre le plus grand homme des temps modernes et une femme de talent et de cœur, qui eut le mérite, alors peu recherché, de représenter, avec autant de modération  que de courage, le principe de liberté.

Le livre De la littérature accrut les griefs du nouveau pouvoir. L’influence favorable de la liberté sur les âmes et sur les lettres n’y était-elle pas partout recherchée et préconisée? L’éloquence politique n’y était-elle pas analysée avec amour, exaltée comme un des plus nobles emplois du talent? Évidemment, tous ces préceptes et tous ces exemples n’étaient  que critiques indirectes. On s’y permettait d’ailleurs des avis détournés, mais transparents, à l’adresse du premier consul; on lui faisait entendre qu’il importait même à sa gloire de laisser subsister la liberté politique et l’éclat des lettres. Enfin madame de Staël ne recevait-elle pas la plus mauvaise compagnie, Benjamin Constant, Moreau, Bernadotte, alors dans l’opposition? Pour dissiper cet attroupement de libres causeurs réunis par une femme d’un esprit juste et mordant, il suffisait d’éloigner madame de Staël. On lui signifia qu’elle eût à se tenir loin de Paris. C’était la prendre par le côté où elle s’avoue vulnérable, son amour pour la capitale. Etre éloignée de Paris! ce fut là, pendant dix années, le supplice de son esprit.

L’ordre qui l’exilait ne fut pas toutefois d’abord officiel. Seulement, pendant qu’elle était à Genève auprès de son père, le premier consul avait dit au milieu de son cercle qu’elle ferait mieux de ne pas revenir. Madame de Staël comprit. Cependant, se sentant atteinte bientôt de cette nostalgie de Paris qui ne cessa pas d’être son mal, elle méditait son retour, quand une circonstance vint changer en ordre formelle désir du premier consul.

Sous le titre de Dernières vues de politique et de finances, M. Necker venait de publier un livre où, aux termes de la plus vive admiration pour le premier consul, qu’il appelait l’homme nécessaire, se joignaient des avis et des prédictions qui déplurent. Le premier consul irrité déclara qu’il ne laisserait plus revenir madame de Staël à Paris, puisqu’elle avait porté des renseignements si faux à son père sur l’état de la France. Le consul Lebrun en écrivit dans les termes les plus explicites à l’ancien ministre et à sa fille. Un tel exil ne laissait plus qu’une voie ouverte au ressentiment de madame de Staël: c’était de le mériter.

Elle ne devait pourtant pas faire de longtemps à Napoléon une guerre directe. Jusqu’en 1811  elle exhala ses sentiments hostiles plutôt par des paroles que par des écrits et par des actes. Son opposition consista surtout dans ce seul fait, qu’elle continua de penser et d’écrire librement sur la morale et la littérature, quand tout se taisait à l’envi. Plus tard, en 1808, quand le fils de madame de Staël, sollicitant le retour de sa mère à Paris, promettait à Napoléon qu’elle ne s’occuperait plus de politique, on sait la réponse de l’empereur: «De la politique, n’en fait-on pas en parlant de morale, de littérature, de tout au monde?» Ce n’était pas, quoi qu’il semble, un paradoxe; bien plutôt, comme le remarque un écrivain moderne[3], «le conquérant n’en disait pas encore assez: on fait de la politique surtout avec la littérature; car la littérature, c’est l’âme humaine tout entière, développée, montrée. Les intérêts de la société, les passions contemporaines, le sentiment de la liberté ou la gêne du pouvoir, se retrouvent sans cesse dans la pensée de l’écrivain.» Madame de Staël au surplus en jugeait comme le glorieux maître de la France; elle sentait cette union, cette chaîne sympathique’ des idées. La boutade profonde de Napoléon, elle la confirmait en la retournant. «S’occuper de politique, disait-elle, est religion, morale et poésie tout ensemble.» Ainsi l’esprit étendu de l’écrivain indépendant et le génie pénétrant de l’empereur se rencontraient dans la même opinion sur cette puissance de la pensée. Tous deux étaient dans la logique de leur rôle; tous deux, à leurs points de vue opposés, et dont la portée était égale, ils avaient raison.

Mais à cette date de 1803, quand la colère du premier consul commençait à s’exercer contre elle, elle était bien plus dans cette disposition d’esprit, de fermentation intérieure qui inspire les œuvres d’imagination, qu’animée de la colère qui dicte les pamphlets politiques. Il suffit de rappeler que c’est de ce moment que date le roman de Delphine.

Ce qui frappe dans ces œuvres brillantes d’un esprit passionné et sérieux, c’est leur caractère spontané. Ils portent partout l’empreinte d’une inspiration tout individuelle. A vrai dire, il n’y a qu’un héros dans les romans de madame de Staël: ce héros, c’est elle-même. Delphine, c’est elle; Corinne, c’est elle encore avec plus d’idéal. Un cœur épris à la fois de sacrifice et de félicité, c’est-à-dire, plein de contradictions, essayant autant qu’il peut de ce stoïcisme raisonné qu’exprimait le livre sur les Passions, mais y échappant toujours par l’entraînement d’une nature plus forte, telle est Delphine! C’est la réalité, noble comme une nature d’élite, mais mélangée comme la passion.

Tandis que le bruyant écho de succès et de censures éveillé par ce livre émouvant et inégal[4] commençait un peu à s’apaiser, vers l’automne de 1803, elle se crut oubliée du gouvernement. Avec son idée fixe, qui épiait tous les intervalles de l’attention et de la colère, elle partit. Elle vint, non pas à Paris, mais à quelques lieues de la capitale. Dénoncée, arrêtée, elle sollicite vainement un exil à dix lieues de Paris. Elle se dirige vers l’Allemagne, accompagnée jusqu’à la frontière par Benjamin Constant, dont l’étonnante conversation put seule un instant, dit ­elle, soulever le poids du chagrin qui l’accablait. De ce moment datent ses premières études sur l’Allemagne. Elle y fit une provision nouvelle d’idées; elle y apprit la langue. A Weimar, elle écouta Goethe et Wieland, étudia Schiller; à Berlin, elle connut et fixa près d’elle, pour l’éducation de ses enfants et de sa propre intelligence, l’illustre poète et critique Wilhelm Schlegel, s’initia à la société, à la cour, aux livres. Au bout de quelques mois, elle y apprenait le complot réprimé de Moreau et de Pichegru, et la mort du duc d’Enghien, qui lui disaient assez que le temps du retour n’était pas encore venu.

C’est là qu’un jour lui arrive la nouvelle de la maladie de M. Necker. Elle part à la hâte pour Coppet; on lui annonce en route que son père a cessé de vivre. Une telle mort eut dans cette âme filiale un retentissement profond et durable. A de vagues et poétiques aspirations succéda chez elle un besoin plus impérieux et plus habituel de croyances fixes, de prières. Madame de Staël y gagna pour l’élévation du sentiment moral, pour la vérité du talent, pour l’effet pathétique, naturel et bienfaisant de son éloquence. Dieu ne frappa point son cœur inutilement pour son génie.

Malade, ayant besoin de se distraire des souvenirs trop poignants de Coppet, sans lien qui l’attachât en un lieu plus qu’en un autre depuis la mort de son mari, elle se rend en Italie.

De cette Italie avec ses horizons, son soleil, ses tableaux, ses marbres, ses enchantements de nature et d’art, madame de Staël rapportait Corinne.

De 1805 à 1807, tantôt  à Coppet, tantôt  à Auxerre, tantôt à Rouen, tantôt enfin dans la terre d’Acosta, plus rapprochée, où la laissait Fouché, alors ministre de la police, elle composa ce livre célèbre. Par malheur le rapprochement de Paris rendait la tentation bien vive. Madame de Staël n’eut pas la force et la prudence de toujours y résister. Fouché  eut  vent de quelques promenades le soir, et se montra plus rigoureux. Mais ce fut bien pis quand Corinne eut paru.  Ces éloges donnés à des peuples étrangers, cette exhibition persistante d’idées et de sentiments prohibés, choquèrent vivement. L’arrêt qui exilait madame de Staël à quarante lieues de Paris fut changé en un ordre qui la bannissait de la France[5].

Temps étrange aux yeux de l’histoire qui juge tout, sinon aux yeux de l’imagination qui sait tout colorer; temps étrange que celui-là, osons le dire, au milieu de sa gloire ineffaçable! Où jamais la France ne fut si puissante, ni l’esprit humain si soumis; où il faut appeler poésie ce qui se dit aux Pyramides, ce qui se fait à Austerlitz, et non ce que l’on rime à Paris; où le héros lui­même de cette épopée sans égale bannit les poètes; où le propagateur des idées par la victoire en est le persécuteur par l’exil; où les courages sont héroïques, et trop souvent les caractères affaiblis; où l’audace portée jusqu’à la chimère paraît dans les entreprises, et où la timidité poussée jusqu’à l’avilissement se cache dans les théories; où l’homme, en un mot, paraît grand quand il agit, et petit quand il pense!

Cette pensée,  elle  se relève fièrement dans la partie philosophique et politique du roman de Corinne, comme bientôt dans l’Allemagne. Mais le grand intérêt de ce livre tient surtout à l’héroïne.

Je l’ai dit, et cela n’échappe à personne, Corinne c’est madame de Staël, c’est elle, moins idéalisée peut-être qu’exagérée; c’est elle écrivain, poète, causeur admirable, mais femme non moins animée d’amour que de génie, sérieuse et gaie, sensible aux spectacles variés du monde extérieur, à tout ce qui peut attirer, charmer, amuser, captiver le regard, mais plus sensible encore à l’émotion des cœurs, à l’affection qu’elle excite et qui est à ses yeux la plus douce partie de la gloire. Voilà Corinne, et voilà madame de Staël! Je la reconnais encore dans ces portraits fins et d’une touche sûre, dans ces vues si élevées, si généreuses; dans ces conversations légères dont elle se moque et dans lesquelles elle excelle, dans la douleur filiale et dans les idées religieuses d’Oswald. Là, comme en tous ses écrits, ce qui vaut le mieux, c’est ce qui vient d’elle.

Il faut l’avouer en effet, cette mise en scène éclatante des monuments et des lieux laisse à désirer plus de simplicité, plus de souplesse dans les lignes, plus de grâce dans les contours. Cette pompe et ce théâtral qui s’étalent dans les débuts éblouissent plus qu’ils ne touchent. A descriptions et à ces vues sur les arts, alors si neuves, dans lesquelles elle s’inspire de Winckelmann et d’elle-même, à ces pages où les idées heureuses abondent et où brillent les images originales, il semble qu’il manque je ne sais quoi de nuancé, de fin, de pur; la  fraicheur fait trop défaut. On sent là, avec une supériorité incontestable, les qualités de la  peinture du temps de l’Empire, mais aussi quelques-uns de ses défauts saillants. Corinne couronnée au Capitole peut appartenir à Gros ou à Gérard, non à Raphaël. J’aime bien mieux la seconde partie, purement morale, de ce livre éloquent, et l’admirable peinture de la passion et de la douleur qui le termine.

C’est qu’elle-même, malgré toutes les ressources qu’elle avait pour le bonheur, avait encore plus d’énergie pour souffrir. Cette imagination, qui prenait si fort au sérieux tous les événements de la vie, changeait aisément les contrariétés en supplices. Certes, l’exil de France était bien fait pour l’affliger dans ses besoins de monde, de vie sociale et publique, dans ses tendres affections. Mais combien de compensations brillantes et douces, l’immense et universel succès de Corinne, une gloire européenne, ses amis qui venaient la trouver en Suisse, cette vie animée et presque royale de Coppet! N’importe, elle pouvait se distraire, mais non se consoler.

Et pourtant Coppet est le lieu où nous aimons à la chercher par la pensée, à nous la représenter dans son influence à la fois lointaine et immédiate. L’éloignement va bien à la gloire; il lui donne plus de relief: mieux qu’à Paris, on se figure Voltaire à Ferney, Montesquieu à la Brède, Buffon à Montbard, Rousseau à Ermenonville, madame de Staël à Coppet. Plus le cadre est restreint, plus l’homme paraît.

Quand, de plus, ce cadre est gracieux ou imposant ayant pour bordure des champs, des montagnes, un lac admirable, alors, dans ces sites et dans ces souvenirs, il y a un charme d’autant plus profond que la jeunesse éternelle de la nature se mêle à la mémoire mélancolique de ce qui fut si vivant et n’est plus. C’est là l’impression grave et forte qu’éveille l’idée de Coppet. Aux abords, de grands arbres, solennelle parure qui prête aux sites la majesté, cortège d’une pompe sévère qui sied aux glorieuses retraites; dans un lieu retiré, comme un sanctuaire de bois sacré, un tombeau qui fait songer à celui où allait se recueillir Oswald: c’est là que repose M.  Necker. Pénétrez  par  la pensée  dans l’intérieur  de ce  château,  surtout  de  1807  à 1812. Que  de  mouvement! que de vie! Là, souvent plus de trente hôtes illustres par le nom, par le talent, venus de presque tous les pays de l’Europe comme à un ardent congrès de l’intelligence européenne, se pressaient autour d’une femme unissant à la plus émouvante éloquence la conversation la plus vive et la plus piquante. Là, pour rappeler la ville, on jouait   des drames, des tragédies, surtout Zaïre et Tancrède, ranimés au foyer brûlant de cette  tendresse et de cette flamme inépuisables qui passionnaient tout; enfin des pièces ingénieuses  composées par celle même qui était l’âme de ces fêtes. Véritablement reine par l’hospitalité et  par l’intelligence, on se représente encore madame de Staël dans ce salon de Coppet, tenant à sa main qui s’agite le sceptre de l’éventail, ou le rameau de feuillage. Il est facile de lire dans son attitude, dans ce je ne sais quoi de triomphant qui ne se cache pas et qui ne blesse pas, dans cette voix qui monte et domine, la conviction pleine mais inoffensive d’une supériorité qu’elle sait être aimée. A côté d’elle se place souvent à Coppet une autre femme, Juliette Récamier, parure d’un temps dont Corinne est la gloire. «Ceux qui écoutent converser les deux amies, dit un témoin[6], admirent en suspens la promptitude de l’une à exprimer mille idées neuves, la rapidité de l’autre à les saisir et à les juger, cet esprit mâle et fort qui dévoile tout, cet esprit fin et délicat qui comprend tout».

A Coppet, la science inspirée avait aussi son culte. Cet Allemand à l’air grave, c’est Schlegel. Se tenant le plu souvent à l’écart, un peu embarrassé à cause de son humeur sauvage, un peu timide à cause de son orgueil, il redevient hardi et éloquent dès que ses opinions littéraires trouvent à se produire ou sont appelées à se défendre. Là, pour la première fois, devant  un auditoire français bien étranger à ces études et à ces idées, sa parole émue et savante raconte le génie poétique des anciens, le talent dramatique du Midi, le moyen âge religieux, l’Allemagne dont l’esprit est érudit et inspiré, archaïque et novateur. Madame de Staël écoute et profite. Mais, au milieu de cette exposition sereine, Schlegel se laisse-t-il aller à quelque sortie trop germanique contre la littérature de la France, contre Racine, contre Molière? Madame de Staël, sauf à se souvenir un peu trop encore, dans certains passages de ses livres, de quelques vues hasardées du savant critique, prend feu pour nos gloires. C’est elle alors qui veut instruire, amender Schlegel, sans y réussir, appelant plusieurs fois Benjamin Constant à intervenir dans la querelle.

Une conformité d’opinions, de goûts, rapproche Benjamin Constant et madame de Staël: tous deux amis sincères de la liberté politique, tous deux préférant la vie sociale à la nature, tous deux mêlant la politique et les lettres. Lorsque Benjamin Constant tient le dé, il n’est personne qui ne soit sous le charme, si ce n’est Schlegel qui l’aime peu, et que cette clarté française ne séduit pas, que cette humeur légère et frondeuse offense. Il déroule un esprit puissant et souple, capable de toutes les pensées généreuses, de toutes les expressions enthousiastes. Sa parole coule comme un flot limpide, inépuisable, inaltérable. Rien de ferme et de subtil comme son jugement, d’ingénieux comme ses vues, de délié comme son esprit, de preste comme sa réplique, de varié comme son langage. Il connaît les touches diverses du clavier des passions humaines, il en joue avec une dextérité merveilleuse. Il a des paroles chaleureuses pour les sentiments; justes, vives, transparentes, pour les idées; mordantes et moqueuses, pour les hommes: bon certainement par l’imagination, préférant le bien dans le fond de l’âme, toujours sincère au moment où il parle; mélange d’indolence et de vivacité, de grâce et de vigueur, d’élévation et de raillerie, de conviction et de légèreté, de religiosité et de scepticisme.

Cependant de graves travaux se continuaient à travers ces conversations. Madame de Staël avait fait un second voyage en Allemagne, approfondissant ce qu’elle n’avait pu qu’effleurer. De retour à Coppet, elle avait rassemblé ses notes, ses souvenirs, et composé l’Allemagne.

Par ce beau livre, monument imposant et varié de sa maturité, madame de Staël nous découvrait, pour ainsi dire, un nouveau monde littéraire, philosophique et moral. A la France, qui ne faisait plus guère que tourner dans un cercle renaissant d’imitations serviles et indigènes, elle ouvrait une voie inconnue, où allaient se précipiter la poésie et l’érudition. Par l’inspiration morale, elle faisait pénétrer comme une sève rajeunie dans le vieux tronc épuisé du dix-huitième siècle; par l’abondance des vues et des rapprochements, par l’interprétation toute philosophique des chefs-d’œuvre, elle renouvelait, comme elle avait déjà commencé à le faire, l’histoire littéraire et la critique. L’Allemagne, c’est encore le livre de la Littérature, mais écrit par une femme supérieure qui a vécu quinze années de plus. L’inspiration est la même, mais agrandie, modifiée en partie.

Dans ses premiers ouvrages en effet, la pensée philosophique de madame de Staël est douteuse, un peu confuse; cet écrivain, dont la morille est si élevée, tient encore, par quelques assertions hasardées en métaphysique, au système de la sensation transformée.

C’est seulement dans le beau livre de l’Allemagne que la doctrine morale de madame de Staël s’allie avec une métaphysique nouvelle. L’auteur de l’Allemagne distingue trois parties essentielles dans cette étude: la métaphysique proprement dite, qui a en vue l’infini; la question de la formation des idées, et enfin l’étude de nos facultés. Madame de Staël, sans croire que la haute métaphysique doive être interdite à l’esprit humain, la juge plus propre  encore à montrer son impuissance que sa force: l’infini lui paraît être plutôt un objet de foi que de connaissance méthodique et d’étude approfondie. Elle loue donc la philosophie française de s’être attachée au problème de l’origine de nos idées, voie plus sûre et meilleure que celle où s’engage la philosophie allemande, qui  débute par l’infini. Mais ce problème tant discuté a reçu, selon l’auteur de l’Allemagne, une mauvaise solution des idéologues, parce qu’ils lui ont appliqué une mauvaise méthode. Madame de Staël leur reproche de n’avoir consulté que le raisonnement, tandis que, dans les choses de conscience, c’est le sentiment qu’il faut suivre. C’est au nom de ce criterium qu’elle s’attache fortement à reconnaître le libre arbitre et la distinction des deux natures spirituelle et matérielle fondée sur le sentiment de leur opposition.

Je voudrais indiquer rapidement, mais pourtant avec précision, le rôle de madame de Staël en philosophie. Combattre comme elle le fait, Locke, Hobbes et Condillac, était alors une innovation. La manière dont elle juge l’auteur du Léviathan montre avec quelle sagacité elle aperçoit la relation de la morale et de la politique avec la métaphysique. A ses yeux, la  fatalité des sensations pour la pensée, la négation de la liberté morale et la suppression de la liberté civile et politique, forment les trois anneaux d’une même chaîne. Locke, dit-elle, s’est particulièrement attaché à prouver qu’il n’y avait rien d’inné dans l’âme: il avait raison, puisqu’il mêlait toujours au sens du mot idée un développement acquis par l’expérience. Mais il n’en est pas de même des sentiments, ni des dispositions, ni des facultés qui constituent les lois de l’entendement humain. Locke, croyant du fond de son âme à l’existence de Dieu, établit sa conviction, sans s’en apercevoir, sur des raisonnements qui sortent tous de la sphère de l’expérience; il affirme qu’il y a un principe éternel, une cause primitive de toutes les autres causes; il entre ainsi dans la sphère de l’infini, et l’infini est par-delà toute expérience. A cette philosophie madame de Staël oppose déjà la philosophie écossaise, et pour la première fois les noms d’Hutcheson, de Smith, de Reid et de Dugald Stewart se trouvent hautement loués en France, de même que ceux de Kant, de Fichte, de Jacobi et de Schelling[7].

Dans ses observations générales sur la philosophie allemande, madame de Staël insiste avec force sur la tendance spiritualiste des nations germaniques, qu’elle avait déjà remarquée dans son ouvrage Sur la Littérature. L’esprit allemand lui paraît, à tous les points de vue, le triomphe de ce qu’elle nomme la philosophie contemplative, et elle appelle Leibnitz tout à la fois le Bacon et le Descartes de l’Allemagne, signalant dans ce grand homme une preuve nouvelle de l’alliance qui existe entre la philosophie et les sciences, et notamment entre les mathématiques et la métaphysique.

Kant est l’objet d’un chapitre substantiel dans le livre de l’Allemagne. Bien qu’on soit allé depuis bien au-delà dans la connaissance de la philosophie kantienne, on n’en a jamais mieux marqué le caractère général. Aidée de la lecture d’un certain nombre de morceaux des auteurs originaux, des conversations de quelques Allemands instruits, et d’une merveilleuse  divination, madame de Staël expose le kantisme avec fidélité, tout en lui ôtant ses ombres et ses épines. Elle observe avec raison, à l’usage de ses frivoles contemporains et des prétendus esprits positifs qui ont en horreur toute philosophie, «qu’il n’y a point d’homme plus opposé à ce qu’on appelle la philosophie des rêveurs, et qu’il aurait plutôt du penchant pour une façon de penser sèche et didactique, quoique sa doctrine ait pour objet de relever l’espèce humaine dégradée par la philosophie matérialiste». Elle interprète d’une manière toute favorable les antinomies de Kant. Ces contradictions du raisonnement lui semblent établir d’autant mieux la nécessité de recourir en dernier ressort à la décision du sens intime. Aux yeux de madame de Staël, Dieu, la conscience et le libre arbitre se prouvent comme le mouvement et la vie.

Rien ne me paraît offrir plus d’intérêt que ce qui touche la morale proprement dite et la philosophie des arts, ce que nous avons nommé l’esthétique. L’auteur de l’Allemagne loue sans réserve la Critique de la raison pratique, qui contient la morale de Kant, et la Critique du jugement, qui renferme ses idées sur le beau et le sublime. Le matérialisme dans la théorie des arts est, sous le nom du philosophe allemand, vivement combattu; et c’est à ce beau livre de madame de Staël que l’on doit certainement en France l’avènement d’une critique supérieure et philosophique. Ajoutons qu’en admettant la plupart des doctrines de Kant, surtout ses doctrines sur le bien et le beau, en reconnaissant ce qu’il y a d’originalité et de profondeur dans sa métaphysique, madame de Staël  est loin d’approuver sa terminologie barbare. «Kant, dit-elle avec esprit, dans les objets les plus clairs par eux-mêmes prend souvent pour guide une métaphysique fort obscure, et ce n’est que dans les ténèbres de la pensée qu’il porte un flambeau lumineux: il rappelle les Israélites, qui avaient pour guide une colonne de feu pendant la nuit, et une colonne nébuleuse pendant le jour».

Dans cette publicité donnée aux idées allemandes, madame de Staël reste éminemment  française par la clarté et par la mesure. Chez Jacobi, elle approuve la réaction de la foi, du sentiment, de l’imagination, contre ce qu’il y a d’excessif dans l’appareil logique et dans l’esprit mathématique de Kant, mais elle n’en est pas moins frappée des écarts d’une philosophie sans règle fixe et précise. En louant dans Fichte l’énergie du sentiment moral, et dans Schelling l’enthousiasme et la contemplation de la nature, l’esprit de synthèse le plus étendu et le plus fécond, elle pressent vivement le danger de la doctrine de l’identité absolue. Elle préfère le dualisme maintenu par le philosophe de Kœnigsberg entre l’âme et le monde extérieur. L’unité de principe ne lui semble pas expliquer plus clairement l’univers, et lui paraît contredite par la lutte du physique et du moral. L’influence générale de la philosophie allemande sur les  lettres, les arts, la morale, et même les sciences, est de même appréciée dans cette partie du livre avec une grande élévation d’idées et une rare fermeté de jugement.

La dernière partie de l’Allemagne, consacrée à la religion, en est le digne couronnement. Les chapitres sur la mysticité,  sur l’enthousiasme, sur la puissance vivifiante et régénératrice de la douleur, n’ont rien, dans leur élan admirable, qu’une saine philosophie n’avoue et dont elle ne puisse faire son profit.

Malgré des préférences non dissimulées, on peut dire qu’une haute impartialité forme le caractère essentiel de l’Allemagne. Madame de Staël, ici encore, a inauguré avec son éloquence ordinaire et avec une remarquable étendue d’esprit ce travail de spiritualisme et de conciliation philosophique que la science, après elle, s’est mise en voie d’accomplir par les moyens d’analyse et d’érudition qui lui sont propres.

L’élévation du sentiment, la beauté poétique des développements, les analyses littéraires passionnées comme des créations, font de cet écrit de madame de Staël son véritable Génie  du Christianisme, de même qu’elle semble avoir, par une singulière analogie, ses Martyrs dans Corinne, son Essai sur les révolutions, ses Études historiques, et même sa Monarchie selon la Charte, dans les Considérations sur la révolution française, enfin ses Mémoires dans les Dix années d’exil.

Ce n’est pas un vain parallèle: les meilleurs esprits de notre temps ont reconnu cette parenté et presque cette fraternité de deux génies, d’abord divisés et rivaux, puis réconciliés et amis. Les différences qui les séparent tiennent moins encore à la diversité des points de vue qu’à celle des origines; moins à celle des intentions qu’à celle des moyens; moins à celle des idées qu’à celle du style; moins enfin à l’influence exercée qu’à celle des talents déployés, analogues pourtant, quoique divers.

Catholique et gentilhomme breton, M. de Chateaubriand, dès son enfance, vit avec le passé et avec la nature; le treizième siècle, dans sa rudesse féodale, lui apparait pour ainsi dire en personne, sous la figure de son père, représentant intraitable des mœurs antiques de l’antique manoir de Combourg. Même avant les savanes de l’Amérique, les sombres forêts de la Bretagne, et l’Océan qui l’a bercé de ses murmures, ont appris à son adolescence  refoulée  et  inquiète  l’étonnante  grandeur de la création, le charme enivrant et douloureux de la rêverie. Fille d’un père philosophe, qui s’était fait une sorte de christianisme rationnel et philanthropique, et d’une mère protestante, madame de Staël respire les idées du dix-huitième siècle dès son entrée dans la vie, mais elle les respire dans une atmosphère religieuse; la vie sociale se montre à elle tout d’abord dans un des premiers salons de Paris. Tandis que Chateaubriand adolescent en est encore presque, comme Paul dans l’idylle de Bernardin de Saint-Pierre, à compter ses années par le retour des printemps et par la chute des feuilles, la fille de Necker compte les siennes par les pièces nouvelles et les changements de ministères.  Jusque dans la solitude des bois, elle emporte avec Clémentine, Clarisse et Julie,  les images de la passion et les espérances de la vie.

Leur premier maître est Rousseau; mais ils s’en inspirent suivant la diversité de leur nature. René trouve dans les Rêveries et dans les Confessions l’exemple et l’art d’exprimer sa tristesse amère: madame de Staël puise dans la Nouvelle Héloïse la passion, la véhémence, la fierté de la parole.

Ils ont l’un et l’autre contribué à ranimer en France le sentiment religieux. Mais l’écrivain catholique, dans ses tableaux relevés de pompe et d’éclat, parle surtout à l’imagination: son livre ressemble à quelque magnifique église pleine de sculptures, de tableaux, de musique et d’encens. L’auteur protestant de l’Allemagne s’adresse presque exclusivement au sentiment. L’un a le coloris qui éblouit, l’autre l’accent qui remue.

Madame de Staël est un génie tendre et aimant. Il y a des larmes dans sa tristesse; celle de Chateaubriand n’en a pas.

L’auteur de la Monarchie selon la Charte, et celui des Considérations sur la révolution française, défendent également le gouvernement représentatif. Tous deux se sont imposé des sacrifices pour la liberté sous l’Empire, ont combattu pour elle sous la Restauration: M. de Chateaubriand, après avoir cédé à des entraînements contraires; madame de Staël, sans avoir jamais dévie. Optimiste comme une fille du dix-huitième siècle, la fille de Necker meurt en augurant bien de son temps l’auteur des Mémoires d’outre-tombe semble désespérer du monde  qu’il va quitter.

Comme écrivains, ils semblent se partager à eux deux; presque tous les dons du génie,  hormis un seul, la naïveté.

Improvisatrice intarissable, madame de Staël est plus-continûment inspirée; mais l’inspiration de Chateaubriand est d’un ordre supérieur et plus rare. René, Velléda sont des types d’une originalité incomparable. Les belles créations de madame de Staël n’égalent pas ce relief ni cette haute fantaisie.

La vraie supériorité de l’auteur de l’Allemagne consiste dans l’émotion, dans la grâce et la vivacité piquante de l’esprit, dans la peinture de la société.

Génie patient et artiste qui mêle, pour les opposer, les inspirations les plus contraires, le christianisme et le paganisme, la Judée et la Grèce, David et Homère, comme il mêle en lui le pèlerin de Jérusalem à la rêverie du disciple de Jean-Jacques et à l’imagination mondaine, M. de Chateaubriand manque souvent à cette condition de l’art, l’unité. Moins embarrassée par la richesse des ressources, plus pressée de convaincre et de toucher, madame de Staël a davantage cette unité, qu’elle paye, disons-le, au prix d’un peu de monotonie.

Le fond du style de M. de Chateaubriand, malgré ses écarts, est classique; celui de madame de Staël ne l’est pas. Chez l’auteur du Génie du Christianisme, point de ces expressions abstraites et métaphysiques qui altèrent la limpidité du discours: une phrase quelquefois laborieuse, archaïque, un trait quelquefois cherché, mais une ligne nette, correcte, harmonieuse, le plus ingénieux travail dissimulant les lacunes de l’inspiration, toujours un beau coloris. Chez madame de Staël, aucune trace d’effort, l’abondance la plus généreuse; mais des négligences, des néologismes, parfois aussi des phrases ternes, opaques, qui font songer à une matinée de Coppet légèrement brumeuse, avant que le soleil, montant à l’horizon, ait percé le brouillard et l’ait dissipé.

L’auteur du Génie du Christianisme innove, ou plutôt crée, mais seulement en fait d’art. L’auteur de l’Allemagne se montre novateur pour le fond même des opinions.

Aussi le pouvoir, qui accueillait le Génie du Christianisme avec faveur, faisait-il à l’Allemagne un accueil plein de colère.

Le livre fut saisi, lacéré. Madame de Staël vit s’étendre tour d’elle la contagion de l’exil. On défendit à ses amis d’aller la voir à Coppet, sous peine d’encourir un bannissement perpétuel. Madame Récamier et M. Matthieu de Montmorency bravèrent l’arrêt et le subirent. Le préfet donna ordre à Schlegel de quitter Coppet, alléguant qu’il rendait madame de Staël antifrançaise, et qu’il avait mis la Phèdre d’Euripide au-dessus de celle de Racine: il faut avouer que c’était, pour un gouvernement, se montrer bien intraitable en fait de nuances littéraires.

On confina madame de Staël dans son château, avec défense de s’en écarter de plus de deux lieues. L’Europe lui était interdite. Elle convoitait l’Angleterre, pays libre; mais comment s’y rendre? Les ports de la Manche lui étaient fermés. Ce temps fut véritablement pour madame de Staël celui de l’épreuve. Un ennui profond s’empara d’elle dans ce Coppet autrefois si brillant, et devenu presque désert. Sa santé s’était altérée. Son mariage secret avec M. de Rocca, ce jeune homme qui l’avait aimée avec une si romanesque passion, avait un moment prolongé sa jeunesse et ses illusions; mais, auprès de M. de Rocca malade, sa vie était un dévouement tendre, austère, inquiet, presque maternel; ce n’était pas là ce bonheur dans le mariage qu’elle avait célébré et rêvé pour elle. Les vexations quotidiennes de l’autorité locale l’irritaient; le châtiment qui atteignait ses amis autour d’elle la navrait. Son imagination, dans laquelle elle se plaignait d’être renfermée «comme dans la tour d’Ugolin», s’exaltait et la torturait. L’air lui manquait; elle n’y put tenir. Un  matin, au printemps de 1812, avec M. de Rocca, et accompagnée de ses enfants elle monte en voiture, tête nue, sans avertir ses gens comme pour faire une promenade, résolue à se rendre en Angleterre par la Russie, puisque toute autre issue lui était fermée. Elle traverse l’Allemagne, la Pologne, arrive à Moscou avant l’armée française, conseille, excite l’empereur Alexandre, passe en Suède, y trouve sur le trône ce général français qu’autrefois elle avait reçu chez elle, Bernadotte, avive les ressentiments et l’ambition de cet ancien rival du premier consul, cherchant parmi les rois des instruments à sa vengeance, semant sa haine par l’Europe; et elle arrive, elle arrive enfin en Angleterre; où elle attend les événements!

Veut-on connaître le récit détaillé, charmant, passionné de cette fuite, et des ennuis qu’elle eut à subir? qu’on lise les Dix ans d’exil. Rien ne donne mieux l’idée d’une conversation inspirée, spirituelle. Il semble qu’on aperçoive son geste, son œil étincelant à travers ces pages. Il y a là un mélange curieux, émouvant, amusant du tribun et de la femme.

Cependant les événements marchaient rapidement; le moment approchait où madame de Staël allait pouvoir revenir en France: mais elle n’y rentrait qu’au milieu du deuil et des désastres de la patrie; deuil dont elle prit sa part, désastres qu’elle pleurait amèrement, en expiation sans doute de cette animosité trop vive qui lui avait fait oublier, dans les conseils par elle prodigués aux rois que derrière l’homme qu’elle n’aimait pas, il y avait la France qu’elle aimait! 1814, 1815 sont arrivés. Madame de Staël quitte le chemin de l’exil; Napoléon le prend. Ce qui  s’appelait imagination devient raison; ce qui’ s’appelait  idéologie  devient réalité. L’empereur  a vu briser dans les champs de l’Espagne, près des fleuves glacés de la Russie, au sein des plaines dévastées de la France, l’utopie de la conquête et la chimère de la toute-puissance. Sur le rocher où il échoue, il va devenir le personnage  fabuleux, la légende des peuples, le héros des poètes, qui lui donneront à la fois l’amnistie et l’apothéose. En attendant cette transformation merveilleuse, tandis que retentissent contre lui mille clameurs auxquelles elle ne mêle pas les siennes, madame de Staël revient à Paris stipuler, suivant la part de son influence, les conditions sérieuses et pratiques d’un gouvernement représentatif.

Le publiciste républicain des Réflexions sur la paix, par une série d’épreuves, se trouvait ramené à la théorie du gouvernement constitutionnel. La fille de Necker reprenait, avec la France, l’expérience politique au point où l’avait laissée 1789; et Saint-Ouen voyait proclamer la Charte de  1814.

Mais, non plus qu’en 89, cette expérience ne devait s’opérer sans combat et sans résistance. Soit avant les Cent-Jours, pendant lesquels Napoléon faisait à madame de Staël d’amicales avances qu’elle repoussait, soit pendant la seconde restauration, ce qu’elle avait écrit, dès 1795, dans les Réflexions sur la paix, sur les empiétements probables de la politique de Coblentz, se réalisait à la lettre, et lui ménageait un nouveau rôle en politique; rôle intermédiaire, calme, original et puissant entre les passions de l’ancien régime et les idées révolutionnaires.

A l’esprit rétrograde et au fanatisme des uns, au libéralisme futilement irréligieux des autres, le livre de l’Allemagne avait opposé déjà une inspiration religieuse et libérale tout ensemble. Madame de Staël poursuivant, dans l’ordre des faits, un but analogue, montra dans la liberté, non-seulement une conquête noble et bonne en elle-même, mais une condition et un moyen d’ordre dans les sociétés modernes. Tel est l’esprit qui anime le dernier de ses écrits, les Considérations sur la révolution française, ce mâle ouvrage, testament de sa pensée politique.

La révolution n’avait été nulle part appréciée jusqu’alors, dans ses principes vrais et dans ses résultats durables, avec cette sérénité et cette hauteur, ramenée à ses origines historiques avec une telle sûreté, une telle gravité d’aperçus. Les explications mesquines de ce grand fait sont dédaignées par cet esprit viril et d’une sagacité ingénieuse, et font place à l’enchaînement logique des causes. Sans doute, madame de Staël peut être accusée d’avoir manqué deux fois à l’impartialité de l’histoire, par affection et par colère. Il est certain que son culte filial exagère fort l’importance de M. Necker au milieu d’événements qui le dépassent si prodigieusement. Elle ne pouvait non plus demeurer juge équitable et froid du grand homme qu’elle regardait  comme son ennemi. Disons-le pourtant, le côté sur lequel elle s’étend avec une verve si incisive est plutôt exclusif que faux, et la ferme élévation de son jugement en est rarement troublée. Ces traits pleins de vigueur dont elle peint le servilisme et les abus, ces tableaux d’une haute ironie tiennent encore à l’expression de ces causes morales qu’elle a si supérieurement aperçues et marquées. Madame de Staël ne sépare pas un instant la politique de la morale: ce qui est contraire à la dignité humaine, au respect du droit, elle le déclare dangereux et inhabile; les revers lui paraissent, comme à M. de Maistre, mais sans nul mysticisme, de véritables châtiments; et ce qui semble, sous la plume violente de l’écrivain théocratique, un paradoxe plein d’effroi, devient avec elle une vérité démontrée et consolante. L’exposition théorique de la constitution anglaise, et l’indication des exemples que la France doit y puiser, donnent une digne conclusion à ce livre éminent. Appelé à une éclatante notoriété, il devenait le point de mire des attaques du parti ultraroyaliste, prêtait des vues à Benjamin Constant et arrachait à Royer-Collard sa difficile admiration.

En effet, madame de Staël donne la main, grâce à ce vigoureux écrit, à toute une école politique dont la première peut-être elle formula la pensée avec précision; école se proposant pour but l’alliance de la royauté, de ce qu’on peut chez nous appeler l’aristocratie, et de la masse de la nation, trois éléments ayant chacun sa part dans le système équilibré du gouvernement. Si madame de Staël s’est trompée en proposant comme un modèle à suivre de trop près à une nation différente d’origines, d’humeur, placée dans d’autres conditions sociales, la constitution d’ailleurs justement admirée de l’Angleterre, une foule de pensées politiques n’en restent pas moins vraies dans son livre et dignes d’être mises en pratique sous toutes les formes de gouvernement, dans toutes les situations de la société.

Elle ne devait ni voir se terminer la première période de la lutte politique, ni être témoin du succès de son écrit. Au milieu du conflit de ces passions de parti, mortelles ou funestes aux affections, et qui affligèrent ses dernières années en relâchant quelques-unes de ses chères intimités d’autrefois, confiante dans l’avenir de la liberté et de la France, triste pourtant, puisant dans l’Évangile et dans la lecture assidue de Fénelon ces consolations et ces espérances personnelles dont la foi philosophique au progrès général ne tient nullement lieu, les organes ruinés par le mal, mais la pensée encore debout et toute vivante, elle expirait le 14 juillet 1817.

Madame de Staël a dû beaucoup à la nature, aux circonstances, à ses propres réflexions. Elle s’est modifiée sans cesse, et il faut ajouter bien vite qu’en se modifiant elle s’est perfectionnée; le temps, qui use et corrompt tant d’âmes, a donné à la sienne plus de vigueur et de détachement. Ceux mêmes qui l’avaient critiquée autrefois ont reconnu qu’à mesure qu’elle s’est éloignée de la jeunesse, elle a eu plus de naturel dans l’expression, et qu’elle a tenu moins de compte de l’effet; que sa pensée a pris plus de gravité, plus d’idéal. Les années agitées de sa jeunesse et du milieu de sa vie ont été pleines d’éclat; ses derniers jours se sont passés dans la pratique charitable des bonnes actions, dans le dévouement à ses enfants, dans les tendres devoirs de l’amitié; sa fin a été belle et simple, et ceux qui l’ont connue se plaisent à redire que, si elle a été un admirable talent, elle n’a pas été une moins belle âme.

Son influence sur les idées morales, littéraires, politiques de ce siècle a été grande, elle dure encore, du moins en partie; elle durera tant que le mot de spiritualisme aura un sens parmi nous. Madame de Staël a beaucoup agi sur les âmes, et elle l’a fait en n’y remuant que des sentiments généreux, élevés, sociables. Elle a laissé particulièrement l’empreinte de sa pensée étendue et pénétrante dans cette méthode d’éclectisme littéraire et d’analyse morale, appliquée  depuis elle aux œuvres de l’esprit, et où elle n’a été dépassée sur certains points que par des procédés analogues, et dans le sens de ses inspirations. Elle a imprimé au roman une direction puissante, hasardeuse, mais féconde. Elle a préludé au renouvellement spiritualiste de la philosophie. Elle a contribué à fixer ce qui devait être au moins pendant trente ans, la vérité politique de la France et ce qui restera en partie celle de tous les temps. Femme du dix-huitième siècle par le piquant de l’esprit et la finesse de l’observation, femme d’un âge de révolution par l’enthousiasme des idées, elle commence à marquer, comme elle a contribué à former, ce qu’on peut appeler jusqu’à présent l’esprit du dix-neuvième siècle, cet esprit qui s’agite encore pour unir ensemble l’examen à des croyances plus  arrêtées, la règle et la liberté  dans les institutions comme dans les idées.


[1] Cet Éloge de madame  de Staël a été couronné  par l’Académie française en 1850. Nous  le publions ici en y faisant quelques corrections que les libérales habitudes de l’Académie autorisent pleinement. Nous en avons usé de même à l’égard de notre Éloge de Turgot qui ouvre ce recueil.
[2] L’Éloge de M. de Guibert, par exemple. Destinée singulière d’un beau parleur vaniteux et d’un faux grand homme d’avoir inspiré Je plus violent amour à la femme la plus passionnée de son temps, mademoiselle de Lespinasse, et une admiration qui tient du culte à la plus spirituelle!
[3] M. Villemain,  Tableau du dix-huitième siècle.
[4] Malgré la pensée chère à madame de Staël, partout marquée dans le roman de Delphine, celle du bonheur possible seulement dans le mariage, incomplet et brisé tôt ou tard dans les liaisons illégitimes, l’idée, nouvelle alors, d’une femme supérieure en lutte avec le monde, devait choquer les esprits sévères, surtout dans un moment de crise sociale. L’attaque contre l’auteur fut vive, et parfois grossière. Madame de Genlis, qui se croyait  une  rivale, s’y fit remarquer. L’éloquence du livre, la touche ferme et fine des caractères (celui de madame de Vernon, par exemple) ne désarmèrent pas non plus ceux qui tiennent surtout à la mesure vraie des sentiments et à la pureté du langage; ils notèrent, dans Delphine, des tours obscurs, des locutions impropres, prétentieuses, un ton parfois déclamatoire. Avouons que c’était mettre le doigt sur le défaut réel, sur celui qui décelait l’origine et les habitudes premières chez la fille de Necker, chez l’élève encore jeune de Rousseau. Ce fut précisément le mérite de madame de Staël de s’en dégager de plus en plus. Ce mauvais pli est bien moins sensible dans l’.Allemagne, il disparaît dans  les  Considérations sur la révolution française.
[5] Ajoutons  qu’il  ne fut exécuté à la lettre qu’après l’Allemagne.
[6] Benjamin  Constant.
[7] Au sujet du dix-huitième siècle en France, l’auteur de l’Allemagne note avec exactitude les différences de la métaphysique de cette époque avec celle de l’époque de Descartes et de Malebranche; il signale dans le dix-huitième siècle lui-même, deux moments différents, celui de Montesquieu et celui de Raynal, celui de Voltaire écrivant ses Lettres anglaises, et de Voltaire se laissant emporter aux excès. Condillac et Helvétius, ajoute-t-elle, portent aussi l’un et l’autre, quoiqu’ils fussent contemporains, l’empreinte de ces  deux époques si différentes. Elle impute aux tendances mais non aux opinions personnelles du premier, la doctrine du second, ajoutant que Locke, Condillac, Helvétius et l’auteur du Système de la nature, ont marché par degrés dans la même route; mais que ni Condillac ni Locke n’ont connu les dangers des principes de leur philosophie.

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