Examen du pamphlet de Proudhon sur la propriété

« Examen du pamphlet de Proudhon sur la propriété ». Conférence du 21 décembre 1896. (Bulletin de la Société de géographie de Rochefort, 1896.)


Examen du pamphlet de Proudhon sur la propriété

Conférence faite par M. Martineau, le 21 décembre 1896

Le pamphlet de Proudhon sur la propriété, dans lequel le célèbre socialiste de 1848 à cette question : « Qu’est-ce que la propriété ? » fait cette réponse fameuse : « C’est le vol ! », présente, de nos jours, un intérêt de premier ordre, non à titre de curiosité historique, mais comme étude d’économie sociale, en vue d’en rapprocher les critiques de celles des socialistes contemporains, des théoriciens du collectivisme contre le droit de propriété.

Le problème de la propriété est, en effet, actuellement posé devant l’opinion publique, et les apôtres du socialisme contemporain, encourageant les masses ouvrières à la lutte contre les propriétaires et les capitalistes, concluent à la nécessité de la lutte des classes et de la conquête des pouvoirs publics, en vue de l’expropriation politique et économique de la bourgeoisie.

« La propriété, c’est le vol ! » Pour essayer d’établir la preuve de cet audacieux paradoxe, Proudhon a développé, dans son pamphlet, une série d’arguments, dont un seul mérite d’être signalé et mis en relief, c’est l’argument qui se résume dans cette apostrophe : « À qui doit appartenir le fermage de la terre ? — Au producteur de la terre, sans doute. — Qui a fait la terre ? — Dieu. — En ce cas, propriétaire, retire-toi ! »

Cet argument est spécieux ; il vaut qu’on s’y arrête et qu’on en scrute avec soin les fondements.

Proudhon part de ce principe, admis par les économistes, notamment par J.-B. Say, le grand économiste français du commencement de ce siècle, à savoir que la terre est naturellement pourvue de valeur, et il reproche au propriétaire foncier de se faire payer, en outre de son travail, la valeur naturelle de cet instrument, de ce laboratoire naturel, qui n’est pas son œuvre et qu’il n’a pas créé.

De là l’accusation de privilège, d’usurpation, de vol dirigée contre la propriété.

« Je tombe d’accord avec Say, dit Proudhon, que la terre est un instrument ; mais reste à savoir qui a droit de se faire payer l’usage du sol, de cette richesse qui n’est point le fait de l’homme. Le Créateur de la terre ne la vend pas, il la donne, et en la donnant il ne fait aucune acception de personnes. Comment donc, parmi ses enfants, ceux-là se trouvent-ils traités en aînés et ceux-ci en bâtards ? » (p. 72). Et plus loin (p. 139), Proudhon ajoute : « Si la terre est un instrument, comme le dit Say, quel en est l’ouvrier ? Est-ce le propriétaire ? Est-ce lui qui, par la vertu efficace du droit de propriété, lui communique la vigueur et la fécondité ? Voilà précisément en quoi consiste le monopole du propriétaire que, n’ayant pas fait l’instrument, il s’en fait payer le service. »

Telle est l’objection grave, redoutable, opposée par Proudhon. Si elle était fondée, elle entraînerait la ruine du droit de propriété, taxé à bon droit d’usurpation et de privilège.

Les économistes classiques, à la suite de J.-B. Say, reconnaissent que la propriété est une injustice ; ils soutiennent, néanmoins, qu’elle doit être maintenue, par des motifs d’utilité sociale, comme une injustice nécessaire.

Les théoriciens du socialisme répondent, de leur côté, qu’il n’y pas d’injustice nécessaire et, à la suite d’un socialiste célèbre des États-Unis, Henry George, ils concluent à la nationalisation du sol. 

« Des capitaux comme la terre, écrit M. J. Guesde, qui ne sont pas de création humaine, qui sont destinés à être le bien commun de tous, n’ont pu être appropriés par quelques-uns que par suite d’usurpation au préjudice des autres et de vol. » (Broch. Collectivisme et révolution).

Généralisant et étendant cette conclusion aux capitaux de toute sorte, usines, maisons, banques, etc., les collectivistes revendiquent la cessation du régime du privilège capitaliste et la remise à l’État des capitaux qui sont le résultat de l’accaparement, au profit d’une oligarchie de privilégiés, des richesses communes : terre et forces naturelles, gravitation, calorique, etc.

Telle est la position de la question : il s’agit de savoir si, comme le soutiennent, après Proudhon, les doctrinaires du collectivisme, d’accord sur ce point avec les économistes classiques, le régime de la propriété capitaliste entraîne fatalement, au profit des propriétaires, l’absorption des biens communs, si la terre et les agents naturels sont le monopole d’une oligarchie de privilégiés.

Pour le savoir, interrogeons les faits.

Un fait certain, d’une certitude indiscutable, c’est que, pour un homme isolé, la terre et les forces naturelles sont des instruments gratuits, essentiellement gratuits. Pour Robinson, dans son île, qui oserait contester que la terre est un don gratuit, et que, si elle est un instrument pourvu d’utilité, cet instrument est sans valeur ? 

Donc Robinson entreprend de se faire agriculteur ; il défriche un coin de terre et le cultive ; incontestablement les forces végétales, l’action du soleil et de la pluie, nécessaires à la production, sont pour lui des éléments d’utilité gratuite.

Voici maintenant qu’apparaît Vendredi, et ainsi un embryon de société est formé : la terre va-t-elle prendre une valeur naturelle qu’elle n’avait pas auparavant ?

Une telle conclusion serait absurde : la nature des choses est indépendante du nombre d’individus existant sur un territoire donné, et, qu’il y ait deux ou plusieurs hommes ou un seul, la terre ne cesse pas d’être un don gratuit.

La seule question est de savoir s’il est au pouvoir du propriétaire, de Robinson, de se faire payer quelque chose par Vendredi pour l’usage de ce don gratuit, la puissance fertilisante de la terre.

Supposons que pendant que Robinson cultive le sol, Vendredi chasse ou pêche. Robinson, échangeant avec lui les produits du sol contre du gibier ou du poisson, va-t-il se faire payer la prétendue valeur naturelle du sol ?

Vendredi aurait une réponse toute prête : « Il y a des terres à côté. Si, outre ton travail, le service rendu, tu veux exiger quelque chose à raison de ce que la terre t’a aidé, je me mettrai à cultiver d’autres terres ; la nature m’aidera gratuitement, comme elle a fait pour toi. »

Ainsi, le droit de refus s’oppose à toute usurpation, à toute intervention d’une valeur quelconque provenant du sol. 

De même au cas où Vendredi voudrait se faire payer la prétendue valeur naturelle du gibier ou du poisson, la réponse de Robinson, réponse décisive, serait celle-ci : « C’est la nature qui, gratuitement, t’a donné le gibier et le poisson ; si tu es trop exigeant, je chasserai ou irai à la pêche, tu n’as pas le monopole du gibier ou du poisson. »

L’échange se fera donc d’après cette règle : service pour service ; et, par-dessus le marché, chacun devra donner à l’autre tout ce que la nature aura mis dans la production.

Transportons-nous maintenant au sein de l’ordre social.

Un homme entreprend de se livrer à la culture, il clôt et défriche un coin de terre. Commet-il une usurpation et mérite-t-il l’anathème de Rousseau : « Maudit soit le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire » ?

Remarquez qu’avant toute culture du sol, la population était rare ; il fallait une lieue carrée pour faire vivre un homme ; dès lors, ce premier agriculteur qui défriche un coin de terre, en présence de cette quantité immense de terres incultes, ne cause pas plus de tort aux autres, que celui qui va prendre un verre d’eau à la rivière. Et non seulement il n’y a dans cette appropriation, aucune injustice, mais il y a même avantage pour les autres en ce qu’il les débarrasse d’un concurrent pour la pêche ou la chasse.

Ainsi, au regard de l’intérêt général comme au point de vue de la justice, il n’y a pas là l’ombre d’usurpation ni de privilège, et ce n’est que par une aberration étrange que les socialistes modernes ont repris, pour l’opposer au propriétaire, l’anathème de Rousseau. 

« Mais, dira-t-on, si Rousseau s’est trompé en ce qui concerne l’origine de la civilisation, le grief subsiste de nos jours dans nos sociétés, où la terre toute entière est sous le régime de l’appropriation individuelle. »

La réponse est que si, dans la plupart des nations civilisées de l’Europe, la terre est toute entière appropriée, il existe toujours, dans les contrées de l’Afrique, de l’Amérique, notamment, d’immenses espaces de terre sans culture, sans propriétaires. 

Dès lors, dans les sociétés libres où le non-propriétaire a le droit d’acheter les produits du sol sur le marché du monde entier, il n’y a aucune trace d’usurpation ni de monopole ; les propriétaires fonciers sont impuissants à se faire payer quelque chose pour l’usage des forces naturelles et gratuites qui ont coopéré à la production. 

L’objection subsiste toujours, décisive, sans réplique : « Il y a des terres sans culture à côté. »

Ainsi, le droit de propriété, au point de vue social, dans les rapports des hommes les uns avec les autres, n’entraîne ni usurpation, ni monopole, ni injustice d’aucune sorte ; il se réduit au droit, légitime apparemment, de réclamer service contre service, de se faire rendre un service équivalent au service rendu.

« La propriété, c’est le vol », ont répété, après Proudhon, les théoriciens du socialisme, confondant l’utilité avec la valeur, et faisant grief au propriétaire de se faire payer la valeur d’un instrument qu’il n’a pas créé, qui n’est pas son œuvre.

Grief imaginaire, fruit d’un défaut d’observation manifeste.

La terre, les forces naturelles, sont des dons gratuits et ils demeurent gratuits pour tous ; ils collaborent gratuitement à la production, et le producteur est obligé, dans l’échange, de livrer gratuitement, par-dessus le marché, au consommateur, qui représente l’humanité, tout le résultat de la collaboration des agents naturels.

Ainsi tombe le grief socialiste ; la propriété, purgée de tout élément de monopole ou d’usurpation, est ramenée au droit légitime, incontestable, de se faire payer les services rendus, les efforts, les travaux, œuvre propre du propriétaire.

Loin que la propriété soit le vol, qu’elle consacre l’usurpation, au profit d’une oligarchie, des biens communs destinés par la nature à tous les hommes, elle est, au premier chef, une institution démocratique, en ce qu’elle fait profiter l’humanité toute entière, dans la personne du consommateur, des fruits de la collaboration gratuite des matériaux et des forces répandus dans l’univers.

Les biens communs restent communs et cette communauté naturelle va s’étendant, s’élargissant sans cesse, sous l’influence du mobile propriétaire.

Démontrons ce point d’une importance fondamentale ; absorbons dans la science l’utopie en décrivant comment la propriété est génératrice d’une communauté, sans cesse croissante, de biens. 

Interrogeons les faits.

Quelle est, dans tous les pays et dans tous les temps, la tendance permanente, constante, de tous les producteurs ?

Le travail étant une peine, l’homme cherche à l’économiser le plus possible en mettant à la charge de la nature le fardeau de la production. Aux prises avec la nature, il l’interroge pour pénétrer ses secrets, pour découvrir ses lois, pour la plier et l’asservir à l’œuvre productrice, et, à chaque progrès accompli, il économise du travail, il anéantit de la valeur en utilisant les forces gratuites de la nature.

Telle est l’œuvre constante du producteur, sous le mobile propriétaire : il économise le plus possible son travail, ses frais de production, ses prix de revient, et, l’économie réalisée, il est tenu, sous la pression de la concurrence, d’en transporter le profit à l’humanité dans la personne du consommateur, sous forme de réduction de prix.

Voici, par exemple, l’industrie du porteur d’eau : avant l’invention de la brouette et du tonneau, le transport de l’eau à domicile exige un travail long, pénible ; cela signifie que l’eau a une grande valeur, que l’acquéreur doit rendre service pour service, travail pour travail ; la brouette et le tonneau sont inventés, c’est le capital qui apparaît, c’est une part du travail primitif mise à la charge de la nature, d’où diminution de valeur ; plus tard, le travail du porteur d’eau est supprimé, remplacé par les tuyaux qui amènent l’eau à domicile : nouvelle application du capital, nouvelle diminution de valeur, l’action gratuite de la nature remplaçant l’action onéreuse du travail.

Autre exemple : jusqu’au XIVe siècle, le travail des scribes était nécessaire pour copier les manuscrits, de là une valeur considérable des ouvrages de toute sorte ; mais Guttemberg invente l’imprimerie. C’est d’abord, pour lui, une source de hauts profits. Rien de plus équitable, c’est la récompense de son génie ; à chacun suivant sa capacité. Puis le temps fait son œuvre, l’invention trouve des imitateurs et la concurrence réduit les profits de l’imprimeur. C’est une valeur anéantie, au profit de qui ? Au profit des lecteurs, c’est-à-dire de l’humanité toute entière, sous forme de réduction de valeur des livres.

Il en est ainsi dans tous les ordres de production : partout, sous l’action du mobile propriétaire, les valeurs sont successivement réduites, les prix s’abaissent, et cette diminution de valeur va profiter non au propriétaire, au producteur, mais à l’humanité, sous forme de réduction de prix.

Or, toute diminution de valeur est un accroissement de la communauté, car tous les hommes sont égaux devant une valeur anéantie, et ce qui est gratuit est commun.

Quelle démonstration fut jamais plus certaine, plus évidente ? Qui pourrait contester, de nos jours, la baisse de valeur des produits de toute sorte, et, notamment, ce phénomène si important de l’abaissement de l’intérêt des capitaux ?

Et s’il en est ainsi, comment les théoriciens du socialisme pourraient-ils persister dans leurs attaques contre le droit de propriété individuelle, en se plaçant au point de vue des masses, des intérêts de la démocratie laborieuse !

Quelle institution fut jamais plus bienfaisante, plus démocratique, que la propriété individuelle ?

Le grief de Proudhon et des théoriciens du socialisme contemporain contre la propriété, c’est qu’elle constitue un privilège, une usurpation, un vol ; c’est qu’une oligarchie de possédants a accaparé à son profit les biens que la nature a destinés à tous les hommes.

Grief imaginaire, fruit d’une erreur d’observation. Confondant la valeur avec l’utilité gratuite, Proudhon et les modernes socialistes se sont imaginés que la terre et les forces naturelles avaient par elles-mêmes une valeur et que les propriétaires se faisaient payer l’usage de cette valeur prétendue.

Or, non seulement il est faux de dire que les matériaux et les forces naturelles ont de la valeur par eux-mêmes, mais ces matériaux et ces forces, dons gratuits de la nature, le propriétaire, dans ses rapports avec les autres, est tenu d’en faire jouir l’humanité, dans la personne des consommateurs, et cette communauté de jouissances, elle va s’étendant et s’élargissant sans cesse, sous la pression de ce mobile tant décrié, le mobile propriétaire !

Harmonie admirable, malheureusement trop méconnue, de l’ordre social dans les sociétés libres !

Le propriétaire, le producteur, travaille pour lui ; c’est à son profit qu’il cherche à réaliser des innovations, à diminuer ses prix de production, à faire intervenir, incessamment, l’action gratuite de la nature ; mais, la concurrence survenant, le profit de cette intervention gratuite des forces naturelles lui échappe pour aboutir au consommateur, qui représente l’humanité sous la forme de réduction de prix.

Ainsi la propriété engendre la communauté des biens ; l’intérêt personnel, sans le savoir, sans le vouloir, réalise l’intérêt général. 

Voilà le phénomène économique ignoré, méconnu par les théoriciens du collectivisme. Cet anéantissement successif de la valeur, ce développement indéfini de la communauté des biens, passe inaperçu, parce qu’il se réalise sous une forme négative. Sa réalité n’en est pas moins incontestable, et les conséquences, au point de vue de la propriété, sont d’une importance fondamentale.

Et d’abord, c’est la légitimité du droit de propriété qui s’en dégage d’une manière évidente, irréfragable. Quel grief resterait désormais debout, pour condamner un tel droit ?

Est-ce que Proudhon lui-même ne soutenait pas la doctrine de la mutualité des services entre les hommes ? Comment, dès lors, ses disciples pourraient-ils condamner un droit qui, dégagé de la confusion faite par le maître entre l’utilité gratuite des choses et la valeur des services, se réduit à la faculté de réclamer un service en échange du service rendu par le propriétaire lui-même ?

De même, les théoriciens du collectivisme, qui réclament l’affranchissement économique de l’humanité, ne peuvent pas s’élever contre une doctrine qui défend les droits du travail et réclame pour chacun la propriété de son œuvre propre, de ses services.

Cette doctrine, nous l’avons dégagée de l’observation entière, complète, des phénomènes économiques, mettant en lumière la communauté progressive des biens, œuvre de ce mobile, en apparence égoïste, l’instinct de la propriété.

Si cette doctrine est vraie, et nous ne croyons pas qu’elle soit susceptible d’une contestation sérieuse, étant basée sur les faits, elle détruit, par la base, tout l’édifice du socialisme collectiviste.

Puisse-t-elle être acceptée et vulgarisée de manière à pénétrer au sein des masses, dans l’intérêt même de la démocratie laborieuse et de l’avenir de la civilisation moderne !

A propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.