La propriété individuelle et le capital

Ernest Martineau, « La propriété individuelle et le capital ». Conférence. (Bulletin de la Société de géographie de Rochefort, 1897).


LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE ET LE CAPITAL

Par M. MARTINEAU, membre de la Société

Je me propose d’examiner, dans cet écrit, si la propriété individuelle, sous le régime de la liberté du travail, la propriété capitaliste, comme la qualifient, dans un but de dénigrement, les théoriciens du collectivisme, est un système oppresseur et spoliateur, aboutissant, comme on le soutient de la part des socialistes, à la spoliation des ouvriers par les patrons, par les capitalistes, dont le capital serait le produit du travail des ouvriers.

Sur l’importance de la question, nul besoin sans doute d’insister : tous les publicistes sont d’accord pour reconnaître que le problème de l’organisation de la propriété est le premier de tous, qu’il constitue, par excellence, le problème social.

C’est ce que l’apôtre le plus éloquent du socialisme contemporain, M. Jaurès, reconnaissait nettement dans un article de la Revue politique et littéraire, de juillet 1894, en ces termes :

« La propriété capitaliste est celle qui livre à quelques hommes les moyens de production tous les jours plus développés tout ensemble et plus concentrés. Est-elle la forme définitive de la propriété, le suprême aboutissement du mouvement économique ? Ou bien, après le communisme primitif, après la propriété grecque et romaine, après la propriété féodale, après la propriété capitaliste actuelle, une forme nouvelle de propriété va-t-elle surgir ? Le régime capitaliste doit-il disparaître comme a disparu le régime féodal ? Voilà le problème social. Question vitale, décisive où tous les autres problèmes sont engagés et où il est nécessaire de prendre parti. »

Au dire de l’école socialiste, l’évolution historique et économique entraîne fatalement la propriété individuelle au collectivisme, à la propriété collective et sociale, parce que, sous le régime de la liberté du travail, il se constitue deux classes distinctes : la classe capitaliste et la classe ouvrière, et que les intérêts de la classe ouvrière sont en opposition avec ceux des patrons, des capitalistes, le capital étant le produit du surtravail des ouvriers, seuls producteurs de la richesse sociale.

Certes, une telle doctrine, qualifiée de socialisme scientifique et présentée comme la résultante nécessaire de l’évolution économique, est de nature à étonner et à surprendre  ; elle mérite d’être analysée et examinée avec le plus grand soin.

Est-il donc vrai que les intérêts des hommes, laissés à leur libre cours, aboutissent fatalement à l’antagonisme, et qu’il se forme, sous le régime de la liberté du travail, deux classes opposées, patrons et ouvriers, dont la première, la classe capitaliste, s’enrichit en exploitant le travail de l’autre, en sorte que, sous un tel régime, les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres  ?

C’est ce qu’il importe de rechercher.

Entendez comment les doctrinaires du collectivisme expliquent l’origine du capital et le développement de la propriété capitaliste.

Le capital entre en scène — ce sont les propres termes de Karl Marx — sur le marché, sous forme d’argent, d’argent qui, par des procédés spéciaux, doit se transformer en capital.

Comment s’opère cette transformation ? Un exemple va mettre ce point en lumière : voici qu’un marchand achète pour 1 000 fr. de coton et qu’il le revend ensuite 1 100 fr. ; en définitive, il a échangé 1 000 fr. contre 1 100 fr., monnaie contre monnaie, c’est-à-dire que la somme finale se compose de la somme primitivement avancée, 1 000, plus un excédent, 100 ; cet excédent est la plus-value, et ce mouvement, cette circulation économique, qui ajoute un surplus à la somme d’argent primitive, la transforme en capital.

Quelle est l’origine de cette plus-value, dont la masse croissante constitue le capital ? Peut-on la trouver dans la circulation, dans le mouvement des marchandises ? — Non, répondent K. Marx et ses disciples ; la circulation n’implique qu’un changement de forme, et il n’en peut résulter qu’un échange d’équivalents : dans sa forme nouvelle, l’échange des marchandises étant aussi un échange d’équivalents, ne peut être une source de profits, de plus-value.

De là, pour le dire en passant, les théoriciens du socialisme concluent, avec le maître, que les commerçants qui s’interposent entre le producteur et le consommateur sont des intermédiaires parasites, dont la fortune est faite de la spoliation d’autrui.

Dès lors, si la somme des valeurs jetées dans la circulation ne peut s’y augmenter, si l’industriel qui a acheté des matières premières pour les transformer s’enrichit en tirant profit de cette transformation, œuvre de ses ouvriers, comment expliquer son profit, et qu’ayant acheté 1 000 fr., il puisse revendre 1 100 fr. ? Comment le possesseur d’argent qui achète d’abord des marchandises à leur valeur et les revend ce qu’elles valent, peut-il, à la fin, retirer plus de valeur qu’il n’en avait avancé  ?

Épuisant toute la série des hypothèses, si nous reconnaissons que l’accroissement de valeur, source du capital, ne peut provenir de cet argent lui-même, s’il ne peut pas non plus s’effectuer dans la revente de la marchandise, puisque la marchandise ne fait que s’échanger contre son équivalent en argent, on est forcément, logiquement conduit à une dernière hypothèse, à savoir que notre possesseur d’argent doit trouver sur le marché une marchandise dont l’usage possède la vertu particulière d’être source de valeur : cette marchandise, c’est la marchandise-travail, c’est la force de travail de l’ouvrier ; la valeur du travail de l’ouvrier se déterminant par les moyens de subsistance, il en résulte que l’ouvrier qui travaille douze heures, par exemple, produit de la plus-value pour le maître, parce que dans six heures, en moyenne, il a produit la contre-valeur des moyens de subsistance qui lui sont nécessaires.

Telle est, fidèlement résumée, la doctrine du socialisme collectiviste sur l’origine et le développement du capital, de la propriété capitaliste.

On voit comment s’explique, dans ce système, la formation de la propriété capitaliste, ce qu’on appelle la métamorphose de l’argent en capital : avec l’argent, notre capitaliste en herbe va sur le marché acheter des matières premières, des instruments, et enfin le facteur, le producteur unique de la richesse, la force de travail de l’ouvrier, cette source précieuse de la plus-value, dont l’excédent de travail va enrichir le maître et constituer le capital.

À l’exposé d’une telle doctrine, présentée par ses auteurs comme le dernier mot de la science, vous serez peut-être tentés de sourire et de hausser les épaules de dédain. Prenez garde, cependant, que cette doctrine a conquis, de nos jours, une immense foule d’adeptes, qu’elle résume en elle les aspirations du socialisme contemporain et que des hommes d’une incontestable intelligence y ont donné leur adhésion.

Un économiste célèbre, M. de Laveleye, n’a pas craint de dire que cette doctrine repose sur des principes admis par les maîtres de l’économie politique, principes dont K. Marx n’a fait que tirer, avec sa logique d’acier, la conclusion rigoureusement nécessaire.

Les principes auxquels M. de Laveleye fait allusion se ramènent à ce principe fondamental, posé par les fondateurs de l’économie politique, Adam Smith et Ricardo, à savoir que la valeur a pour origine le travail manuel appliqué à des produits matériels.

Acceptez ce principe, tenez-le pour vrai, et la doctrine collectiviste va trouver là une base solide, et l’argumentation de Marx sera, comme le dit l’économiste belge, irréfutable, invincible.

Voici un produit qui a coûté 10 fr. à fabriquer ; du fabricant il passe chez l’intermédiaire, le marchand au détail, qui le vend 12 ou 15 fr., c’est-à-dire avec une plus-value. Qui produit la plus-value ? Ce ne peut pas être, avec cette doctrine, le transporteur ou le marchand, puisque le produit n’a subi aucune transformation, aucune main-d’œuvre depuis sa sortie des ateliers du fabricant. Le produit chez le marchand est ce qu’il était chez le fabricant, et la seule hypothèse qui résolve le problème est donc que la plus-value provient du travail de l’ouvrier, du travail manuel, source unique de la valeur. Et alors on nous dit, de la part des socialistes : une usine, une fabrique, une grande propriété foncière sont du capital parce qu’ils ne sont pas mis en valeur par leurs propriétaires, mais par des salariés qui sont obligés de partager la valeur des marchandises qu’ils créent avec des capitalistes qui n’ont rien produit.

Nous sommes ramenés ainsi à la question première, au problème fondamental. Quelle est la source de la valeur ? Question fondamentale, en effet : Proudhon disait qu’elle était la terre angulaire de l’édifice social, et P. Lafargue, le gendre de K. Marx et l’héritier de sa doctrine, déclare que la valeur est le nœud gordien de la science et que, pour coucher à terre l’échafaudage des arguments de Marx, il faudrait d’abord saper la base, l’analyse de la valeur.

Attaquons-nous donc à la base, éprouvons la solidité de la pierre angulaire de l’édifice socialiste.

Est-il vrai que la valeur a sa source dans le travail manuel, incarné dans des produits matériels ?

Une définition n’est vraie qu’à la condition de s’appliquer à tout le défini, de l’embrasser tout entier, de ne laisser aucun élément de fait en dehors de son acception. Or, si nous regardons autour de nous, si nous interrogeons les faits, combien ne trouvons-nous pas de travaux, d’ordres divers, qui sont pourvus de valeur et qui, cependant, ne s’incarnent dans aucun produit matériel ? 

Le transporteur, voiturier ou batelier, le marchand en gros ou en détail, le commissionnaire, le banquier, l’avocat, le médecin, exécutent des travaux qui ne s’incarnent dans aucun produit  ; tous ces travailleurs ne créent pas de produits, ils rendent des services immatériels, et cependant ces services sont pourvus de valeur, puisqu’ils sont rémunérés, échangés contre des produits matériels, contre le produit intermédiaire qui est l’instrument de l’échange, la monnaie, et cela spontanément, librement, par ceux qui les reçoivent.

M. Lafargue, qui est médecin, devrait constater par expérience, si l’esprit de secte et de système n’aveuglait ses victimes, la fausseté de la doctrine marxiste : la consultation qu’il donne à un client a une valeur apparemment, au même titre que le produit que le client, après sa consultation, va chercher chez le pharmacien, puisque le client la paie en bon argent, en espèces sonnantes et trébuchantes, et l’on sait quelle valeur atteignent les consultations des grands médecins, des célébrités du monde médical. Est-il besoin d’insister, de passer en revue des exemples multiples ?

La doctrine de la valeur, base de l’édifice socialiste, est donc étroite, incomplète, partant fausse. Karl Marx se trompe lourdement lorsqu’il dit, au début de son livre du Capital, que la richesse des sociétés s’annonce comme une immense accumulation de marchandises et que la marchandise est la forme élémentaire de cette richesse. Non, il n’en est pas ainsi, ce tableau est tronqué, c’est une réduction étroite. La société économique embrasse un domaine plus vaste, plus étendu : elle comprend tous les travaux utiles, sans distinction, sans qu’il y ait lieu de rechercher si ces travaux s’appliquent ou non à des marchandises, à des produits matériels.

La société, au point de vue économique, c’est l’échange des services, c’est, dans cette grande ruche travailleuse de l’humanité, l’ensemble des services que, grâce à la division du travail, les hommes se rendent les uns aux autres pour donner satisfaction à leurs besoins respectifs, pour accomplir cette loi dont parle La Fontaine, lorsqu’il nous dit :

Il se faut entr’aider, c’est la loi de nature.

À proprement parler, il n’y a pas de produits matériels, par cette raison sans réplique que rien ne se crée dans l’univers, et que la matière — qui existe en quantité invariable — nous est fournie par la nature, partant est essentiellement gratuite ; loin que la valeur soit attachée à la matière, il est vrai de dire qu’il n’y a rien de commun entre ces deux idées : matière et valeur.

Cette rectification faite, toutes les subtilités de la dialectique socialiste se dissipent et la lumière vient éclairer les faits.

Reprenons l’exemple de Marx : un marchand achète du coton 1 000 fr. ; il le revend de 1 100 fr., avec un profit ; d’où provient ce profit, cette plus-value de 100 fr. ?

Vous prétendez, vous socialistes, que le mouvement des marchandises, que leur circulation ne peut créer aucune valeur, que le capital commercial ni le capital financier ne peuvent s’accroître parce que la marchandise ne subit aucun changement de forme ? Qu’importe, si le marchand qui fait la revente rend service à l’acheteur, à la clientèle ; or, ce service, il est aisé de l’apercevoir, il crève les yeux.

Quand j’achète du coton à un marchand de Rochefort, il tient cette étoffe à ma disposition dans ses magasins ; ce marchand m’épargne la peine d’aller à Rouen acheter le coton à la fabrique ; il me rend service, il est juste, dès lors, que je lui rende un service équivalent, et c’est l’appréciation comparée de ces deux services qui en établit la valeur. De même l’épicier du coin, qui me vend du poivre et de la cannelle, me rend service en m’évitant la peine d’aller à Goa ou aux îles Moluques acheter mes épices. Le marchand, le commerçant, ce prétendu parasite tant attaqué et calomnié, est donc un producteur au même titre que l’agriculteur ou l’industriel, puisqu’il rend des services.

Produire, c’est créer, non de la matière — l’homme est impuissant à la créer —, mais de l’utilité.

Autre exemple, emprunté à un disciple du maître, à M. Lafargue : 

« Faites circuler un quintal de blé de Chicago à Londres, à Paris, à New-York et à Chicago, en le faisant passer par dix marchands et spéculateurs, et le quintal de blé, revenu à Chicago, son point de départ, n’aura pas augmenté de valeur. » (Journal des économistes, septembre 1884, p. 383).

Il serait à souhaiter que cette phrase fût reproduite par toute la presse anti-socialiste, pour permettre de juger le sens pratique des maîtres du socialisme collectiviste.

Admirez ce voyage de circum-navigation d’un quintal de blé de Chicago à Paris, aller et retour ; ce qui est plus admirable encore, c’est la réflexion du publiciste socialiste, faisant remarquer qu’à son retour à Chicago, le quintal de blé n’aura pas augmenté de valeur ! Si les marchands de blé faisaient des opérations du genre de celle que cite M. Lafargue, il est probable qu’ils auraient bientôt déposé leur bilan. Est-il besoin de répondre que lorsqu’un quintal de blé est transporté de Chicago à Paris, c’est qu’apparemment le besoin s’en faisait sentir sur le marché de Paris, et qu’à Chicago, pays de grande production, où le blé est produit en vue de l’exportation, est en surabondance, il a évidemment une valeur moindre que sur les marchés étrangers, où le vendeur le dirige d’après l’état des cours et les besoins du marché.

On voit, par cet exemple, à quelle conclusion ridicule et absurde aboutissent, dans la pratique, les faux systèmes économiques.

Mais comment expliquer qu’un tel système ait pu germer dans le cerveau de Karl Marx et devenir, à la suite d’une propagande active, le système socialiste par excellence, le socialisme scientifique ? Représentons-nous, à cet égard, le penseur allemand vivant, vers le milieu de ce siècle, dans un pays où la féodalité domine encore et où la société apparaît divisée en classes distinctes, ayant des intérêts opposés. Après de brillantes études de droit, nourri de la philosophie d’Hegel, convaincu que l’antinomie est la loi des phénomènes, que, par suite de l’évolution historique et économique, la propriété privée doit fatalement se transformer en propriété collective, il s’adonne à l’étude de l’économie politique  ; il y trouve, comme dominante, cette doctrine des fondateurs de la science, à savoir que la valeur a sa source dans le travail manuel et qu’elle se matérialise dans des produits.

Dès lors, pour expliquer la formation du capital commercial ou industriel, pour comprendre le phénomène de la formation de la plus-value et comment un commerçant qui achète un produit fabriqué 1 000 fr. le revend 1 100 fr. avec un excédent de valeur, son embarras est grand.

Logicien rigoureux, dialecticien subtil, il écarte l’hypothèse d’une plus-value provenant du transporteur ou du commerçant lui-même, qui n’est pas un producteur, d’après sa doctrine, qui ne peut ajouter aucune valeur au produit, puisqu’il ne lui fait subir aucun changement de forme ; d’hypothèse en hypothèse, il est conduit à l’explication que nous savons. C’est dans la force de travail de l’ouvrier, facteur unique de la richesse sociale, qu’il trouve l’origine de la plus-value, la source du capital. Cette explication, qui satisfait son esprit logique, il l’accepte d’autant mieux qu’elle va lui permettre d’expliquer l’antagonisme des classes, l’opposition des intérêts entre la classe capitaliste et la classe ouvrière, l’exploitation des ouvriers par les patrons. Cette conclusion s’impose, en effet, dans ce système, que le capital, sous le régime de la liberté du travail, est le produit de la spoliation, et la justice exige, dès lors, que la propriété capitaliste, œuvre du travail sociétaire des ouvriers, soit restituée à ses auteurs, que de propriété privée, elle devienne collective et sociale.

Telle est cette fameuse doctrine du socialisme collectiviste. C’est, vous le voyez, un édifice logiquement construit, et on conçoit qu’un dialecticien tel que Marx, qui va jusqu’au bout de ses prémisses sans se soucier des faits, ait bâti ce système sur la doctrine de la valeur dominante en économie politique, sur cette doctrine de Smith et de Ricardo que la valeur a sa source dans le travail manuel incarné dans des produits matériels.

M. de Laveleye a raison, cette argumentation du disciple d’Hegel est irrésistible, irréfragable, et M. Lafargue a dit très justement que, pour coucher à terre l’échafaudage des sophismes de Marx, il faut commencer par saper la base, l’analyse de la valeur.

C’est, Messieurs, ce que je crois avoir fait victorieusement ; je crois avoir démontré par les faits, par l’observation exacte et complète des phénomènes de l’ordre économique, que la valeur n’a pas sa source dans la matérialité des produits, qu’elle gît essentiellement dans le service rendu.

Cette rectification faite, cette erreur fondamentale établie, le socialisme prétendu scientifique croule par la base, l’échafaudage des sophismes de Marx est couché à terre.

Que vaut désormais, en effet, cette théorie de la plus-value, du capital fruit du surtravail des ouvriers  ? Pas n’est besoin de se mettre l’esprit à la torture et de parcourir tout un cercle d’hypothèses pour aboutir à cette explication si invraisemblable, d’une subtilité si raffinée, du maître du collectivisme voyant l’origine du capital dans ce qu’il appelle le surtravail des ouvriers ; la vérité est que le commerçant, l’industriel, l’entrepreneur sont des producteurs au même titre que l’ouvrier manuel, qu’ils rendent des services et ont, dès lors, le droit de retirer de la société des services équivalents.

Loin d’augmenter la richesse des riches aux dépens des pauvres, la propriété capitaliste, la propriété individuelle développe, au contraire, la richesse générale au profit de tous.

Considérez, en effet, que l’intérêt personnel, ce mobile indomptable de l’humanité, pousse le producteur à diminuer ses efforts, sa peine, ses prix de revient en vue de faire concourir de plus en plus les forces naturelles, la vapeur, la lumière, l’électricité à la production des richesses. Remarquez, en outre, que ces forces de la nature sont gratuites, essentiellement gratuites, que le capital, les machines, les moyens de production de plus en plus perfectionnés mettent en œuvre ces forces naturelles, et vous comprendrez alors que cette intervention croissante des forces gratuites de la nature amène à sa suite un abaissement de valeur des produits de toute sorte qui profite à tous et notamment aux plus pauvres, aux ouvriers manuels.

Loin de provoquer l’antagonisme des classes, la propriété privée est, au contraire, un instrument admirable d’harmonie et d’union, puisqu’elle est le stimulant du progrès, et que tout progrès accompli dans l’ordre économique se traduit par une baisse de valeur et par le développement indéfini d’une véritable communauté de biens.

Ainsi la propriété capitaliste, loin d’aboutir, comme le prétend M. Jaurès, à une oligarchie de plus en plus concentrée, développe, au contraire, une communauté, une véritable collectivité de biens, et les hommes, dans leurs rapports respectifs, sous un régime libre, ne sont et ne peuvent être propriétaires que de leurs œuvres propres, de leurs services.

Si cette doctrine, ainsi construite sur les ruines du collectivisme en poussière, est vraie, si elle repose sur un fondement solide, sur l’observation exacte, entière, des phénomènes sociaux, il importe de la répandre, de la vulgariser, de la faire pénétrer dans les esprits.

C’est, en effet, l’honneur de l’esprit humain qu’il a pour la vérité une affinité naturelle, et les erreurs des grands philosophes, des penseurs de tout ordre sont, en réalité, des vérités partielles, des vérités incomplètes.

Karl Marx, dans la préface du Capital, prétend qu’il a appliqué le premier la méthode d’analyse aux sujets économiques, et son gendre et disciple Lafargue ajoute, de son côté, que Marx est un analyste incomparable ; la vérité, c’est que l’analyse de Marx a été imparfaite, incomplète, et que sur la question fondamentale, sur la notion de valeur, il s’est lourdement trompé ; il n’a pas su démêler une confusion malheureusement trop répandue ; il a confondu, après son maître Ricardo, l’utilité avec la valeur.

Ce qui a échappé à Marx, ce qui échappe, hélas ! à la plupart d’entre nous, élevés à l’école de l’antiquité, plongés dans un milieu social réfractaire à la vérité économique, où la propriété privée était le résultat de la spoliation, où le travail manuel, œuvre d’esclaves, était dédaigné et méprisé, ce qui échappe aux races latines, aveuglées par leurs préjugés, qui ne voient que des ombres dans la caverne de Platon, c’est l’intelligence de ce qui se passe dans le monde du travail libre et de l’échange.

Antagonisme de classes, domination par la force, spoliation par la conquête et l’esclavage au profit d’une oligarchie d’oisifs, tel était le monde ancien sous le régime du travail asservi. Mais comment pourrait-il en être ainsi dans le monde moderne, le monde du travail libre ? Comment, de causes radicalement opposées, le même effet, l’antagonisme et l’oppression d’une classe par une autre, pourraient-ils surgir ? La logique repousse comme absurde cette conclusion, qui est celle de l’école socialiste, et les faits économiques, envisagés dans leur ensemble, ne la repoussent pas moins.

Dans le domaine économique, si vous savez le pénétrer d’un regard profond et clair, deux régions s’offrent à l’observateur : l’une, celle de l’utilité gratuite, commune, résultat du concours de la nature, des matériaux, des forces du monde physique à la production des richesses ; celle de l’utilité onéreuse, de la valeur, fille du travail humain, de l’œuvre propre du producteur ; régions mobiles, dont les frontières, à chaque progrès accompli, sont modifiées en ce sens que, grâce aux découvertes de la science et aux inventions des producteurs, le concours des forces naturelles gratuites se substitue de plus en plus, pour chaque résultat donné, à l’action du travail humain, seule pourvue de valeur, et ainsi, en même temps que se rétrécit et diminue le domaine de la valeur, celui de la gratuité et de la collectivité va s’accroissant sans cesse.

Admirable et consolant spectacle, qui montre l’harmonie et l’ordre là où l’observation superficielle des docteurs du socialisme n’aperçoit que l’antagonisme et l’anarchie des intérêts en lutte dans la concurrence universelle.

C’est, en effet, le rôle de la propriété privée, sous le régime du travail libre, d’engendrer une communauté, une collectivité de biens indéfinie, puisque, obéissant à l’intérêt, le producteur s’efforce d’abaisser ses frais, ses prix de revient, et que, sous la pression de la concurrence, il est tenu de transmettre au consommateur, sous forme de réduction de valeur, le produit de la collaboration gratuite des forces naturelles ainsi conquises et domptées.

Mais, nous dit-on de la part de M. Jaurès, et c’est en répondant à cette objection que j’entends clore cette étude, le monde évolue, et la propriété, comme toute autre institution, est soumise à cette grande loi de l’évolution des phénomènes, et, déroulant sous nos yeux le tableau historique des transformations qu’a subies la propriété à travers les âges, communisme primitif, propriété grecque, romaine, féodale, capitaliste, il demande si le régime capitaliste ne doit pas disparaître comme a disparu le régime féodal ?

La réponse, et vous la pressentez, Messieurs, c’est que si les phénomènes sont essentiellement mobiles, les lois qui les gouvernent sont déterminées et fixes ; il en est ainsi dans le domaine des sciences physiques, où les phénomènes de la chaleur, de l’électricité, de la lumière, indéfiniment mobiles, sont gouvernés par des lois invariables et fixes.

De même, dans l’ordre économique, la mobilité des phénomènes n’exclut pas la fixité des lois, et c’est un étrange parallèle que celui de la propriété moderne avec la propriété féodale, comme s’il y avait une comparaison possible entre deux institutions, dont l’une, la propriété féodale, était imposée par la force, alors que, dans le régime issu de la Révolution de 1789, la propriété moderne est la fille du travail libre et de l’épargne.

Vainement le monde évoluera, les générations pourront succéder aux générations, il sera toujours vrai, toujours juste de reconnaître le droit de propriété du producteur sur son œuvre, du travailleur sur les produits de son travail, et que c’est à celui qui a fait l’effort, qui a pris la peine, que doit revenir la satisfaction.

En résumé, et pour conclure, des considérations que je viens de développer, il ressort que, loin d’aboutir au collectivisme, à la propriété sociale et collective, l’évolution économique, celle que réclame le progrès, doit se faire de plus en plus dans le sens de la liberté et de la propriété individuelle ; qu’ainsi le socialisme collectiviste, loin d’être une doctrine scientifique, est, au contraire, un système faux, basé sur une erreur certaine, sur cette croyance erronée que la valeur a sa source dans le travail manuel, matérialisé dans des produits.

Cette erreur fondamentale démontrée, le socialisme croule par la base, il est ruiné de fond en comble.

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